Introduction : « Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu’eux ! »
Comme Georges Bernanos l’écrivit dans Les Grands cimetières sous la lune en d’autres temps : « C’est la fièvre de la jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale. Quand la jeunesse se refroidit, le reste du monde claque des dents 1. » Au risque du bon mot un peu facile, l’actualité récente a bel et bien prouvé qu’aujourd’hui, la jeunesse, ou du moins une partie d’entre elle, s’échauffe pour éviter que le monde ne se réchauffe. En décembre 2018, le discours à la COP24 de la jeune militante écologiste Greta Thunberg, alors âgée de quinze ans, a ainsi fait beaucoup réagir. L’adolescente est même devenue, depuis, le symbole d’un contre-pouvoir jeune qui cible les dirigeants du monde, mais plus largement l’apathie adulte face à une « crise de l’avenir 2 » écologique qui apparaît comme point nodal des débats de notre hypermodernité angoissée, mais dont celles et ceux qui nous dirigent semblent sans cesse repousser le règlement. Il s’agit peut-être ainsi, pour la jeunesse contemporaine et à l’image des adolescents révoltés de La Nuit des enfants rois de Bernard Lenteric, de cesser « […] de devoir plier toujours : Oui Papa, oui Maman, oui Monsieur, oui Madame […] 3 », bref, de se montrer quelque peu turbulente. En effet, si l’éducation dispensée par les adultes vise à permettre aux enfants de s’approcher de la sagesse censément incarnée par leurs maîtres, que se passe-t-il lorsque les maîtres semblent avoir hypothéqué tout principe de responsabilité d’une façon concomitante à l’effacement graduelle de l’altérité entre les âges par l’appropriation adulte des valeurs juvéniles du risque 4 et du jeu 5, en allant jusqu’à risquer l’avenir de la planète à pile ou face ?
« Oui Monsieur, oui Madame »… La formule laisse entendre, dans les contextes de l’enfance, l’autorité assurée de plus grand que soi, c’est-à-dire, selon la définition d’Hannah Arendt, une « hiérarchie dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous les deux ont d’avance leur place fixée 6. » La naturalisation des rôles associés aux classes d’âge inscrit ainsi l’enfance dans une perspective culturaliste assumée par des auteurs qui n’hésitent pas à voir dans l’enfance le même système d’oppression qui dominait, de la même façon, les femmes et les Noirs.
À ce titre, les pratiques culturelles et processus de création ainsi que de récupération et/ou de détournement ont fait l’objet d’une investigation critique pour questionner les identités de groupe et les manières de se revendiquer. De la Négritude d’Aimé Césaire à l’écriture féminine d’Hélène Cixous en passant par le camp théorisé, entre autres, par Susan Sontag (Notes on ‘Camp’, 1964), le fait culturel est devenu la voie d’accès privilégiée à ce qui fait identité. Plus rarement, la littérature de jeunesse a questionné la libération des enfants : Louis Pergaud, dans La Guerre des boutons (1912), rappelle qu’il convient, pour voir l’enfance telle qu’elle est, de la retrancher du regard des institutions qui en encadrent l’existence et le devenir : « J’ai voulu restituer un instant de ma vie d’enfant, de notre vie enthousiaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qu’elle eut de franc et d’héroïque, c’est-à-dire libérée des hypocrisies de la famille et de l’école 7. »
Reste que – et nous y reviendrons largement – cette culture de jeunesse est toujours dominée par un circuit adulte en termes de production autant que de diffusion et de prescription, ce qui tendrait à généraliser à l’ensemble de la culture de jeunesse les concepts énoncés par les gender studies lorsqu’elles évoquent l’enfance : destin probable et renforcement différentiel rappellent que les conditions de la jeunesse n’appartiennent pas à la jeunesse et que, parallèlement, selon les mots de Christiane Rochefort, « une dépendance totale donne un pouvoir total 8. »
L’héroïsme de l’enfance pouvait donc à ce titre résider dans un détachement, voire un arrachement à sa propre institution – on songe, notamment, à la fierté héroïque contenue dans les dernières lignes du texte de Bazin :
[Le destin], des Folcoche le préfacent, l’engagent, l’escroquent : cette escroquerie s’appelle l’éducation. Je dois dire non à toute cette éducation, à tout ce qui m’a engagé sur une voie choisie par d’autres que moi et dont je ne puis que détester le sens, puisque je déteste les guides. Le bien, c’est moi. Le mal, c’est vous. […] Je répète : puissance de moi. Tel est l’archange qui terrasse le serpent. […] Cette vipère, ma vipère, dûment étranglée, mais partout renaissante, je la brandis encore et je la brandirai toujours, quel que soit le nom qu’il te plaise de lui donner : haine, politique du pire, désespoir ou goût du malheur ! Cette vipère, ta vipère, je la brandis, je la secoue, je m’avance dans la vie avec ce trophée, effarouchant mon public, faisant le vide autour de moi.
Et de conclure sur cette formule enlevée : « Merci, ma mère ! Je suis celui qui marche, une vipère au poing 9. »
L’enfant est-il héros dans le non ? Car si les principes d’éducation et de transmission ont privilégié le oui de l’acceptation, le XXe siècle a offert ses faveurs au non : « […] parce que l’acquisition de la négation est perçue comme un progrès participant à l’évolution humaine. Significativement, elle est le signe d’une capacité réflexive 10 », précise Frédérique Toudoire-Surlapierre.
Aujourd’hui cependant, l’extension du domaine du non ne manque pas de faire des inquiets, et semblerait se présenter comme un symptôme du contemporain. C’est que l’autorité traditionnelle, rappelle François Dubet, ne repose pas seulement sur le charisme et « sur un ensemble de normes sociales partagées et acceptées 11 » : elle nécessite, aussi, la foi en des bénéfices tirés de l’acceptation de cette autorité – promesse de sécurité et promesse d’avenir, en premier lieu.
