Des mondes mutants à la Cité virtuelle chez G. Egan
Dans quels mondes fictionnels les sciences nous font-elles entrer lorsqu’on les prend à la lettre ? On adoptera un parti-pris qui peut sembler paradoxal : ce sont les sciences et les techniques d’aujourd’hui (physique quantique, intelligence artificielle) qui, dans leur propre sillage, sont à même de créer des mondes fictionnels, sous la seule condition qu’on en applique dans notre propre monde, sans concession et avec la plus grande rigueur, les principes qui les dirigent et leurs conséquences directes. Il n’est donc nul besoin pour le genre littéraire de la science-fiction de se libérer de la tutelle de la rationalité scientifique, mais au contraire d’en re-pousser les limites et d’en explorer les possibles sur le terrain de l’imaginaire littéraire. Les sciences contre-intuitives du 20e et 21e siècles possèdent en elles-mêmes et de l’intérieur des principes de rationalité contestataires tels qu’elles comportent de quoi décrire des mondes sans aucune mesure avec notre monde familier d’une part, mais qui n’en sont pas moins cohérents et en prise avec celui-ci.
Nous avons choisi de mettre à l’épreuve notre parti-pris en l’utilisant comme vecteur de lecture de deux romans de G. Egan, La Cité des Permutants, (Permutation City, 1994, trad. 1996), et Isolation (Quarantine,1992, trad. 2000), qui utilisent pour la mise en scène dans leur intrigue respective les principes étranges de la physique quantique, en les transférant sur le double registre biologique (la fabrique du vivant artificiel, la physiologie du cerveau) et physique (la cosmologie) pour en faire la base de mondes qui tiennent debout et ne s’effondrent pas en deux jours selon la formule de K. Dick (1978).
Dans les deux cas, les pouvoirs de la techno-science issue des principes de la physique quantique, loin d’être décoratifs ou de simples faire-valoir, sont au cœur du récit de fiction, organisant sa trame narrative pour ainsi dire épistémologiquement, c’est-à-dire au plus près des exigences scientifiques et technologiques en jeu. Les sciences et les techniques associées, loin d’être fictives au sens du faux, sont au contraire prises comme moyen de produire des mondes fictionnels possibles. Dans La Cité des Permutants, la physique quantique vient signifier l’impasse consistant à reproduire le vivant artificiel comme l’implantation de cellules sur/dans un programme informatique d’automate cellulaire ; Isolation nous interroge sur la question de savoir pourquoi notre monde n’est pas quantique, alors qu’il devrait l’être, et interroge par suite les raisons pour lesquelles le cerveau humain n’est pas lui-même quantique.
Point n’est besoin de sortir de la science moderne encore en voie de questionnement dans son épistémologie comme dans son ontologie pour créer de la science-fiction. Du fait de son incomplétude ontologique, la science contemporaine appelle la création d’un monde de fiction comme contrepartie de sa propre vérité.
1. L’impasse de Permutation City
Le roman se situe à une époque où chacun peut librement décider de faire une copie numérique de lui-même, « un double de soi-même » – mais beaucoup éprouvent des réticences et abandonnent au moment de faire le saut dans le virtuel, bien que cette vie puisse compenser les inconvénients de la vie réelle. Les Copies sont une menace pour les humains, mais les humains sont aussi une menace pour les Copies, car on peut les désactiver. Durham a le projet d’arnaquer à prix fort les Copies numériques en leur proposant d’habiter une planète isolée, dotée d’une ville virtuelle simulant à la perfection les attributs des villes réelles, où ils se sentiraient protégés. Il demande à Maria, informaticienne et biologiste, qui cherche en vain à produire des cultures de cellules vivants, de produire une vie artificielle sur une plateforme appelées Cosmoplexe.
