Croc-Blanc, des contrées impitoyables de London à l’Eden façon Disney
Wintertainment : l’appel du froid
À l'heure où les changements climatiques sont sur toutes les lèvres et où l'on regarde fondre des icebergs sur les places parisiennes, l'hiver ne se fait plus seulement l’écho des problèmes de réchauffement, il est également devenu tendance. Le wintertainment 1 envahit nos écrans et, avec lui, une sensibilisation à l’écologie se met en place par le biais du divertissement, à tel point que même l’affiche du dernier volet de L’Âge de glace annonce facétieusement Kiss your ice goodbye 2. Toutefois, outre le dernier bonnet hipster, le refrain interminable de Frozen de Disney, ou l'apocalyptique Winter is coming de Martin, l'espèce en voie de disparition de nerds littéraires que nous sommes a une pensée fugace pour le centenaire de la mort de Jack London et ses nombreuses odes au froid. Si le nom de London résonne presque inconsciemment dans l’imaginaire collectif avec une invitation au voyage sous la neige, beaucoup ont tendance à oublier — Disney oblige — que sous la beauté cristalline des paysages de glace se cache un milieu hostile et impitoyable.
Oubliés sont les hivers douillets passés à lire et à chanter au coin du feu à la Quatre filles du Dr. March 3 du siècle précédent, l’écriture de London se veut solitaire et rigoureuse, en marge de la société pour mieux exalter l’animalité de l’homme. L’hiver vient ici mettre en scène la lutte pour la survie, l’idée d’une saison de tourments à braver — nécessaire pour un jour prétendre à la richesse, au printemps, à la renaissance. L’hiver est sauvage. La vérité c’est que lorsqu’il écrit Croc-Blanc en 1906, London est un homme profondément meurtri par ce froid qui fera son succès. Parti s’aventurer à la poursuite de l’or du Klondike en juillet 1897, il atteint son but au début de l’hiver, qu’il passera non pas à exploiter sa concession mais à lire, jouer aux cartes, manger des conserves et discuter, ne quittant sa cabane que pour l’occasionnel voyage à Dawson City ou aux campements environnants. Ce sera par ailleurs le seul hiver que London connaîtra dans le Yukon, puisque le visage couvert de plaies, les gencives noircies et une jambe infirme, il décide de s’en éloigner pour retourner à la civilisation californienne dès la fonte des glaces printanière. Mais au-delà du scorbut et de l’or délaissé de sa concession, ce que rapporte London de ses quelques mois dans le « Grand Nord » sont des récits colorés — malgré leur palette de blanc — des frontières de ce qui fait l’être humain ou l’animal, la nature ou la civilisation. Il est l’auteur d’un véritable imaginaire des grands espaces et du froid qui continuera d’enfiévrer les McCandless et autres rêveurs anticapitalistes, longtemps après sa disparition. En sculptant ses histoires dans la neige, London a en effet captivé bien des lecteurs — et de tous âges. Avec Croc-Blanc, il a non seulement séduit un large lectorat mais aussi participé à l’essor que connaissent désormais les récits canins et lupins en jeunesse. Alors quel est donc ce froid de loup qui règne dans le roman et pourquoi Disney a-t-il jugé préférable d’en faire une réécriture si dissemblable 85 ans plus tard ?
Sauvage ?
L’hiver en littérature, comme dans les esprits, se veut un symbole de stagnation, de torpeur, de stérilité, voire de mort. London n’échappe pas à ce trope, puisque les esquisses de l’hiver qui sont faites dans ses romans entrainent les lecteurs dans les profondeurs du froid, avec une telle justesse qu’on en sentirait presque la morsure : c’est le loup qui, par conséquent, puisqu’il est question de mâchoire, qui prend en charge la beauté glaciale du Yukon ? Le paragraphe qui ouvre Croc-Blanc dépeint la nature hostile du Grand Nord dans lequel aura lieu le récit.
De chaque côté du fleuve glacé, l'immense forêt de sapins s'allongeait, sombre et menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s'accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques dans le jour qui pâlissait. Un vaste silence régnait sur la terre. Celle-ci n'était qu'une désolation infinie et sans vie où rien ne bougeait ; elle était si froide, si abandonnée que ce qui la définissait n’était pas même la tristesse. Il y avait un soupçon de rire, mais un rire plus terrible que n’importe quelle tristesse — un rire aussi jaune que celui du Sphinx, un rire aussi transi que le gel et qui participait au sinistre propre à l’infaillibilité. C’était la sagesse magistrale et incommunicable de l'Éternité devant la futilité de l'existence et des vains efforts de vie. C'était le Wild. Le Wild farouche, glacé jusqu'au cœur, de la terre du Nord 4.
