Cristaux de temps : le motif de l’amour enneigé au cinéma

Cristaux de temps : le motif de l’amour enneigé au cinéma

Par GOMOT Guillaume

« Klin… I met him here long, long ago. It was snowing… » (« Kline, c’est là que je l’ai rencontré il y a très longtemps, il neigeait ») : c’est par ces mots que Vivien Leigh, dans l’adaptation d’Anna Karénine que réalise Julien Duvivier à la fin des années quarante, se remémore une rencontre avec Vronsky, dans la gare enneigée de Kline, alors même qu’au moment où ce souvenir heureux lui revient, une pluie froide semble décomposer ses illusions et accompagner sa marche vers la mort.

La neige apportée par l’hiver apparaît souvent au cinéma comme l’occasion d’une cristallisation amoureuse, à la lettre et dans tous les sens. C’est précisément ce qu’on se propose d’étudier, en envisageant par quels procédés de mise en scène les motifs neigeux sont figurés au cinéma et façonnent un cristal affectif au sens stendhalien, tout autant qu’un cristal de temps, pour reprendre une formule de Deleuze dans L’Image-temps. Quand l’amour est saisi par l’hiver et la neige au cinéma, il met en question la temporalité, qu’il bouleverse ou recompose, comme dans l’œuvre de Duvivier, qui servira d’exemple fondateur, mais aussi comme dans Gens de Dublin de John Huston (1987), Le Docteur Jivago de David Lean (1965), Les Climats de Nuri Bilge Ceylan (2006) ou encore, sur un ton moins tragique, dans des films tels Un jour sans fin (Harold Ramis, 1993) ou Edward aux mains d’argent (Tim Burton, 1990). La neige et ses cristaux glacés semblent posséder une puissance filmique de métamorphose sur le lien amoureux et constituer le signe même du sentiment, de son trouble et de son souvenir, donnant forme également au deuil, à la folie et au simulacre amoureux.

 

Dans les neiges de Russie

Anna Karénine de Julien Duvivier (1948) est un film tout entier construit à partir de deux scènes qui riment tragiquement : l’arrêt d’un train dans la gare de Kline, au début et à la fin du récit. Cette idée d’un arrêt à Kline (une ville située au nord-ouest de Moscou, sur la route de Saint-Pétersbourg) est une invention de Duvivier et de son coscénariste Jean Anouilh. Anna y rencontre Vronsky parti à sa recherche, au cœur de la nuit hivernale, tandis que la neige s’engouffre sur le quai par bourrasques blanches. Un effet spécial semble alors accentuer la densité du poudroiement neigeux qui emplit l’espace filmique, le décor, mais plus encore l’écran, comme si la neige était peinte ou dessinée à même la toile. À la manière de l’effet neigeux d’un dessin animé, on voit des paquets de neige qui poudroient et blanchissent l’image. Un vieil employé de la gare vérifie alors, à l’oreille, l’état des rails à coups de marteau répétés : figure tragique du Destin dont les coups funestes résonnent déjà comme un glas mortifère dans la vie de l’héroïne, qui ne sait pas encore qu’elle mourra justement sur les rails de cette gare.

Cette première occurrence de la scène à la gare de Kline pose d’emblée la question majeure du regard et de son impossibilité, la neige suscitant une sorte de douleur de voir. La mise en scène de Duvivier ajoute à cette menace que fait porter la neige sur le visible un ostensible emboîtement des regards : au simple échange de regards entre Anna et le vieil employé sur le quai succèdent la recherche avide et insatisfaite de Vronsky qui ne trouve pas Anna dans le train, puis la surprise de la jeune femme qui ouvre grand les yeux quand elle le reconnaît et avance vers lui, et enfin un échange de regards entre Anna et Vronsky qui précède l’aveu de l’amour du jeune homme. Une première étreinte a alors lieu, pendant qu’Anna remonte dans le train, puis demande à Vronsky « I hope you will forget it as I shall forget it » (« J’espère que vous l’oublierez comme je l’oublierai »). Cette réplique, qu’on doit lire comme une antiphrase, souligne l’impossible effacement de la parole et du souvenir ainsi que la force de l’obsession amoureuse, renforcée quelques instants plus tard par la voix de Vronsky qui vient hanter Anna seule dans le wagon obscur. L’écho de cette voice over semble alors émaner de l’image elle-même, comme la neige presque dessinée et graphique qui détermine cette séquence. Pendant cette scène cardinale sur le quai enneigé, filmée avec un très étrange travelling avant, un léger effondrement de la caméra, qui dévie de son axe et semble inclinée latéralement par les bourrasques de neige, semble figurer le vacillement intérieur d’Anna.