1.1. De la vie virtuelle à la vie artificielle
Le récit distingue trois sortes de reproduction de vie biologique, avec leur ontologie associée :
a/ Si « la biochimie du monde réel » est « […] bien trop compliquée à simuler 1 », c’est que les moyens du calcul informatique sont inaptes à modéliser les processus vitaux ;
b/ Par contre l’informatique peut réaliser des Copies numérisées, à la manière d’un « fichier numérique », double ou « version » de soi-même (CP : 36), sans corps biologique : si elles ont une chair, c’est « une chair mathématique » (CP : 39). Mais elles manifestent un déficit ontologique grave : sans épaisseur physique, elles n’ont d’autre existence que d’être l’« image d’un film, dessin animé assisté par ordinateur » (CP : 89) ; elles sont de plus menacées, car on peut les désactiver. Il leur faut donc trouver une nouvelle vie dans un autre lieu que la Terre, où elles seraient protégées des risques qu’elles encourent ici-bas, une planète qui soit l’équivalent artificiel de la Terre : « Alors quel meilleur remède à la claustrophobie pourrait-il y avoir que la promesse d’importer une planète toute entière dans le refuge, éminemment capable de développer sa propre vie exotique ? »
c/ L’espoir réside dans la mise en place d’un territoire intermédiaire, le Cosmoplexe, dans lequel des bactéries seraient produites par un programme informatique au moyen des lois physiques élémentaires de la matière.
1.2. Enjeux épistémologiques autour du Cosmoplexe
Le rejet de la vie virtuelle par les Copies et leur désir de vivre en sécurité dans un territoire indépendant de la Terre les amènent – du moins les plus riches d’entre elles – à vouloir migrer vers un monde artificiel qui serait l’équivalent sensible du monde réel sur le plan biologique comme de la vie sociale, celle d’une ville. Durham veut vendre aux copies l’espoir de fabriquer le Cosmoplexe. Mais de la vie virtuelle à la vie artificielle, il y a un saut qualitatif que Durham impose à Maria, biologiste et informaticienne dans les termes suivants :
Je veux que vous conceviez un environnement pré-biotique –une surface planétaire, si vous préférez l’envisager ainsi- et un organisme simple que vous estimeriez capable, avec le temps, de produire par évolution une multitude d’espèces, assez pour occuper les niches écologiques potentielles.
- Un environnement ? Alors vous voulez … une réalité virtuelle […]
- Non dit Durham. Oubliez la Réalité virtuelle. Je veux que vous conceviez un organisme et un environnement –dans le Cosmoplexe – qui auraient les propriétés que je viens de décrire.
[…] la vie dans le Cosmoplexe pourrait – théoriquement – être aussi riche que et complexe que la vie sur notre Terre […] Je veux la meilleure recette que vous puissiez trouver pour une planète intégrée au Cosmoplexe sur laquelle une vie complexe puisse éventuellement se développer. (CP : 158) [nous soulignons]
Le cœur épistémologique du récit se situe dès lors autour du statut scientifique et technique de ce « territoire intermédiaire » qu’est le Cosmoplexe, machine auto-productrice des éléments de la vie artificielle : quelles lois physiques capables de modéliser les configurations de molécules qui constituent les êtres vivants ? L’obstacle réside dans le fait que l’ontologie du vivant, fondée sur les lois physiques d’organisation des particules élémentaires, est tout l’inverse d’une vie numérique :
[…] lorsque vous êtes en chair et en os, vous êtes faits de matière. Les êtres humains, en dernière analyse, s’incarnaient dans des configurations de particules élémentaires. Les Copies s’incarnaient dans des mémoires d’ordinateurs, sous forme de gigantesques ensembles de nombres.
Comment surmonter cet obstacle ? L’espoir mis dans le Cosmoplexe est en effet de fabriquer les conditions d’une vie possible pour qu’« un organisme vivant puisse au moins fonctionner dans le Cosmoplexe. » (CP : 202). Le défi est donc de construire de tels mondes substitutifs capables d’accueillir des individus délivrés de leur incomplétude et de leurs imperfections.
Mais les règles sur lesquelles va pouvoir fonctionner un tel système vont-elles être à la hauteur de l’ambition ? Quels obstacles ou limites l’ingénierie d’un tel système va rencontrer qui aboutiront à l’impasse ou à l’échec d’un tel projet ?
