Introduction

Introduction

Par ATZENHOFFER Régine

« Le corps est aujourd’hui plus que jamais écrit au pluriel, […] morcelé en une myriade d’images qui appellent l’énumération de modèles souvent provisoires 1 ». La place accordée à la corporéité a connu une mutation sans précédent au XXe siècle qui a « inventé théoriquement le corps 2 » et l’a inscrit, notamment avec la Nouvelle Histoire 3, l’anthropologie 4 et « Les techniques du corps 5 », la phénoménologie 6 et les notions de « Corps propre » et « Corps phénoménal 7 », la sociologie 8 et la philosophie 9 dans une réflexion riche en travaux majeurs. Considéré comme terreau de la conscience depuis Merleau-Ponty ou encore comme trait d’union fondamental entre soi et l’autre – du « moi-peau » de Didier Anzieu 10 au « corps parlant » de Jacques-Alain Miller 11 –, il a été interrogé selon des points de vue propres à de nombreuses disciplines. Ainsi, de Paul Ricoeur à Jean-Pierre Richard, de Dominique Maingueneau à Jacques Fontanille ou Eric Landowski, de Didier Anzieu à Julia Kristeva, tous ont posé de précieux jalons.

Comme l’indique Antoinette Gimaret, « les études sur le corps sont légion 12 » : le « plus bel objet de consommation 13 » est en passe de devenir un objet de consommation intellectuelle. En effet, depuis quelques années déjà, les Greater Humanities se restructurent autour des études culturelles et de leurs diverses déclinaisons dont les body studies 14. Pour ces disciplines – à la fois anti-disciplinaires et trans-disciplinaires 15 – le corps constitue un observatoire privilégié des fictions et de la société. Pris entre des dualismes socioculturels et moraux (chair/âme, masculin/féminin, sujet/objet, privé/public, vie/mort, vérité/apparence etc.), il intéresse tous les domaines des sciences humaines car, complexe et situé au croisement de la biologie, de la société et de l’histoire d’un individu (Corbin, Courtine & Vigarello, 2006), seule l’interdisciplinarité peut le cerner. Depuis l’Histoire du corps (Corbin, Vigarello & Courtine, 2006 et 2011), les publications se sont multipliées autour de thématiques diverses comme la maladie, la santé, le sport, la sexualité, l’esthétique, l’alimentation, etc. L’attention a été portée sur la question de l’écriture du corps, ses figurations, sa mise en espace et ses relations publiques ou privées, sociales ou intimes, avec d’autres corps.

Sous l’influence de « mouvements individualistes et égalitaristes de protestation contre le poids des hiérarchies culturelles, politiques et sociales héritées du passé 16 », le corps – jouant un rôle sociétal grandissant – est devenu l’étendard de l’identité personnelle 17. Portant le « sentiment de soi 18 » à une époque « où convergent le sentiment de pouvoir maîtriser l’apparence et celui de pouvoir la transposer en signe le plus marquant d’un soi individualisé 19 », il engage l’humain dans une réflexivité quant à sa mise en scène. « Instrument majeur de la flexibilité et de la régulation identitaire 20 », il est glorifié, méprisé, mythifié et devenu un sujet central dans la recherche en littérature et en arts. Les critiques parlent de « culture somatique 21 », de « représentations » ou encore de « récits » du corps dans les œuvres. Le corps du personnage 22 est un lieu d’appétits, de sensations et d’émotions : c’est « un territoire avec zones, orifices, points et lignes, surfaces et creux où se marque et s’exerce le pouvoir archaïque de la maîtrise et de l’abandon, de la différenciation du propre et de l’impropre, du possible et de l’impossible 23 » et même un corps « sans organes 24 ». Tantôt considéré comme siège de l’identité inspirant des portraits moraux et sociaux, tantôt réduit à la simple fonction d’enveloppe de l’âme ou de l’esprit, le corps donne aussi lieu à d’innombrables mises en jeu publiques ou intimes : il y a là, entre autres, le corps-objet, le corps-marchandise, le corps-outil, le corps-réceptacle, le corps-tombeau, le corps travesti, le corps jouissif ou le corps malade.