La scène finale, dans le même décor, associe à la neige fondue les motifs de la fatalité et de la remémoration. En effet, la mise en scène reprend des configurations identiques avec de légères variantes : on retrouve les mêmes paroles (Anna dit qu’elle doit sortir sur le quai pour prendre l’air), le vieil employé de la gare est toujours à son poste, mais la neige fait place à la pluie, comme une image évidente de la liquéfaction des illusions de la jeune femme, délitées par l’usure du temps. Vronsky est absent et Anna est désormais une femme perdue, au visage mélancolique et aux gestes plus lents. « Too late », répète-t-elle alors, en employant les mots mêmes de l’irrémédiable : le destin forme ainsi une dernière boucle temporelle qui se resserre sur le personnage d’Anna et précipite son élan suicidaire. D’ailleurs, la cristallisation, dans son sens scientifique, est un processus de répétition formelle, de réduplication du même réseau, à la manière de l’arborescence d’une dendrite par exemple. La mise en scène en cristal de Duvivier met ainsi en jeu la temporalité, car la répétition fait revenir le passé à travers un dispositif similaire : Anna se déplace sur le quai pour se mettre à l’abri de la pluie, elle se retourne et croit apercevoir Vronsky au même endroit qu’au début du film, mais c’est une erreur (la répétition se double ici d’une déception). La jeune femme se répète alors, pour elle-même, les paroles du jeune homme (« Il n’y a pas un mot, pas un geste de vous que j’oublierai ; comment le pourrais-je ? »). Ce n’est donc plus la voix de Vronsky qu’on entend comme dans la première scène : Anna a, en quelque sorte, incorporé ses mots qu’elle profère pour en faire résonner la douleur, car elle les reprend à son compte en inversant les pronoms ; si Vronsky l’a oubliée, son souvenir l’obsède et la détruit au contraire. C’est alors qu’elle descend sur les rails et marche devant la locomotive.

Au trouble formel de la première scène (inclinaison de la caméra associée à un travelling avant suivant l’inclination amoureuse) correspond ici, par antithèse, un plan construit par Duvivier dans une logique totalement contraire : c’est un plan large, fixe et frontal dont la perspective est accentuée par les lignes des rails à hauteur desquels la caméra est placée. On voit Anna descendre sur les rails et sa silhouette sombre se superpose à l’imposante locomotive qui va bientôt la percuter. Visuellement, elle est happée par cette masse noire et le cinéaste prépare l’accomplissement de l’intrigue (le film pourrait s’achever ainsi), mais Duvivier effectue alors un raccord à 180°, Anna se retourne progressivement et fait face à la caméra qui se rapproche de son visage par travelling avant. Elle prend conscience qu’elle est à Kline et le souvenir refait surface : « I met him here, long long ago, it was snowing ». La voix intérieure qui prononce ces mots sonne de façon sépulcrale ; pendant quelques secondes, la pluie est remplacée à l’image par des flocons rapides et le visage d’Anna s’éclaire grâce à ce souvenir fugace dont la signature plastique est un ultime effet de neige dans le film, signe visible de l’imaginaire amoureux d’Anna, qui a littéralement fait cristalliser en elle la première scène à Kline, et qui y songe une dernière fois avant son suicide, transformant des gouttes de pluie en flocons. Nappes de passé et pointes de présent, pourrait-on dire en reprenant le lexique deleuzien. Mais le souvenir disparaît très vite et la blessure du présent liquéfié (au propre et au figuré) est telle qu’Anna se fige face au train qui approche et la renverse.