1.3. L’impasse du Cosmoplexe
Mais les tentatives de Maria pour greffer dans le Cosmoplexe un micro-organisme comme l’est une bactérie sera vaine (CP : 109). Durham utilise comme système substitutif un automate cellulaire nommé TVC, capable de produire des combinaisons complexes de cellules 2. Mais il se heurte à l’incapacité du Cosmoplexe à reproduire le vivant dans le registre de l’artificiel. Pourquoi ?
a/ Le vivant n’est pas l’effet de techniques de duplication algorithmique : « […] virus informatiques, algorithmes génétiques, machines autorépliquantes intégrées à de simples automates cellulaires ; […] tous faciles à calculer mais incapables de jeter une grande lumière sur la genèse de la biologie moléculaire du monde réel. » (CP : 202) [nous soulignons] En effet « la biochimie du monde réel » n’est en rien réductible à l’« automate cellulaire » qui génère déjà de la vie artificielle mais à un niveau élémentaire. Car « l’automate cellulaire qu’était le Cosmoplexe ne faisait strictement qu’appliquer aux cellules des règles uniformes, ne créant donc pas complexité, dissymétrie convenant à des organismes vivant complexes ». On est donc dans le domaine de l’intelligence artificielle, dépourvue d’« imprévisibilité authentique » (CP : 108).
b/ Pourquoi cette impasse ? « La physique du Cosmoplexe omettait l’indétermination profonde de la mécanique quantique du monde réel. » (CP : 108) Avec l’intelligence artificielle, on n’avait pas à jongler avec d’intimidantes équations de la MQ – rien qu’une poignée d’opérations arithmétiques triviales pratiquées sur des nombres entiers. Elle méconnait en effet les lois de la physique quantique qui gouvernent aussi la chimie des corps vivants, et avec elle des mutations aléatoires, source de « l’exubérante diversité […] de la biologie du monde réel ». Telle est la différence entre un « micro-organisme du monde réel » et celui du Cosmoplexe : la limite de celui-ci est de n’appliquer que des lois physiques qui méconnaissent les lois quantiques :
Mais on en revient à la limite imposée par la physique déterministe du Cosmoplexe non quantique – « vous voulez soutenir que des systèmes déterministes comme le Cosmoplexe peuvent générer une biologie aussi complexe que celle du monde réel, que toutes les subtilités de la physique et de l’indétermination quantique du monde réel ne sont pas essentielles ». (CP : 159) [nous soulignons]
1.4. Vers un univers quantique ?
Réduire les lois biologiques à celles d’un automate cellulaire, c’est méconnaître la dimension quantique de ces mêmes lois. La capacité à fabriquer d’autres mondes biologiques ou physiques qui soient capables de ressembler au nôtre ne peut pas faire l’économie des lois quantiques.
Le récit évoque alors en contrepoint la perspective d’un univers quantique qui est refusée au Cosmoplexe : l’élever à une perspective cosmologique, en faisant appel aux lois quantiques :
Nous percevons – nous habitons – une configuration particulière de l’ensemble des évts. Mais pourquoi cette configuration devrait-elle être unique ? Il n’y a aucune raison de croire que la configuration que nous avons reçue soit la seule manière cohérente d’ordonner la poussière. Il doit y avoir des milliards d’autres univers qui coexistent avec nous, composés exactement de la même matière mais arrangés différemment, c’est tout. [..] Nous sommes l’une des solutions possibles d’une gigantesque anagramme cosmique […] mais il serait ridicule de penser que nous sommes la seule. […] L’univers est effectivement aléatoire au niveau quantique. (CP : 193) [nous soulignons]
A l’inverse, l’intrigue déroulée dans Isolation est parfaitement cohérente avec la restauration d’un univers gouverné par les lois quantiques.
2. Un roman épistémologique : Isolation, le monde perdu des lois quantiques
Le récit s’organise autour de deux énigmes qui vont se rejoindre : Laura Andrews est une infirme cérébrale, personnage central autour duquel tourne le mystère de sa disparition, hors d’une pièce retrouvée fermée dans l’hôpital où elle était retenue. Si son cerveau souffre de détériorations neurologiques, elle semble posséder des pouvoirs spéciaux encore inconnus, que l’on essaie de reproduire en laboratoire sur un sujet sain, une physicienne, Chung-Po-Kaï. Par ailleurs, l’humanité terrestre se trouve séparée du reste de l’univers par une Bulle d’origine inconnue qui enveloppe le système solaire. Nick, un ancien policier, qui occupe la place de narrateur, est chargé de retrouver la trace de la femme handicapée qui a disparu.
Le roman décrit un monde dans lequel les cerveaux humains sont câblés sur des nanomachines. Les neurones du cerveau sont connectés avec des « mods » (modem), des logiciels agissant sur les pensées et les décisions (par exemple les mods de loyauté à l’égard de l’Ensemble), des mods empêchant l’ennui, réduisant la tension, la fatigue ou les émotions etc. L’enjeu du roman se situe autour de la recherche d’un mod révolutionnaire qui veut reproduire les pouvoirs mentaux de Laura, qui, pour cela, doit mettre en œuvre les lois de la physique quantique.
