Parachronie, uchronie, distorsions temporelles...un faisceau de ténèbres?

Parachronie, uchronie, distorsions temporelles...un faisceau de ténèbres?

Par CASTA Isabelle-Rachel

Nos fictions sautent à pieds joints dans l'irréalité d'une situation toujours caractérisée par son caractère instable, transitionnel : loin de chercher à crédibiliser les faits, elles en soulignent à plaisir l'invraisemblance. Elles relèvent ainsi pleinement de ce que Platon (Le Sophiste, 236c) désigne (péjorativement) comme la libre création de simulacres (mimesis fantastique), par différence avec l'art de reproduire fidèlement le réel (mimesis icastique) : attention, je vais mentir, mais maintenant croyez-moi  1.

 

En culture de l’imaginaire, pour des raisons complexes, un thème prend soudain toute la lumière, et l’on voit se multiplier productions critiques, colloques 2, symposiums, publications… comme si le Zeitgeist, l’air du temps, se conformait à la définition donnée par Giorgio Agamben : « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps » (Qu’est-ce que le contemporain ?, 2008). Il semble que la parachronie, l’uchronie, les distorsions temporelles… soient précisément exposées au « faisceau de ténèbres », même si les enjeux et les paradoxes du questionnement uchronique informent depuis longtemps les travaux des historiens qui, de Robert Fogel à Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, réorientent un présent hypothétique en étoilant un champ des possibles vertigineux. Ces hypothèses sur l’incréé contredisent alors l'idée d'une histoire téléologique, mais accréditent au contraire la vision d'un nuage d'options, d'événements, d'accidents qui, différemment agglutinés, ouvrent sur le point de vue multifactoriel d'une histoire alternative, donc sans « terme ».

Corrélés à ces réécritures de fabulations historiques, films, séries, romans déclinent un riche nuancier de « retours au passé » qui, sous une forme ou une autre, permettent son amélioration sa bifurcation, son réalignement 3. Cette pulsion réparatrice prend bien des formes, théoriques, éthiques, esthétiques... qu'il nous faudrait scruter d'une part, ordonner d'autre part. C'est pourquoi, en passant par La Jetée (Chris Marker), devenu autre film (L'armée des douze singes), à son tour devenu série (Douze singes), mais aussi Dr Who, Fringe... on a réfléchi aux conditions de possibilité de ces opus (quand ? pour qui ? accueil?), et aux stratégies d'évitement que pareille entreprise met en jeu, puisqu'après avoir tout fait pour sauver un tel ou gagner telle bataille, il faut tout détricoter pour revenir dans des realia où un meurtre a bien eu lieu, où une centrale nucléaire s'est vraiment fissurée, où une épidémie s'est effectivement répandue.

Les romanesques dickien (Le Maître du Haut Château) ou kingien (22/11/63) interrogent la capacité des imaginaires uchroniques à exhausser quelques grands moments de bascule historique – en tout cas considérés tels par une communauté... pour « sauver » un passé insatisfaisant ou toxique ; la diégèse du High Castle opère d'ailleurs une double torsion, puisqu'elle imagine d'abord un passé qui n'a pas eu lieu (victoire de l'Axe sur les démocraties) pour ensuite mieux acter une parachronie à l'intérieur de la parachronie, en l'espèce l'ouvrage d'un écrivain fictif, Hawthorne Abendsen, qui suppose, à l'inverse, les conséquences d'une victoire des Alliés, mais qui n'aboutissent absolument pas à « notre » monde ! On comprend alors pourquoi le titre désigne une « maison isolée, une véritable forteresse », où vivrait Abendsen pour se protéger des puissants de l'heure, qui essaient d'éliminer en lui l'auteur du Poids de la sauterelle : ce roman constitue le vrai lien entre tous les personnages, et est mentionné de nombreuses fois au cours du récit. Son titre provient d'une citation de l'Ecclésiaste (12, 5) : « et les sauterelles deviendront un fardeau. »

Pour Stephen King, le voyage temporel va se doubler d'une mission salvatrice : Jake Epping, un professeur un peu paumé, accepte de traverser un portail temporel pour empêcher l’assassinat de John F. Kennedy. Mais peu à peu la question initiale (peut-on sauver Kennedy?) mute en autre chose : faut-il sauver le passé ? Car modifier un élément ne garantit en rien l'advenue d'un monde meilleur.