Avant cela, le visage de Vivien Leigh est éclairé par les phares du train et cette lumière fait de sa peau un écran pâle, d’une blancheur de neige, qui précède l’effacement de la mort. La figuration de la neige au cinéma est métaphoriquement associée depuis l’époque du muet à la représentation du visage féminin en gros plan, très souvent défini par une carnation diaphane. La complexion pâle et unie des actrices fait du visage-paysage blanc un support de projection symbolique et fantasmatique, rappelant les contes ancestraux et leurs héroïnes de neige. Paysage enneigé et visage féminin à la peau neigeuse démontrent par ces correspondances leur extraordinaire puissance visuelle, en un mot leur cinégénie.

 

Des cœurs en hiver

La force expressive de la neige au cinéma apparait également dans Les Climats (2006), film d’un cinéaste turc chez qui cinéma et météorologie ont souvent partie liée, Nuri Bilge Ceylan. Le récit débute dans le décor étouffant des côtes turques en été et s’achève dans la neige immaculée de l’hiver anatolien, et nous laisse découvrir le destin incertain de Bahar et Isa, un couple en crise, dont les brouilles et les réconciliations se succèdent (Nuri Bilge Ceylan interprète Isa tandis que sa propre femme Ebru Ceylan joue Bahar). Dans la dernière partie du film, une courte scène de retrouvailles est régie par le même dispositif optique que la scène d’Anna Karénine de Duvivier et magnifiée par la neige et le décor blanc : tout d’abord Bahar voit Isa, parti à sa recherche alors qu’elle est en déplacement professionnel dans une région lointaine et glacée, avant qu’il ne la reconnaisse ; et, dans un gros plan à travers une vitre légèrement embuée, elle l’observe quelques instants en train de la rechercher, comme Anna à Kline, observant Vronsky qui regardait à travers les fenêtres enneigées des wagons pour la retrouver. La vitre a alors plusieurs fonctions dans le gros plan de Bahar : surface réfléchissante permettant de montrer dans un même plan le champ et le contre-champ ; obstacle visuel renforcé par la buée, les flocons et l’encadrement métallique (c’est le nœud théorique et poétique du film : figurer par les moyens du cinéma ces obstacles accumulés qui entravent le bonheur du couple) ; filtre déréalisant le beau visage de la jeune femme, devenant alors une sorte de paysage d’âme, pâle et mélancolique, qui rappelle le visage de Vivien Leigh dans la neige d’Anna Karénine. Par un effet de rupture franche, dans le plan suivant, Bahar entre brutalement dans le champ et semble affronter le regard d’Isa, dont l’œil doux et le sourire constituent déjà une sorte d’excuse. On le voit, la neige permet de mettre en scène et en jeu la glaciation du désir et la crise érotique qui menace un couple. Si la neige confère souvent un aspect prude aux personnages, c’est peut-être parce qu’elle porte en elle un principe de déliaison presque tragique, ou à tout le moins l’idée d’une infertilité, dans la mesure où matière et couleur semblent s’être retirées de cette figure violemment lumineuse et virginale.

À la fin du film, c’est une neige épaisse et cotonneuse qui envahit l’image et nous fait voir le personnage de Bahar une dernière fois. On devine une larme qui coule sur sa joue et un très lent fondu semble la faire progressivement disparaître dans le paysage blanc, confirmant le pouvoir d’alentissement de la neige. L’histoire d’amour est irrésolue et le mystère du personnage féminin s’évanouit avec ténuité, comme absorbé par la blancheur neigeuse. Les flocons lourds et lents sont si épais qu’ils modifient l’image même, volontairement floue, embuée comme les yeux de Bahar, brouillée par la neige opaque qui gêne la vision. Le film, dans ses derniers plans, se fait œuvre au blanc, en quelque sorte : l’image indistincte et enneigée constitue ainsi pour le cinéaste la métaphore la plus puissante de l’état incertain et brouillé du couple. Comme l’écrit Mathias Lavin dans L’Attrait de la neige, cette dernière peut engendrer « une dissolution des formes ou une perturbation du visible 1 », qui intéresse au plus haut point le cinéaste turc.