Afin de comprendre, sinon résoudre, les deux énigmes ci-dessus, l’enquête mobilise l’expérience de pensée du chat de Schrödinger dans une longue seconde partie pour poser une question épistémologique toujours ouverte dans l’interprétation de la théorie quantique, dans son rapport à la réalité : les phénomènes quantiques ont cette particularité contre-intuitive d’être caractérisés par un état de superposition (tel le chat vivant et mort à l’image d’une particule microscopique), mais l’observation ou la mesure font curieusement disparaître cette propriété au profit de l’un d’eux (le chat mort ou vivant) : elles provoquent la réduction ou l’effondrement de la fonction d’onde, équation décrivant le comportement ondulatoire des particules de matière. Mais cette disparition des phénomènes quantiques à l’échelle humaine est-elle une fatalité ? L’homme ne pourrait-il pas retrouver une faculté de percevoir les phénomènes de superposition ? De quelle façon ?
C’est paradoxalement le personnage de Laura qui est doté d’une telle capacité, comme une conséquence de son handicap accidentel : celle de retrouver la conscience des états de superposition, avant que n’intervienne l’acte de réduction. A la réduction s’oppose donc « l’étalement » dans la conscience des états quantiques résultant de l’application de la fonction d’onde aux connexions du cerveau. Dans le roman d’Egan, la réduction d’onde provient d’un acte de la conscience humaine, et ne provient donc pas d’un processus physique 3.
Le roman s’empare des conséquences anthropologiques et cosmologiques pour nourrir l’intrigue : si le siège de la faculté de réduction est une propriété du cerveau, celui-ci devient alors capable de manipuler ses propres états quantiques, en opérant la sélection d’un état propre parmi tous les états possibles. D’autre part, l'humanité terrestre est responsable, sans le savoir, de la réalité de l'univers tel que nous le connaissons : elle a en effet entrainé une destruction de toute autre réalité, parmi l’infinité des autres possibilités. C’est ce « génocide cosmique » qui serait ainsi à l'origine d'une mise en « quarantaine » de l'humanité terrestre (titre original du livre), entendons la formation de la Bulle protégeant l’espace cosmique du phénomène de réduction.
2.1. Le chat de Schrödinger en question : la réduction des états de superposition est-elle une fatalité ?
La seconde partie consacre de nombreuses pages documentées sur le paradoxe du chat de Schrödinger, non pour son exotisme, mais pour interroger le rôle de l’observation à propos du comportement des objets microscopiques. Rappelons ce qu’est ce paradoxe : considérons la situation d’un chat enfermé dans une boite dans laquelle a été introduite une particule radioactive qui a une probabilité de 50% de se désintégrer et de casser une fiole de poison ; selon les lois quantiques, le chat doit être dans un état de superposition, vivant et mort à égalité. Or, si on ouvre la boite, on voit le chat vivant ou mort. Le problème posé dans le roman est alors celui-ci : « Pourquoi voyons-nous toujours le chat dans un état pur, mort ou vivant ? » De plus, la règle de probabilité selon laquelle le chat est à part égale mort et vivant ne permet en rien à l’observateur de prévoir avec certitude quel sera l’état du chat, mort ou vivant.
Si « nous passons toute notre vie à réduire les systèmes avec lesquels nous interagissons 4 », ne peut-on au contraire se libérer de la « réduction » à un seul état qui semble provoquée par notre acte d’observation ? Si l’observation humaine semble faire disparaitre le monde quantique, en détruisant la dualité des états de superposition, n’y a-t-il un moyen d’instaurer un mode d’observation qui restitue ces états de superposition ? Cela exige d’opérer une inversion de l’acte de conscience habituel : de la conscience d’un seul et unique état, la conscience doit devenir conscience simultanée de multiples états superposés. Mais comment opérer une telle mutation du cerveau humain ?