Au-delà de leur diversité, les travaux sur le corps ont en commun d’identifier et de décrire des parcours sémiotiques du corps en « littérature pour adultes » ; les modalités et les effets de l’inscription textuelle des corps, la mise en discours des expériences perceptives et sensorielles en littérature de jeunesse contemporaine n’étant pas – ou si rarement – au cœur des analyses. Les ouvrages sur les représentations du corps dans la littérature se multiplient ces dernières années 25 mais fort peu portent sur la littérature de jeunesse ou les récits, filmiques ou sériels, destinés aux adolescents. Pourtant, l’imaginaire du corps y est si proliférant qu’on peut sans peine parler d’imaginaires multiples et fournit, dès le titre – Nos cœurs tordus (Vidal & Causse, 2017), Tistou les pouces verts (Druon, 2007), Le sourire de la Joconde (Guiloineau, 2002), Mini-Loup et la dent de lait (Matter, 2001), La peau des rêves (Bousquet, 2011), Comptines de la tête aux pieds (Graux, 2012), L’été des jambes cassées (Le Floch, 2007), Zizi, Lolos, Smack ! (Weil & Godard, 2013), Le ventre d’Achille (Smadja, 2003), Pipi, caca et crottes de nez (Dussaussois & Falière, 2013), Mon cerveau a besoin de lunettes (Vincent, 2017), etc. – un terreau fertile pour nourrir une réflexion sur le corps. Et, du corps grotesque, scatologique ou caricaturé des Beaux Gosses au récit initiatique sanglant de Grave, les mues et les appétences incontrôlables de corps récalcitrants, débordants sont au cœur des œuvres cinématographiques et audiovisuelles contemporaines.

Qu’il relève du « corps propre 26 » ou qu’il s’agisse d’un « corps agissant ou pâtissant 27 », les figures de ce corps convoquées dans les œuvres pour la jeunesse s’organisent sous diverses formes : il y a là, par exemple, celles du corps altéré dans les versions originales non-expurgées des Contes de Grimm 28, du corps engraissé pour être dévoré 29, du corps subissant 30, brûlé, mutilé et dénaturé chez Wilhelm Busch et dans le Struwwelpeter et son pendant féminin la Struwwelliese, du corps « hors norme » des géants, des Lilliputiens ou des ogres, de celui très laid des sorcières, des corps à la chair tendre et cuisinés par les ogres, cuits à la broche et assaisonnés de sarriette, de fines herbes et de petits oignons coupés, mais aussi celles, plus récentes, des corps en mouvement de Pippi Langstrumpf ou de Nils Holgersson, des corps à la « vêture signifiante 31 » ou accessoirisés 32, des corps aux organes surprenants – dont l’appendice nasal de Sams (Maar, 1973) ou celui de Lord Voldemort (Rowling, 1997-2007), le zizi de Martin (Lenain, 1997) et la jambe de bois de Penny (Castelle, 2010) –  et ceux sensibles au monde et aux autres, communicants ou même nus.

Le corps fascine autant qu’il déroute, évoquant le concept freudien de « l'inquiétante étrangeté 35 », et joue le rôle de symptôme révélateur de peurs et de fantasmes. Sa signification complexe, souvent métaphorique, ses avatars et ses métamorphoses – désirées ou subies – sont examinées dans ce numéro de Cultural Express. Le corps est au centre des questionnements et ce numéro propose un premier balisage soucieux d’ouvrir le champ d’investigation à l’ensemble vaste et polymorphe des discours du corps – au moins autant qu’à celui des discours « sur » le corps en littérature de jeunesse contemporaine.

 

