Construire des mondes imaginaires : L’exemple des exergues de Pierre Bordage

Construire des mondes imaginaires : L’exemple des exergues de Pierre Bordage

Par PERIER Isabelle

Cette étude s’inscrit dans le prolongement de deux réflexions plus larges. La première est un projet d’étude global sur les rapports entre science-fiction et poésie. En effet, les exergues de Pierre Bordage sont souvent poétiques et possèdent une valeur esthétique indéniable. La deuxième, plus restreinte, est une étude poétique des usages de l’exergue en science-fiction. L’analyse qui suit est notamment le prolongement d’un précédent travail sur les exergues chez Frank Herbert, présenté au cours du colloque-hommage du CERLI à Maurice Lévy et Jacques Goimard en février dernier.

L’œuvre de Pierre Bordage est vaste, même lorsqu’on ne se concentre que sur ses exergues – ce qui élimine d’office les œuvres qui n’en font pas usage. Notre corpus se veut à la fois abondant mais étudiable : nous avons donc choisi de nous pencher sur Les Fables de l’Humpur (1999), Wang (1996 – 1997), le cycle des Guerriers du silence (1993 – 1995) et le cycle de La Fraternité du Panca (2007 – 2012). Ce corpus présente des œuvres de tailles variées qui utilisent, chaque fois, le procédé de l’exergue fictive d’une manière différente et constituent donc un échantillonnage intéressant pour notre étude.

La méthode employée est systématique : les exergues ont été relevés et commentés en un grand tableau (Les Fables de l’Humpur mis à part, en raison de leur homogénéité) permettant une vision synoptique de la répartition des exergues et de leur mise en œuvre. Ce tableau peut ainsi être comparé avec le tableau précédemment exécuté pour l’étude des exergues de Frank Herbert.

Notre propos est d’examiner le fonctionnement des exergues chez Pierre Bordage en montrant en quoi elles constituent à la fois un moyen habile d’agencer une narration complexe et un procédé central de création d’un monde fictionnel. Il nous semble en effet que les exergues chez Bordage constituent un point d’entrée incontournable et indispensable dans les États et Empires imaginaires qu’il met en scène dans ses romans et dans ses cycles. Ainsi, loin de n’être qu’un ornement à fonction connotative dirigeant l’interprétation du lecteur, les exergues sont chez Bordage un élément indispensable du récit.

Nous articulerons notre propos en trois temps : dans un premier temps, nous nous livrerons à une première description des exergues œuvre par œuvre. Puis, nous analyserons l’ensemble du fonctionnement des exergues chez Bordage afin de montrer leur importance dans la narration et dans la création d’un univers fictionnel immersif. Enfin, nous nous livrerons à une conclusion-bilan en comparant ces résultats avec ceux que nous avions pu souligner à propos de Frank Herbert.

 

1. Un champ de créativité aux multiples variations

Les exergues chez Pierre Bordage sont utilisés de multiples manières en fonction des œuvres, liant ainsi l’utilisation du procédé à un projet global de création littéraire et fictionnelle.

 

1.1. Monotextualité

Le premier type d’utilisation des exergues est monotextuel : chaque chapitre s’ouvre sur un exergue appartenant à une œuvre-source fictive, un livre imaginaire, qui vient annoncer le sujet ou l’esprit du chapitre à venir. C’est le cas du roman Les Fables de l’Humpur. Chaque chapitre du roman s’ouvre sur une fable de l’Humpur qui vient présenter un élément du monde fictionnel utile à la suite de l’intrigue. Par exemple, la fable placée en exergue du premier chapitre présente ce qu’est un « grogne » et donne une idée de ce à quoi peut ressembler Véhir, le personnage principal du roman, qui donne également son nom à ce premier chapitre :

 

Ainsi s’en vient le grogne, l’allure pesante, la fourche ou la faux sur l’épaule, la tête baissée sur cette terre qu’il éventre de son soc et engrosse de sa sueur, et sa peur l’ensuit comme une ombre.

Un jour, un hurle errant et de mauvais aloi croise le chemin d’un grogne âgé et frappé par la maladie des os mous.

« Es vieux et guère alléchant, failli grogne, mais, foi de hurle, ta boucane sera meilleure encore que la carne des bêtes sauvages.

- N’y songez pas, seur hurle, répond le grogne.

Si vous me ripaillez, serai’j comme une maladie dans votre sang et dans vos os. Et mourrirez avant la fin de la lunaison des arbres défeuillés… »

Le hurle réfléchit et dit :

« Tu as peut-être raison, pue-la-peur, mais si je ne te saigne pas sur l’instant, je serai mort avant la fin du jour. »

Et il se jeta sur le grogne pour l’égorger.

Puissent un jour les dieux de l’Humpur nous délivrer de ces deux fruits de l’ignorance que sont la faim et la peur.