Le propos de l’intrigue est de rechercher une technique qui neutralise, réduise la réduction : pouvoir fabriquer un « mod » (sorte de logiciel informatique) capable de supprimer la réduction devient alors un enjeu de pouvoir considérable. Car restaurer les états quantiques du cerveau donnera le pouvoir de les manipuler à sa guise et d’agir par conséquent sur les états quantiques de la matière ou d’un autre cerveau : celui qui possède aura en effet le choix de l’état qu’il veut voir réaliser. A quelles conditions le cerveau peut-il inhiber cette faculté de réduction, et prendre en charge la totalité de la fonction d’onde ? La solution fictionnelle proposée par le roman consiste à imaginer que la physiologie du cerveau humain incorpore les lois de la physique quantique.
Mais on voit le bénéfice de cette régression : la possibilité pour la conscience de pouvoir être « étalée », vivre les états de superposition.
2.2. Neutraliser le principe de réduction : quelles conséquences anthropologique et cosmologique ?
Les conséquences anthropologiques concernent le devenir de l’espèce humaine. Paradoxalement, une « humanité augmentée » serait le produit d’une humanité archaïque. Le progrès de l’humanité a provoqué l’appauvrissement de l’espèce comme de son monde. Car l’apparition de cette faculté est à replacer dans des lois de l’évolution, lorsque les humains n’étaient pas équipés physiologiquement de cette faculté de réduction. Il faut parvenir ensuite du point de vue cosmologique à concevoir « ce que signifie "l’évolution" dans un univers sans réduction » (I : 182) : quel était le monde pour des espèces archaïques ou disparues dépourvues de la faculté de réduction ?
Sur le premier point, étaient détruites chez Laura les parties de son cerveau qui contrôlaient l’acte de réduction ; revenu à un état archaïque, le cerveau devient capable de vivre les états quantiques antérieurs au processus de réduction. Le déficit physiologique présente le paradoxe de doter en contrepartie Laura de pouvoirs nouveaux, celui de pouvoir jouer des états de superposition dans le monde macroscopique. Cette voie nous mène peut-être à envisager autrement l’énigme de sa disparition.
Est-ce que « manipuler des états propres » aurait pu lui permettre de forcer les serrures et d’échapper aux caméras de sécurité ? Peut-être, mais nouvelle question : comment une mutation fortuite, ou une anomalie congénitale aléatoire, pourrait-elle la doter d’aptitudes aussi complexes ? N’est-ce pas plutôt la perte de réduire le paquet d’ondes – des dommages aléatoires peuvent facilement produire des déficits. Mais des dégâts cérébraux ont-ils le pouvoir de produire le type de pouvoirs sophistiqués ? Et pourtant Laura doit avoir ces pouvoirs ; sinon comment a-t-elle pu s’échapper de l’Institut Hilgenamm ? (I : 182)
En résulte l’effet de ces pouvoirs : Laura est à différents endroits à la fois, dehors et dedans. Pourquoi s’est-elle échappée alors que la pièce est restée fermée ? « J’étais déjà à l’extérieur de la pièce. A l’intérieur et à l’extérieur. Je n’ai pas eu besoin de bouger. […] j’ai juste renforcé l’état propre correspondant » (I : 215). Les recherches parallèles conduites en laboratoire ont pour but de reproduire cette capacité au moyen de logiciels capables d’effectuer « la manipulation mentale des états propres » (I : 182).
Sur le second point, peut se formuler l’hypothèse d’univers archaïques aujourd’hui disparus où régnait la coexistence des états quantiques dans le monde. Il existait un temps dans lequel :
[…] l’univers devait être un endroit qualitativement différent de celui que nous connaissons. Tout arrivait simultanément ; toutes les possibilités coexistaient. Le paquet d’ondes n’était jamais réduit, il ne faisait que se complexifier de plus en plus. Et je sais que cela semble ridiculement anthropocentrique… ou géocentrique … de penser que la vie sur cette planète a pu être à ce point différente – mais avec tant de richesse, tant de complexité dans l’univers, peut-être qu’il était inévitable que, quelque part, une créature se développe qui ébranlerait tout cela – qui annihilerait la diversité à l’origine même de son existence. (I : 183).
La faculté de réduction apparue avec l’espèce humaine a provoqué « un génocide cosmologique », effaçant « ce grandiose et glorieux mélanges de tous les univers possibles qui auraient pu se réaliser depuis le Big Bang ».. Elle a réduit l’ensemble des mondes possibles à un seul, au détriment d’une pluralité des mondes coexistant, un monde univoque :
Nous ne sommes pas seulement l’univers qui a « conscience de lui-même » – nous sommes l’univers qui se décime lui-même, par le simple acte d’accéder à cette conscience. […] réduisant à néant toutes les configurations alternatives qui auraient pu exister. Pensez aux constellations qui auraient pu exister ; aux étoiles et aux mondes qui ont disparu pour toujours quand notre fameux ancêtre a ouvert les yeux.