La nature dépeinte ici semble totalement nuisible à la vie, voire même incompatible avec celle-ci. La beauté du paysage immobile et cristallin, empreint de silence et dépourvu de présence humaine pourrait d’abord évoquer une certaine sérénité. Néanmoins le narrateur dissuade très rapidement le lecteur de tout rêve de quiétude. En effet, si l’homme parvient à trouver quelque sérénité dans ces terres désolées de l’arctique, il ne s’agit en vérité que de celle qui hante la mort et le vide. La beauté brutale du paysage est saisissante et les promesses de richesse que le Klondike semble murmurer à ceux venus braver son lit blanc nous sont dès la page suivante exposés comme pure folie. Le dernier voyage d’un jeune chercheur d’or, où du moins ce qu’il en reste dans son cercueil, annonce aux lecteurs qu’ici la victoire de l’homme sur la nature n’aura pas lieu :
Dans la boîte qui était sur le traîneau, gisait un troisième homme dont le labeur était fini — un homme que le Wild avait conquis et abattu jusqu’à ce qu’il ne connaisse jamais plus ni mouvement ni lutte. Ce n’est pas l’habitude du Wild que d’aimer le mouvement. La vie lui est offense parce que la vie est mouvement ; et le Wild a pour but de toujours détruire le mouvement. Il gèle l'eau pour l'empêcher de courir à la mer ; il chasse la sève des arbres jusqu'à ce que leurs cœurs puissants soient glacés et, plus férocement encore, plus implacablement, le Wild tourmente l'homme pour le soumettre à lui et l'écraser. Car l'homme est de toutes choses vivantes la plus agitée, toujours en révolte contre le principe que tout mouvement se doit à la fin d’aboutir à la cessation du mouvement 5.
London ne laisse pas la moindre place au doute quant à l’absurdité de la présence humaine sur cette contrée sauvage qui ne peut appartenir qu’à des créatures aussi impitoyables qu’elle. Le loup devient à ce titre un agent idéal de pénétration de ces terres aussi captivantes qu’insondables. Ainsi, lorsque les trois hommes rencontrent la mère de Croc-Blanc pour la première fois, l’animal est immédiatement associé à la terre qu’il arpente, comme s’ils étaient proprement interchangeables dans la sauvagerie qui les caractérise. La louve observe les hommes avec une intensité peu commune et aussi éloignée de la bienveillance canine que possible. L’insistance de son regard est décrite comme étant « aussi implacable que les crocs de la bête, aussi inhumaine que la neige et le froid 6 ». Dans la première partie du roman, London s’évertue à dépeindre un Yukon glacial et cruel où les meutes de loups sanguinaires règnent en maîtres. La survie ne peut appartenir qu’aux créatures qui savent se montrer à la hauteur de l’environnement rigoureux dans lequel elles évoluent. Ce qui explique la suprématie première des loups sur les hommes. S’impose dans le roman une importante éthique du plus fort aux accents Darwiniens — ceux qui épousent le Wild dans ce qu’il a de plus féroce voient leur valeur décuplée, quant aux autres, ils sont définis par leur insuffisance et leur déraison. Ainsi, sur l’homme dans le cercueil, les deux compagnons restants s’accordent : « Ce qui me dépasse, c'est qu'un gaillard comme lui […] ait eu l'idée de venir traîner ses guêtres sur cette maudite fin de terre abandonnée de Dieu. […] Il aurait pu se faire de vieux os s'il était resté chez lui 7. »
Néanmoins, malgré le primitivisme et la présence écrasante du Wild et de ses loups qui dominent le début du roman, lorsque Croc-Blanc vient lui aussi à rencontrer des hommes, le compte-rendu que le narrateur en donne est diamétralement opposé au face à face précédent. Le regard du jeune louveteau n’a rien de l’inhumanité froide de sa génitrice et un renversement s’opère alors dans le récit, puisque le Wild semble se plier à la volonté implacable de l’homme. Le champ lexical de l’immobilité, du silence et de la puissance barbare qui était auparavant attribué à la nature hostile du Grand Nord et à ses habitants est désormais la prérogative des hommes.
