
Clowneries métaphysiques dans le théâtre de Beckett
A propos d'En attendant Godot, Jean Anouilh écrit : « C'est le sketch des Pensées de Pascal par les Fratellini 1. » L'expression « clownerie métaphysique » est celle à laquelle Beckett avait pensé pour le sous-titre de Godot. Le motif du clown peut sembler parcourir la plupart des pièces de Beckett, de manière allusive ou plus explicite, d'Eleutheria à La Dernière bande.
Les metteurs en scène ne s'y sont pas trompés. Dans une sorte de réciprocité générique, plusieurs représentations illustrent parfaitement cette perméabilité du cirque et du théâtre beckettien. Si l'on ne peut affirmer que Beckett a été influencé par le cirque, du moins a-t-il baigné dans un contexte culturel qui donnait une place certaine à ce type de spectacle. Les noms de Zavatta, de Grock ou des Fratellini ne lui sont pas inconnus. Incontestablement, l'influence de Chaplin ou de Laurel et Hardy nourrit son œuvre et l'on ne peut croire qu'ayant écrit et réalisé Film, le choix de Buster Keaton (il avait préalablement pensé à Chaplin) ait seulement été laissé au hasard d'une rencontre.
Nombre de metteurs en scène tenteront d'ailleurs cette aventure. On pense en premier lieu à la mise en scène, en 1953, de Roger Blin qui écrit :
Ma première idée quand j'ai lu le texte a été de mettre les personnages dans un cirque. Parce que les rapports entre Vladimir et Estragon, la rapidité de leurs répliques m'ont immédiatement fait penser à des dialogues de clowns... 2
Dans la critique qu'il fait d'En attendant Godot, Max Favalelli souligne cette proximité avec le type du clown : « Beckett a adopté le style du cirque. Ses deux héros sont pareils, dans leur redingote rapiécée et sous leur vieux melon cabossé, à deux augustes qui évoluent sur la piste de sciure 3. » D'autres metteurs en scène suivront cette voie du cirque. Marcel Maréchal, quand il décide de représenter Fin de partie en 1964 à Lyon, s'inspire lui aussi du motif clownesque pour sa mise en scène. Lorsqu'il évoque ses choix, il rappelle la nécessité du « maquillage superbe à la Fratellini », et le jeu de scène des acteurs : « Cela a été joué avec énormément d'humour, comme il fallait que ce soit joué, comme Grock ou Laurel et Hardy l'auraient joué 4. »
En 2016, Peter Stein incarne en Jacques Weber un Krapp en clown déchu : visage fardé, nez rouge, cheveux hirsutes, démarche difficile.
D'autres exemples pourraient bien sûr être cités. La porosité du théâtre de Beckett avec le monde du cirque est une hypothèse sérieuse qui fait sens. Au cœur du cirque, la figure du clown, ambivalente, s'avère être un véritable prisme par lequel le dramaturge donne à voir la condition humaine, entre expression du tragique et incarnation de la joie.
Le théâtre de Beckett, s’il montre l’homme dans ce qu’il a de malade, de sale, de ridicule et de terre-à-terre, l’élève aussi dans son rapport à l’amor fati, dans cette approbation totale à son être-là, cette puissance du dépassement, cette survie du corps et du langage, par le langage et par le geste. Se moquer de ces clowns, les montrer du doigt, c’est comprendre que la joie passe par l’acceptation de cette « humaine condition ». Car il s'agit bien de nous moquer de nous-même, le doigt pointé avec amusement vers notre propre reflet. Si l’on peut pleurer, il faut donc surtout en rire, car c’est le propre du théâtre de Beckett, que de donner à voir l’homme dans ce qu’il a de grotesque, de dérisoire, de montrer son insoutenable légèreté mais, par-là, de lui donner une épaisseur, une consistance philosophique, de celle qui lui permet d’assumer joyeusement sa condition.
La figure du clown est donc avant tout chez Beckett l'expression du tragique. En effet, le dramaturge semble retenir, comme principe d'écriture primordial, une esthétique du fatum. Plusieurs éléments participent de cette écriture dans le choix du motif clownesque : une mécanique construite autour de la répétition, de l'incarcération, de l'attente et le choix du duo comme posture signifiante à travers des personnages qui figurent des clowns par le geste et le verbe.