Des corps machiniques humanisés et des désintégrations corporelles

Dans les fictions posthumaines, les arts graphiques, les séries télévisées, le cinéma fantastique et de science-fiction, des corps machiniques humanisés, transhumains, immortels, clonés, domestiqués soulèvent de nombreuses problématiques telles que la marginalité, la transgression, l'hybridité, les mutations, l'évolution et la plasticité du corps, la frontière entre le normal et le pathologique, entre l'humain et l'inhumain, etc. Matthieu Freyheit, dans « L’invisibilité signifiante : du langage biotechnologique des corps », expose les liens que l’individu contemporain noue avec les nouvelles technologies. L’Empire des Auras (Nadia Coste, 2016) questionne la capacité de la jeunesse à adopter et/ou à interroger de nouvelles habitudes discursives du corps et repense le nouvel habitus sociologique de lecture du corps - notamment par l’intermédiaire du téléphone portable - comme une renégociation du collectif. Le robot androïde, l’intelligence artificielle, le clone, le cyborg sont à la fois des « objets de science-fiction 36 » et désormais des personnages à part entière de la fiction littéraire. Dans son article, « Corps artificiels et identités dans quelques romans de science-fiction pour la jeunesse », Philippe Clermont s’intéresse à ces corps artificiels, à leur représentation corporelle (ou leur absence) et à la construction de leur identité d’un nouveau type, une « identité machinique 37 », dans l’économie de l’histoire narrée. Isabelle Rachel Casta analyse les moyens par lesquels la série de Fabrice Gobert rend acceptables des corps altérés, modifiés et impossibles. « Victor Redivivus... Corps spectral et corps séminal : la drôle de cuisine des Revenants » montre comment entre préservation et pourriture, étreinte charnelle et travail de la mort, l'impossibilium se fait, peu à peu, familiarité et attachement.

 

Répulsion, soumission et émancipation

Dans l’Iliade, après la mort de Patrocle, son image apparaît en songe à Achille « semblable à lui par la taille, son beau regard et sa voix, portant les mêmes vêtements. » Cette image, même si elle conserve tous les traits du corps, n’est pas tangible et solide comme l’était celui de Patrocle. Le corps, marque de la matérialité, situe donc l’humain dans le monde visible et l’inscrit dans le temps. Soumis à la physis, il croît, décroît, vieillit. Soumis à la maladie, il périt par opposition au corps des dieux soustrait au temps. Être un humain, c’est être pris dans un jeu de causes et d’effets externes et internes qui affectent le corps dont l’écrivain et l’artiste, notamment, en décrivent les symptômes et les effets. Centrées sur l’affect, les états de dissociation, l’anhédonie, l’alexithymie et les pathologies d’automutilation à l’adolescence, en rapport avec un désordre fondamental d’une expérience affective du corps 38, les intrigues de romans pour la jeunesse laissent apparaître un corps qui inspire à leurs héroïnes une verbalisation dépréciative et le sentiment, corollaire, de dégoût d’elles-mêmes. Interroger ces imaginaires littéraires du corps, c’est essayer de comprendre quelle place la sensorialité occupe dans les pratiques corporelles exposées. Si la « grande » littérature prend en charge la maladie et la mort qu’elle transfigure, il est légitime s’interroger sur la place qui lui est accordée dans le roman pour adolescents. Certaines publications abordent ces deux thèmes sans détours, d’autres évoquent les maux physiques ou psychiques et la finitude de l’être humain de façon plus métaphorique. Les adolescents étant considérés comme un lectorat sensible, certains romans pour adolescents ont été censurés ou peinaient à trouver un éditeur en raison de problématiques dérangeantes dont les troubles alimentaires, la maladie et la mort. Dans une société « du paraître », la corpulence – obésité ou maigreur –, la beauté ou la laideur, l’origine ethnique auxquelles sont associés des stéréotypes négatifs pèsent lourdement sur les relations interpersonnelles et le « poids des apparences 39 » engendre une forme de discrimination. L’apparence physique s’inscrit dans l’économie des biens symboliques ; elle est, selon Pierre Bourdieu 40, une variable qui s’ajoute au capital culturel, économique et social de l’individu. La domestication du corps, telle que la décrit Sonja Loidl dans son étude, répond au besoin de se créer une « façade personnelle » corporelle dans le cadre des interactions sociales 41. L’obsession de l'apparence touche les protagonistes adolescents dans une société « transesthétique 42 » aux pratiques d’embellissement corporel consuméristes guidées par des logiques « performatives de la beauté ». Le corps esthétisé analysé par Karoline Sprenger-Hillesheim est un « miroir du social […], analyseur privilégié 43 » des inégalités entre adolescents et source de discrimination sur l’apparence physique. Celle-ci est un motif de discrimination et d’inégalité comme le souligne Gerlinde Maria Roth qui explore, elle aussi, le terrain de la pathologie du corps adolescent et examine, dans « Hunger-Kampf - Ernährung zwischen Identität und Kontrolle. Ein Vergleich von Hunger und Lust, Verzicht und Kontrolle in den Werken Wintermädchen von Laurie Halse Anderson und Biss zum Morgengrauen und Midnight Sun von Stephenie Meyer », la mise en mots de cette problématique particulièrement sensible que sont les TCA (troubles des conduites alimentaires) auto-imposés. L’insatisfaction corporelle causée par des idéaux de beauté irréalistes et inaccessibles, la dénutrition morbide, la détresse psychologique, le dégoût et rejet de soi ainsi que les comorbidités psychiatriques sont mises en lumière par ces trois chercheuses.