C'était sa première vision de l'humanité. À sa vue les cinq hommes ne bondirent pas sur leurs pieds, ne montrèrent pas les dents, ne grognèrent pas non plus. Ils ne bougèrent pas, mais restèrent assis là, silencieux et menaçants. Le louveteau ne bougea pas davantage. Tout l'instinct de sa nature sauvage l'eût cependant poussé à fuir si un autre instinct ne s'était élevé en lui, impératif et soudain. Un effroi mêlé d’admiration s'empara de lui. Il se sentit réduit à l’immobilité par la réalisation accablante de sa faiblesse et de sa petitesse. Ici étaient domination et pouvoir, quelque chose qui le dépassait complètement. Le louveteau n'avait jamais vu d'homme, et pourtant l'instinct de l'homme était en lui. En l'homme il reconnaissait obscurément l'animal qui avait combattu et vaincu tous les autres animaux du Wild 8.
Si Croc-Blanc, en tant que roman, se veut une allégorie du wisdom of the trail 9, la seule « sagesse » — si l’on peut dire — que semble adopter son personnage éponyme est que le véritable hiver ne se trouve pas dans la nature sauvage mais dans l’absence d’hommes, qu’il perçoit tout au long du récit comme des Dieux. Ainsi, quand il tente de récupérer sa liberté et se cache de la tribu d’indiens pour laquelle il travaille alors que ces derniers déplacent leur campement, le froid se fait ressentir avec une intensité bien supérieure chez l’animal.
L’obscurité venait et voilà que, tout à coup, il eut conscience de sa solitude. Il faisait froid aussi, et il n'y avait plus ici les chauds recoins d’un tipi où se réfugier. Le froid lui montait dans les pattes […]. Il avait faim et il se souvenait des morceaux de viande et de poisson qu'on lui jetait. Ici, pas de viande, rien que l'inexprimable et menaçant silence 10.
Le loup est ici tant affecté par ce manque de l’être dominant qu’il retrouve le chemin de l’ancien campement et se lamente du manque de maltraitance qui l’accueille : « Il erra, lamentable et abandonné […]. Combien il se fût réjoui d'une volée de pierres lancées sur lui par une femme irritée, combien heureux eût-il été de la lourde main de Castor-Gris s'abattant sur lui pour le frapper 11 ! » L’homme est toujours décrit comme un écho à la terre inhospitalière du Wild, mais un nouveau retournement s’est effectué : désormais, la tyrannie de l’homme est pour le loup la seule raison qui rende le Grand Nord tolérable. La domination est telle que, quelques pages plus loin, Croc-Blanc en perd même sa condition de loup puisque le narrateur déclare que « [s’il] n'était pas venu vers le feu des hommes, le Wild l'eût moulé en un vrai loup 12 ». Croc-Blanc se voit ainsi, en l’espace de quelques mots, entièrement dépossédé de sa nature. L’interaction avec les « dieux » l’a réduit en un simple chien aux traits de loup qui nécessite, obéit à et s’émerveille de la présence humaine, sans pour autant lui vouer le moindre amour, puisque le narrateur rappelle qu’il s’agit d’un sentiment dont il n’a pas la moindre expérience 13. Vendu à un dogfighter 14 cruel et sans scrupules par Castor-Gris devenu dépendant à l’alcool, Croc-Blanc ne connaitra le salut que par l’intervention de Weedon Scott, un inspecteur de mines d’or qui réussira non seulement à se faire obéir du chien-loup, comme tout dieu qui se respecte, mais aussi et surtout à s’en faire aimer. Et c’est dans ce fait d’apparence innocent que le triomphe de l’homme sur le Wild prend toute son ampleur. Le narrateur explique que Croc-Blanc a réussi à dompter son instinct de loup en prenant pour exemple le fait qu’il ne chasse plus et se montre aussi doux et inoffensif qu’un agneau, même lorsque la proie le nargue : « Même dans la solitude des prairies, une caille pouvait sans dommage lui voltiger devant le nez frémissant et tendu de désir, il maîtrisait son instinct et demeurait immobile parce que telle était la loi des dieux 15. » Il peut donc vivre le reste de sa vie sous le soleil Californien, dompté et domestiqué. La nature s’est vue comme civilisée par cette sorte de happy ending que London a ici proposé. Et si le lecteur apprend qu’inconsciemment la neige manquait à Croc-Blanc 16, le fait est que la façon édénique dont la campagne San Franciscaine est dépeinte semble par contraste donner au Wild des airs de mise à l’épreuve biblique — qui survit à l’hiver du Grand Nord peut se revendiquer d’une vie bourgeoise au soleil : « La nourriture, sur la Terre du Sud, était abondante, et le travail était nul. Gras et prospère, Croc-Blanc vivait heureux. […] La bonté humaine était pour lui un soleil luisant et il s’épanouissait telle la fleur plantée dans un sol fertile 17. »