Mais la figure du clown est aussi et surtout une figure comique, et Beckett s'en approprie les mécanismes pour faire de ses personnages des êtres tiraillés entre le rire et les larmes. Le manichéisme des duos de clowns est présent dans les jeux des couples beckettiens. Nous pouvons alors parler d'une conversion du pire en rire, d'une véritable médication par les ressources du comique clownesque, du comique de geste au comique de langage.
Le clown, cet obscur objet du tragique beckettien
Le clown est donc avant tout une figure du tragique chez Beckett. Pour en comprendre les contours dans son théâtre, il faut nous intéresser d'abord à la figure de ce clown et ensuite au systématisme de l'objet.
Cette idée du clown beckettien est développée par Alfonso Sastre dans le Cahier de l'Herne dédié à Samuel Beckett :
Beckett découvre le cirque comme représentation existentielle. Ce couple -le clown et l'auguste- est une représentation simplifiée d'un rapport complexe : celui de l'homme et de son prochain. Le clown et l'auguste sont deux hommes qui ne se comprennent pas. C'est pour cela que nous rions. C'est pour cela aussi que nous pourrions pleurer 5.
C'est tout d'abord à la typologie du clown vieux, déchu, qu'appartiennent les personnages de Beckett ; celui que l'on retrouve dans Limelight de Chaplin et qui est décrit par Tristan Rémy dans son ouvrage Les Clowns : « Et les artistes d'agilité, fatigués, vieillis ou accidentés, plutôt que d'abandonner le métier qui les a nourris tant bien que mal, choisissent de « finir » comme clowns 6. »
Les figures clownesques chez Beckett s'inscrivent dans cette logique de la marginalité et du vieillissement. Beckett les montre en fin de carrière. Krapp, dans La Dernière bande, est « un vieil homme avachi », « Visage blanc. (…) Cheveux gris en désordre. (…) Très myope. Dur d'oreille. (…) Démarche laborieuse 7. »
Dans L’Aurore, le critique Gustave Joly évoque ce lien ténu entre le cirque et la pièce En attendant Godot, qui
se présente comme une funèbre entrée comique, une clownerie macabre où la condition de l'homme, d'un homme dépouillé et grelottant dans sa misère, installé dans sa déchéance de qui a perdu dans sa solitude jusqu'au contrôle de son langage (et qui) est décrite avec un humour amer 8.
Mais ces corps clownesques sont aussi marqués par la désarticulation, un des mécanismes du tragique beckettien. Qu'on pense au jeu de Lucky dans En attendant Godot. On assiste ici à une mécanique déréglée. Le corps s'emballe ainsi que la parole. Les postures du personnage sont clownesques parce qu’elles l’associent au pantin, soumis à la volonté de son maître Pozzo. Ce clown-pantin est un motif des clowns Rico et Alex au début du XXe siècle.
Les personnages de Beckett, à l'instar des clowns décrits par Rémy, « habit à queue trop large, un gilet blanc trop long et un pantalon noir trop court 9 », sont également des personnages de l'excès. Le pantalon d'Estragon est « trop grand », leurs chaussures « très étroites et pointues », Krapp est « très myope » ou à une « voix fêlée très particulière ». Pour Jean Starobinski,
Le corps fait son jeu à part ; il aurait dû s'effacer, le voici qui réapparaît comme une fatalité ridicule. Le corps a subi une espèce d'exil : un exil et un excès de présence 10.
De plus, ils éprouvent des difficultés majeures pour accomplir des gestes du quotidien et le corps handicapé ou malade devient le levier de leur déraillement : Estragon tente tout au long du premier acte d'enlever sa chaussure avec une difficulté croissante. Le discours didascalique accorde une importance majeure aux mimiques clownesques du personnage qui tente de se déchausser.
Ces personnages privés de leur mobilité et de leur virtuosité peuvent donc figurer des clowns déchus, le théâtre de Beckett devenant alors un théâtre de la réduction du déploiement du corps. Dans Fin de partie, Hamm et Clov sont victimes de leur incapacité à se mouvoir correctement : « Clov : je ne peux pas m'assoir. Hamm : C'est juste. Et moi je ne peux pas me tenir de debout 11. » Le personnage de Hamm est en effet dans un fauteuil roulant.
Mme Krap est presque infirme : « Excuse-moi de ne pas me lever. » Puis, à la question de Mme Meck, « Tu as toujours mal ? », elle répond : « De plus en plus 12 ».