 

Matière du temps

Un autre couple de cinéma, très célèbre cette fois, est aussi marqué par la neige et la glace : c’est celui que forment Youri et Lara dans Le Docteur Jivago de David Lean (1965), adapté du roman de Boris Pasternak (1957). Le motif neigeux, qui scande les retrouvailles et les séparations du couple, y dessine la forme cyclique du récit et trouve dans la maison déserte et gelée de Varykino son expression la plus pure de cristal temporel. En effet, Youri revient à Varykino, avec Lara et sa fille, en plein hiver. Parfait exemple de cristallisation du décor amoureux au sens propre, la maison est entièrement prise par la glace et la neige, et l’on songe alors au célèbre phénomène décrit par Stendhal pour définir l’amour naissant :

 

Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. Ce que j'appelle cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections  2.

 

La caméra qui suit la progression du couple dans la maison la met en scène comme un espace affectif, un artifice de l’amour, où chaque objet est entouré d’une épaisse gangue cristalline, conférant au décor un aspect merveilleux et brillant, à la manière d’un conte. La métamorphose hivernale du décor, dans cette scène très célèbre, fait de ce lieu un espace mental et permet d’abstraire le couple de la réalité politique dangereuse qui l’entoure, symbolisée par ces loups qui viennent hurler près de la maison, comme dans les récits féeriques. Et ce n’est pas un hasard si, dans le film, ce refuge glacé est aussi pour Youri un lieu de création littéraire et de célébration de l’amour : on le voit écrire des poèmes pour Lara et Lean filme son bureau comme un véritable autel. Ultime simulacre cinématographique du Docteur Jivago : le tournage de ces scènes a eu lieu en Espagne, la maison glacée était faite en réalité de cire et la neige de plastique !

 

La neige comme matière du temps tombe aussi dans le dernier film de John Huston, Gens de Dublin (1987). Le cinéaste était gravement malade quand il entreprit cette œuvre ultime, adaptée par son fils Tony Huston de la nouvelle Les Morts de Joyce et mettant en scène sa fille Anjelica. La dernière scène du film montre le monologue mélancolique du personnage principal Gabriel Conroy, qui regarde la neige tomber par une fenêtre dublinoise après une soirée festive chez ses tantes et alors que sa femme, avant de s’endormir, vient de lui parler d’un de ses amours d’adolescence, mort tragiquement, le jeune Michael Furey.

Les dernières minutes du film consistent en un montage d’éléments épars unifiés par la neige, qui annonce l’arrivée de l’hiver, et par la voix intérieure de Gabriel. Le texte de Joyce est transposé de la troisième à la première personne et les derniers paragraphes sont à la fois remontés, par des substitutions de phrases, et fidèlement reproduits à l’image. À partir du présent (le monologue intérieur de Gabriel), Huston entremêle des projections dans le passé proche et le futur proche, qui suivent les pensées du personnage principal, avant de s’ouvrir à une temporalité et à un espace beaucoup plus vastes : l’Irlande sous la neige et l’univers, et l’origine même du Temps (« …back to the start of Time »). En quelques minutes, dans des teintes gris bleu, s’enchevêtrent donc sur l’écran et dans l’esprit de Gabriel des images de ses proches, dans le passé ou l’avenir, et des paysages de l’Irlande enneigée.

