Désertion de l’adulte dans le théâtre contemporain pour la jeunesse : de la colonisation infantile à la résistance enfantine

Désertion de l’adulte dans le théâtre contemporain pour la jeunesse : de la colonisation infantile à la résistance enfantine

Par PERZO Laurianne

À l’instar d’autres objets culturels pour l’enfance et la jeunesse, le répertoire dramatique contemporain pour la jeunesse propose des textes dont l’objectif semble vouloir subvertir les relations intergénérationnelles. Outre de nombreux exemples qui valorisent une forme de socialisation du collectif en affirmant une certaine communion entre les générations, tout un pan de cette production dramatique tend à développer l’idée d’un affranchissement du personnage d’enfant par rapport à ses ascendants, faisant l’expérience d’une autonomie salvatrice.

Nous proposons ici de nous intéresser à la rupture générationnelle dans les textes de théâtre pour la jeunesse, lorsque les personnages d’enfants – et par extension certainement aussi le jeune lecteur – sont invités à résister à l’hégémonie de l’adulte. À travers un panorama de textes issus de ce répertoire, nous verrons d’abord quels sont les enjeux principaux lorsque la dramaturgie est dépourvue d’adultes, puis nous appréhenderons la tension à l’œuvre entre les générations, pour enfin établir les modalités d’une résistance enfantine.

 

Des dramaturgies sans adultes

Quand l’enfant évolue seul dans le répertoire dramatique pour la jeunesse, il s’agit de métaphoriser une forme d’abandon de la société vis-à-vis des hommes et des nouvelles générations. La dramaturgie souligne alors l’absence du personnage adulte et son souvenir se matérialise comme la cause des malheurs contemporains.

C’est un leitmotiv dans les pièces qui thématisent la guerre où nombreux sont les personnages d’enfants qui évoluent en exil ou qui tentent de survivre dans les ruines d’un monde hostile qu’ont laissé leurs aînés. Dans En attendant la fin de l’orage de Danielle Vioux 1, des enfants esseulés se terrent dans les sous-sols d’une école à l’abri des bombardements extérieurs. Ce confinement va en amener certains à de choquantes, et néanmoins réalistes, révélations mettant au jour une réalité sociopolitique alors dénoncée, comme lorsque Marguerite révèle à ses camarades avoir été envoyée dans leur école par sa mère pour agir comme bouclier humain dans cette situation de conflit :

 

Marguerite : […] Elle a appelé ça prendre une année sabbatique et venir voir mon oncle qui travaille à l’ambassade. Mais je la connais comme si je l’avais faite. Ces heures devant les infos à la télé et les reportages sur les boucliers humains et tout ça  2.

 

Pourtant, il n’y a pas de place pour le misérabilisme, et parce que les enfants évoluent en groupe 3, leur façon de vivre commune et le mauvais sort qui les touche tous sans exception leur permettent de mieux accepter la situation et de relativiser en quelque sorte le malheur, ce que met notamment en perspective l’action ludique. Dans ce contexte, la situation de guerre – bien qu’exceptionnelle – est vécue de manière ordinaire et les enfants continuent, malgré les circonstances, à jouer et à répondre aux stimuli du jeu. Les jeux sont alors collectifs et peuvent prendre la forme de jeux artistiques comme dans cette même pièce où Ahmed et Yasmine décident de conjuguer deux arts martiaux, la capoeira et l’aïkido, pour en faire un art hybride appelé « Capokido 4 ». Ils sont alors rejoints dans leur démonstration par d’autres enfants, célébrant une forme de communion artistique, ce que met en perspective le texte didascalique :

 

(Ils commencent une sorte de danse combat, avec un plaisir évident. Enzo se laisse à commencer un rythme au sol. La voix de M’en fous entonne une vieille chanson venue de très loin, dont il ne sait pas vraiment les paroles et dont il semble lui-même étonné 5)

 

Il s’agit de résister, de continuer à jouer, même s’il n’y a plus d’espoir d’avenir. Qu’il s’agisse du jeu, de la pratique artistique ou sportive, la mise en scène de soi ou d’un collectif semble permettre aux personnages de s’extraire momentanément des situations insoutenables. En tant qu’activités qui stimulent et procurent du plaisir, ces simulacres sont des mises en abyme de la réalité et des personnages eux-mêmes qui transfigurent l’horreur.