Enfin, ce sont aussi des figures marginales qui, à l'instar des clowns, sont désignées par leurs particularités physiques, vestimentaires et sociales. F 1 exprime cette décrépitude olfactive : « Puis il se remit à puer 13 ». Une remarque que l'on retrouve de façon presque similaire dans En attendant Godot : à la question de Pozzo, « Lequel de vous sent si mauvais ? », Estragon de répondre : « Lui pue de la bouche, moi des pieds 14. » Estragon et Vladimir ont des allures de clochards, en témoigne la didascalie qui précise le jeu récurrent de Vladimir : « Il fouille dans ses poches, archibondées de saletés de toutes sortes 15. » D'autre part, cette marginalité s'étend à la bêtise des personnages – une bêtise comme motif clownesque, évoquée notamment par Tristan Rémy à propos du premier véritable Auguste, Little Walter :
Elle gardait l'attrait particulier de la simplicité. Accessible au plus grand nombre, elle s'avérait un éternel élément d'hilarité, l'aliment le plus riche du comique de cirque, la bêtise ayant la qualité de ne jamais lasser les spectateurs, pourvu que les clowns sachent l'accommoder diversement 16.
La réplique de Vladimir, « C'est peut-être un idiot », qui précède celle d'Estragon, « Un crétin 17 », semble mettre au jour une fois de plus cette expression de la marginalité. Idiotie saillante également dans Eleutheria : « C'est mon fils. Il est encore à moitié idiot 18 », dit le Vitrier. L'empêchement physique et presque mental agit donc comme un moteur qui est sur le point de s'arrêter de fonctionner. Ces handicaps qui jalonnent les motifs beckettiens expriment tous ce dysfonctionnement. Beckett fait agir ses personnages comme des pantins misérables soumis aux ficelles qui les maintiennent en déséquilibre. En ce sens, ces personnages sont des clowns tristes, parce que le dramaturge grossit à la loupe de l'écriture les traits saillants de leur infirmité pour en accentuer l'aspect tragique et qu'il les marginalise par leurs corps empêchés.
Le tragique de ces figures clownesques s'exprime aussi à travers une esthétique de l'automatisme, le motif de la répétition s'érigeant en véritable topos d’écriture. Marie-Claude Hubert insiste sur le caractère carcéral de cette répétition : « La répétition d'une action toujours identique, aboutit à la négation du temps dans son dynamisme et révèle des personnages prisonniers d'un processus régressif 19. »
De la figure de l'automate à l'automatisme de ses actes, les personnages sont dessinés comme des êtres voués à la répétition de gestes futiles, comme des clowns qui seraient soumis au ressassement du même tour. Il y a chez le dramaturge une esthétique de la rengaine. Les personnages ne peuvent s'en extraire, d'où l'assimilation à une sorte d'emprise infernale. Les personnages sont condamnés au retour du même, comme un numéro de clown inlassablement recommencé. Pour Tristan Rémy, pour que la clownerie devienne comédie, il faut qu'il y ait « la répétition, ce procédé de la comédie classique 20 ». Il y a bien chez Beckett un emprisonnement de l'être, lié à son éternel ressassement. Dans Godot, Estragon effectue les mêmes gestes des centaines de fois : « il se rassoit », « remet sa chaussure », « revient », « repart ». Cette poétique du « re » est omniprésente dans le théâtre de Beckett : recommencement, redites, retrouvailles, retours, tout semble être voué, personnages, décors, temps et espace à ce même sans cesse réitéré.
Les personnages apparaissent ainsi dans toute la difficulté de leur rapport au monde : en cela, le motif du clown chez Beckett associé à la fatalité d'un corps qui fait barrage est d'abord essentiellement lié au tragique.
Mais le systématisme de l'objet est un autre moteur du tragique beckettien. Dans le théâtre de Beckett, les objets prosaïques, les aliments (une brosse à dents, un chapeau, une banane, une carotte), évoquent les clowns. En témoignent les différentes entrées clownesques que Tristan Rémy a consignées : « Les Assiettes cassées », « Les Chapeaux écrasés », « La Carotte », « L'oeuf dans la poche ». Au cirque, ces différentes manipulations agissent comme un système d'enfermement.