Groddeck, Reich et, plus tard, Schilder, Dolto, Pankow et Anzieu ont théorisé le corps en se distançant de la démarche Freudienne et se sont plus particulièrement intéressés à des pathologies non névrotiques : Dolto et Pankow à la psychose, Anzieu aux états-limites, Reich à la psychosomatique et à l’analyse du caractère. Avec l’importation des Problem Novels américains (Robert Cormier, Judy Blume, etc.) dans les années 1980, on constate l’émergence d’un genre qui aborde de front les thèmes jusque-là tabous en littérature de jeunesse : l’amour, le sexe, la violence, le suicide et la mort. Unica Zürn n'élude pas la question du suicide et de la mort. Puissant ressort dramatique, ils servent aussi de symboles à cette auteure, elle-même sujette à des dépressions et « crises » schizophréniques. Internée à plusieurs reprises, elle se défenestre à Paris et son œuvre prône, comme l’indique Lotta Zipp dans son article « Der Anfang zum Schluss. Unica Zürns Dunkler Frühling als Fundierung einer angelegten pathogenetischen Lesart », la liberté fondamentale et ultime de l’être humain à décider de sa vie et de sa mort, de mettre un terme à une souffrance identitaire, de sortir d’une impasse existentielle et de se libérer de souffrances corporelles et psychologiques.

À côté de la discrimination greffée sur la corpulence et la beauté, « on voit désormais des groupes et des individus discriminés en fonction de ce qu’ils sont : leurs origines, leur couleur de peau, […] c’est-à-dire leur identité 44 ». Différentes études ont abordé la faible représentation des personnages de « couleur » ou la « question noire » (Fassin, 2008 ; Lozes et Wieviorka, 2010 ; Masclet, 2012) dans les œuvres pour jeunes lecteurs et soulevé le tabou qui entoure des corps de « couleur » entrainant des formes de « cécité à la couleur ou d’attitude aveugle à la couleur » (Ndiaye, 2008). Cependant, dans le contexte brésilien, la couleur de peau est abordée au-delà de la dimension mélanique et des caractéristiques phénotypiques : elle compte aussi des aspects culturels (Guimarães, 2011) et la terminologie utilisée pour désigner la couleur de peau participe du concept d’afro-descendance mobilisé par les mouvements Noirs pour lutter contre le racisme (Munanga, 2004). Véronique Francis, Valéria Barbosa, Ione da Silva Jovino et Anete Abramowicz questionnent, dans « Les représentations des corps de couleur de peau noire dans les albums illustrés pour la jeunesse », les approches du corps de couleur de peau noire dans les albums de jeunesse en France et au Brésil et dégagent les éléments susceptibles de perpétuer ou de déconstruire des références aux imaginaires coloniaux, voire des préjugés raciaux. Pauline Franchini, quant à elle, s’interroge sur le message véhiculé dans l’œuvre de Monteiro Lobato par le corps de Tia Nastácia concernant la question raciale dans la société post-esclavagiste brésilienne. Cette œuvre du début du XXème siècle pose, comme elle l’établit dans son article « Monteiro Lobato et la littérature d'enfance au Brésil : enjeux de représentation et de traduction des ‘corps parlants‘ du Sítio » d'importantes questions de représentation concernant la domestique noire décrite et illustrée comme « grosse » et « lippue », animalisée, souvent moquée pour sa couleur et sa lourdeur.