Mais ces promesses peuvent-elles encore être tenues, ou même formulées ? Car dans ce qui serait notre modernité liquide, théorisée par Zygmunt Bauman, « les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se fixer en habitudes et en routines 12 » : dans ce présent toujours renouvelé, la relativisation permanente des valeurs sous-entend que rien ne vaut d’être transmis. Dès lors, comment dire « oui », et à qui ? Le non l’emporte donc dans un contexte où les adultes semblent organiser les conditions de leur propre défaite. Hélas !, dirons-nous, car « la jeunesse n’aime pas les vaincus 13 », selon la formule de Simone de Beauvoir dans Les Mandarins.
Faut-il, dès lors, comprendre le fantasme récurrent de la restauration de l’autorité victorieuse comme gage et espoir du retour de l’affection de la jeunesse ? Notons en tout cas que ce fantasme s’accompagne inévitablement du sentiment du pouvoir grandissant des enfants devenus, pour Daniel Marcelli, les véritables chefs de famille 14. Le constat n’est cependant pas sans ambiguïté, dans la mesure où la nostalgie d’autorité pourrait bien n’être qu’un écran de fumée bien pratique pour masquer d’impuissance ce qui relèverait d’une incompétence ou, plus encore, d’un inintérêt des adultes quant à leur propre autorité et quant à leur propre rôle. Quand le sort des parents n’est plus enviable, ainsi que le suggère Christian Chelebourg 15, et que seule la jeunesse semble répondre aux injonctions contemporaines de plasticité, peut-être n’y a-t-il plus d’intérêt à être un « parent pratiquant », comme il y aurait des « croyants pratiquants ».
Ce n’est donc peut-être pas tant l’enfant qui s’impose que « l’autorité de l’infantile », entendons l’enfance comme condition appliquée à l’adulte dans un contexte dominé par le care et la bienveillance, où chacun se pense comme un enfant à cajoler 16. Faut-il croire que le monde sans adultes est, avant tout, un monde où les adultes envient la jeunesse au point de se « prendre d’enfance » ? Il apparaît en tout cas que si la seconde moitié du XXe siècle a été le moment de la contestation des autorités, elle a été dans le même temps celui de la sacralisation de l’enfance : si bien que, paradoxalement, l’autorité infantile serait devenue la seule incontestable.
N’existe-t-il pas toutefois un risque dans le fait de valoriser l’enfant-roi voire de souscrire à un nouveau millénarisme, puéril, en confiant à d’hypothétiques enfants-messies l’avenir de notre monde ? L’Ecclésiaste nous avait pourtant prévenus : « Malheur à la ville dont le prince est un enfant ! » En effet, comme le rappelle Éric Debarbieux, l’éducation occidentale s’est traditionnellement organisée autour de la double modalité du redresser et punir en vertu d’un « archaïsme anthropologique qui situe l’enfance comme âge de sauvagerie et de déraison, exposant l’humanité au risque de la décadence » ; d’où « la fondation d'une pédagogie du redressement, qui dominera largement l'histoire de l'éducation occidentale jusqu'au XIXe siècle, malgré des périodes de relatif apaisement, malgré la contradiction apportée par certains médecins ou certains philosophes » et, précise-t-il, « malgré l'apparition progressive d'une pensée plus optimiste, autour du culte de “l'Enfant-Jésus” 17. »
Les représentations fictionnelles contemporaines paraissent de ce point de vue hésiter. Chez Maxime Chattam, dans le cycle romanesque Autre Monde (2008-2016), il s’agit, semble-t-il, de penser contre la pensée occidentale en mettant en scène une jeunesse rédemptrice des péchés des adultes, modèle qui semble aussi prévaloir dans les récits médiatiques de notre actualité immédiate si l’on en revient à celle que certains polémistes surnomment désormais Sainte Greta. Dans d’autres exemples, en revanche, une inquiétude affleure, souvent mise en scène par la représentation d’enfants prodiges qui fascinent autant qu’ils révulsent. Dans l’Antiquité, rappelle Debarbieux se référant à Hésiode et Gallien, « [l]a naissance maléfique est celle d’“enfants qui ne sont pas semblables à leurs parents” (Hésiode, Travaux, 243), c’est-à-dire d’enfants qui “ne sont pas conformes à leur genre”, qui ne sont pas capables de se tenir debout, car la station droite est le propre de l’humanité (Gallien, De usu partium, III, 2) 18. » La science-fiction permet cependant de repenser cette naissance maléfique, non sous le signe de l’incapacité, mais au contraire sous celui d’une enfance augmentée, d’une jeunesse dotée de capacités, notamment cognitives, supérieures à celles des adultes. Cet empowerment neuropsychique semble métaphoriser tout autant que radicaliser, par le recours à l’hyperbole, le pouvoir prêté à la jeunesse au moins depuis la seconde moitié du XXe siècle dans des œuvres comme La Nuit des enfants rois de Bernard Lenteric, Akira de Katsuhiro Ōtomo (1982-1990) ou, plus récemment, Stranger Things des frères Duffer (depuis 2016). C’est symboliquement à l’un des personnages adultes de La Nuit des enfants rois qu’il revient de réaliser le constat suivant : « La nature a tout prévu : ce sont des adultes, sages et tout et tout, qui commandent. La preuve : regarde comme tout marche bien dans ce vaste monde. Imagine un monde où des enfants de quinze ans gouverneraient. Ce serait invivable […]. Un massacre 19. » Ce massacre est bien représenté par Akira qui prouve que l’interrogation sur la propension de la jeunesse à sauver ou à condamner n’est pas limitée à l’Occident. C’est en effet l’enfant éponyme doté de pouvoirs psychiques hors du commun, véritable bombe-humaine, qui a conduit le Japon à une première apocalypse, mais qui le menace encore, en l’année 2019 durant laquelle se déroule le manga, du fait de la résolution du jeune Tetsuo, adolescent révolté, de réveiller Akira, cryogénisé dans une base secrète de l’armée. Ce réveil sera le prélude à l’érection d’un nouvel empire sur les ruines encore fumantes de la ville de Tokyo. Or, à en croire Ōtomo, si la jeunesse est marquée par la révolte permanente et l’attachement aux tribus, à la vitesse, au risque, voire à la violence, le gouvernement par un enfant et son bras droit adolescent inaptes au gouvernement d’eux-mêmes peut-il aboutir à autre chose qu’au cataclysme 20 ? À moins que ces figures ne soient que les monstres créés par les adultes, marionnettistes de l’apocalypse qui tirent toujours les ficelles en coulisse puisque, dans chacune de ces œuvres, les enfants prodiges ne le deviennent que grâce au concours adulte. Ce sont en effet diverses expérimentations gouvernementales et militaro-pharmaceutiques qui créent ces enfants monstrueux, évoquant des cauchemars totalitaires qui continuent de nous hanter, des atrocités commises par Josef Mengele à Auschwitz aux horreurs associées à l’unité 731 au Japon – référence très claire dans Akira – avec cette idée qu’il est à la fois peut-être plus facile, mais surtout plus dangereux, d’instrumentaliser et de réduire à l’état de cobayes des figures enfantines, constat également réalisé dans les fictions du pensionnat dystopique, à l’exemple de la trilogie Méto d’Yves Grevet (2008-2010).