La bande d’infans ludens – d’enfants qui jouent – apparaît alors souvent pour dénoncer un aspect de la réalité socio-politique, soulignant par ailleurs, et avec impertinence, la faillite du modèle initial instigué par les adultes. À partir du motif récurrent du groupe d’enfants esseulés et livrés à eux-mêmes en charge de rebâtir une société dessinée hiérarchiquement et à petite échelle, Philippe Gauthier présente dans Balle(s) Perdue(s) 6 le quotidien d’une bande de garçons qui doit s’organiser pour survivre. Ils sont cachés dans l’arrière-salle d’un bistrot, à la suite d’une éco catastrophe nommée explicitement « déluge 7 ». Ce contexte post-apocalyptique a généré une sorte de guerre civile scindant la population de la ville en deux groupes séparés physiquement par la construction d’un mur :

 

Radio : C’est grâce à lui [Chef] si on arrive à survivre depuis le déluge. Pas celui de Noé. Non. Celui qui nous est tombé sur la gueule il y a un truc comme un an ou deux. Sais plus.

Celui-là personne l’a vu venir. Au début ça devait juste être une petite tempête tropicale. Loin des tropiques, mais tropicale quand même. Puis la petite tempête est devenue grande. Y a eu des inondations. L’eau tombait du ciel et en même temps remontait du sol. Des égouts. C’était la panique. Puis ça s’est calmé. On a pu commencer à nettoyer.

Au bout de quelques jours, l’armée est arrivée… Ils sont juste venus virer tous ceux qui vivaient sur la colline pour y installer d’autres gens. Puis ils ont construit un mur tout autour…. C’est là que le vrai déluge est arrivé  8.

 

L’un des groupes est favorisé parce qu’aidé par les forces armées après le déluge et mis en sûreté dans un ghetto surplombant une colline, et l’autre, dont la bande de garçons fait partie, évolue dans les ruines du village, en proie à des gardes armés qui n’hésitent pas à se servir de leurs Famas sur les enfants. Les garçons sont tous rebaptisés, en fonction de leurs compétences ou de leurs caractères, redéfinissant ainsi les codes de fonctionnement propres à leur société nouvelle.

Le groupe de garçons semble s’être accommodé d’une situation qui paraît exceptionnelle mais que chacun vit de manière ordinaire, notamment car ils passent leurs journées à jouer au babyfoot, ultime relique du bistrot. Dans cette atmosphère étrange mais paisible deux visions du monde vont se percuter à partir des points de vue divergents des personnages d’enfants selon qu’ils viennent du ghetto privilégié ou des ruines du village : les uns utilisent une décharge à composte qui fait office pour les autres de marché où ils trouvent de quoi subsister ; les uns possèdent des magasins d’électroménager lorsque les autres se démènent pour faire fonctionner un vieux poste radio. Le lecteur comprend alors que le renouveau plébiscité pour l’humanité, qui est à la source de l’épisode biblique du déluge, et qui se confond dans l’éco catastrophe subie dans Balle(s) perdue(s), ne concerne pas l’humanité dans son ensemble.

Tandis que deux déluges se sont produits : une tempête tropicale d’abord puis une seconde vague, plus efficace car davantage meurtrière, on peut décemment questionner le recommencement visant à l’amélioration de l’humanité dans cette pièce car si la catastrophe aurait dû s’imposer comme le signe d’une volonté de renouveler un monde défaillant, elle ne permet finalement pas de redessiner de meilleures bases, puisque même face à l’adversité, les populations persistent à creuser le fossé qui les oppose et les inégalités qu’elles ont-elles-même engendrées. Le renouveau est peut-être envisageable, mais pour une partie de la population seulement, toujours la plus favorisée au détriment de la plus démunie, sous l’influence d’une forme de dissonance sociale et culturelle.