Mickey Rédempteur
Si la fin du roman revêt des couleurs d’abondance paradisiaque à l’abri des lois impitoyables du Wild, l’adaptation cinématographique de Walt Disney en 1991 offre une réécriture presque totale de Croc-Blanc. Le film, qui a été tourné en Alaska par « souci d’authenticité » malgré le cadre original du Yukon Canadien, a non seulement fait le choix d’inventer un personnage principal humain mais s’est aussi donné pour mission de réhabiliter l’image des loups, des Indiens d’Amérique et de la nature sauvage que London avait présentée en 1906. Au-delà du fait que l’équipe de tournage s’est retrouvée confrontée à une vague de chaleur et a dû importer sa neige du Canada pour habiller l’Alaska de blanc, Disney a apporté des changements majeurs à l’œuvre originale pour mieux se rapprocher, selon le réalisateur Randal Kleiser, de l’écrivain lui-même. Pour commencer, Jack Conroy, interprété par Ethan Hawke, jeune tombeur du Hollywood de la fin des années 80, est une pure invention des Studios Disney qui ont souhaité pour ce personnage faire un amalgame de Jack London lui-même, d’où le prénom et l’absence du père, et de différents personnages du roman, notamment Weedon Scott et Matt 18. Dans le film, les aventures de Jack et de Croc-Blanc sont présentées comme deux lignes parallèles et convergentes — ce sont tous deux de jeunes orphelins lancés sur un voyage qui se révèlera aussi bien géographique qu’initiatique. L’instinct de chasse du loup qui pousse Croc-Blanc à quitter sa tanière dans le roman est absolument inexistant à l’écran, le réalisateur ayant choisi de tuer sa mère dès la première demi-heure pour mieux offrir le portrait d’un jeune louveteau désemparé et sans défense. Après avoir pleuré la mort de la louve, Croc-Blanc se lance donc sur le chemin de la survie. Loin de l’analogie hiver du Wild/bête sauvage que London avait créée, le parcours du jeune loup dans la neige ne peut être décrit que comme adorablement maladroit : il trébuche, glisse, tombe à travers le toit d’une cave de glace 19, et autres péripéties. Il semble ici davantage être victime de son environnement qu’en être la personnification. Ce portrait se veut bien évidemment l’écho des péripéties de Jack dans la neige : difficultés à se déplacer qui rappellent les premiers pas d’un enfant, chute en milieu certes à couper le souffle mais hostile, solitude, peur, etc. 20 C’est pourquoi, lors de leur première rencontre, homme et loup semblent se reconnaître, l’échange de regards qui s’opère trahissant déjà une profonde affinité à venir 21 — musique émouvante composée par Hans Zimmer à l’appui. Leurs chemins se séparent pour mieux se rejoindre un quart d’heure plus tard, tandis que Jack et Alex font halte sur leur trajet vers la concession dans un village Indien, où vit maintenant un jeune loup devenu adulte. C’est l’occasion pour Disney de réécrire les Indiens d’Amérique sous un jour plus favorable que celui de London. Certes, toujours pas de liens affectifs forts entre hommes et animaux, mais plus de sévices ou d’alcoolisme : le Castor-Gris version Mickey est vertueux et droit. Toute la narration autour de la divinité de l’homme, qui joue un rôle prépondérant dans le roman, est réduite à ces propos de Castor-Gris : « On fait du feu, on tue avec des lances et on fait voler des pierres. Pour eux on est des Dieux, c’est pour ça qu’ils obéissent, pas parce qu’on est gentils 22. » Il n’est cependant jamais insinué dans le film que Croc-Blanc lui-même puisse ressentir une telle chose. Bien au contraire, puisque l’instinct du loup, loin de la sauvagerie, du déterminisme ou de la soumission de la version papier, semble le conduire à se rapprocher naturellement de Jack, et ce dès le début. Il ira même jusqu'à défendre le jeune homme face à un ours 23 puis à gravir un flanc de montagne pour mieux le regarder lors de son départ du village Indien, le tout sous les envolées de leur thème musical 24. Point ensuite de vente du loup par addiction à l’alcool mais une injuste altercation avec un malfrat qui oblige Castor-Gris à se séparer de l’animal, pour que Croc-Blanc soit secouru par Jack qui l’emmène vivre sur sa concession, avec l’espoir de le guérir de ses blessures non seulement physiques mais psychologiques : « On lui a appris la haine, il suffit de lui apprendre la tendresse 25. » Voilà une solution bien Disneyenne ! Avec les retrouvailles des deux personnages et l’apprivoisement progressif de l’animal arrive également la fin de l’hiver, comme si l’amour se faisait allégorie du domptage de la nature sauvage, du Wild. Leur survie et leur victoire sur l’environnement, qu’il