 

Les Fabliaux de l’Humpur  1

 

Chaque fable est construite sur le même modèle : elle commence par introduire son propos général. Puis vient le récit, mêlant actions et dialogues à la manière de La Fontaine, puis la fable se clôt sur une morale, qui peut prendre comme ici la forme d’un souhait et vient donner une interprétation au récit, confirmant sa valeur d’apologue. Ainsi, les exergues de l’Humpur créent une variation sur la forme de la fable provoquant, au bout de quelques chapitres, un effet d’attente chez le lecteur qui en vient à guetter la fable suivante, à la fois pour son effet d’annonce, mais également pour sa vertu esthétique propre, puisque, en tant que fable, chaque exergue constitue un récit autonome, comme les fables d’Ésope ou de La Fontaine. De plus, les fables de l’Humpur sont un lieu littéraire à part dans le roman : mises en italiques, pour les détacher du récit principal romanesque, elles constituent un artefact xénoencyclopédique, un livre imaginaire, celui des fables de l’Humpur, où se déploie toute la virtuosité langagière à l’œuvre dans le roman, mais sous forme concentrée. Ainsi, qui rassemblerait tous les exergues du roman pourrait reconstituer le « livre-fantôme 2 » des Fabliaux de l’Humpur.

 

1.2. Polytextualité

À l’autre bout du spectre des exergues, les cycles des Guerriers du silence et de La Fraternité du Panca témoignent d’une polytextualité proliférante : poèmes, proverbes, comptines, légendes, maximes, prières, chansons, extraits de livres religieux, de « textes mentaux », de « conférences publiques », de pièces de théâtre, articles tirés du Dictionnaire universel des mots et expressions pittoresques ou de l’Encyclopédie unimentale, lettres… Les exergues des Guerriers du silence sont d’une diversité étourdissante et font preuve d’une richesse qui vient étoffer, de manière ponctuelle mais particulièrement immersive, l’univers fictionnel déjà vaste de ce space opera.

Le cycle de La Fraternité du Panca participe de la même abondance : textes religieux, poèmes, chants, journaux intimes, comptes-rendus de procès, extraits d’autobiographies, proverbes, essais, mythes et légendes, chroniques, comptines… Pourtant, l’exubérance proliférante des Guerriers du silence est ici canalisée car une proportion importante des textes des exergues (plus de la moitié) est réunie en un unique ouvrage aux proportions que le lecteur imagine gigantesques : Mythes et réalités de la Voie lactée d’Odom Dercher. Sous ce titre unifiant sont réunis de nombreux textes aux genres divers qui, par leurs indications paratextuelles, laissent entrevoir au lecteur la table des matières de ce fascinant ouvrage imaginaire, dont il n’entrevoit que des fragments : chapitre des sociétés secrètes, chapitre des transports, chapitre des espèces animales, chapitre des conflits planétaires, chapitre des ENHA, chapitre des armes, chapitre des cités, chapitre des peuples, chapitre des mythologies, chapitre des plantes légendaires, chapitre des croyances populaires, chapitre des animaux légendaires, chapitre des voyages spatiaux, pour le seul premier volume 3, sachant que la plupart de ces chapitres sont repris dans les volumes suivants.

Ainsi, la polytextualité des exergues de Bordage évolue d’un space opera à l’autre : la richesse luxuriante des Guerriers du silence se trouve disciplinée dans La Fraternité du Panca entre les pages imaginaires d’un gigantesque ouvrage encyclopédique, pratique pour la narration et pour la description d’un monde fictionnel aux proportions quasi infinies. On notera que la pulsion de compilation relevée à propos des Fables de l’Humpur s’applique également à ce cadre : le lecteur finit par avoir envie de regrouper les pages de ce gigantesque ouvrage imaginaire pour en faire la somme.

 

1.3. Bitextualité

Le cas du diptyque que constitue Wang est au carrefour entre les deux modèles que nous venons de décrire : les lecteurs du roman se souviennent nécessairement de l’ouvrage imaginaire dont les aphorismes et les conseils viennent émailler le début de chaque chapitre, à savoir Le Tao de la Survie de grand-maman Li.

 

Tous les coups sont permis, y compris les coups bas – surtout les coups bas. Le Tao de la Survie ne s’adresse pas aux cœurs épris de noblesse et d’éthique. Que ceux-là se tournent vers les religions traditionnelles, se soumettent à un quelconque maître ou franchissent la porte qui mène dans les mondes de l’au-delà…

Le Tao de la Survie de grand-maman Li  4

 

Toutefois, les citations de ce livre imaginaire sont entrecoupées d’extraits, de plus en plus nombreux et de plus en plus importants, d’articles du magazine Total Sens, rédigés par Jacquin Legrand, son rédacteur en chef. Ainsi, la construction des valeurs véhiculées par Le Tao de la Survie de grand-maman Li se trouve de temps à autre interrompue par le surgissement d’une voix autre qui vient représenter l’actualité du roman et mettre en question des certitudes du monde occidental qu’il décrit.

 

2. Un procédé aux multiples fonctions

Les exergues fictifs ont chez Pierre Bordage de nombreuses fonctions, qui peuvent converger au cœur d’un même texte et créent un effet d’attente chez le lecteur. En effet, celui-ci, pris au cœur d’un jeu de cache-cache avec l’auteur qui se joue de lui et dissimule indices et clins d’œil dans ses exergues, voit sa vigilance redoubler à l’ouverture de chaque chapitre afin de parvenir à percevoir l’intérêt de ce texte « étranger » pour la suite de sa lecture.