Dans cette mécanique du tragique, le recours permanent à l'objet est un motif récurrent qui maintient le personnage dans une existence douloureuse. Le clown, dans son numéro de cirque, ne peut s'arracher au fouillis qui lui sert de support pour amuser le public. Il s'inscrit alors dans la pure tradition grimaldienne du « comique d'accessoires 21 auxquels il attache un véritable fétichisme 22 », selon Claudine Almiard-Chevrel. L'objet se fait menotte, maintenant de force le personnage sur l'espace scénique. Comme au cirque, il acquiert un véritable statut dramatique.
Cet objet semble parfois échapper au contrôle de l'homme et générer une soumission du personnage, comme c'est le cas dans les numéros de clowns où l'objet s'autonomise et devient tyrannique. On pense au numéro « Les Ballons » où les objets échappent au contrôle des clowns ou encore à l'Auguste Bario dans le numéro « Le chapeau » qui perd l'équilibre et dont les chaises instables le clouent à répétition au sol. Le personnage « gît sous ses accessoires 23 ». Chez Beckett, le personnage se retrouve enfermé dans un registre tragique, conditionné par la bonne marche de l'objet, comme c'est le cas dans La Dernière Bande par exemple, pour le magnétophone de Krapp, pour l'objet retrouvé dans Godot, en l'occurrence le chapeau, ou encore par les manifestations d'hostilité que les dits-objets peuvent lui témoigner, comme la peau de banane de Krapp, la vitre qu'il faut réparer dans Eleutheria ou la chaussure d'Estragon.
On peut établir une typologie des objets chez Beckett : ceux qui semblent faire obstacle à la quête du bonheur, ceux font accéder le personnage au rang de clown tragique, ceux qui justifient son existence.
Pour ce qui est de l'objet obstacle, la chaussure d'Estragon ou la valise que porte Lucky constituent, au sein même du mime clownesque, un obstacle au mieux. Le personnage reste inlassablement condamné au pire : souffrir. Cette valise lourde à porter peut aussi être la métaphore du poids de ce qui apparaît comme matériel. Lucky devient alors l'Atlas des temps modernes, écrasé sous la charge d'un monde qu'il porte sur son dos. Le procédé se retrouve dans certains duos de clowns, notamment dans « Charge et décharge ! » qui met en scène, en 1910, Léandre, Chico l'Auguste et le régisseur, où l'Auguste porte sur l'épaule une malle monumentale sous le poids de laquelle il trébuche et vacille à chaque pas.
On retrouve ensuite les objets qui font accéder le personnage au statut de figure tragique parce qu'ils l'emprisonnent. C'est le cas par exemple de la corde au bout de laquelle on voit apparaître Lucky, ici véritable personnage du cirque qui n'est pas sans rappeler le clown Chocolat, à propos duquel Tristan Rémy écrit :
Sans doute était digne de compassion le nègre souffre-douleur, qui obéit, infortuné, sans se plaindre et dont le masque impassible laisse le spectateur indécis de savoir s'il a devant lui un être sans cervelle ou, au contraire, un malheureux assez intelligent pour concevoir sa déchéance morale et qui ne dit rien parce qu'il sait que son sort est de se soumettre 24.
Enfin, on retrouve l'objet qui justifie l'existence même du personnage. « Il y aura toujours le sac 25 » dit Winnie, privée de sa mobilité, comme si ce sac était le garant de sa survie. Le magnétophone de Krapp dans La Dernière Bande semble justifier de la même manière la présence du personnage. Krapp se situe du côté du jeu clownesque lorsqu'il débranche et rebranche son magnétophone comme Bario et Dario remplissent et vident un seau dans le numéro « Les Boules » en 1930. Mais ces objets sont la condition même de leur survie en scène.
Ainsi ce systématisme de l'objet peut faire des personnages des clowns tragiques. Ils mettent alors en lumière une esthétique de la fatalité.
Mais ces figures clownesques, si elles incarnent chez Beckett une vision tragique de l'existence, peuvent aussi s'incarner en remède, un remède à la pesanteur de la finitude. De fait, par la charge comique des personnages clownesques, le dépassement du tragique devient possible.
La dérision du désespoir : le clown beckettien
On assiste en effet à la conversion du pire, d'abord grâce au tandem qui apparaît comme une médication face à la pesanteur du tragique, ensuite par les différents types de comique, du comique de geste au comique de parole.
Cette conversion s'illustre donc tout d'abord à travers le motif du duo qui devient une solution au dépassement du tragique.