C’est notamment ce spectre de l’instrumentalisation adulte des enfants prodiges qui explique que le discours de Greta Thunberg soit loin d’avoir fait l’unanimité, en proportion, peut-être, de l’emballement médiatique qu’il n’a pas manqué de susciter. Des doutes se sont fait jour sur l’autonomie supposée de la jeune activiste – d’aucuns la considérant instrumentalisée par une start-up écologiste – et des intellectuels comme Laurent Alexandre et Pascal Bruckner se sont ainsi fait un plaisir d’attaquer plus ou moins élégamment l’adolescente, le premier parlant dans L’Express de « coup marketing de la décennie 21 » et le second, dans Le Figaro, de la « dangereuse propagande de l’infantilisme climatique 22 » incarnée par la jeune Suédoise.
Le Time peut bien désormais établir régulièrement un classement des vingt-cinq adolescents les plus influents du monde 23, il semble qu’il demeure une certaine naïveté à interroger une hypothétique prise de pouvoir de la jeunesse dans notre monde actuel ; bien naïfs, peut-être, ceux qui croient que l’on peut désormais confier notre avenir à des capitaines de quinze ans. Or c’est précisément à partir de la question de la naïveté que les pratiques et représentations des mondes sans adultes peuvent être abordées, à un double niveau ; premièrement, du point de vue d’une naïveté des contenus, parfaitement représentée par un cycle comme celui d’Autre Monde où la Terre se révolte contre les êtres humains, faisant disparaître une immense majorité des adultes et préservant, au contraire, les jeunes, désormais chargés certes de survivre, mais aussi et surtout de penser un nouveau modèle de société face à des survivants adultes déviants caractérisés, à travers un symbolisme transparent, de « Gloutons » et de « Cyniks ». Deuxièmement, ce sont peut-être les directeurs mêmes de ce numéro qui se révèlent par trop naïfs, à penser que se cache, derrière autant de titres que Gone, The 100, The Society, Daybreak, Seuls ou encore KidZ, autre chose qu’une mode, majoritairement corrélée aux genres et sous-genres de la fantasy, des écofictions et de la dystopie, visant avant tout à trouver d’autres voies pour les systèmes d’opposition qui font notamment le sel de la low fantasy, en substituant aux zones spatiales et ontologiques distinctes du naturel et du surnaturel, désormais quelque peu usées, celles, liées aux âges, des enfants et des adultes. Gardons-nous cependant de verser dans le cynisme dénoncé par Chattam et incarné par les contempteurs de l’action de Greta Thunberg. L’on peut en effet et au contraire considérer que les œuvres fictionnelles mettant en scène des mondes sans adultes jouent pleinement leur rôle de mondes possibles répondant à un what if… contrefactuel.
Des mondes possibles qui s’identifient en premier lieu à deux traditions qu’il s’agit de concilier : celle de l’utopie, et celle de la robinsonnade. Penser les mondes sans adultes à partir de l’utopie pose un premier paradoxe, dans la mesure où ces fictions se fondent, en évacuant les adultes, sur l’évacuation de ce qui fait le cœur de l’utopie : le principe organisateur. Comprenons que si l’utopie est prise comme expression de l’avènement collectif à l’âge de raison, et que l’âge de raison est pensé lui-même comme le devenir de l’enfant plutôt que comme son état présent, alors l’utopie se présente comme une modalité adulte. Que fait alors l’enfance à l’utopie ?
Elle peut, en certains cas, la vider de ses contraintes : pensons à l’île de Neverland où la mémoire, n’ayant pas cours, permet de désactiver toute contrainte qui deviendrait système. Au contraire, les contraintes y sont toujours oubliées et remplacées par d’autres que Peter invente et impose, en chef de chœur de l’imaginaire. Les adultes, eux, ne sont tolérés qu’à la condition de se plier aux jeux des enfants – fût-il celui de la guerre.
Notons cependant que tous les mondes sans adultes ne sont pas nécessairement des mondes contre les adultes. Ainsi des robinsonnades accidentelles dans lesquelles s’affichent pourtant, parfois, le désir adulte. Avec Deux ans de vacances (1888), Jules Verne formule en guise de titre une promesse utopique sur fond de libération complète. L’avant-propos de l’auteur contrecarre ce premier enthousiasme : la robinsonnade enfantine n’est peut-être guère plus qu’un nouveau pensionnat déguisé, et l’absence des adultes un dispositif aussi séduisant que contraignant, dans la mesure où leur disparition n’aurait pas pour vocation de faire disparaître l’idée d’adulte mais de la faire transiter, de révéler l’adulte « comme récit enchâssé dans l’adolescent qui bientôt le remplace, garant malgré lui de la préservation d’un ordre des choses qui lui apparaît, dans l’urgence, nécessaire 24 ».