 

2.1. Construire un monde fictif

La première fonction de ces exergues est descriptive : ils permettent de construire le monde fictif dans lequel vient prendre place l’intrigue en diffusant des éléments xénoencyclopédiques 5 nécessaires à la compréhension du récit ou à l’immersion dans l’univers du roman. Par exemple, un exergue peut présenter la ville servant de cadre aux événements du chapitre qu’il précède :

 

Lunac : ville du continent Arcad, planète Ambre, située sur les bords de la mer Ostienne. Fondée dans les années 3500 du calendrier universel par l’explorateur Fadikin Rar Lunac, détruite en l’an 5607 par un débordement soudain de l’Ostienne consécutif à un tremblement de terre sous-marin. Port industriel sur le déclin, Lunca avait connu avant sa destruction un essor inespéré grâce aux vagues d’immigration venues du continent Asnaël, principalement par le Trans-Amblien (à noter que ce dernier effectuait une partie du trajet au fond de la mer Ostienne, se transformant à l’occasion en sous-marin ; la compagnie TA avait profité du retrait subit et inexpliqué de la mer deux siècles plus tôt pour poser le rail et, après le retour tout aussi inopiné de l’eau, avait adapté ses convois pour continuer d’exploiter la ligne).

Lunac servait de plaque tournante à de nombreux trafics, dont le plus odieux : le trafic humain. Les rabatteurs, des enfants la plupart du temps, se proposaient pour servir de guides aux voyageurs, qu’ils entraînaient dans des salles souterraines où les familles étaient séparées, les enfants expédiés dans les grands domaines agricoles du Sud, les hommes dans les mines de l’Est et les femmes dans les bordels clandestins des villes voisines ou, pour les moins séduisantes, dans les usines de confection du Centre. Ces trafics n’auraient pas été possibles sans l’aval des autorités du continent Arcad. Des documents tendraient à prouver que le Gouvernement, s’il ne les organisait pas lui-même, était intéressé à leurs bénéfices. Les adeptes des cultes angéliques, majoritaires sur Amble, voient dans l’engloutissement de Lunac l’expression légitime de la colère des anges maîtres.

Odom Dercher,

Mythes et réalités de la Voie lactée,

chapitre des cités  6

 

Ainsi, l’exergue constitue un procédé qui contribue à l’économie du récit sans encombrer ce dernier du didactisme alourdissant parfois les littératures de l’imaginaire 7. Toutefois, la seule fonction didactique n’explique pas tous ces exergues – et certainement pas leur profusion. C’est bien du côté de la création de mondes fictionnels riches et immersifs qu’il faut se tourner pour expliquer la multiplication et le niveau de détail de ces exergues.

Un certain nombre d’entre eux donnent des éléments xénoencyclopédiques sur le monde de fiction dont l’examen parvient à une conclusion étonnante : s’ils permettent d’étoffer et de densifier le monde de fiction décrit, ils ne constituent que des données non-indispensables pour la compréhension du récit. Soit, par exemple, l’exergue sur les Kersaker :

 

Kersaker : étranges personnages que les kersakers de la planète Visland, seule planète habitable du système de Mu du Grandair. Ces hommes – on ne compte aucune femme parmi eux – vivent toute l’année comme des bêtes sauvages dans les forêts profondes du continent nord de Visland, hormis durant la courte période de trois jours dite de l’alignement des cinq satellites, où ils entrent dans une transe profonde qui leur permet de révéler leur avenir à ceux qui viennent les consulter. On accourt donc de toutes les régions de la planète pour écouter ces êtres hirsutes qui, assis sur de simples bottes de foin, ne mangent pas ni ne dorment jusqu’à la fin de l’alignement. Le plus étonnant est que, la plupart du temps, les prophéties des kersakers se réalisent, comme le prouve cette expression courante dans les rues des villes et villages vislandais : vrai comme la parole d’un kersaker. […]

On a parfois repéré des dirigeants planétaires ou des gens d’influence au beau milieu de la multitude vociférante qui se presse autour des kersakers, autre preuve que leur réputation déborde du système de Grandair pour se répandre sur tous les mondes de l’OMH.

Odom Dercher,

Mythes et réalités de la Voie lactée,

chapitre des peuples  8

 

Suite à ce long article xénoencyclopédique, le lecteur attend une référence importante aux kersakers, voire leur apparition dans le récit, qui n’arrivera jamais. Le terme n’est mentionné qu’une fois, par l’un des personnages qui s’écrit : « Je vous l’avais bien dit : les kersakers ne se trompent jamais ! ». Cette allusion permet au lecteur de comprendre que les chasseurs qui accompagnent Frère Elthor ont été envoyés là par une prophétie des kersakers, ce qui n’apporte, somme toute, rien à l’intrigue car ce détail ne resservira plus jamais. Ce procédé, où les données xénoencyclopédiques délivrées par l’exergue ne contribuent pas réellement à la construction du récit, participe d’un plaisir gratuit d’immersion dans le monde fictionnel décrit. Ce procédé est parfois poussé à son comble, jouant ainsi avec les habitudes et les attentes du lecteur, en fournissant apparemment des détails xénoencyclopédiques, alors que l’ensemble de l’exergue constitue une métaphore de la suite du récit. C’est le cas de l’article « Jerletière » :

 

Jerletière : mot originaire de la planète NeoTierra, système de Solar 2 (appelé également Frater 2). Vient de « jerlet », insecte de la région du Sanarpan. Les jerlets sont célèbres pour leurs constructions de terre (les jerletières) dont certaines culminent à plus de cinquante mètres, une hauteur d’autant plus impressionnante qu’ils ne mesurent eux-mêmes que deux ou troisè millimètres. Chaque jerletière abrite donc plusieurs dizaines de milliards d’individus gouvernés par une reine. La colonie est subdivisée en groupes strictement hiérarchisés qui occupent chacun une fonction précise. Cependant, si un événement imprévu vient bousculer l’ordre établi, les jerlets sont pris d’une panique qui s’apparente à un suicide collectif. On les voit alors courir dans tous les sens, agir en dépit du bon sens, perdre toute notion de l’intérêt commun, se battre entre eux et parfois même se jeter sur leur reine pour la dévorer.