Donc, assassinat politique, début de pandémie ou catastrophe nucléaire, le saut dans le passé ne peut qu'amener à déjouer des paradoxes logiques très présents également dans le film Looper ou la série Dark. Ce sont ces aspects (modalités, syntaxe, mobilisation des imageries) qui ont pu s'actualiser ici en plusieurs sous-thèmes, tous plus ou moins issus du « What if... » originel, producteur d'univers parallèles et de réalités alternatives.

Dans un premier moment, en compagnie de Thierry Jandrok, Martina Stemberger, Mohamed Abrougui et Guillaume Lanuque, il sera question de réfléchir aux fondement mêmes de l’uchronie, et d’en historiciser et contextualiser quelques-uns des aspects les plus dirimants. Ma propre production va servir de pivot, de go-betwen, entre le moment où l’homme seul se prend pour un dieu, supposant l’uchronie du ciel vide, et les terres plus hospitalières des fictions young adult, toutes imprégnées des effets-miroirs de la rétrofiction ; nous y croiserons, chez Christiane Pintado, une réécriture de récit d’esclavage par Lorris Murail, puis les séries néo-victoriennes avec Jessy Neau, répondant à l’univers singulier de Jjasper Fforde évoquées par Stanislas Derrien, avant que la contribution de Nadège Langbour ne referme cette seconde partie.

Le dernier travail, du à Christian Chelebourg, clot cet ensemble par la poétologie apocalyptique des X-Men, à la fois sentinelles et victimes du temps déréglé.

Chacune de ses contributions répond partiellement à la question liminaire… mais en apportant de nouvelles complexités et de nouveaux paradoxes, dont Michael Moorcok a sans doute esquissé la synthèse dans le glaçant Voici l’Homme. La conclusion reste ainsi ouverte, et même béante diront certains, car « le temps dévore toutes choses, mord l'acier, ronge le fer, réduit la pierre en poussière, tue les rois, sème la ruine, abat montagnes et collines » (Tolkien, Le Hobbit, 1937) ; l’uchronie demeure le plus excitant laboratoires des hypothèses sotériologiques, car les points de divergence brillent d’un irrésistible attrait : tout changer, pour que rien ne change ? Lampedusa le pensait… mais même si Maryse Petit estime un jour possible un voyage dans le temps, elle ajoute aussitôt (et ce sera le mot de la fin) que « les transferts temporels ne sont donc pas une chimère, mais leur réalisation n’est pas pour demain 4. »

 

Bibliographie uchronique (classique)

Henriet Éric B. (préf. Emmanuel Carrère), L'Uchronie, Paris, Klincksieck, coll. « 50 questions », 2009.

Henriet Éric B., L'histoire revisitée : panorama de l'uchronie sous toutes ses formes, Amiens, Les Belles Lettres / Encrage, coll. « Interface », 2004.

Carrère Emmanuel, Le détroit de Behring : introduction à l'uchronie, Paris, P.O.L, 1986.