L’utopie n’est donc pas épargnée par l’ère du soupçon : « Tout ce qui vient d’en haut paraît suspect. On n’adhère qu’à ce qu’on a soi-même interrogé, jaugé, éprouvé 25 », souligne Christian Chelebourg, précisant que « le discours édificateur s’est adapté à son lectorat : il en épouse les doutes 26. » D’où le succès des robinsonnades dystopiques dans lesquelles l’insularité s’apparente au carcéral et s’impose la méfiance envers ceux de « l’autre côté » : The Maze Runner de James Dashner (2009-2016), The 100 de Jason Rothenberg (depuis 2014), Hunger Games de Suzanne Collins (2008-2010), etc. Un écho lointain aux mouvements de libération de la jeunesse qui essaiment l’histoire « contre leur enfermement, contre leur éducation, contre leur ‘protection’, pour leur indépendance 27 », contre cette enfance que l’on occupe « comme on occupe un pays 28 », selon la formule de Catherine Baker.
Précisons tout de même que la jeunesse se trouve, elle aussi, des territoires à occuper, parfois au sein même des institutions adultes : ainsi de Bastien qui, dans Die Unendliche Geschichte de Michael Ende (1979), se réfugie dans le grenier de son école pour ouvrir, à sa première page, le livre dérobé. Ainsi, plus généralement, de cette « reconnaissance territoriale 29 » évoquée par Daniel Marcelli, dont la chambre à la porte « soigneusement fermée » est l’exemple le plus probant. Tout à la fois antre, repère, refuge, la chambre fait surtout office, dans la fiction de jeunesse, d’« extension de la subjectivité », reconduction récurrente de la pension Vauquer : « […] toute sa personne explique la pension, comme la pension implique sa personne 30. »
Les chambres, pourtant, demeurent insuffisantes. Le recours aux cabanes, et à leurs différents avatars, prend parfois le relai pour expérimenter les désirs de retranchement volontaire, ou de ce que David Le Breton appelle, dans un très bel essai, la « blancheur », ou le désir de « disparaître de soi 31. » Pour exprimer, aussi, l’impatience de « s’élargir en collectif, s’infinir en politique 32 » dans des ZAD qui font reconnaître à Marielle Macé la valeur obligeante de la jeunesse : « J’écris sous la dictée de plus jeunes 33 », soutient-elle dans Nos Cabanes. Dans son dernier roman, Nous sommes l’étincelle (2019), Vincent Villeminot envisage la substitution de la rupture au conflit : Do not count on us, s’intitule le manifeste imaginaire qui met le feu aux poudres de la dérobade pour une jeunesse dont le projet se formulerait ainsi : Notre utopie, c’est de nous libérer de votre utopie pour nous. Une part de la jeunesse, sur ce mot d’ordre, fait le choix du retranchement, de la soustraction ainsi que de la débrouillardise, refusant le dialogue que constitue malgré tout le conflit d’adolescence et, partant, faisant taire la voix des aînés :
Cette rage que nous éprouvons en entrant dans le monde, ce sentiment que tout s’est joué, avant nous, décidé sans nous (contre nous), d’être déjà cernés, décidés, destinés, écrits, et qu’on n’y pourra rien, rien – qu’en ferons-nous ?
Si nous la retournions contre vous, elle serait une lame, une houle, et il faudrait que nous nous affrontions, nous contre vous, que nous éprouvions si les digues que vous avez bâties depuis des décennies, et qui tenaient depuis des siècles avant vous, nous résistent et nous brisent (ce qui est le plus probable) ; ou si, plus nombreux, plus déterminés, cohérents, nous emportons tout avec nous, si nous ravageons tout. Irrésistibles.
(…)
Mais nous ne voulons pas jouer à ce jeu, accepter cette alternative.
Cette comédie de l’adolescence.
Car si la vague échouait contre la digue, que ferions-nous ? Nous résigner ensuite ?
Et si la lame emportait finalement la digue, que ferions-nous ?
Sur vos ruines fumantes, que ferions-nous ? Dans l’ivresse de la tabula rasa ? Une nouvelle digue ? Contre les suivants ?
Ne comptez pas sur nous 34.
Des zadistes aux squatteurs, des marginaux aux « nomades du vide 35 » de François Chobeaux en passant par tous les Holden Caulfield qui vivent leur bohème rimbaldienne ou leur révolution du sac à dos en néo-Kerouac, les adolescents semblent avoir peu à peu élargi leur « zone de turbulence 36 », ainsi que l’appelle David Le Breton, mais aussi les territoires de leur onirisme privilégié.
Souvenons-nous du domaine enfantin et enchanteur découvert par Augustin Meaulnes au terme d’un chemin qui nécessite d’être un « élu qui sait en percevoir le mystère et la magie, doué du regard d’enfance 37 », selon les mots d’Anne Cousseau. Souvenons-nous, aussi, de Where the Wild Things Are (Max et les Maximonstres) de Maurice Sendak, qui met en forme et en informe « l’enfant, ses rages et ses désirs, ses rêves et ses cauchemars 38 » : « […] ce livre, que certains ont alors jugé peu réussi, voire épouvantable – tant par son graphisme que par son sujet – la colère d’un enfant privé de dîner qui devient le roi des monstres – fait rupture 39. » Rupture, toujours, mais aussi et surtout : singularité d’un monde, d’une langue, et d’une façon de faire.