Odom Dercher,

Mythes et réalités de la Voie lactée,

chapitre des espèces animales  9

 

Le lecteur habitué aux exergues xénoencyclopédiques s’attend à rencontrer une jerletière dans le chapitre qui suit. Toutefois, il finit par comprendre que cet article décrit le comportement autodestructeur d’une espèce animale devant la panique qui n’est autre qu’une métaphore du comportement humain représenté dans la suite du chapitre. Ainsi, ce qui ressemblait à première vue à une suite de données zoologiques est en réalité une image de la société humaine qui prend son sens au fil du récit.

La construction du monde fictif et l’immersion en son sein sont également renforcées par la cohérence qu’induisent les paratextes des différents ouvrages imaginaires cités en exergue. En effet, le retour de grands ensembles xénoencyclopédiques comme Le Tao de la Survie de grand-maman Li dans Wang, L’Encyclopédie unimentale des Guerriers du silence, ou encore Mythes et réalités de la Voie lactée dans La Fraternité du Panca permet de renforcer l’effet d’immersion de ces artefacts xénoencyclopédiques 10, qui pourraient être matérialisés en livres-univers, à la manière des livres de la collection Ourobores des éditions Mnémos 11. Ils contribuent à renforcer l’unité du cycle romanesque et le phénomène d’immersion dans le monde fictionnel en lui attribuant une bibliothèque imaginaire ou « bibliothèque-fantôme 12 » récurrente qui lui est spécifique. D’ailleurs, le procédé est filé tout au long des cycles et il se double d’une récurrence des auteurs et traducteurs de ces récits, qui deviennent ainsi des personnages récurrents mystérieux, car ne faisant pas partie de l’intrigue à proprement parler, ou de manière incidente, mais familiers au lecteur qui parcourt à de nombreuses reprises leurs écrits : c’est le cas, bien évidemment d’Odom Dercher, qui fait une apparition incidente dans le volume Sœur Onden en tant qu’amant de la médialiste JiLi, mais également de grand-maman Li, qui meurt au début du premier volume de Wang mais dont la parole est omniprésente, ou encore du poète-traducteur Messaodyne Jhû-Piet dans Les Guerriers du silence.

 

2.2. Mettre le récit en tension

Les exergues ont également une fonction narrative proleptique qui se décline de plusieurs manières. Ils peuvent annoncer les événements relatés dans le chapitre à venir, sans donner de détails, voire en soulignant le caractère étonnant, voire improbable, de ces événements. La tension narrative ainsi créée relève de la curiosité 13 : le lecteur sait ce qui va se passer, mais il ignore les linéaments du récit qu’il aborde avec d’autant plus d’intérêt. Ainsi, dans les Guerriers du silence, on trouve l’exergue suivant :

 

Glaktus : nom commun, masculin. Désigne un homme frappé d’obésité pathologique. Par extension, qualifie un individu exploitant ses semblables sans vergogne, « s’engraissant » donc à leurs dépens. Historique du mot « glaktus » : l’obèse Glaktus aurait été un marchand d’esclaves de Point-Rouge. Il aurait capturé Naïa Phykit dans Matana, la vieille ville prouge, et l’aurait mise en vente dans un local appelé chairmarché. Mais Sri Lumpa serait alors descendu du ciel, aurait craché un feu destructeur et l’aurait délivrée après une bataille meurtrière, dite bataille de Rajiatha-Na, au cours de laquelle l’obèse Glaktus aurait perdu la vie. Le mot « glaktus » est entré dans le langage usuel de Point-Rouge à la fin du grand Ang’empire.

Dictionnaire universel des mots et expressions pittoresques,

Académie des langues vivantes  14

 

Il s’agit d’une définition du mot « glaktus », qui est en réalité une antonomase née du nom de l’un des ennemis des héros du récit principal. Cette définition en vient à raconter le cœur de l’intrigue tout en l’enjolivant et en en omettant les péripéties et détails. Le lecteur connaît donc, par avance, l’issue du récit mais il demeure curieux du cours pris par les événements qui semblent difficilement réalisables. Ce procédé met également en valeur la dimension réflexive du roman : en effet, les exergues donnent la version « mythifiée » du récit principal qui, lui, est d’essence romanesque et constitue la véritable histoire. Ainsi, la différence entre l’exergue, d’essence mythique, et la narration principale, constitue une réflexion sur la mémoire, l’histoire et le mythe, en montrant comment la distance temporelle transforme les événements de l’histoire en mythe.