Ces pièces soulignent en outre l’absurdité des conduites humaines en faisant supporter aux collectifs d’enfants les conséquences de leurs propres faillites. Quelques minutes de silence 9 s’inspire des attentats de 2015 en France qui ont placé le pays dans un état d’urgence permanent ; l’auteur met en scène des enfants portant des gilets pareballes dans la cour d’une école, soumise à l’état d’urgence perpétuel où les minutes de silence sont systématiques et n’ont plus aucun sens, comme le signale la scène d’ouverture de la pièce :

 

PERSONNAGES

Des enfants. Tous vêtus de gilets pare-balles. Ils jouent, rient, crient, parlent…

Parmi eux :

Salomé : gilet rose.

Zeph : gilet bleu.

Gus : gilet bleu couvert de traces de nourriture sur le devant.

Les plus petits ont des casques sur la tête.

Gus court autour de la cour.

Gus : La première fois, on savait pas trop ce que ça voulait dire. Juste qu’on devait se taire. Mais le pourquoi du truc…

Temps.

Pourtant on l’a fait. Comme tout le monde. Et puis ça a recommencé. Une fois. Deux fois. Dix fois. Parfois même plusieurs fois par jours de suite. Et nous, on l’a refait. Une fois. Deux fois. Dix fois. À chaque fois, quoi  10.

 

Les adultes, pourtant exclus du fonctionnement dramaturgique de l’œuvre, régissent la vie des enfants qui doivent subir leurs injonctions angoissantes répétitives : porter des gilets permettant de les protéger, perpétrer d’innombrables minutes de silence, s’entraîner à ramper en cas de l’assaut d’éventuels snipers. Les enfants sont-ils à ce point en danger pour que les adultes soucieux veuillent ainsi les protéger ? L’un des enfants, Gus, meurt effectivement à la fin de l’œuvre en sortant de son école, mais si le lecteur pense dans une première mesure pouvoir attribuer la disparition de Gus à l’assaut d’un sniper, il découvre bien vite qu’il s’agit finalement d’un conducteur qui n’a pas vu traverser l’enfant, en dépit de toutes les actions de protection mises en place. En exploitant le fait divers contemporain, c’est là une manière pour l’auteur de manifester les angoisses des adultes face à la société, à l’égard de la jeunesse, cristallisant une impossibilité de répondre à la violence – et l’impossibilité d’admettre cette incapacité à répondre.

Ce dernier exemple mobilisé invite à prendre la mesure d’une dimension davantage saillante dans le répertoire jeunesse mettant en perspective une forme de rupture générationnelle : la présence de l’adulte manipulateur. En effet, si le personnage d’enfant est amené à rénover le système proposé, c’est dans le comportement de l’adulte qu’il trouve l’impulsion d’une résistance vers la réalisation d’un nouveau modèle.

 

L’instance adulte et l’éternelle injonction paradoxale : « sois grand mais reste un enfant quand même 11 »

Quand l’adulte n’est pas absent du fonctionnement dramaturgique, il paraît au second plan pour mettre en perspective des intentions paradoxales qui se cristallisent autour de la nouvelle génération, souhaitant à la fois que « jeunesse se passe » et maintenant l’enfant sous influence.