 

Pulsion(s) et corps genrés

« On ne naît pas femme on le devient » (Beauvoir, 1949). En 1949, Simone de Beauvoir a ouvert la voie de la distinction entre le corps biologique – le sexe – et le genre, construction sociale des rôles attribués à la femme et à l’homme dans la société occidentale. Depuis lors, les études sur le genre se sont multipliées et la notion même de genre est devenue trouble 45. Le corps est la porte d’entrée pour interroger l’identité genrée qui se donne à voir autant au niveau micro de l’individu qu’au niveau macro de la société. Le « corps genré », langage et marquage social 46, s’inscrit dans le courant anthropologique développé par Philippe Descola 47 : « champ sensible de sentiment et de volition48 », interface entre le collectif et l’individuel, il est un révélateur de logiques sociales, politiques, culturelles mais aussi d’identités sexuelles hétéronormatives ou non-hétérosexuelles et de pulsions libidinales. 

En s’appuyant sur un corpus d’albums et de romans destinés à la jeunesse, Marie-Hélène Inglin-Routisseau étudie, dans son article « Métamorphoses du pulsionnel, expressions du corps parlant dans la littérature de jeunesse », ce que le corps parlant dit du pulsionnel, en précise les enjeux inconscients et examine les modes de représentation indirects mobilisés pour s’adresser plus spécifiquement à l’enfant. Caroline Julliot explore, sous un jour nouveau, la problématique de la métamorphose bestiale et des perversions du désir qui innerve profondément les contes Peau d’Âne et La Belle et la Bête. À la lumière d’un va-et-vient attentif entre les films de Jacques Demy (1971) et de Jean Cocteau (1946) et leur texte-source respectif (Jeanne-Marie Leprince de Beaumont et Charles Perrault), elle démontre une continuité entre les deux univers permise par l’identité de l’interprète principal et inspirée de l’ « activité herméneutique débridée sur la Toile, [...] nouvelle démarche d’appropriation 49 » des œuvres qui fleurit actuellement sur les réseaux sociaux ardemment fréquentés par les adolescents et que l’on regroupe sous le terme de Fan theories.

Si de plus en plus d’œuvres pour la jeunesse posent un regard sur l’identité sexuelle et explorent les questions du genre et de l’espace queer, la diversité sexuelle y est encore bien souvent édulcorée et abordée sous le prisme de la famille. L’évocation de l’hétérosexualité et de la non-hétérosexualité au sein des œuvres laisse, au regard de l’âge des lecteurs, les pratiques sexuelles dans l'invisibilité. La production littéraire qui déjoue la matrice hétéronormative 50 et traite de la diversité sexuelle adopte, dans le cas des yaoi, ces fictions romantiques et érotiques homosexuelles masculines écrites en majorité par et à destination des femmes, une approche provocatrice. Dans cet univers, l’érotisme passe majoritairement dans la diégèse par des dévorations sanglantes et, pour les fans qui représentent une communauté importante et active, le sexe est généralement indissociable de l’amour dans un cadre intimitopique 51, c’est-à-dire dans un espace imaginaire conçu pour permettre l’expression d’une intimité conforme avec les représentations d'une homosocialité 52 dominante. Le décodage spécifique des fans issus de la communauté yaoi peut être décrit comme une forme d'investigation romantique experte qui s’approprie le texte pour en faire une lecture queer exécutée à partir de codes à la fois japonais et occidentaux. Cette lecture s’appuie sur un vaste répertoire de stéréotypes des corps érotisés issus d’une lignée qui remonte aux mangas pour jeunes filles des années 1960 et aux romance novels anglo-saxons. L’enjeu du travail de Lauren Dehgan, « De l’homosocialité à l’homoérotisme, le décodage yaoi queerisant du manga L’attaque des Titans », est de déterminer quels codes et processus sont mis en œuvre dans le décodage érotisant de L’attaque des Titans et dans quelle mesure ceux-ci enrichissent l’appréciation de cette œuvre pour un lectorat de jeunes adultes.