La valeur proleptique des exergues peut être plus lointaine et seulement thématique. En effet, certains exergues annoncent non pas les événements, mais le thème central du chapitre à venir (amitié, trahison, déception, mort violente) et provoquent la curiosité en focalisant la réception du lecteur sur un thème privilégié. L’exergue du chapitre XVI des Guerriers du silence est constitué de deux courtes maximes de forme poétique :

 

Ne crois pas que le serpent-lyre

qui déploie ses plus belles couleurs

pour te charmer a pour autant

perdu son mortel venin :

c’est alors qu’il est le plus dangereux.

Maxime du Deuxième Anneau sbaraïque

 

Meilleure est pire des choses qu’affection liant

aux amis : trouble l’eau claire de

l’intuition, entraîne mauvaises décisions.

Que sait-on de la sincérité des amis ?

Stance platonienne  15

 

Ces deux maximes ont un thème commun : la tromperie qui se dissimule sous une apparence brillante ou amicale. Elles annoncent la trahison à venir de Tixu par une ancienne connaissance. La curiosité du lecteur au fait de la valeur souvent proleptique des exergues est ainsi mise en éveil et sa lecture est orientée vers le thème de la trahison.

Enfin, la valeur proleptique des exergues ne réside pas toujours dans leur formulation, mais elle se cache parfois dans le paratexte qui leur est accolé. Par exemple, l’exergue du chapitre XVI de Terra Mater parle du « blouf », le mal qui ronge l’univers, et il est signé Yelle M’At-Skin. Or, à ce stade du récit, le lecteur sait que Yelle est le nom de la fille de Tixu et Aphykit et At-Skin est le nom du jeune Jek, qui n’a pas encore trouvé ni la Terre ni Tixu et Aphykit. Toutefois, par cette simple signature, le lecteur attentif peut reconstituer la suite du récit : Jek trouvera le chemin de la Terre et finira par épouser Yelle, ce qui se produit effectivement dans l’épilogue du cycle. Ainsi, par leur valeur proleptique, les exergues jouent sur la tension narrative en l’apaisant ou en l’intensifiant.

 

2.3. Assumer des récits secondaires

Les exergues permettent également de raconter ce que le récit principal ne dit pas afin de concentrer l’intrigue sur certains personnages et de ne pas perdre le fil de la narration centrale, tout en mimant la complexité du réel. Les exergues constituent alors un tissage complexe de récits secondaires. En effet, ils permettent parfois de développer rapidement le récit de vie de personnages secondaires sympathiques, qui ont croisé la destinée des héros et dont le lecteur, par empathie, se soucie. C’est par exemple le cas du personnage de Witmer Akronnir, qui a accompagné Silf dans le deuxième volume de La Fraternité du Panca et livre la suite de son histoire dans l’exergue du premier chapitre du troisième volume, Frère Kalkin.

 

J’ai été malheureux de quitter Silf le Jnandiran, mais je savais qu’il n’y avait pas de place pour moi dans sa vie. Lorsqu’il s’est éloigné, accompagné de ses deux guides rananki, je me suis mordu les lèvres pour ne pas lui crier de se retourner et de nous saluer une dernière fois. Actea avait l’air encore plus désespérée que moi. Je ne sais pas si elle m’a suivi par dépit, ou parce qu’elle avait été condamnée et rejetée par sa communauté, j’ai été heureux en tout cas qu’elle consente à m’accompagner dans le Nord. J’espérais alors qu’elle finirait par m’aimer. Elle s’est donnée à moi, mais elle ne m’a jamais aimé. Elle passait des heures assise sur un rocher, les yeux rivés sur la mer septentrionale, recluse dans ses souvenirs et son mystère. Nous nous sommes séparés au bout de cinq annéesK, quelques semaines après que les gouvernements zidéen et faouki eurent signé l’armistice. J’ai rassemblé mes affaires et je suis parti à l’aube sans dire au revoir à la femme que je chérissais plus que moi-même. J’ai marché des lieues et des lieues sur le sable noir sans prêter attention aux klerbs, ces minuscules crustacés qui peuvent nettoyer un cadavre en quelques secondes et qui, parfois, s’en prennent aux êtres vivants. J’ai franchi le continent désertique à bord d’un glisseur, puis je suis arrivé à la lisière de la forêt d’arbres à son aux trois quarts détruite par la guerre. Un grand nombre d’arbres continuaient de brûler en émettant des plaintes déchirantes. Je savais, grâce à Silf, que les sons ne me tueraient pas si je les acceptais comme les reflets de mon âme. D’innombrables squelettes jonchaient le sol, vêtus des uniformes des deux armées. J’avais l’impression de traverser les sinistres enfers de la religion de la Kama. J’ai vu que de jeunes pousses jaillissaient du sol pour remplacer les arbres morts et je me suis dit que les hommes avaient échoué dans leur entreprise d’anéantissement. C’est ainsi que je suis revenu à San Telj et que je me suis lancé dans ma troisième vie.

Witmer Akronnir,

Récits de mes innombrables vies,

ville de Sans Telj, planète Faouk

 

Cet exergue constitue l’épilogue de l’histoire de Witmer Akronnir, qui ne recroisera jamais la route de Silf, le héros du récit central, et donc celle du lecteur. Il constitue une manière élégante de prendre congé d’un personnage secondaire qui a pu provoquer l’intérêt et la sympathie du lecteur, sans que son destin ne se transforme en un récit susceptible de concurrencer l’intrigue principale.