La neige est alors le signe même du passage du temps et de la mort à l’œuvre dans le monde de Gabriel, dans son univers personnel et amoureux qui s’élargit ensuite à l’Irlande tout entière. Le motif neigeux semble mettre en scène un double mouvement de descente et de remontée : remémoration d’un deuil ancien (le jeune Michael Furey) et annonce des morts à venir (les tantes de Gabriel). Comme si les flocons, argentés et sombres (« silver and dark »), désignaient ces ombres que le texte de Joyce et la voix de Gabriel font apparaître à la fin du récit et du film (« one by one we are all becoming shades »). Descente et remontée temporelles à laquelle font écho la descente des flocons mais aussi leur remontée dans le dernier plan du film, avec un panoramique ascendant : par l’illusion de l’axe final en contre-plongée, les flocons se déplacent en tous sens et certains glissent vers le haut de l’image. La démultiplication des flocons et des ombres fait de la neige la chair du temps, elle qu’on voit « tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, évanescente, tomber sur tous les vivants et les morts 3 ».

Réalité physico-chimique, la neige est bien également une forme temporelle, occasion d’une méditation sur la vie, la mort et l’amour conjugal, et figuration concrète donnée au trouble du personnage et à son angoisse métaphysique. Comme l’écrivait André Bazin dans son article « Neige sur le cinéma » en 1948 :

 

La neige, sous sa blancheur uniforme, sous sa trompeuse monotonie, recèle de lourdes équivoques, de subtiles métamorphoses ; que ce pur élément d’absence est riche de dramatiques symboles. […] Sous l’uniformité d’une couleur qui n’en est pas puisqu’elle les contient toutes en puissance, la neige réconcilie mystérieusement la vie et la mort  4.

 

L’amour sous la neige

On retrouve l’angoisse du héros enneigé, traitée de façon comique, dans Un jour sans fin de Harold Ramis (Groundhog Day, 1993). Phil Connors (Bill Murray), journaliste météo, est envoyé par sa direction à Punxsutawney, petite ville de Pennsylvanie où se déroule en février le jour de la marmotte, censé prédire une fin d’hiver longue ou brève. Un phénomène étrange lui fait revivre sans cesse la même journée. Il s’éprend, jour après jour, de sa collègue Rita (Andy MacDowell) et essaye de la séduire en vain, car chaque jour tous les progrès amoureux s’effacent et tout est à reprendre depuis le commencement.

Le couple enfermé dans cet hiver répétitif où le temps est gelé semble ne jamais pouvoir se constituer vraiment et la comédie met en scène avec délice les échecs de Phil auprès de Rita, dans ce film conçu comme un cristal temporel, c’est-à-dire comme la répétition à l’identique d’un même schéma formel. Les gifles de Rita, reçues en série par Phil, ponctuent ainsi les tentatives ratées de ce séducteur malhabile. Mais comment le personnage de Phil parvient-il à conjurer le sort du cristal et à échapper à l’enfer de la répétition ? Précisément en devenant le créateur de son propre cristal personnel et amoureux, c’est-à-dire en sculptant dans la glace le visage de Rita comme marque d’amour sincère. Cette sculpture de glace marmoréenne et lumineuse surprend tellement Rita qu’elle brise instantanément, comme dans un conte, l’enchantement maléfique : le couple se constitue par un baiser, la neige se met évidemment à tomber pour célébrer l’événement et un fondu enchaîné nous montre le réveil de Phil passant de 5h59 à 6h00 pour une vraie nouvelle journée, la première aux côtés de Rita. L’effet de cristallisation temporelle qui gelait le temps et entravait Phil est finalement aboli par la puissance créatrice d’une autre forme cristalline.

 

Le motif de la sculpture de glace apparait aussi dans une célèbre scène d’Edward aux mains d’argent de Tim Burton (1990), ce film en forme de conte explicatif au sujet de l’apparition de la neige : c’est Edward, qui, en sculptant la glace, crée la neige qui tombe sur la petite ville. Comme dans Un jour sans fin, l’élaboration d’une figure cristallisée (le portrait de Kim en ange) permet au couple l’aveu réciproque de l’amour, et le don neigeux d’Edward le fait échapper au passage du temps, car il ne vieillit pas.