Nec tecum nec sine te... « Ni avec toi, ni sans toi ». La tradition du tandem constitue une polarité obsédante pour Beckett et appartient à un continuum, fruit d'un héritage, celui du cirque et de ses duos de clowns. En témoigne cette galerie de binômes : Vladimir-Estragon, Pozzo-Lucky, Winnie-Willie, Nagg-Nell, Hamm-Clov, A-B. La figure du duo permettrait alors chez Beckett comme chez les clowns le dépassement du tragique par la dérision, la conversion du pire en rire, la lutte solidaire contre l'angoisse du vide.
Ils peuvent apparaître alors comme les facettes multiples d'un Un, pouvant se compléter, s'opposer mais sans toutefois jamais se séparer. L'interdépendance évacue ainsi l'enfermement solipsiste comme au cirque où l'Auguste provoque la blague parce qu'il sert de tête de turc.
Pozzo et Lucky, bien que dans une dialectique très marquée d'un maître et de son serviteur, à la frontière de rapports sadomasochistes, illustrent à eux-seuls cette imbrication de l'un dans l'autre. « Le maître a autant besoin de l'esclave que l'inverse, pour exister 26 » écrit Jean Baudrillard. Le couple devient donc nécessaire à l'évanouissement du tragique. « La diversion se fait divertissement27 », comme le rappelle Alain Satgé. Il faut décentrer son regard du tragique de la fatalité : la présence d'un autre permanent à qui donner la réplique permet cette diversion.
Cette interdépendance est celle de l'Auguste et du clown blanc. Lorsqu'apparaît l'auguste en 1870, la mode de son association avec le clown blanc est lancée. L'un n'ira désormais plus sans l'autre, ce que souligne Tristan Rémy :
Il apparut bientôt que Foottit et Chocolat étaient faits pour se compléter. Ils possédaient des qualités contradictoires. Foottit, intelligent, nerveux, léger, était l'antithèse de son partenaire, borné, lent à s'émouvoir et prêt à tout supporter 28.
Martin Esslin écrit à propos du théâtre de Beckett : « Comme dans les numéros de music-hall, si l'un vacille, c'est tout le spectacle qui s'écroule 29. »
La distinction fondamentale entre les deux constituants de ces duos est de type essentiellement psychologique. Chaque clown du binôme se singularise par des traits signifiants d'une personnalité caricaturale. L'auguste est maladroit, naïf, rêveur, fantaisiste, ses vêtements sont toujours trop longs, il bouscule, fait tomber les objets, tombe lui-même. A côté de lui, le clown blanc est habile, précis, autoritaire, colérique, moralisateur.
On retrouve cela dans Acte sans paroles II. En effet, A est maladroit et lent. Il « rêvasse » pas moins de onze fois en deux pages là où B est précis et vif et « consulte sa montre » quinze fois. Si A semble hors du temps par ses rêveries, B quant à lui en est esclave puisqu'il ne peut s'en détacher. L'un est lunaire, l'autre terrestre. Ils ont un rapport au monde qui diverge et pourtant ils se complètent sur la scène comme les deux parties d'un même tout.
Cette interdépendance peut être amicale, affective, amoureuse, sociale. Les raisons qui les font agir à deux peuvent être diverses : une attente commune (Estragon/Vladimir), une dépendance psycho-affective (Clov/Hamm), un enfermement conjoint (Nagg/Nell), une conjugalité, même en ruine (MM. Piouk et Krapp et leurs épouses ou Winnie/Willie), un passé (Pozzo/Lucky). Plusieurs types de compagnonnage sont identifiables : ceux qui se trouvent sur le mode du même, comme Estragon et Vladimir, Nagg et Nell et ceux qui fonctionnent dans un rapport de maître à esclave, comme c'est le cas de Pozzo et Lucky, de Hamm et Clov ou encore de Michel et de son père dans Eleutheria. Dans tous les cas, comme pour l'ensemble des autres duos beckettiens, c'est, comme le souligne Martin Esslin, parce qu'ils ont « […] des natures complémentaires qu'ils dépendent également l'un de l'autre et qu'ils doivent rester ensemble 30 ». L'antagonisme apparaît comme un ressort majeur dans ce motif du duo et véhicule une forte charge comique.