Les exergues permettent également d’intégrer le récit d’événements en lien avec le récit principal mais dont l’insertion au cœur de celui-ci créerait un ralentissement du rythme narratif. C’est le cas des analepses que constitue le journal d’Ynolde dans Frère Ewen. En effet, le début du roman montre Ewen abandonnant sa femme et sa fille à cause de l’appel de la Fraternité. Mais, coup de théâtre, cette dernière reparaît régulièrement dans les exergues, à partir du chapitre 9. Ces exergues constituent son journal intime, où elle raconte son histoire et notamment comment elle a fini par retrouver son père. Cette suite d’exergues constitue donc un récit parallèle au récit principal jusqu’au moment où, à la fin du roman, la route d’Ewen croise celle d’Ynolde, sa fille, qui ne sera autre que l’héroïne éponyme du volume suivant. Ces extraits de journaux intimes permettent ainsi d’intégrer la future sœur Ynolde au récit principal sans détourner celui-ci de son cours.

Enfin, les exergues sont également une manière élégante de faire varier le point de vue adopté sur les héros du récit, sans déroger à la focalisation interne dominante qui adopte, à chaque fois, le point de vue des héros du volume. Par exemple, l’exergue du chapitre XIV de Sœur Ynolde permet d’adopter fugitivement le point de vue de Koldel, la pilote qui accompagne Silf à la chasse au drago. Il nous permet de comprendre que Koldel a été amoureuse de Silf et d’épouser un point de vue autre qui offre au lecteur de comprendre la fascination que le héros peut exercer sur ceux qui le rencontrent.

 

Trouverai-je un jour les mots pour clamer toute ma reconnaissance à Silf, l’homme magnifique et mystérieux qui traversa ma vie avec la puissance aveuglante d’un éclair ? Sans lui, aurais-je eu la force d’aller à la rencontre des grands dragos ? Il était de ces hommes dont le premier regard, si profond qu’il vous donne l’impression d’être happé par l’infini, vous brûle à jamais. Je n’ai pas su grand-chose de lui, hormis qu’il venait de la planète Jnandir et que ses supérieurs lui avaient confié une mission essentielle pour la survie de l’humanité, mais j’ai constaté qu’il était droit et sincère, avec lui-même et avec les autres. Grâce à lui, j’ai appris que les véritables monstres n’étaient pas les dragons des mers mais les hommes qui les pourchassaient, qui achetaient ou portaient leur peau. J’espère qu’un jour les habitants de Devaka rendront à Silf le Jnandiran l’hommage qui lui est dû.

Journal de Koldel, dite la Fée des dragos  16

 

Ainsi, nous n’avons pas seulement la perspective dominante de Silf sur les événements, mais bien celle d’un personnage secondaire qui va l’accompagner pendant quelques chapitres.

 

2.4. Rendre sensible ce que dit le récit

Pour finir, les exergues ont une fonction esthétique et éthique qui permet de rendre sensible ce que dit le récit, mais qu’il ne peut développer au risque de se perdre dans les détails ou dans de discours longs pénibles.

En effet, les exergues participent, dans leur diversité générique, de l’esthétique proliférante du roman et du monde fictif qu’il met en scène. Si nombre de ces textes sont de type encyclopédique ou narratif, beaucoup d’entre eux appartiennent également à des genres littéraires mettant en valeur la fonction poétique du langage : c’est le cas des chants, des poèmes, des prières, des maximes, des proverbes. Favoriser ces formes, c’est ajouter une plus-value littéraire à la forme romanesque qui parvient ainsi à englober tous les genres littéraires, jusqu’au théâtre ou à la poésie, comme par exemple dans le poème suivant :

 

Mort ne tient compte des races ni des âges,

Mort, l’indifférente,

Mort cueille sur le champ de bataille,

Mort, l’essentielle…

Est aboutissement du duel en chacun,

Négation de l’Un,

Est abandon de la dépouille corrompue,

Retour à l’Initial…

 

Mort soustrait à l’onde passagère,

Mort, flot originel,

Mort déchaîne le torrent des pleurs,

Mort, mer éternelle.

Est face ténébreuse de l’illusion,

Magicienne de l’obscur,

Est nécessité vitale de l’erreur,

Nouveau périple…

 

Mort délivre le captif des murs de l’orgueil,

Mort, ultime chaîne,

Mort porte l’oubli bienvenu du temps,

Mort, rigueur de l’urgence…

Est besoin pressant, amour correcteur,

Maillon, fin et suite,

Est exil de paix, bain de jouvence,

Main du Kreuz

 

Messaodyne Jhû-Piet  17

 

Ce poème prend la forme d’une méditation sur la mort qui s’appuie sur une forme fixe, construite à partir d’une double anaphore se répétant dans les trois strophes. Par sa forme et par sa méditation sur l’un des principaux aspects de la condition humaine, la mort, cet exergue se rattache à une tradition poétique qui tend à faire sortir le roman de son cadre science-fictif et à faire voler en éclat les catégorisations génériques de la légitimation littéraire traditionnelle.