Les enfants sont animés par le souci de grandir et la langue, volontairement maltraitée dans certains textes, met en perspective un état de fait : les adultes ne comprennent pas ces enfants qui grandissent. Ceux-ci demeurent insaisissables par leurs mots insolites, porteurs d’inconnu et de nouveau. La langue fautive, fautée et maladroite ou, pour mieux dire fantaisiste, est une caractéristique clé lorsque se matérialise l’intérêt pour l’adulte de préserver l’état d’enfance et de fausse innocence de l’enfant. Le début de la pièce Marion, Pierre et Loiseau de Serge Kribus 12 met en scène la perversion des adultes, culpabilisateurs et insidieux, envers l’enfant qui grandit. Les parents de Marion décident de consulter un médecin car ils ne comprennent pas l’élocution de leur fille et sont désarmés face à son comportement. Marion est une enfant qui agite incessamment ses mains et refuse de leur parler ; lorsqu’elle s’exprime, elle le fait de manière étonnante au moyen de nombreux paronymes : « Je bleu du thé ? » pour « Je peux monter ? », « J’ai le nez bas » pour « Je ne sais pas », « Mes peureux sont langés » pour « Mes parents sont en danger 13 ». Le verdict du médecin est formel, Marion « grandit […] elle rêve même probablement […] 14 », et les parents semblent abasourdis par cette nouvelle, comme s’il pouvait en être autrement. Pour que le monde des adultes continue à être bien réglé, la prescription médicale se résume à endormir Marion, le temps que jeunesse se passe, et le médecin de prescrire : « de l’anamorphire. Quinze gouttes trois fois par jour. Avec ça, elle va bien dormir 15. » De plus, il semble que Marion accède à une conscience corporelle naissante, cette idée même étant inconcevable pour les adultes :

 

Le Docteur : Dis-moi, Marion, est-ce que la nuit ça te chatouille quelque part, peut-être dans les jambes ? Ou même…

Madame Leroy : (affolée) Docteur, vous pensez que…

Monsieur Leroy : Eh bien réponds, tu vois bien que le docteur te pose une question !

Marion ne répond pas  16.

 

Les parents sont terrifiés à l’idée que leur fille accède à un corps sexué. Le médecin, quant à lui, dont on attendrait alors un sursaut d’humanité et de raison face aux parents égoïstes et inquisiteurs de Marion, qui trouvent que leur fille est « dégénérée 17 », et pensent qu’elle a été échangée à la maternité, se montre tout aussi irresponsable que les autres personnages adultes de l’œuvre. Il trompe Marion au moyen de mises en garde et de fausses croyances quant aux conséquences de son défaut de langage et de ses autres turpitudes :

 

Le Docteur : Et pourquoi tu ne parles pas correctement ? Ça ne se fait pas. Et c’est dangereux. […]

Si tu ne parles pas correctement, tu ne pourras plus jamais parler autrement. […]

Il faut faire très attention, Marion. Tu ne peux absolument pas te gratter parce que tu risquerais de perdre tes mains, et des petites mains comme ça, ce serait bien dommage  18.

 

Effrayée et sans confiance en elle, Marion a davantage recours à son langage déréglé pour manifester son inconfort, partagée entre la nécessité de grandir et le devoir de ne pas changer.

L’enfant est consigné à sa place par les adultes qui ne souhaitent pas s’embarrasser avec cet être qui grandit, qui change, et qui perturbe la vie quotidienne en bousculant les places attribuées à chacun dans la société. En outre, le personnage adulte est érigé en censeur et des trésors d’imagination et de perversité sont parfois déployés au seul motif de la morale 19.

La culpabilisation de l’enfant pour moraliser son comportement se décline à souhait dans les œuvres, et les adultes ne sont jamais à court d’idée pour parvenir à maintenir un ordre sociétal. Si dans l’ordre biologique la fonction première des parents serait de nourrir des enfants, tout est fait pour maintenir cette organisation, et le rapport à la manducation sous l’influence parentale est récurrent dans les textes. Les parents assujettissent leurs enfants en leur enjoignant de manger sans digression. L’enjeu est de veiller à préserver la mission de l’adulte, et la fonction alimentaire entretient le rapport de dépendance de l’enfant vis-à-vis de l’adulte. Dans le tableau « Le goûter », de la pièce Tout droit la sortie d’Yves Borrini 20, une mère s’évertue à nourrir copieusement son enfant, tout en énumérant la liste de chaque aliment alors que l’enfant reste silencieux durant la scène. Le personnage de la mère est matérialisé par une « tête de maman » et la scène progresse de la fantaisie vers l’angoisse :