À l'instar des duos clownesques, la puissance du comique est induite par les rapports problématiques que les membres du tandem entretiennent structurellement. Les dissonances sont donc fondamentales. Il y a en quelque sorte une guerre catégorielle : homme/femme, jeune/vieux, dominant/dominé, présent/passé, mobile/impotent. L'exemple le plus saillant est sans doute celui de Pozzo et Lucky. Pozzo n'aurait pas de consistance, d'épaisseur dramaturgique sans son « knouk », il n'en est pas moins celui qui prend en charge une part du comique par la domination qu'il impose à Lucky. Tristan Rémy souligne un aspect similaire dans les rapports entre clown et auguste :
Que Foottit et Chocolat fussent tour à tour victimes, il y avait dans le jeu de Foottit une prédisposition à la violence qui rétrécissait le rôle de Chocolat à être un encaisseur de premier ordre 31.
Lucky est alors celui qui s'apparente à une bête de foire. Pourtant, il inverse les données puisque rejaillit sur son « maître » toute la charge comique. De l'amuseur il devient l'amusé. On ne rit plus de Lucky pour les raisons invoquées par Pozzo. On rit avec Lucky contre Pozzo. Et Beckett adopte ici un procédé bien connu des clowns : celui de l'arroseur arrosé. La dimension subversive du jeu dans le duo suscite donc aussi le comique dans une inversion marquée des rapports de forces. Le comique apporte un rire qui devient libérateur mais, surtout, il permet le dépassement du désespoir auquel nous voue notre condition d'être humain. Cette conversion du pire en rire s'effectue d'autre part grâce au geste et à la parole clownesques qui deviennent les garants de la joie et du rire.
Il existe dans le théâtre de Beckett une grande variété du comique, du geste à la parole, qui s'apparente aux jeux des clowns. Le rire devient thérapeutique en ce sens qu'il permet de sortir du néant en continuant à être et à faire : « Estragon et Vladimir continuent leur manège 32. » On retrouve tout d'abord le comique de geste. Chez Beckett, celui-ci construit une série de gags proches de ceux que l'on retrouve dans les numéros de clowns, sans doute aussi parce que le théâtre de Beckett est, à l'instar des jeux clownesques, un théâtre de l'accessoire et du faire. C'est dans la banalité de l'objet et du geste qui lui est associé que réside ce comique qui s'apparente à celui du clown : marteau, chapeaux, légumes, valises, échelle, brosse à dents. Ainsi Vladimir sort de sa poche successivement une carotte et un navet. Krapp mange de manière compulsive des bananes.
D'autre part, le corps impotent, maladroit est un des ressorts du comique. Les troubles de la marche que l'on retrouve par exemple chez Vladimir qui marche « à petits pas raides 33 » sont à l'origine de jeux scéniques inspirés des clowns. Chez Beckett, les expressions de ce comique non-verbal sont nombreuses : les coups que reçoit Lucky dans Godot en sont un exemple ou encore l'entrée brutale du couple Pozzo/Lucky, ainsi que leur sortie, qui rappellent les étapes d'un numéro de cirque comme « Charge et décharge ! » par exemple où Léandre multiplie les injonctions à l'endroit de Chico.
Le comique de répétition est également un moteur essentiel du comique. Beckett expose comme au cirque la banalité d'un geste recommencé et maladroit. Les jeux de chapeau dans Godot ne sont pas sans évoquer certains numéros comme « Les Chapeaux écrasés ». Clov déplace le fauteuil de Hamm « un peu plus à gauche », « un peu plus à droite » et cela plusieurs fois d'affilé dans la pièce, tout comme la chaussure qu'Estragon essaie d'enlever - « il recommence », « renonçant à nouveau », « remet », « passe sa main à nouveau » - ou la bande du magnétophone que Krapp met puis enlève, - « remet », « referme », « reprend », « retourne 34 ».
On retrouve ensuite le comique de situation. Des situations absurdes, le spectateur va tirer profit pour mettre à distance le tragique de sa condition. On peut risquer l'hypothèse d'une catharsis comique, par laquelle le spectateur pourrait expier la douleur de l'acceptation de cette condition humaine, pour mieux l'assumer ensuite. Ce comique de situation s'établit par le biais de schémas clownesques typiques : disputes/ruptures, entrées/sorties, portes qui claquent/scènes de tendresse, objets brisés, chutes, escalades, déplacements raides. On retrouve au cirque des gags typiques qui véhiculent un comique de situation efficace. Ainsi Tristan Rémy écrit :
J'entends encore Foottit dire à Chocolat, impassible : « Espèce d'idiot ! », lui répéter dix fois la même injure, sous le nez, dans un porte-voix, en lui montant sur les épaules, en lui martelant le crâne, en lui crevant le tympan avec une énorme vrille, et je le vois s'arrêter avec un profond découragement parce que Chocolat, souriant béatement, lui répondait avec calme : « J'avais entendu la première fois 35. »
Chez Beckett, on retrouve un procédé similaire, notamment dans Fin de partie, dans un dialogue qui confine au comique clownesque :
Hamm. - (…) Va voir s'il a entendu.