Certains exergues ont également une fonction lyrique, au sens où ils permettent d’exprimer des sentiments à l’œuvre dans le roman en assumant d’autres formes littéraires que le récit, la poésie par exemple, qui les rendent plus facilement sensibles. Ainsi, à plusieurs reprises, le récit fait place à un exergue prenant la forme d’un poème lyrique chargé d’exprimer les sentiments des personnages, comme par exemple l’amour de Phœnix pour le prince San Francisco dans Terra Mater :

 

Mon cœur ne cesse de chanter ton nom,

Et je pleure

Mon corps ne cesse de désirer ton corps,

Et je pleure

Mes seins ne cessent d’implorer tes mains,

Et je pleure

Mon ventre ne cesse de réclamer ton poids,

Et je pleure

Ma bouche ne cesse d’exiger ta langue,

Et je pleure

Mes yeux ne cessent de pleurer ton absence,

Et je chante

 

Poème attribué à Phœnix, Jersalémine, femme supposée du prince San Francisco des Américains  18.

 

Ce poème est typique de la lyrique amoureuse par le thème central du manque et de l’amour dans ses dimensions les plus charnelles, sa forme de chant, reposant sur une anaphore et une structure parallèle reprise dans les distiques, rappelant ainsi la forme du distique élégiaque antique, ainsi que les motifs entremêlés des larmes et du chant, qui viennent clore le poème sur une chute. Outre sa fonction esthétique, ce poème permet d’exprimer, bien plus efficacement qu’un passage romanesque, l’amour du personnage de Phœnix pour San Francisco.

Enfin, les exergues permettent de développer le code culturel qui sous-tend la vision du monde des personnages et sur lequel reposent leur éthique et leurs actes. Selon Roland Barthes, le code culturel est « le code de savoir ou de sagesse auquel le texte ne cesse de se référer. Ce sont les citations d'une science ou d'une sagesse 19 […]. » Généralement implicite, comme le montre Roland Barthes dans son analyse de Sarrasine de Balzac, ce code est rendu explicite dans nombre d’exergues. C’est évidemment le cas du Tao de la Survie de grand-maman Li, qui est ce « code de sagesse » à l’origine du comportement et du destin de Wang. Mais c’est également le cas des Fabliaux de l’Humpur, qui définissent la manière dont les habitants du monde post-apocalyptique décrit dans le roman vivent et voient l’existence. Et c’est le cas de nombreux textes de sagesse des Guerriers du silence ou de La Fraternité du Panca :

 

Il n’est pire compagnon que celui qui refuse d’ouvrir son esprit.

Même s’il voit de ses yeux un phénomène auquel il ne croyait pas,

Il persiste à le nier.

Prisonnier de ses certitudes, il ne sort jamais de son cachot,

Tente même d’y enfermer tous ceux qui essaient de l’en libérer,

Car il n’aime rien tant que faire ployer les autres sous le joug de ses croyances,

Il n’aime rien tant qu’avoir raison, quel qu’en soit le prix à payer,

Même si la nuit les spectres le hantent,

Même si sa conscience le torture, il préfère mourir étouffé par ses vérités,

Et ne point se déjuger devant ses semblables, car son orgueil va de pair

Avec les honneurs, et le trône d’où il peut dominer,

Il n’y a pas d’humilité en lui, il a la force et la rigidité d’un vieil arbre,

Là où il faudrait la souplesse et l’allégresse d’un brin d’herbe,

Qui accompagne le vent et ne rompt pas, tandis que lui finit par être renversé,

Et se brise avec fracas sur le sol.

Ô toi qui m’entends, ouvre ton esprit, redeviens le brin d’herbe

Chahuté par le vient et admire les merveilles autour de toi.

 

Ode à l’ouverture de l’esprit,

tradition akaloïte de la planète Vertig,

système d’Omicron du Serpoz  20

 

Ce poème, même si le paratexte fictif qui l’accompagne le situe dans l’univers fictif afin d’étoffer sa xénoencyclopédie, participe de l’énonciation du code de sagesse qui sous-tend les actes et l’éthique des personnages positifs du cycle. Il contribue à formuler explicitement le code culturel auquel ils font appel et qui constitue les valeurs véhiculées par le cycle 21.

 

Pour conclure : de Herbert à Bordage

Dans une précédente communication 22, nous avions étudié le fonctionnement des exergues dans le Cycle de Dune de Frank Herbert et, en nous appuyant à la fois sur un article de Jacques Goimard 23 et sur la théorie des « bibliothèques-fantômes 24 », nous avions dégagé un certain nombre de pistes concernant la fonction des exergues au sein de cette œuvre. Nous avions notamment rappelé, suivant en cela Goimard, que le cycle s’appuie sur ses exergues pour mettre en place la xénoencyclopédie du monde fictif de Dune, non pas tant dans un but narratif, comme chez Asimov par exemple, mais bien dans un but descriptif, plutôt à la Van Vogt. Cet effet créateur d’univers se trouve décuplé par l’existence d’une « bibliothèque-fantôme » du monde fictionnel de Dune qui, par un effet propre aux artefacts encyclopédiques, intensifie « l’illusion d’existence » non seulement des ouvrages cités en exergues mais bien du monde fictionnel lui-même. Nous avions également souligné l’effet de « coloration » de l’univers fictionnel, notamment avec l’omniprésence des extraits liés à des réflexions sur la spiritualité ou le pouvoir, qui connotent fortement le monde de Dune ; les effets de polyphonie, puisque les exergues sont un moyen de donner la parole à d’autres personnages du monde fictionnel ; et enfin la configuration du récit dans le temps, dans la mesure où les exergues du cycle mettent, peu à peu, en perspective les événements des premiers volumes afin de les faire entrer dans l’histoire, donnant ici une illusion de profondeur temporelle sans pareille.