À l’instar de la bande dessinée japonaise, la littérature d’enfance et de jeunesse de langue allemande met, elle aussi, en scène des protagonistes n’entrant pas clairement dans la division sociale des genres entre masculin et féminin ainsi que dans la normativité hétérosexuelle, car « le masculin et le féminin n’existent pas préalablement mais ce sont l’énonciation et la répétition des genres normatifs qui leur permettent d’exister 53 ». L’article de Régine Atzenhoffer, consacré à l’identité sexuelle dans le roman contemporain pour adolescents, s’intéresse aux « enfermements » normatifs et aux identités sexuelles imposées. L’identité sexuelle du sujet n’étant « pas quelque chose qui existerait et qu’il s’agit de trouver, de découvrir mais quelque chose qu’il faut créer 54 », les auteures de langue allemande s’orientent vers une construction identitaire et sexuelle propre de leurs héros, par-delà les normes et valeurs majoritaires d’un univers social échappant aux binarités et constitué d’un pluralisme susceptible de briser les normativités identitaires. Elles rejoignent là Gilles Deleuze et Félix Guattari pour lesquels « la sexualité est une production de mille sexes, qui sont autant de devenirs contrôlables. La sexualité passe par le devenir-femme de l’homme et le devenir-animal de l’humain : émission de particules 55 ». La littérature d’enfance et de jeunesse de langue allemande du 21ème siècle est devenue un matériau pour repenser le rapport au corps et à l’identité sexuelle. La norme hétérosexuelle, posée comme dominante et l’homosexualité – masculine ou féminine –, le transsexualisme, l’hermaphrodisme renvoyés, plus tôt, à « l’anormalité 56 » y font place à une plasticité et une malléabilité du concept même d’identité sexuelle, trouble, instable et de nature « in-déterminante ».

Ce numéro de la revue « Cultural Express » se veut pluridisciplinaire tant du point de vue des arts étudiés (arts de la scène, littérature, films, etc.) qu’interdisciplinaire du point de vue des méthodes d’analyse adoptées par les chercheurs selon leur spécialité académique (approche littéraire, dramaturgique, sociologique, imagologique ou philosophique, gender studies, queer studies), leur langue, leur période de recherche et leur corpus. Il réunit des travaux dont le dénominateur commun est le corps « parlant » dans la littérature, les films et les séries pour la jeunesse et qui s’attachent à repenser les productions destinées au jeune public. Ces analyses examinent, à côté de problématiques plus anciennes (corps artificiels, troubles alimentaires, ethnicité, …), des aspects contemporains (sexualité, pulsions, suicide, …) qui tendent à faire évoluer la littérature d’enfance et de jeunesse, en jetant parfois le « trouble » dans la représentation du corps et de l’identité sexuelle. La liberté accordée aux collègues dans leur relation avec le concept du « corps parlant » et le choix de leurs objets et méthodes d’analyse a donné lieu à ce numéro pluriel, non clos, non réducteur et sensible à l’historicité des idées et de la représentation et des traductions du corps dans la littérature, les films et les séries pour la jeunesse.

 