Clov va à la poubelle de Nagg, soulève le couvercle, se penche dessus. Mots confus. Clov se redresse.
Clov. - Oui.
Hamm. - Les deux fois ?
Clov se penche. Mots confus. Clov se redresse.
Clov. - Une seule.
Hamm. - La première ou la seconde 36?
D'autres ressorts participent de ce comique. Le matériel résiste souvent, comme au cirque, à la volonté humaine et provoque un imbroglio absurde. C'est le cas de la chaussure d'Estragon, de la bande sonore de Krapp, de la vitre dans la chambre de Victor, du chien fictif de Hamm.
Enfin, le comique de langage chez Beckett s'inscrit lui aussi dans la tradition clownesque. « Le charabia apparaît comme un procédé comique obligatoire 37» note Tristan Rémy. Chez Beckett, la multiplication des jeux de mots, des calembours, des facéties langagières, les délires verbaux de tous ordres rapprochent ce type de comique d'un comique de clown. Le comique de mots repose d'abord sur les appellations qui évoquent évidemment celles des clowns. C'est notamment le cas des hypocoristiques Didi et Gogo de Godot, de A et B, les personnages d'Acte sans paroles qui peuvent figurer l'Auguste et le clown Blanc, des personnages de Va-et-vient qui sont amputés de la suite de leur prénom : « Flo », « Vi » et « Ru ». Il est intéressant aussi de remarquer que le nom de Pozzo est étonnamment proche de celui de Bozo. Coïncidence étonnante, d'autant plus que Vladimir et Estragon peinent à comprendre la première lettre du nom de Pozzo et répètent plusieurs fois « Bozzo ? ». On sait aussi que Beckett faisait allusion aux « comiques Bim et Bom 38 » pour évoquer Didi et Gogo et qu'il précise dans une note de mise en scène de Godot vouloir un accent du type de celui de Grock pour une des répliques de Vladimir.
Le comique de mots repose ensuite sur un certain registre familier, voire grossier, hérité de la farce, comme par exemple dans Eleutheria (« Vous vous y prenez comme un con 39 ») ou le verbe « bander » dans Godot.
Beckett pratique aussi les jargons, les propos sans suite, la répétition et l'énumération. En témoigne la fatrasie de Lucky avec par exemple l'« Acacacacadémie » et l'« Anthropopopométrie ». Il en va de même dans Fin de partie, avec le jeu sur les mots « Hamm » et « Home » : « Sans Hamm (geste circulaire), pas de home 40 » ou encore sur la distinction entre « coite » et « coïte » :
Hamm. - Tu l'as eue ?
Clov. - On dirait. (…) À moins qu'elle ne se tienne coïte.
Hamm. - Coïte ! Coite tu veux dire.
Clov. - Ah ! On dit coite ? On ne dit pas coïte ?
Hamm. - Mais voyons ! Si elle se tenait coïte nous serions baisés 41.
Dans les pièces de Beckett, les échanges verbaux acquièrent donc un caractère récréatif. D'autres phrases sont significatives de ce comique de langage : du comique « brève de comptoir » comme « Un sandwich, c'est deux tartines collées ensemble 42 » au détournement lexical (« Paroles ? Il a parolé 43 ? ») en passant par l'association d'idées cocasse (« Docteur André Piouk, psychopathe. Et sociologue 44 » ). La multiplication des types de comique fait donc du théâtre de Beckett un théâtre de la joie qui permet le dépassement du tragique.
Conclusion
La figure du clown chez Beckett, à la fois celle du clown blanc et de l'auguste, peut donc aussi être un angle d'attaque pour comprendre l'humain. Il est tout à la fois beau et laid, sublime et grotesque. Il figure la réconciliation des contraires. Les personnages de Beckett semblent construits sur cette dualité clownesque et aussi très humaine, capables d'élans poétiques, sublimes, de tendresse, de sentiments amicaux et en même temps de comportements grivois, autoritaires, manipulateurs.