Il semble que cette valorisation des hétérotopies façonnées et investies par la jeunesse recoupe les recherches universitaires désormais nombreuses sur les sociétés et cultures enfantines selon le titre d’un collectif qui proclame, dans son introduction, la nécessité d’« un parti pris théorique nouveau, celui de considérer l’enfance comme un univers social et culturel à part entière 40. » Il faut cependant rappeler que l’intérêt pour les sociétés enfantines est contemporain de l’émergence des cultural studies en Angleterre. En 1959 en effet, est publié The Lore and Language of Schoolchildren des époux Iona et Peter Opie 41, ouvrage qui se penche sur le folklore enfantin associé aux cours d’écoles britanniques et qui a les honneurs, dans le Manchester Guardian, d’une critique de Richard Hoggart, qui avait publié, deux ans auparavant, The Uses of Literacy : Aspects of Working-Class Life mieux connu en France sous le titre La Culture du pauvre. En somme, et de même que Hoggart venait de rendre possible une ethnographie des cultures ouvrières, il faudrait désormais ouvrir le champ de l’investigation culturaliste à l’ethnographie des cultures enfantines. Les époux Opie publient également, en 1969, un autre texte, centré sur les pratiques ludiques enfantines, dont le titre dit, à lui seul, toute la richesse et la diversité : Children's Games in Street and Playground : Chasing, Catching, Seeking, Hunting, Racing, Duelling, Exerting, Daring, Guessing, Acting, Pretending 42. Ce n’est cependant qu’en 1991 qu’apparaît, outre-Atlantique, le premier département de childhood studies, au Brooklyn College de New York. Comment expliquer un tel laps de temps pour parvenir à l’institutionnalisation académique des recherches sur les cultures enfantines ? Il s’agissait, peut-être, de franchir ce que Brian Sutton-Smith appelle la « barrière de la trivialité 43 » (triviality barrier) qui freina également le développement de game studies ayant elles aussi, essentiellement, à voir avec des pratiques culturelles qui, pour la seule raison qu’elles apparaissaient associées au monde de l’enfance, empêchaient encore les chercheurs de les prendre vraiment au sérieux jusqu’à une époque récente. Il fallait sans doute aussi et surtout parvenir à se détacher d’une forme d’adultocentrisme pour construire une socio-anthropologie de l’enfance destinée à mieux comprendre les cultures enfantines entendues comme « les savoirs et pratiques culturels propres aux enfants, produits par eux ou pour eux 44. » Il s’agit ainsi, non seulement de rompre définitivement avec un ensemble de préjugés pédagogiques, hérités du XIXe siècle, selon lesquels seule une socialisation verticale, des adultes vers les enfants, serait souhaitable, mais aussi avec ce que notre organisation scolaire perpétue encore aujourd’hui, sous couvert de « placer l’enfant au cœur du système éducatif », à savoir une propension à considérer ce dernier non pas en tant que tel, mais comme un adulte en devenir. La socio-anthropologie invite donc actuellement à reconsidérer l’enfance dans son exotisme, en somme, à étudier les pratiques du plouf-plouf, du jeu du loup, du sable, mais aussi les systèmes relationnels conditionnant micro-sociétés, bandes et amitiés enfantines, comme on étudierait les pratiques sociales et culturelles des Guaranis. C’est là, aussi, inviter à un exotisme de la pensée car, comme se le demande Julie Delalande : « Que sait-on », nous tristes adultes, « de ce que vivent les enfants entre eux 45 ? » Il s’agit, pour répondre à cette énigme, de réinvestir des lieux que l’on imaginait sans mystère ni romanesque, à l’image de la cour de récréation 46. L’on a beaucoup glosé une culture enfantine désormais associée à une culture de la chambre selon le titre d’un ouvrage d’Hervé Glevarec 47, un mouvement d’« intérieurisation » ayant censément transformé les enfants des street playgrounds observés par les époux Opie en « material childs 48 », fervents consommateurs, entre les quatre murs de leurs chambres, des productions que la culture de masse leur destine. Mais c’est aussi, dans le domaine scolaire, un mouvement d’« extérieurisation » hors de l’espace-classe qui a été analysé, la cour de récréation devenant, non pas un espace d’absolue autonomie – les activités des enfants restent surveillées par les maîtres – mais de socialisation entre pairs et même, un lieu d’inventivité. C’est ce que constate Emmanuel Nal en parlant de « créer l’espace qui n’existe pas à l’intérieur de ce qui est normé », enfants et adolescents ayant le don d’« imaginer et [de] crée[r] à partir de failles qu’ils ont le talent de déceler dans une institution scolaire pourtant éprouvée par une certaine tradition », des lieux bien à eux au sein desquels « l’école éduque plus qu’elle ne le prévoit ou le planifie 49. » Si la cour de récréation de l’école primaire en figure l’hétérotopie institutionnalisée, de tels lieux tendent à se maintenir au collège et au lycée, l’espace devant être conquis, permettant ainsi à chaque groupe d’y trouver sa place et, pourquoi pas, d’y partager des connaissances entre pairs. Quelles connaissances, exactement ? Des savoirs qui n’entreraient pas dans le projet pédagogique de la classe – n’est-ce pas toujours dans un recoin écarté d’une cour de récréation que l’on partage, dans l’entre soi, telles ou telles connaissances, d’abord nébuleuses, théoriques puis empiriques, sur les choses de la sexualité ? – ou des goûts partagés dans des domaines particuliers qui, sans être spécifiquement réservés à l’enfance, peuvent donner lieu, dans cet âge de la vie, à des connaissances encyclopédiques et à des pratiques savantes.