D’où en résulte une sorte de « nécrose cosmique », vidant l’univers de toutes ses possibilités, produisant involontairement un génocide à une échelle dépassant l’entendement. « Réduisant les possibilités » ? Taillant dans l’univers – simplement en l’observant ? » (I : 184) [nous soulignons] ; « ce que nous considérions comme des possibilités mutuellement exclusives » (I : 190).
S’explique ainsi l’apparition du phénomène de la Bulle pour se préserver du phénomène de réduction provenant de la Terre : « […] la construction de la Bulle étant pour eux la seule manière de préserver leur civilisation » (I : 191).
2.3. Le monde quantique sans réduction
C’est donc à l’évolution négative de la physiologie du cerveau qu’est dû l’acte de réduction provoqué par l’observation humaine : aveugle à la multiplicité des états possibles de la conscience comme du monde, elle retranche, enlève au lieu d’ajouter la richesse de l’expérience. Et c’est par une malformation du cerveau que Laura retrouve sa pleine ressource.
Isolation nous conduit à une réflexion épistémologique et par ce biais métaphysique sur deux plans :
a/ Il réactive une nouvelle manière d’introduire le thème des « mondes possibles » : notre monde n'est qu'un état parmi une infinité de possibles. Les hommes, par le simple fait d'observer leur environnement, le réduisent littéralement, c'est-à-dire qu'ils en détruisent tous les possibles à l'exception d'un seul. A contrario, il serait donc possible d'annuler cette réduction et de procéder à un étalement, c'est-à-dire d'avoir la possibilité de choisir l'état futur parmi tous les possibles.
b/ C’est à un transhumanisme implicite que Egan nous invite à réfléchir : quel serait l’homme capable de manipuler les états quantiques ? a/ « […] construire un mod qui bloque définitivement la réduction du paquet d’ondes. Tout seul, il ne sert à rien. » b/ « nous avons besoin de mettre la main sur la deuxième moitié, le sélecteur d’états propres » (I : 226-227). Mais pour l’instant « elles se limitent pour commencer aux systèmes microscopiques, en essayant d’établir un cadre rigoureux pour l’ontologie quantique avant de poursuivre sur des choses plus complexes ? Vous imaginez ce que pourrait réaliser un utilisateur expérimenté, entièrement conscient du potentiel du mod ? » (I : 227).
2.4. Une nouvelle figure du transhumanisme, le cerveau quantique ?
Quel serait un tel cerveau quantique ? L’aptitude à vivre les états de superposition précédant la réduction à un état unique à laquelle il peut procéder : « L’étalement doit être un préalable à la réduction. Toutes les possibilités doivent être là […] pour qu’une d’entre elles puisse être choisie. La réduction est drastique » (I : 221).
Deux enjeux, scientifique, puis technologique, surgissent en conséquence pour l’espèce humaine de demain : pouvoir en premier lieu identifier dans la recherche scientifique les zones du cerveau humain responsables de la réduction du paquet d’ondes ; fabriquer ensuite en laboratoire un « mod » apte technologiquement à mettre hors circuit, à désactiver les parties du cerveau responsables la réduction, afin d’inhiber la réduction et de pouvoir ainsi contrôler l’évolution du paquet d’ondes. Pour le cerveau, c’est se retrouver dans un état de non réduction, que le narrateur appelle « étalement » : « Quand vous et Po-kwai vous étalez, c’est en tous les états possibles – même les plus improbables – dans lesquels pourrait se trouver chacun d’entre nous ? Il n’y a aucune raison que cela n’inclut pas des états où c’est vous qui influencez l’utilisation du mode de sélection. » (I : 223)
Mais deux situations mises en scène ou évoquées dans le roman peuvent limiter la capacité quantique du cerveau : si celle-ci est préservée dans le cas où l’on se trouve seul, qu’en est-il lorsqu’il y a interaction avec un semblable ? L’observer serait lui faire perdre sa capacité quantique : « A chaque fois qu’un tel individu interagirait avec quelqu’un, ce quelqu’un réduirait, lui, le paquet d’ondes. » (I : 208). « Si quelqu’un vous observe, les deux fonctions d’onde interagissent et deviennent une entité unique. Cela donne à l’observateur le pouvoir de vous réduire, mais vous donne aussi le pouvoir de manipuler l’observateur et d’empêcher la réduction. » (I : 268) C’est « une lutte pour la réalité avec quelqu’un qui est indiscutablement aussi réel que moi » (I : 269).