Dans la séquence-clef où Kim découvre le cristal la représentant, ce sont d’abord les flocons qui attirent la jeune fille à l’extérieur, puis elle tourne et danse dans la neige artificielle, filmée en contre-plongée et au ralenti. Tim Burton associe, dans des gros plans, les mains de Kim ouvertes pour toucher les flocons et les mains-ciseaux d’Edward s’agitant sur la glace. Malheureusement, l’arrivée du petit ami de Kim fait faire un faux mouvement à Edward qui blesse la jeune fille à la main. Sang, neige et glace : les figures du conte (on songe bien sûr aux premières lignes de la Blanche-Neige des Grimm) soulignent la violence de l’amour et l’issue tragique du récit ; Edward va tuer le petit ami de Kim, et le Temps va séparer les deux personnages. Le seul lien qui continuera à les unir à distance sera la neige, forme mouvante, signe de l’activité créatrice d’Edward et image du temps.

 

L’amour enneigé trouve également dans The Revenant d’Iñárritu (2015) une nouvelle occasion de s’exprimer au cinéma, en confirmant sa nature temporelle. En effet, le cinéma, art du temps, montre ici à nouveau comment la neige permet de donner une unité formelle et stylistique à des éléments épars assemblés par le montage. De même que la neige, principe unifiant, blanchit le paysage et fait disparaître tout élément dissonant sous son manteau immaculé, de même elle atténue les disparités chronologiques et aplanit les écarts temporels.

Dans The Revenant, ce qui revient à l’esprit du personnage de Leonardo DiCaprio, ce sont justement les bribes de son passé dans de brefs flash-back (on y voit sa femme indienne dont son fils métis est la vivante image). Et la neige sèche, poudreuse, qui flotte dans l’air du film contribue grandement à l’impression d’inquiétante étrangeté temporelle qui le constitue. En effet, le personnage du Revenant, plongé dans un présent dangereux qui le force à se tenir en permanence sur le qui-vive, est pourtant animé par une douloureuse mélancolie qui semble en faire un être du passé, un corps de souvenirs alourdi par le poids de sa mémoire.

 

L’illusion matérielle et les enjeux temporels caractérisent souvent les neiges cinématographiques et leurs cristaux trompeurs. Dans Citizen Kane d’Orson Welles (1941), la boule à neige que laisse tomber Charles Foster Kane au moment où il rend son dernier souffle et prononce le célèbre « Rosebud » permet ainsi de déclencher le récit fondé sur une enquête et des retours en arrière. La neige de cinéma qui, par trucage, emplit alors l’image, donne corps à la mémoire enfantine et à son engloutissement dans la mort. Le film ne fera ensuite que chercher sous cette neige initiale la signification enfouie de Rosebud (c’est en fait la petite luge du héros) qui réapparaîtra à travers le motif contraire du feu, lors de la crémation finale de la luge. La boule à neige relie passé et présent et, sous une forme réduite, métaphorise le paradis perdu de l’enfance. Deleuze explique d’ailleurs de façon brillante, dans ses pages sur les « cristaux de temps » au cinéma, comment certains films parviennent à élaborer des images cristallines, sortes de précipités d’actuel et de virtuel, à travers des configurations très variées : le miroir et les reflets, les doubles et les monstres, les méta-films notamment. On pourrait aisément ajouter le motif neigeux à la liste deleuzienne, car « on voit le temps dans le cristal, […] le temps en personne, un peu de temps à l’état pur 5 ».

Dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry (2004), les jeux incessants avec la temporalité prennent la neige et la glace comme décors, jusqu’au dernier plan du film. Si l’amour est enneigé dans le film de Michel Gondry, c’est parce qu’il est incertain, troublé, vaporeux, comme on le voit précisément dans le dernier plan, envahi par une brume crayeuse, tandis que Joël et Clémentine disparaissent en courant vers le fond de l’image et qu’un fondu au blanc précède le générique. L’effacement visuel rappelle ici l’effacement des souvenirs des personnages que met en scène le film.