Pelegrin Julian, « La Historia alternativa como herramienta didáctica: una revisión historiográfica », Proyecto Clío, no 36,‎ 2010 (lire en ligne [archive])

Chemla Jean-Pierre, L'autre histoire, Paris, Edilivre-Éd. Aparis, coll. « Classique », 2008,

Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles : Analyses contrefactuelles et futurs non-advenus, Points. Essais, 2019, 611 p. (ISBN 978-2-7578-8061-6)

Karen Hellekson, The Alternate History : Refiguring Historical Time, Kent State University Press, 2000

Karine Gobled et Bertrand Campeis (préf. Éric B. Henriet), Le Guide de l'Uchronie, Editions Actusf, 2015

Gérard Klein, préface à William Gibson et Bruce Sterling (trad. Bernard Sigaud), La machine à différences, Paris, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain », 1996

Luc Mary, Et si JFK n'avait pas été assassiné en 1963 ? : L'histoire mondiale revue et corrigée en 20 uchronies, La Varenne-Saint-Hillaire, Opportun, 2013

(en) Gavriel D. Rosenfeld, The World Hitler Never Made : Alternate History and the Memory of Nazism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005

1995 : création du Sidewise Award for Alternate History, du nom de l'histoire de Murray Leinster.

Les Dieux cachés de la science-fiction française et francophone (1950-2010), sd Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas et Danièle André, Eidolon n°111, Presses Universitaires de Bordeaux, 2014.

L’imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, Natacha Vas-Deyres, Lauric Guillaud, Eidolon n°111, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011.

Hors des décombres du monde, Yannick Rumpala, Champ Vallon, 2019.

Où atterrir? Bruno Latour, La découverte, 2017.

 

(plus spécifique)

William Gibson et Bruce Sterling, La machine à différences, livre de poche n° 7231, avril 2001.

Jacques Goimard, Les odyssées de l'espace, Omnibus, 2000.

Daniel Riche dir., Futurs antérieurs, Fleuve Noir, 1999.

Johan Heliot, La lune seule le sait, Mnémos, 2000.

Émile Souvestre, Le monde tel qu'il sera, 1843.

Robert Harris, Fatherland,1992.

Norman Spinrad, Rêve de fer, 1972.

Marcel Thiry, Échec au temps, 1945.

Robert Silverberg, La Porte des mondes, 1967.

Léon Daudet, Les morticoles, 1894.

Stephen Baxter, Evolution, 2002.

René Barjavel, Le voyageur imprudent, 1944.

Isaac Asimov, Fondation, 1942-1951.

Alain Bergeron, « Le huitième registre » (1993), dans Corps-machines et rêves d'anges, Lyon, Les moutons électriques, 2008.

Pierre Pelot, Après le déluge, dans Divergences 001, textes réunis par A. Grousset, Paris, Flammarion, « Ukronie », 2009.

Elisabeth Vonarburg, Cycle reine de mémoire ( 5 volumes), Québec, Alire, 2005-2007.

Ugo Bellagamba, Tancrède : une uchronie (2009), Paris, Gallimard « Folio sf », 2012.

Dino Buzzati, La machine à arrêter le temps, édition Noosfere, 1954, vf. 1960.

Jorge Luis Borges, Tlön, 1940.

Jack Finney, Le voyage de Simon Morley, 1970.

Ward Moore, Bring the Jubilee (Autant en emporte le temps), Denoël, Présence du Futur, 1953.

Stephen Vincent Benét, « L'homme du destin », in Le roi des chats, Julliard, 1947.

Serge Lehman, Préface au recueil collectif Escales sur l'horizon, Fleuve Noir, 1998.

Stan Barets, « Le science-fictionnaire », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1995, n° 4, p. 109-110. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1995-04-0109-003 ISSN 1292-8399.

Connie Willis, Sans parler du chien,1997.

Kim Stanley Robinson 2312, et Aurora, (2012 et 2015, traduit chez Bragelonne).

 

BD : Le cycle des cités obscures (François Schuiten et  Benoît Peeters, onze albums, depuis 1983).

Corbeyran et Eric Chabbert, Uchronies(s) – New Byzance, (T 1, 2 & 3) Paris, éd. Glénat, 2008, 2009 & 2011.

 

 

Sur les uchronies autour de la mort de JFK :

Gerald Postner, Case closed, 1993.