Des connaissances qui, parfois, ont pour vertu de mettre l’enfant à l’honneur, au détriment d’un parent défaillant. C’est la mère de Calvin qui, par ses lacunes paléontologiques, embarrasse son fils, doué de cette étonnante culture des dinosaures que l’on prête aux enfants (« Look, try not to embarrass me when we go inside, ok 50 ? »). Il faut être enfant pour gagner certains territoires : ainsi des enfants qui, chez Karel Zeman, suivent la rivière souterraine pour un voyage au cœur de la préhistoire. Ainsi du jeune garçon qui, dans le Dinosaur Dream de Dennis Nolan, voit le décor de sa chambre déborder du cadre familier pour apparaître à sa fenêtre et l’entraîner dans une aventure silencieuse dans le temps. Ainsi, encore, de celles et ceux qui entourent Casimir, mascotte d’une Île aux enfants. Le dinosaure n’est qu’un exemple de cette ligne d’ombre qui sépare le savoir de l’enfance de celui de l’âge adulte. À l’instar d’un Peter Pan tombant dans l’oubli de Wendy devenue grande (et qui n’est pas à plaindre, précise Barrie), la connaissance encyclopédique des dinosaures signale un franchissement : c’est lorsqu’on ne sait plus que l’adulte a pris le dessus. Après tout, on se souvient que, à la fin de La Guerre des boutons, « La Crique, très ému, plein de la mélancolie de la neige prochaine et peut-être aussi des illusions perdues, laissa tomber ces mots : - Dire que, quand nous serons grands, nous serons peut-être aussi bêtes qu’eux 51 ! »
En attendant, la liste des domaines privilégiés de l’enfance n’est pas difficile à déterminer : de chevaliers en princesses, d’indiens en cowboys en passant par les pirates, les royaumes de l’enfance semblent fonctionner comme une galerie de panoplies que complètent, désormais, Spiderman et autres Reine des Neiges. Rudyard Kipling, à la fin du XIXe siècle, suggérait déjà que « dans cet enchantement du récit pour l’enfance, il faut des images fortes et des personnages dont on se souvient, qui touchent au sublime et invitent à la rêverie 52 » : « [P]uisque ce sont des enfants, parle-leur de rois et de batailles, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges 53. » Une galerie nostalgique, si l’on en croit cette logique de la ligne d’ombre que met également en scène Barrie lorsqu’il dresse le tableau des enfants perdus devenus adultes trouvés et moroses. C’est que, précise Nathalie Prince, « les choses ont bien changé depuis [nos] lointaines lectures. Les choses ont bien changé parce que nous sommes devenus grands 54. » Ce seul critère rendrait-il les Christopher Robin que nous sommes incapables de tenir leur promesse d’amitié envers les Winnie qui nous accompagnèrent ?
Rien n’est moins sûr : car à l’heure des hipsters, des geeks, des fans et des « grands enfants », la culture de jeunesse se prolonge et s’assume, se porte en vêtements, se collectionne en figurines, se pratique en jeux et en cosplays, se cultive en blind tests de génériques de dessins animés, etc. Et, dans le même temps, les domaines les plus réservés de la littérature de jeunesse étendent le territoire de leur lectorat : ainsi l’album est-il, de plus en plus, dans son association au beau livre et par sa professionnalisation grandissante, devenu un objet de consommation d’adultes qui trouvent dans cette production un lieu singulier d’explorations et d’innovations formelles et figuratives.
Deux mouvements qui, de pratiques ludiques en innovation, portent suffisamment de vie pour ne pas être réduits au seul marché de la nostalgie, mais questionnent pour le moins la part d’altérité que portent encore les âges
Ces pratiques culturelles d’adulescents – selon l’un des nombreux néologismes employés pour caractériser ce potentiel prolongement de l’état adolescent, désormais centre de gravité de vies humaines de plus en plus segmentées, de la préadolescence ou adonaissance jusqu’à une postadolescence qui pour certains ne finira qu’avec l’état d’adomourant – peuvent aussi être perçues, sous le masque toujours avenant du cool, comme une véritable forme de braconnage parfaitement symbolisée par l’irruption de l’adulte dans le territoire de l’enfance par excellence : celui du jouet. En effet, tandis que l’adulte continue opiniâtrement à refuser aux mineurs l’accès à ce qui peut faire le sel de son existence morose – son alcool, ses drogues, sa pornographie – il peut dans un même mouvement exposer fièrement, tels autant de trophées proclamant la réussite de sa chasse sur les territoires de l’enfance, ses figurines Pop de la marque Funko, déclinaisons innombrables des personnages iconiques de la pop culture, dont l’on peut s’étonner qu’elles représentent, pour une majorité d’entre elles, des versions pédomorphisées de personnages adultes, aboutissant à une paradoxale voire perverse collection par les adultes de jouets jadis réservés aux enfants représentant des personnages adultes à la forme d’enfants. Funko Pop ou comment pousser le plus loin possible l’ironie adulte en concrétisant une victoire écrasante sur l’enfance, la colonisation de son territoire.
Plus sérieusement peut-être, il n’est pas impossible de voir dans ces figurines un symbole du brouillage culturel qui s’opère aujourd’hui et qui passe par un affaiblissement du principe d’altérité, dont il faut rappeler que ce sont en grande partie les pratiques culturelles de masse corrélées au développement des nouveaux médias qui ont tendu à le faire disparaître puisqu’aussi bien, à en croire Elias Canetti, il n’y a que la masse qui efface la phobie du contact 55. La question se pose, donc, de savoir si culture de jeunesse et culture grand public ne sont pas devenues des synonymes, que l’on postule, avec David Buckingham, la mort de l’enfance 56 ou, avec Marcel Gauchet, son allongement et « une liquidation de l’état dit adulte 57. » Il n’y aurait ainsi, dans notre monde contemporain, que de plus ou moins jeunes adultes ou de plus ou moins vieux enfants. À la convergence médiatique 58 s’ajoute ainsi une convergence des âges et, potentiellement, la création d’une culture commune. Cependant, ne refuse-t-on pas aux enfants l’accès à la dimension participative de notre culture grand public et à l’intelligence collective qui y préside ? La sortie puérile hors de la sphère d’une réception passive est en effet encore exceptionnelle, d’autant plus que la culture jeunesse est massivement produite par les adultes. Dans « notre société du loisir éprise de jeunesse et vouée corps et âme aux diktats du divertissement, à cette valorisation des activités imaginaires et de la capacité de création personnelle 59 », quid, aujourd’hui, de la création des enfants et des adolescents ?