 

Neiges folles

Malgré sa luminosité, la neige recèle des aspects parfois sombres et dangereux au cinéma, et elle peut devenir la marque distinctive de personnages givrés, dans tous les sens du terme. Si la neige, dans Fargo des frères Coen par exemple, constitue le cadre d’une folie burlesque et meurtrière, la neige folle de Misery (Rob Reiner, 1990), comme personnifiée, semble en vouloir, dès le début du film, au personnage de l’écrivain Paul Sheldon (interprété par James Caan). C’est une tempête de neige qui, alors même qu’il vient d’achever son dernier manuscrit, envoie sa voiture au fond d’un ravin, malgré toutes les tentatives du personnage pour reprendre le contrôle de son véhicule, comme si Rob Reiner filmait une attaque de la Neige en personne. La Sorcière des Neiges apparaît ensuite sans que le spectateur puisse la reconnaître : c’est l’infirmière psychotique Annie Wilkes (que joue Kathy Bates) qui, en quelques secondes, va désincarcérer Paul Sheldon, le réanimer et le porter sur son dos. Les bourrasques de neige et un montage par gros plans empêchent d’identifier ce personnage féminin imaginé par Stephen King.

Dans Misery, la neige est l’alliée du Mal : elle semble causer l’accident initial, elle sert de prétexte à Annie pour ne pas emmener Paul à l’hôpital, à cause des routes fermées et impraticables, elle isole sa maison d’éventuels visiteurs et enferme dans sa geôle hivernale un écrivain contraint par son hôtesse à réécrire son dernier manuscrit dans lequel il osait faire disparaître l’héroïne à succès Misery, dont Annie est la plus fervente admiratrice, comme elle se plaît à le répéter. Et la neige, si abondante, dissimule la voiture de l’écrivain comme si elle était complice de la dangereuse et terrible Annie, en l’aidant à cacher les traces de son forfait. Ainsi le shérif local, accompagné de sa femme, ne voit pas la voiture de Paul dans le ravin, même s’il passe à quelques mètres du véhicule, tant la couche neigeuse est épaisse. Ce couple déjà âgé, qu’on croirait sorti justement d’un film des frères Coen, se fait piéger par la neige. Le shérif s’enfonce jusqu’aux hanches dans les congères mais ne voit pas la roue de la voiture que, par un léger travelling latéral plein d’ironie, le cinéaste dévoile au seul regard du spectateur.

La neige maléfique de Misery est le moyen par lequel Annie réussit à s’isoler du monde extérieur avec son écrivain préféré, à faire couple avec cet homme, de manière maladive et fantasmatique. Pour Paul, le salut symbolique ne viendra pas de la neige mais du feu : il brûle à la fin du film le nouveau manuscrit qu’Annie l’a forcé à écrire et ne s’échappera de cette horrible maison que par la violence et le sang.

Autre image forte de la folie neigeuse : dans Prête à tout de Gus Van Sant (1995), la neige est associée, à la fin du film, à la folie criminelle de l’héroïne Suzanne, ironiquement retournée contre elle-même. En effet, Suzanne, avide de célébrité télévisuelle, a fait assassiner son mari qu’elle considérait comme un obstacle, et, par vengeance, le père de son mari la fait tuer par un mafieux (joué par David Cronenberg), son cadavre étant dissimulé sous un lac gelé. Gus Van Sant montre alors le visage exsangue de Nicole Kidman, sous la glace cristallisée et les flocons accumulés, dans une robe rose bonbon. Folie et cristaux neigeux se confondent pour figer l’image de l’héroïne et achever le récit.