s’agisse de la brutalité humaine ou de celle de la nature, dépendent chez Disney du lien qu’ils ont tissé. L’idée est renforcée lorsque la mine s’effondre et que Jack se voit sauvé à son tour par le loup, consolidant ainsi l’égalité incontestable de leur statut. Ajoutons par ailleurs que c’est à ce moment précis que l’or est découvert sur les pattes du loup, comme si la richesse ne pouvait être atteinte que par l’harmonie de l’animal, de l’homme et de la nature — une moralité digne de toute histoire d’apprentissage qui se respecte. Oubliés sont les hommes-Dieux et le darwinisme sous-jacent du roman, chez Walt Disney les « animaux ont une personnalité tout comme les êtres humains 26 », et Alex révèle à Jack : « Il croit qu’t’es un loup toi aussi 27. » C’est la raison pour laquelle lorsqu’ils évoquent un potentiel retour à San Francisco, Alex explique au jeune homme que la place de Croc-Blanc n’est pas celle d’un animal de compagnie : « Il serait malheureux en ville. Il a besoin de liberté, c’est ce qui le rend magique 28. » Et puisqu’on parle de magie, qui mieux que Disney pour tourner une domestication canine et urbaine qui fait quelque peu grincer à la fin du texte de London en campagne de réhabilitation de la condition des loups, message de sensibilisation de l’organisation Defenders of Wildlife à l’appui pré-générique de fin 29 ? Toutefois, laisser le spectateur sur un simple retour du loup à la vie sauvage ne serait pas très Disneyen et Jack décide donc de rester dans le Yukon, permettant par ailleurs au réalisateur de glisser un discret « ton père aurait été fier de toi 30 », qui semble s’adresser presque autant à l’écrivain original post mortem — qui doit sans nul doute être ravi de cette approbation de Disney — qu’au personnage de Jack Conroy. Le film s’achève sur une version revisitée de l’édenisme du roman, avec de multiples plans confirmant l’affection qui unit homme et loup, sur fond de la beauté du Grand Nord en été — thème musical à l’appui, encore 31. Dans cette scène, contrairement au roman de London qui prônait une fuite physique des terres de l’arctique au profit de la civilisation humaine afin de mieux éliminer le Wild chez l’animal, la nature est ici complètement conquise. On y voit le triomphe de l’amour et du mouvement — par opposition aux panoramas immuables de neige du début du film. La neige a désormais fondu et les personnages sont mis en scène courant l’un vers l’autre pour finir par se rouler dans l’herbe, se câlinant à n’en plus finir — avant que le champ de la caméra ne s’élargisse, les transformant en petits points sur la toile du sublime et vaste paysage de l’été dans le Grand Nord.
Conclusion
Jack London, dans son roman autobiographique Le Cabaret de la dernière chance, a écrit : « Je voulais me laisser emporter par les vents de l’aventure 32. » Le fait est que, si l’aventure du Wild fut de courte durée pour l’écrivain, les échos qu’il en a laissés dans ses romans sont infinis. Il a contribué à édifier l’imaginaire du Grand Nord pour des milliers de lecteurs, créant une exaltation géographique et écologique qui se fait encore ressentir aujourd’hui. Il a également participé à la fictionnalisation de l’enfant et du jeune adulte en tant qu’explorateurs, débouchant éventuellement sur une littérature jeunesse actuelle qui regorge de variations du thème associant un garçon et un compagnon à quatre pattes. On retrouve notamment parmi celles-ci deux romans : L’Œil du loup de Daniel Pennac 33 et Edge of Nowhere de John Smelcer 34. Dans le premier, enfant africain et loup d’Alaska se contemplent, séparés par la clôture d’un zoo parisien, tous deux meurtris par les péripéties de leur vie et ne trouvant de cicatrisation que dans l’affect profond et égalitaire qui les unit — une thérapie qui n’est pas sans rappeler l’adaptation Disney de Croc-Blanc. Le second roman se veut lui un peu plus proche de la version originale, avec un jeune adolescent et son chien perdus en mer après une tempête et en proie aux « loups de la mer 35 », les orques, alors qu’ils tentent de regagner leur foyer via le littoral alaskien. Le récit se termine évidemment bien pour des personnages grandis par leur expérience mais demeure néanmoins assez brutal puisque, comme le dit le narrateur : « Le monde est un endroit violent, cassant. Les histoires se doivent d’être aussi dures. […] Certaines histoires illustrent à quel point la vie est impitoyable et ne pardonne rien. Elles le font pour nous aider à naviguer dans les mers agitées 36 ». Là réside sans doute, aussi, l’un des enseignements laissés par le conteur Jack London.