 

La tête de maman : Regarde ce que je t’ai apporté. Ferme les yeux. Devine à l’odeur […] facile de reconnaître le parfum de la frangipane… Et ça… à la crème fouettée… et au sucre blanc vanillé… Et ceux-là comme tu les aimes, et encore ce petit paquet […] Mais ne mange pas tout d’un coup. Prends ton temps sinon ça va te couper l’appétit pour ce soir. Ouvre les yeux maintenant […] mon sucre adoré. Mon pain d’épice au miel […] mon loukoum parfumé. Je te croque. Je te dévore. Je te mange et je t’avale en une seule bouchée. […] Tu n’as pas faim ? Mais si, tu as faim. Tu dois avoir faim […] Faut manger, mon canard laqué. Pour grandir, il faut manger. Pour faire plaisir à maman, il faut manger. Tu t’es dépensé, il faut manger. Si tu ne manges pas, tu vas fondre, tu vas disparaître et je vais fondre en larmes et tu vas m’énerver. Eh bien, tu as réussi, je suis énervée. Et je vais crier. Et quand je crie, tu pleures. Et quand tu pleures, je pleure et quand je pleure, je tombe malade. Tu veux que je tombe malade ? C’est ça ? J’ai compris, tu veux que je tombe malade et que je meure  21.

 

Dans ce passage, la mère abreuve son enfant de nourriture, dans une première intention bienveillante, et le prive paradoxalement de la parole, en ne lui donnant pas l’occasion de s’exprimer. Elle installe une relation instable, autant que de pouvoir, à l’aide d’effets culpabilisateurs et de manipulations affectives, et l’enfant accepte sans rien dire puisque sa mère semble vouloir son bien. L’enfant qui ne peut pas fuir et qui est dans l’incapacité de se défendre face à l’adulte le dominant, ne peut que s’inhiber. Il est en quelque sorte sidéré par la violence infligée par l’adulte qu’il subit 22, ce qui peut en partie justifier le mutisme du personnage d’enfant. Terrifié, il reste ainsi sous le giron et l’autorité parentale, paralysé par l’incompréhension et la peur que peut susciter une telle démarche.

Les enfants se trouvent dans ces circonstances en proie à la passion des adultes, dans la mesure où ce terme peut aussi être associé « à l’abus, à la malveillance ou à la haine dont les enfants sont les victimes lorsqu’ils sont l’objet de la jouissance sadique ou perverse des adultes 23 » nous dit la sociologue Laurence Gavarini. L’enfant n’est alors pas appréhendé comme un sujet mais un objet au service des droits des adultes qui exercent librement sur lui leur pouvoir. Les éducateurs idéalisent l’enfant dans une première mesure, qui devrait alors en retour les combler et les gratifier.