Dans le film de Marco Bellochio, Vincere (2009), on voit Ida Dalser (Giovanna Mezzogiorno), première femme de Mussolini qu’il a reniée et enfermée dans un hôpital psychiatrique, escalader les grilles du lieu où elle est séquestrée au moment où, comme un miracle, la neige se met à tomber. À cet instant, son trouble est complet et sa santé mentale compromise : elle jette les lettres qu’on ne l’autorisera jamais à envoyer et qui se mêlent à la chute des flocons. La neige blanche dans la nuit noire rappelle le contraste entre l’encre et le papier, et la folie d’Ida est empreinte dans cette scène enneigée d’une grâce qui l’arrache à son enfermement et la fait apparaître en gloire.

La mélancolie de la neige peut ici faire songer au poème que Paul Éluard a écrit après la mort de sa femme Nusch, « Notre vie » :

 

Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie […]

Morte visible Nusch invisible et plus dure

Que la faim et la soif à mon corps épuisé

Masque de neige sur la terre et sous la terre

Source des larmes dans la nuit masque d'aveugle

Mon passé se dissout je fais place au silence  6.

 

La perte insupportable de sa femme est l’occasion d’une multiplication de métaphores créant une sorte de cristallisation douloureuse dont le masque de neige est l’exemple le plus clair. Le masque de neige de la défunte est l’objet d’une condensation temporelle : passé, présent et futur se dissolvent puis se figent dans ce visage blanc et inerte qui, à l’inverse d’Un jour sans fin, ne permet aucune libération salvatrice des rets du temps, mais au contraire enferme le sujet poétique dans l’enfer froid du deuil.

 

L’amour et la neige, indissociablement liés, sont d’ailleurs associés parfois jusqu’au cliché. C’est bien la richesse du motif qui lui a permis, dans l’histoire des formes filmiques, de se cristalliser, si l’on peut dire, depuis l’époque du muet, et de devenir une figure de style cinématographique, comme une fleur de la rhétorique filmique, voire un lieu commun, qu’on songe aux jeux dans le neige de Love Story (Arthur Hiller, 1970) entre les personnages de Ryan O’Neal et Ali MacGraw, aux flocons qui saluent, à la fin du Journal de Bridget Jones (2001), l’amour enfin possible entre l’héroïne et Darcy, ou à la neige qui clôt Les Parapluies de Cherbourg de Jacques Demy (1964) pour montrer au contraire la glaciation amoureuse.

Figure hivernale majeure, la neige permet au cinéma de donner une forme sensible à d’autres temps et à d’autres mondes, notamment grâce à sa nature mélancolique et à son lien consubstantiel à l’enfance. Cet événement météorologique porteur d’un bouleversement perceptif possède une beauté et une force proprement cinématographiques car il est un cristal de temps et de mouvement. La neige de cinéma constitue ainsi un principe d’intensité esthétique et poétique, grâce à un pouvoir de révélation et à un trouble figuratif qui mettent en jeu l’acte même de voir et permettent de donner une réalité lumineuse et mobile au trouble amoureux. On comprend alors pourquoi tant de cinéastes choisissent de répondre à l’appel de la neige, cet impérieux « call of the white » qui n’en finit pas de faire scintiller les écrans.

 

  1. Mathias Lavin, L’Attrait de la neige, Crisnée, Yellow Now, « Côté Cinéma / Motifs », 2015, p. 45.
  2. Stendhal, De l’amour, Paris, GF Flammarion, 1965 [1822], p. 34-35.
  3. James Joyce, Dublinois, Jacques Aubert (trad.), Paris, Gallimard, « Folio », 1995 [1914], p. 350 (« falling faintly through the universe and faintly falling, like the descent of their last end, upon all the living and the dead »).
  4. André Bazin, « Neige sur le cinéma », L’Écran français, 2 mars 1948 ; cité dans Mathias Lavin, L’Attrait de la neige, op. cit., p. 90.
  5. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1985, p. 109-110.
  6. Paul Éluard, Le Temps déborde, Paris, Éditions Cahier d’art, 1947, p. 36.