Car les mondes sans adultes relèvent, aussi, de la pratique et des conditions de la création de productions culturelles. La dernière décennie s’est notamment engouffrée, à la suite de Henry Jenkins, dans l’étude des discours de la jeunesse, dont on a fait, très vite, la signature culturelle d’un temps nourri et pensé par l’interactivité, « l’esthétique relationnelle » (Nicolas Bourriaud), la narration augmentée, la puissance créatrice du feed-back et, partant, des communautés répondant à des univers dont elles testent la cohérence. Le « sacre de l’amateur 60 », favorisé par le fantasme de la démocratie Internet, permet non seulement de s’affranchir – au moins en apparence – des circuits adultes – notamment d’édition – mais aussi, potentiellement, des normes stylistiques, grammaticales, orthographiques – dans le cas des pratiques d’écriture. Se lit aussi, dans ce domaine, la volonté d’une culture en prise directe sur un principe de plaisir dont témoignent abondamment les fanfictions, irriguées du désir de combler et/ou de répondre à une fiction de la façon la plus précise possible en comblant ses propres goûts, multipliant les sous-genres et sous-catégories fictionnelles.
Le phénomène accompagne l’émergence de la figure du geek, dont le portrait-robot dessiné par David Peyron rappelle en particulier la condition adolescente, en sus de la passion de l’informatique et des technologies ainsi que des mondes de l’imaginaire. En 2007, le documentaire Suck My Geek (Tristan Schulmann et Xavier Sayanoff) revient sur le pouvoir acquis par cette figure auparavant marginalisée pour occuper, finalement, le cœur du marché culturel, mais aussi, peut-être, de l’identité culturelle contemporaine. En effet, en 2009, le magazine Technikart publie un hors-série intitulé : « 60 millions de geeks ! Tous super-héros, tous gamers, tous fanboys, tous cyber ! » La formule repose sur un parti-pris : nous serions tous devenus des geeks, et ce mouvement de jeunesse combinant la passion pour les univers fantastiques et les nouvelles technologies serait à même de porter l’esprit du temps. En somme, plus qu’une figure, geek représenterait un trait identitaire susceptible de caractériser l’identité contemporaine.
Il n’est pas anodin par ailleurs que l’activisme de la jeunesse, dont l’actualité a nourri les premières lignes de cette introduction, ait été théorisé dans le cadre des fan studies. Du côté anglo-saxon, Jenkins popularise la notion de participation dont il interroge la portée possiblement citoyenne, tandis que Andrew Slack, co-fondateur de la Harry Potter Alliance, théorise l’acupuncture culturelle qui consiste à rediriger l’énergie fictionnelle (celle de l’immersion, de l’identification, de la passion…) vers des problématiques concrètes, fidèlement à l’un des principes énoncés par la Harry Potter Alliance : « We know fantasy is not only an escape from our world, but an invitation to go deeper into it. » En France, Mélanie Bourdaa, fondatrice du Groupe de Recherche en Études de Fans, poursuit les questionnements concernant l’activisme et l’engagement civique de ces communautés 61 dont les traits distinctifs semblent laisser entendre que s’il y a aujourd’hui un monde sans adultes, c’est celui dont les frontières séparent une jeunesse ayant choisi la fiction pour expérience de ceux dont l’expérience est devenue une fiction.
Présentation du numéro
C’est sur l’analyse de deux classiques du genre – s’il y a bien un genre de la fiction des mondes sans adultes – que s’ouvre ce quatrième numéro de Cultural Express. L’édification de l’obéissance à l’œuvre chez Régis Messac et Henry Winterfeld paraît presque, au terme d’un parcours que Sylvie Camet fait passer d’une jouissance décomplexée à un mimétisme mortifiant, contredire toute prétention à l’émancipation ou à la créativité. N’est pas Robinson qui veut, et l’image du renouveau par l’enfance se voit ici réduite, dans les grandes lignes, aux dimensions d’une niaiserie dans un cas, d’un écœurement dans l’autre. Un regard tout différent sur l’autonomie enfantine résulte de la vacance parentale chez Steven Spielberg qui, selon Guillaume Gomot, s’applique à conjuguer les conditions esthétiques d’un œil cinématographique à hauteur d’enfance et les conditions matérielles et psychologiques de personnages amenés à être-au-monde-sans-adultes. Regard tout différent car là où la tradition punit les enfants de l’orgueil qu’ils opposent aux parents, Spielberg offre à ses personnages une initiation victorieuse, caractérisée par une relation pacifiée à eux-mêmes. Ce que les enfants mis en scène par Barrie, Golding et Kundera ne connaissent pas : l’introduction – voire l’intrusion – de l’élément féminin dans les robinsonnades enfantines semble au contraire déterminer des liens de violence qui dégradent aussi bien la figure de la mère que celle de l’enfant. C’est que la présence féminine (qui se trouve être aussi, dans certains cas, maternelle) dont rend compte Déborah Lévy-Bertherat multiplie les gestes d’opposition au désordre enfantin. De sacrifices en mises à mort, le pouvoir barbare de l’enfance devient l’occasion d’une fiction de mise à mal de la fiction d’innocence.
Les robinsonnades qui ferment la partie précédente de ce numéro ouvrent cependant à l’exploration des lieux dans lesquels s’expriment et s’érigent les mondes sans adultes. Les vacances deviennent à ce titre un chronotope privilégié des fictions de jeunesse, ici mis en avant par Laurent Déom. Prétexte aux aventures de la jeunesse, le moment des vacances devient celui où le réel s’augmente d’intertexte fictionnel, celui où la matière littéraire s’anime. La fiction y est affirmée comme une véritable valeur par des adultes qui sacrifient leur présence à l’apprentissage du rêve. C’est l’onirisme aventurier des ruines qui intéresse Louis Vandecasteele, soulignant la poétique générationnelle des vestiges. La liminalité des ruines inviterait à la juvénilisation de l’expérience : transgression, franchissement, ensauvagement y forment les bases d’une attitude ludique, d’un recours à la récréation dans l’exercice duquel le jeu avec les traces favorise un dialogue créatif avec ce qui n’est plus. S’il est commun d’associer l’enfance au jeu, il l’est moins de saisir ce qui, dans l’expérience même de l’enfance, relève explicitement du ludique. Alban Benoit-Hambourg s’interroge à ce titre sur les conditions auxquelles le format vidéoludique met en scène le vécu enfantin ou adolescent. Entre restitution et détournement, le jeu vidéo restitue dans la pratique les compromis nécessaires entre l’identification et la tension immersive et rend intelligibles les difficultés inhérentes au désir à la fois de s’encombrer d’enfance et de se désencombrer d’adultes.