Ces réflexions peuvent toutes s’appliquer à l’œuvre de Pierre Bordage : la fonction xénoencyclopédique, la création d’un monde fictionnel tendant vers la complétude, « l’illusion d’existence » de ce monde, notamment par le recours à une bibliothèque-fantôme, les effets de coloration, de polyphonie et de configuration dans le temps.

Toutefois, l’utilisation des exergues dans l’œuvre de Bordage possède trois spécificités qui l’éloignent, quelque peu, d’Herbert. D’une part, Bordage joue avec le lecteur et ses attentes : celui-ci ne sait jamais, avant lecture, si l’exergue qu’il lit a une fonction narrative, descriptive, réflexive ou simplement esthétique. Mieux, ses hypothèses sont parfois contrecarrées, par exemple lorsque l’exergue semble receler de nombreux détails xénoencyclopédiques, qui s’avèreront inutiles et donc purement gratuits ou métaphoriques. Par cette incertitude, Bordage tient son lecteur sur le qui-vive et l’empêche de tomber dans la monotonie de la récurrence des procédés. Les exergues de Bordage donnent au lecteur un rôle important et actif dans sa découverte du roman ou du cycle.

D’autre part, la fonction narrative des exergues de Bordage est bien plus sensible que chez Herbert, non seulement par l’utilisation de prolepses provoquant la curiosité du lecteur, mais également par la mise en place de nombreux récits parallèles, lacunaires ou non, qui viennent renforcer le tissu de l’intrigue, et par rebond, la densité du monde fictionnel puisqu’ils tendent à donner l’illusion de la complexité du réel.

Enfin, la valeur littéraire des exergues de Bordage est également bien plus sensible, notamment par la multiplication de textes à fonction esthétique ou expressive et par la diversité des genres impliqués. Ces exergues sont une manière, pour Bordage, de créer un microcosme littéraire autour de son monde fictionnel, une sorte de « littérature-fantôme » qui vient à la fois donner corps au monde fictionnel ainsi délimité, mais également lui conférer une littérarité souvent absente des œuvres de science-fiction.

 

  1. Pierre Bordage, Les Fables de l’Humpur, Paris, J’ai lu, 2005 [1999], e 29 (version numérique).
  2. Marc Escola, « Comment parler des livres que l’on ne peut pas lire ? Avant-propos », Fabula-LhT, n° 13, « La bibliothèque des textes fantômes », novembre 2014, http://www.fabula.org/lht/13/avantpropos.html.
  3. Pierre Bordage, Frère Ewen, Nantes, L’Atalante, 2007.
  4. Pierre Bordage, Wang 1. Les portes d’Occident, Paris, J’ai Lu, 2005 [1997], p. 5.
  5. Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene, 1999, p. 138
  6. Pierre Bordage, Frère Ewen, op. cit., p. 159.
  7. Irène Langlet, La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, coll. U, 2006, p. 44.
  8. Pierre Bordage, Frère Elthor, Nantes, L’Atalante, 2012, e1254 (édition numérique).
  9. Ibidem, e2549.
  10. Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, Éditions Nota bene, 1999, p. 312.
  11. Pour une étude théorique de ces ouvrages, se reporter à l’article d’Olivier Caïra, « Ourobores : explorer les virtualités des mondes fictionnels après le tournant diégétique », Revue critique de Fixxion française contemporaine, n° 9, 2014, « Fiction et virtualité(s) », http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx09.07.
  12. Frank Wagner, « Naissance, croissance et descendance des "livres-fantômes" », Fabula-LhT, n° 13, novembre 2014, « La bibliothèque des textes fantômes », novembre 2014, http://www.fabula.org/lht/13/wagner.html.
  13. Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.
  14. Pierre Bordage, Les Guerriers du silence, Paris, J’ai Lu, 1993, p. 224.
  15. Ibidem, p. 435.
  16. Pierre Bordage, Sœur Ynolde, Nantes, L’Atalante, 2008, e3408 (édition numérique).
  17. Pierre Bordage, Les Guerriers du silence, op. cit., p. 291.
  18. Pierre Bordage, Terra Mater, Paris, J’ai Lu, 2002 [1995], p. 384.
  19. Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, Points, 1976 [1970], p. 24.
  20. Pierre Bordage, Frère Elthor, op. cit., e3957.
  21. Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, Presses Universitaires de France, Écriture, 2001.
  22. Isabelle Périer, « Les exergues du ‘Cycle de Dune’ », communication pour le colloque du CERLI et du CLARE, Théories esthétiques des genres de l’imaginaire : autour des travaux de Maurice Lévy et Jacques Goimard , 12 et 13 février 2015, Université Bordeaux-Montaigne (actes à paraître).
  23. Jacques Goimard, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, 2002 [1982], p. 280 & sqq.
  24. Cf. Fabula-LhT, n° 13, novembre 2014, « La bibliothèque des textes fantômes », http://www.fabula.org/lht/13/.