A quelle distribution de probabilités serait soumise la réduction ? La manipulation des états quantiques par le cerveau conscient peut entraîner non pas la sélection du plus probable, mais du moins probable : à une seule probabilité de réalisation s’oppose une « improbabilité de configuration des neurones » (I : 209), une sélection par conséquent des possibilités les plus improbables, et non pas les plus probables. « J’ai prouvé que je peux choisir des états propres aussi improbables que tout ce qui m’attend maintenant » (I : 299), en « créant autant de versions de moi-même qui savent qu’elles ne seront pas choisies » (I : 301), avec le risque de ne pas être sélectionné.
Conclusion
Il faut nuancer le propos de G. Klein : « Car la première leçon des nouvelles de Greg Egan, c'est que la science est composée de “fictions”. Bien entendu, ces “fictions” scientifiques n'ont pas le caractère arbitraire des fictions littéraires » (Préface de G. Egan, Océanique). Chez G. Egan au contraire, les fictions littéraires viennent donner vie aux fictions scientifiques, qui sont au plus près des exigences propres aux nouveaux domaines ouverts à la connaissance. Il n’est pas question de lois scientifiques imaginaires, il s’agit au contraire d’extrapoler dans des récits de fiction, qui soient au plus près des lois de la science moderne, biologie génétique, neurosciences, informatique logique, physique quantique. Mais en prolongeant ou appliquant les conséquences les plus rigoureuses dans des récits de fiction, un autre registre de fiction se trouve convoqué : l’illusion que la science puisse fabriquer un substitut de l’homme ou un substitut de la réalité ou du monde. Or sur ce point, l’originalité d’Egan n’est pas de dénoncer le risque antihumaniste de la science. En marquant le caractère imprévisible et non déterministe de la science – telle la science quantique –, il ouvre une nouvelle perspective critique : inversant le registre habituel de la critique de la science par l’homme, c’est au contraire la science qui critique l’homme dans la tentation de celui-ci de la réduire aux limites de sa propre raison.
- Greg Egan, La Cité des Permutants, Bernard Sigaud [trad.], Paris, Le Livre de Poche, 1999 [1994], p. 63. Nous nous référerons désormais à cet ouvrage par le sigle CP.
- L’automate cellulaire ici en jeu est une configuration complexe, qui « servait à la fois de constructeur universel et d’ordinateur universel ». Il est baptisé TVC : « En l’honneur de Turing, von Neumann et Chiang. » (CP : 251), qui sont tous trois les véritables instigateurs historiques de cette technologie informatique. Le texte apporte la précision selon laquelle Chiang a prolongé et amplifié dans les années les travaux de von Neumann datant des années 1950.
- Egan formule dans une interview les raisons de son intérêt pour la physique quantique : « - Your first mass-market novel Quarantine was published in 1992. Can you tell us the story of how this book came to be? - I'd been aware for a while that some interpretations of quantum mechanics suggested an active role for conscious observers in "collapsing" the multitude of possibilities that exist in quatum superpositions into single events. I should stress that that's a very marginal position, and it's not one I ever believed to be true myself. Nevertheless, I thought it might be fun to imagine that only humans had this spectial "skill", and that other conscious beings might not be too pleased with us running around annihilating alternatives. »
- Greg Egan, Isolation, Francis Lustman [trad.], Paris, Le Livre de Poche, 2003 [1992], p. 181. Nous nous référerons désormais à cet ouvrage par le sigle I.
1. L’impasse de Permutation City
1.1. De la vie virtuelle à la vie artificielle
1.2. Enjeux épistémologiques autour du Cosmoplexe
1.4. Vers un univers quantique ?
2. Un roman épistémologique : Isolation, le monde perdu des lois quantiques
2.2. Neutraliser le principe de réduction : quelles conséquences anthropologique et cosmologique ?
2.3. Le monde quantique sans réduction
2.4. Une nouvelle figure du transhumanisme, le cerveau quantique ?