  1. David Le Breton, « Ingénieurs de soi : technique, politique et corps dans la production de l’apparence », Sociologie et sociétés, n°42 (2), 2010, « Quand le vivant devient politique : avatars de la démocratie technique », p. 139151, p. 142.
  2. Alain Corbin, Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine, Histoire des émotions, Paris, Seuil, 2011, p. 7.
  3. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello, Histoire du corps, Paris, Seuil, 2006 ; Alain Corbin, Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine, Histoire des émotions, Paris, Seuil, 2011.
  4. JeanJacques Courtine, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions du XVIe au début du XIXe siècle, Paris, Payot/Rivages, 1988 ; David Le Breton, Anthropologie du corps et de la modernité, Paris, PUF, coll. « Quadrige essais débats », 2011.
  5. Marcel Mauss, Journal de Psychologie, XXXII, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936.
  6. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985.
  7. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  8. Norbert Elias, Engagement et distanciation : contribution à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard, 1993.
  9. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol 1 – 4, Paris, Gallimard, 1976-2018.
  10. Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995.
  11. « L’inconscient et le corps parlant », Association mondiale de psychanalyse, http://www.wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdi.
  12. Antoinette Gimaret, Extraordinaire et ordinaire des Croix, Paris, Honoré-Champion, 2011, p. 11.
  13. Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1987 [1970], p. 219.
  14. Margo DeMello, Body Studies, Londres & New York, Routledge, 2014.
  15. Adriana Gorga, ‎Jean-Philippe Leresche [éd.], Disciplines académiques en transformation. Entre innovation et résistance, Paris, Archives Contemporaines, 2015.
  16. Alain Corbin, Georges Vigarello, Jean-Jacques Courtine, Histoire des émotions, op. cit., 2011, p. 8.
  17. Anthony Giddens, La Transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Arles, Éditions du Rouergue, 2004.
  18. Christian Bromberger, Pascal Duret, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly et al., Un corps pour soi, Paris, PUF, 2005.
  19. Georges Vigarello, « Le défi actuel de l’apparence », Communications, n°91, 2012, p. 191200, p. 192.
  20. Christian Bromberger, Pascal Duret, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly et al., Un corps pour soi, op. cit., p. 9.
  21. Alain Corbin, Le Ciel et la mer, Paris, Bayard, 2005, p. 14.
  22. Roger Kempf, Sur le corps romanesque, Seuil, Paris, 1968.
  23. Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1980, p. 87.
  24. Gilles Deleuze & Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972 ; Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980.
  25. Claudia Labrosse, De la notion d’objet à celle de sujet de l’écriture : le statut ontologique du corps dans le roman québécois contemporain, Université d’Ottawa, 2009.
  26. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. cit.
  27. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
  28. Où les soeurs de Cendrillon estropient leur pied pour le faire entrer dans la pantoufle, et où la belle-mère de Blanche-Neige doit danser avec des mules de fer chauffées à blanc.
  29. Hänsel et Gretel de Grimm.
  30. Gulliver, notamment.
  31. Gabriel Bianiotto, Le Roman de Troyle, volume 1, Publications de l’Université de Rouen, 1994, p. 169.
  32. La pipe du capitaine Haddock, les lunettes et le cornet auditif du professeur Tournesol, le fume-cigare et le célèbre crochet du capitaine Crochet…
  33. Version consolidée de la Loi 49-956 du 16 juillet 1949.
  34. Du 14/10/2014 au 02/08/2015 à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris
  35. Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1933, p. 163-210.
  36. Voir Simon Bréan et Clément Pieyre, « Les chaînes de l’avenir : la science-fiction une littérature à contraintes ? », Recto/Verso, n°4, janvier 2009, p. 4, http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article143&var_recherche=chaines%20de%20l%27avenir.
  37. Cette expression nous est inspirée par le roman de H. Harrison et M. Minsky, Le problème de Turing (The Turing Option, 1992), éd. Robert Laffont, 1994 (trad.).
  38. David Le Breton, « Le recours au corps en situation de souffrance chez les jeunes générations », p. 99-115, in Joyce Aïn (dir.), Ressources : entre corps et psyché, Toulouse, Érès, 2004.
  39. Jean-François Amadieu, Le poids des apparences, Paris, Odile Jacob, 2002.
  40. Pierre Bourdieu, « Le corps et le sacré », Actes de la recherche en sciences sociales, n°104, septembre 1994, p. 2.
  41. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973 [1959].
  42. Gilles Lipovetsky, Jean Serroy, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013, p. 365.
  43. David Le Breton, « Domaines de recherche, 3 : le corps dans le miroir du social », in David Le Breton (éd.), La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2012, p. 95-116.
  44. François Dubet, Ce qui nous unit, Paris, Seuil, 2016.
  45. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La découverte, 2006 [1990].
  46. Christine Détrez, La Construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002, p. 221.
  47. Philippe Descola, L’Ecologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, Editions Quae, 2011.
  48. Hans Jonas, Le Phénomène de la vie, Québec, Phoenix, 1982, p. 19.
  49. Françoise Lavocat, Fait et Fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016, p. 417.
  50. Par discours hétéronormatif, nous entendons un discours présentant les normes de 1’hétérosexualité (binarité du genre et du sexe, monogamie hétérosexuelle, sexualité vanille, etc) comme étant naturelles.
  51. Elizabeth Woledge “Intimatopia: genre intersections between slash and the mainstream” in Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet: New Essays.
  52. Homosocialité : notion popularisée et étudiée d'une socialisation entre personnes du même genre par Eve Kosofsky Sedgwick, notamment dans Between Men: EnglishLiterature and Male Homosocial Desire (1985).
  53. Audrey Baril, « De la construction du genre à la construction du sexe : les thèses féministes postmodernes dans l’œuvre de J. Butler », Recherches féministes, n°20, 2007, p. 65.
  54. James Miller, La Passion Foucault, Paris, Plon, 1995, p. 218.
  55. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 341.
  56. Michel Foucault, Les anormaux, cours au collègue de France – 1975, Paris, Gallimard, 1999.