Les mondes sans adultes ne sont toutefois pas seulement des terrains de jeu ; ils peuvent en effet aussi devenir terrains de lutte, à l’image des représentations proposées par les fictions du pensionnat dystopique analysées par Victor-Arthur Piégay. Métaphorisant une crise des systèmes éducatifs hypermodernes obsédés par la compétition et crispés par la peur de l’avenir, l’école-prison devient le lieu d’une révolte, par le jeu, afin de faire valoir les mérites d’une culture enfantine enfin libérée du joug de la domination adulte. C’est à une autre forme de lecture métaphorique que nous convie Florent Christol dans son analyse du célèbre film Home Alone, lequel prendrait la forme, selon lui, d’un miroir reflétant les tensions et conflits psychologiques et idéologiques propres à l’Amérique reaganienne, devenant un site culturel privilégié pour étudier la circulation des discours sociaux autour du sort ambivalent réservé par l’Amérique de l’époque aux enfants et aux plus vulnérables dont le jeune Kevin luttant contre deux cambrioleurs prenant d’assaut sa maison serait le symbole. Ainsi, le propre du personnage d’enfant dans les mondes sans adultes n’est-il pas de se construire en tant que « dérangeur-résistant » selon le mot de Laurianne Perzo qui voit, dans un certain nombre de pièces de théâtre contemporaines pour la jeunesse, la mise en scène de moyens pour se libérer du joug des tenants de la société et de l’emprise parentale, une résistance enfantine qui assure la conquête d’une forme d’autonomie. De ce point de vue, si la pièce Five Easy Pieces de Milo Rau analysée par Isabelle Debyser semble au contraire représenter des enfants victimes – le metteur en scène suisse choisit de travailler sur l'affaire Dutroux – s’y élabore aussi, au-delà du geste provocateur, une revanche du théâtre sur le réel, dans la mesure où le fait de choisir des enfants pour jouer dans un spectacle sur cette affaire est une façon de défier la figure de l’adulte monstrueux.
Si le rapport des jeunes aux adultes est au cœur de toutes ces productions, enfants et adolescents exercent aussi leur pouvoir au sein de mondes médiatiques ou numériques où les adultes ne sont purement et simplement pas autorisés. Isabelle-Rachel Casta analyse ainsi la façon dont le générique de Buffy the Vampire Slayer participe à construire la série comme « fait adolescent total » selon une expression de Tristan Garcia, devenant la matrice d’une juvénilisation de nos comportements culturels dont les teen series sont l’un des emblèmes contemporains. De ce point de vue, l’objet connecté analysé par Matthieu Freyheit, qu’il s’agisse du mobile, de la tablette ou de l’ordinateur, ne serait-il pas, lui, un « outil adolescent total » en ce qu’il apparaît, dans les représentations fictionnelles comme dans les pratiques quotidiennes, comme un instrument de lecture du réel adolescent ? La mise en scène et l’utilisation des outils connectés permettraient ainsi de faire parler un nouveau corps parlant adolescent dans une déconnexion du partage du sensible organisé et défini par la classe adulte.
- Georges Bernanos, Les Grands cimetières sous la lune, Nanterre, Librorium Éditions, 2019 [1938], p. 188.
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- Voir Aurélien Fouillet, L’Empire ludique. Comment le monde devient (enfin) un jeu, Paris, François Bourin, 2014.
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- Ibid.
- Bernard Lenteric, op. cit., p. 90.
- Voir Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au collège de France, 1982-1983, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 2008.
- Laurent Alexandre, « Greta Thunberg, le coup marketing de la décennie », L’Express, 03/04/2019, https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/greta-thunberg-le-coup-marketing-de-la-decennie_2069916.html.
- Pascal Bruckner, « Greta Thunberg ou la dangereuse propagande de l’infantilisme climatique », FigaroVox, 09/04/2019, https://www.lefigaro.fr/vox/societe/pascal-bruckner-greta-thunberg-ou-la-dangereuse-propagande-de-l-infantilisme-climatique-20190409.
- Pour l’année 2018, voir : « TIME’s 25 Most Influential Teens of 2018 », Time, 10/12/2018, https://time.com/5463721/most-influential-teens-2018/.
- Matthieu Freyheit, « You shall not pass ! Les mondes sans adultes : un essai de décolonisation culturelle ? », Cultural Express, n°1, 2020, « États et Empires de l’imaginaire », Christian Chelebourg, Matthieu Freyheit, Victor-Arthur Piégay (dir.), http://cultx-revue.com/article/you-shall-not-pass-les-mondes-sans-adultes-un-essai-de-decolonisation-culturelle.
- Christian Chelebourg, « Introduction : la rage de civiliser », Cahiers Robinson, n°38, 2015, « Civiliser la jeunesse », Christian Chelebourg, Francis Marcoin (dir.), p. 9-16, p. 15.
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- Ibid.
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- Ibid.
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- Rudyard Kipling, cité dans ibid.
- Ibid.
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- Patrice Flichy, Le Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Seuil / La République des idées, 2010.
- Voir par exemple Mélanie Bourdaa (dir.), « Les fanstudies : enjeux et perspectives de la recherche sur les fans en France », Revue française des sciences de l’information et de la communication, n°7, 2015, section « Emergences », https://journals.openedition.org/rfsic/1462.