- Néologisme construit à partir des termes anglais winter (hiver) et entertainment (divertissement).
- Mike Thurmeier, Ice Age: Collision Course, © 20th Century Fox, 2016.
- Louisa May Alcott, Little Women, London, Penguin Books, 2014 [1868-69].
- Jack London, Croc-Blanc, Traduit de l’anglais par Louis Postif et Paul Gruyer, Paris, Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits », 2004 [1906], p. 4. Les passages soulignés présents et subséquents sont des marqueurs des modifications opérées par mes soins afin que la traduction soit au plus près de la version originale.
- Id., p. 5.
- Id., p. 23.
- Id., p. 9.
- Id., p. 79-80.
- Le wisdom of the trail est un sous-genre littéraire du roman d’aventures qui met en scène des personnages devant lutter contre les éléments pour leur survie et sortant grandis de leur expérience au sein de la nature sauvage. Jack London, qui a popularisé le terme au sein de ses écrits, est un des écrivains les plus influents de ce courant.
- Jack London, Croc-Blanc, op. cit., p. 108.
- Id., p. 109.
- Id., p. 125.
- Id., p. 120.
- Terme utilisé dans l’œuvre originale pour parler des personnes qui font profession des combats de chien.
- Jack London, Croc-Blanc, op. cit., p. 196.
- « He missed the snow without being aware of it. » Jack London, White Fang, New York, Macmillan, 1906, p. 307. Ebook. Passage absent de la traduction française de Postif et Gruyer.
- Jack London, Croc-Blanc, op. cit., p. 199.
- Lawrence Van Gelder, « Filming of ‘White Fang’ Was A Bear Of A Project », New York, Chicago Tribune, 7 février 1991.
- Randal Kleiser, White Fang (Croc-Blanc), © Walt Disney Productions, 1991, 00:32:45.
- Id., 00:18:22.
- Id., 00:34:03.
- Id., 00:51:08.
- Id., 00:54:00.
- Id., 00:58:02.
- Id., 01:18:43.
- Walt Disney, « Walt’s Quotes », D23 The Official Disney Fan Club, https://d23.com/walt-disney-quote/animals-have-personalities/.
- Randal Kleiser, White Fang (Croc-Blanc), op. cit., 01:37:27.
- Id., 01:37:12.
- « Jack London’s White Fang is a work of fiction. There has never been a documented case of a healthy wolf or pack of wolves attacking a human in North America. Because wolves were systematically eliminated throughout most of the United States during our early history and continue to be persecuted today, a nationwide effort is underway to reintroduce wolves into wilderness areas and insure their survival for generations to come. — Defenders of Wildlife. Washington, DC. » Randal Kleiser, White Fang (Croc-Blanc), op. cit., 01:44:58.
- Id., 01:42:21.
- Id., 01:43:58.
- Jack London, Le cabaret de la Dernière Chance. Traduit de l’anglais par Louis Postif, Québec, La Bibliothèque électronique du Québec Collection Classiques du 20e siècle, Volume 211 : version 1.0, p. 78.
- Daniel Pennac, L’Œil du loup, Paris, Nathan, 1984.
- John Smelcer, Edge of Nowhere, New York, Leapfrog Press, 2010.
- « Seth knew that killer whales hunt in packs like wolves. In fact, they are called sea wolves ». John Smelcer, Edge of Nowhere, op. cit., p. 77.
- « The world is a hard, breaking place. There must be equally hard stories. […] Some stories are about how ruthless and unforgiving life is, and [they] are that way to help us navigate through rough seas ». John Smelcer, Edge of Nowhere, op. cit., p. 100-101.