Il s’agit de mettre en perspective la puissance éducative sans frein des adultes, qui peut également se contenir dans la violence suggérée par le procédé de théâtralisation du sens propre. Certaines écritures proposent la critique de l’injonction à la performance que l’adulte fait peser sur l’enfant. L’adulte – et bien souvent le parent dans ces dramaturgies – n’est pas prêt à abdiquer son pouvoir et souhaite façonner l’enfant comme une sorte de prolongement du modèle parental. Il programme ainsi une certaine réussite sociale précoce pour l’enfant qui ne répond pas toujours au désir de projection de l’adulte. L’enfant se trouve alors contraint de subir sans mot dire la pression parentale, si bien que sa condition physique changeante peut se faire la marque de la puissance du regard déformant que l’adulte porte sur lui. Dans les pièces qui usent de ce procédé, le seul point de vue apprécié est celui de l’adulte qui étaye sa représentation de l’enfance au moyen d’idiotismes, et les expressions employées au sens figuré prennent corps dans la réalité dramatique. Dans le tableau « Tête en l’air » de Tout droit la sortie, la dramaturgie rend compte d’une litanie du quotidien orchestrée à l’issue de la journée d’école de l’enfant. L’enfant, assailli par les blocs de questions de l’adulte qui s’enquiert de son cartable, de ses devoirs, de ses notes, se transforme successivement, en fonction des brimades de l’adulte. Si ce dernier lui reproche d’être « tête en l’air » 24, la tête de l’enfant s’envole ; s’il le blâme d’avoir une « tête de girouette 25 », la tête de l’enfant se met à tourner ; s’il ne comprend pas pourquoi il est « muet comme une carpe 26 », l’enfant devient une carpe. Arrive alors le moment redouté – et redoutable – où l’adulte demande à l’enfant qu’il considère « écervelé » s’il ne serait pas temps de se « mettre un peu de plomb dans la cervelle » ; la tête de l’enfant se transforme alors en cible et la didascalie finale suggère l’inéluctable :

 

La tête de l’enfant a été successivement remplacée par d’autres têtes : girouette, carpe… la dernière est une cible : « Pan !!  27 »

 

Les contraintes liées à l’obéissance, à l’assujettissement, mettent ainsi en perspective une certaine monstruosité de l’enfant – capable d’étranges métamorphoses. Cette monstruosité fait elle-même écho à l’agressivité des adultes et à leur comportement féroce.

Cette appréciation de la figure enfantine depuis la focale adulte nous permet en somme d’appréhender un acte prémédité et intentionnel d’anéantissement de l’enfant – et de l’enfance – qui renverrait à un processus de civilisation puisqu’étant toléré par l’ensemble des adultes dans les œuvres si l’on compte le nombre de celles qui mettent en scène des personnages autoritaires – médecins, maitres d’école – qui se rangent derrière l’avis des parents. L’enfant – identifié socialement par ses pairs – n’apparaît alors pas, de peur, pour ces derniers, de se sentir dépassés par l’Autre. Les sommations successives à l’égard de l’enfant appuient en somme la position dominante de l’adulte qui ne souhaite pas être destitué ; il craint la faillite de son entreprise de tuteur et d’être dépossédé de son autorité.

Le statut d’enfant n’est pas accepté par le corps social – parental – dévorant, et leur disparition – inhibition – est souhaitée, à l’instar des enfants divins dans la Théogonie 28, c’est ce que l’onomastique dans la pièce d’Yves Borrini contribue à mettre en perspective en ne nommant pas autrement les personnages d’enfant que par le terme générique « l’enfant » ou « les enfants ». C’est précisément la figure ogresque qui est présente ici où l’avalement métaphorique caractérise la relation entre les adultes au pouvoir et les enfants susceptibles de devenir leurs rivaux 29. « Dégoût et haine de l’enfance ! » nous dit Pierre Péju lorsqu’il s’agit consciemment d’empêcher « ses rejetons […] de grandir, de devenir, redoutant qu’ils […] ôtent un jour [le] pouvoir [de l’adulte] 30. »

Éviter que l’enfant naisse n’est donc pas un trait typiquement biologique mais également social car craindre de perdre le pouvoir au profit de la nouvelle génération est un motif politique. Or, l’enfant, souvent d’une grande lucidité dans ces fictions, perçoit rapidement qu’il ne peut s’en remettre à l’adulte dont il suppute la tendance manipulatrice, et parvient à s’émanciper en dépit de la tromperie organisée de la sphère socialisée.

 

Le personnage d’enfant : ce dérangeur 31-résistant

C’est ainsi que, pour se libérer du joug des tenants de la société et de l’emprise parentale, les enfants vont développer des facultés leur permettant de résister et de conquérir leur autonomie. Pour résister, il s’agit tout d’abord de construire de nouveaux mondes et de nouveaux territoires, et de se déterritorialiser en somme. Si dans ces textes, la famille et l’école rendent compte de la manière d’être au monde de l’enfant, c’est parce que ces deux institutions éducatives où se transmettraient normes et valeurs 32, polarisent le rapport d’autorité intrinsèque à la relation au monde de l’enfant, c’est en quittant premièrement ces lieux que les enfants vont pouvoir construire les modalités de leur entrée en résistance.