Beckett, par le prisme de la clownerie, pose finalement un regard bienveillant sur l'homme. Les personnages de son théâtre sont tous en attente de quelque chose, mais cette attente, loin d'être l'expression d'un pessimisme radical, traduit finalement la ténacité, des efforts que rien ne semble pouvoir décourager. C'est l'obstination de l'auguste. Il montre l'insuffisance humaine moins le découragement. L'attente est donc porteuse d'espoir. Car l'absence n'est en rien l’inexistence. C'est par l'attente que peut alors surgir le sens. Le numéro de clown procède de ce schéma : un temps entièrement concentré vers une chute. Une attente au terme de laquelle la vérité se présente. Le passage par la clownerie ouvre donc pour Beckett une brèche salutaire pour reprendre confiance en l'humanité et pour la donner à voir et à entendre.
Le clown est celui qui se grime, qui apparaît masqué. Mais il nous représente : il est chez Beckett le prisme par lequel observer l'homme, il suggère ce médiateur et ce miroir. Parce que le clown est tout le monde, il n'est donc personne. Au spectateur de se reconnaître en clown, de prendre cette distance nécessaire pour faire du rire, de la dérision, un secours cathartique face à l'angoisse de vivre. C'est bien ce que nous présente la figure ambivalente du clown beckettien.
- Jean Anouilh, Dossier de presse. En attendant Godot : 1952-1961, 10/18, IMEC, 2007, p. 97.
- Roger Blin, in Pierre Chabert (dir.), Revue d'esthétique, Samuel Beckett, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1990, p. 160.
- Max Favalelli, « Alex et Zavatta à la Sorbonne », in Dossier de presse. En attendant Godot : 1952-1961, 10/18, IMEC, 2007, p. 34.
- Marcel Marechal, in Pierre Chabert (dir.), Revue d'Esthétique. Samuel Beckett, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1990, p. 205-206.
- Alfonso Sastre, « Avant-garde et Réalité », in Tom Bishop et Raymond Federman (dir.), Cahier Beckett, Paris, L'Herne, 1976, p. 237.
- Tristan Remy, Entrées clownesques, Paris, L'Arche, p. 14.
- Samuel Beckett, La Dernière bande, Paris, Minuit, 1959, p. 8.
- Gustave Joly, L'Aurore, 6 janvier 1953, in André Derval, Dossier de presse. En attendant Godot : 1952-1961, 10/18, IMEC, 2007, p.45.
- Tristan Rémy, Les Clowns, Paris, Grasset & Fasquelle, 1945, p. 74.
- Jean Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, 2004, p. 55.
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- Ibid., p. 18.
- Tristan Rémy, Les Clowns, Paris, Grasset & Fasquelle, 1945, p. 146.
- Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 34.
- Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 98.
- Marie-Claude Hubert, Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante, Paris, José Corti, 1987, p. 81.
- Tristan Rémy, Les Clowns, op.cit., p. 262.
- Tristan Rémy, Entrées clownesques, op. cit., p.13.
- Claudine Amiard-Chevrel, Du Cirque au théâtre, Paris, L'Age d'Homme, 1983, p. 195.
- Tristan Rémy, Les Clowns, op. cit., p. 267.
- Ibid., p. 120.
- Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Editions de Minuit, 1962, p.64.
- Jean Baudrillard, Carnaval et cannibale suivi du Mal ventriloque, Paris, L'Herne, 2008, p. 38.
- Alain Satge, Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 60.
- Tristan Rémy, Les Clowns, op. cit., p. 102.
- Martin Esslin, Le Théâtre de l’Absurde, Paris, Buchet-Chastel, 1992, p. 43.
- Martin Esslin, Le Théâtre de l'absurde, Paris, Buchet-Chastel, 1992, p. 15.
- Tristan Rémy, Les Clowns, op. cit., p. 116.
- Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 51.
- Ibid., p. 9.
- Samuel Beckett, La Dernière Bande, op. cit., p. 19.
- Tristan Rémy, Les Clowns, op. cit., p. 115.
- Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit. p. 88-89.
- Tristan Rémy, Entrées clownesques, op. cit., p. 13.
- Alain Satge, Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit, p. 65.
- Samuel Beckett, En attendant Godot, op. cit., p. 137.
- Samuel Beckett, Fin de partie, op. cit., p. 56.
- Ibid., p. 51.
- Samuel Beckett, Eleutheria, op. cit., p. 113.
- Ibid., p. 124.
- Ibid., p. 155.