Edward Jay Epstein, Legend, 1978.

Norman Mailer, Oswald, Un mystère américain, 1995.

Thomas Mallon, Mrs Paine's Garage, 2003.

 

 

Jeu vidéo : The Legend of Zelda: Breath of the Wild,  Nintendo EPD, mars 2017 : dix-neuvième jeu de la franchise The Legend of Zelda.

 

Filmographie d’appoint

Del Toro Guillermo et Chuck Hogan, The Strain [littéralement « la souche »], série télévisée américaine d'horreur en de 42 minutes créée par, basée sur la trilogie de romans du même nom, diffusée entre le FX 13 juillet 2014 et le 17 septembre 2017 sur. 46 épisodes

Simon Donald, Fortitude, série télévisée américano-britannique en d'environ 47 minutes, mêlant thriller psychologique et horreur. Elle a été développée par et diffusée entre le Sky Atlantic 29 janvier 2015 et le 27 décembre 2018 sur au Royaume-Uni. 26 épisodes

Jason Rothenberg The 100, Les 100 (The 100) directement inspirée des romans éponymes de Kass Morgan série télévisée américaine post-apocalyptique développée et produite par, et dont l'histoire est, 2014-en production).

Jannik Tai Mosholt, Esben Toft Jacobsen et Christian Potalivo The Rain, série télévisée de science-fiction post-apocalyptique danoise en de 35 à 48 minutes créée par, diffusée le sur Netflix. 4 mai 2018 sur Netflix. La deuxième saison a été diffusée le 17 mai 2019 quatorze épisodes

The Expanse, série télévisée de science-fiction américaine de type space opera s'appuyant sur la série de romans du même nom de James S. A. Corey (un pseudonyme qui regroupe les auteurs Daniel Abraham et Ty Franck, assistant de George R. R. Martin, créateur du Trône de fer). Le premier roman, Leviathan Wakes publié en 2011 aux États-Unis puis publié en France en 2014 sous le titre L'Éveil du Léviathan, a été nommé au prix Hugo du meilleur roman et au prix Locus du meilleur roman de science-fiction ; la série est diffusée depuis le 14 décembre 2015 sur Syfy.

Ronald D. Moore, Matt Wolpert et Ben Nedivi, For All Mankind, ou Pour toute l'humanité, série télévisée américaine, 2019.

Richard Fleisher, Soleil vert, 1966 (film).

 

  1. « L'imaginaire métaphorique ou comment sortir de son espèce par la fiction », p. 383-405, in Fictions animales, Nicolas Correard, Carole Boidin, Florence Godeau, Michel Riaudel dir., 2021, Atlande, p. 388-389.
  2. C’est, par exemple, tenu un colloque international à l’Université Catholique de Lille (10-11 juin 2022), Science-fiction et théologie, Frank Damour dir., https://lillethics.com/2022/07/13/videos-colloque-science-fiction-theologies-religions/; on y a croisé Serge Lehman, Natacha Vas-Deyres, et on s’y est adossé aux travaux de Gérard Klein, Laurent Bazin ou Philippe Clermont.
  3. Au fond, on retrouve là l'une des propositions du Laboratoire des Imaginaires, qui questionne comment « Raconter l’Histoire. Récits et Histoire dans les cultures de l’imaginaire» en précisant : « C’est l’intensité des événements, la multitude des points de vue et la façon de construire le récit qui semblent donner au texte une ambition historique au sein de la diégèse. L’extension de l’histoire sur une vaste période temporelle sert également cet intérêt en permettant à l’audience d’un média de voir se dérouler l’Histoire alors qu’elle a lieu » (Manon Berthier, Corentin Daval et Marie Kergoat).
  4. Maryse Petit, « Le voyage dans le Temps est-il possible ? », in Mythologie-Trésors de la Culture, n°15, La SF, Bertrand Audouy dir., mai-juin-juillet 2022, p. 87.
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