La figure de la fugue – qui se décline de différentes manières – se fait alors récurrente lorsque les enfants décident de s’extraire de la réalité décevante qu’ils connaissent. Les pérégrinations enfantines vont alors se décliner de différentes manières. Elles peuvent être physiques, ce que nous appelons « fugue mineure » car cette déclinaison est la moins courante dans le répertoire ; elles peuvent être fantasmagoriques, ce que nous nommons « fugue majeure », constituant alors le versant le plus emprunté ; elles peuvent par ailleurs se télescoper l’une et l’autre pour former une « fugue totale ». C’est à ce dernier cas qu’il est possible de se reporter pour aborder la résistance enfantine dans le répertoire dramatique pour la jeunesse, en considérant la fuite du personnage enfant s’originant à la fois dans un déplacement géographique et dans le développement d’un monde imaginaire 33. Mêlant les registres réaliste et merveilleux les auteurs brouillent volontairement la frontière entre rêve et réalité et mettent les personnages en mouvement dans des espaces insolites et inconnus du lecteur pour le convaincre du caractère authentique des événements dans la fiction. Ces nouveaux mondes générés dans la fiction sont tolérants et supportent ce qui est considéré comme un écart à la norme dans le monde régi par l’instance adulte. Marion dans l’œuvre de Serge Kribus fuit avec son ami Pierre pour se préserver du comportement parental – les parents injustes de Marion et le père maltraitant de Pierre. Dans une forêt peuplée d’êtres surnaturels, les enfants, en plus d’être acceptés avec leurs défauts, accèdent à une prise de pouvoir sur leurs parents au sens propre, selon un processus d’inversion situationnelle. Marion et Pierre ingèrent des champignons qui les métamorphosent en adultes tandis que leurs parents et le médecin qui les rejoignent, ingèrent quant à eux des gâteaux qui les font devenir enfants. La permutation des personnages permet d’apprécier le point de vue de l’autre. Les parents de Marion et Pierre daignent enfin écouter ce que leurs enfants ont à leur dire ; Marion et Pierre leur font part de leurs ressentis, le fait pour Pierre d’avoir souffert d’être battu par son père, le fait pour Marion d’avoir été instrumentalisée par le médecin et ignorée par ses parents. Le « personnage fait leçon », et l’enseignement est parfaitement lisible là où les personnages adultes tirent un enseignement de l’émancipation de leur progéniture.

Le procédé tend vers la cocasserie et, à la manière d’une fable, la dramaturgie ridiculise le personnage autoritaire et injuste avec le personnage du docteur, à la fois sanctionné de son mauvais comportement à l’égard de l’enfant, et contraint à subir à son tour le mal-être éprouvé : il se retrouve envoûté de sorte qu’il ne puisse plus jamais occuper sa fonction et endormir les enfants en les empêchant de vivre leur enfance : « Le docteur : Mais qu’est-ce que j’ai ? Je ne peux plus plier. Je ne peux plus merder, marler. Aller. À avaler. Qu’est-ce que me j’ai ? 34 » Présenter des adultes qui perdent leur niveau de langue au profit d’un langage inédit qu’ils condamnaient eux-mêmes, est une manière de montrer la fonction première du personnage adulte : assurer, par sa maîtrise du langage, la maîtrise d’un monde. Or, ce monde est précisément en train de lui échapper.

Si l’écoute, la considération et la compréhension font défaut au personnage d’enfant, il convient de quitter cette réalité au profit d’une autre. C’est sur ce postulat que s’ouvre l’œuvre Alphonse [ou Les aventures extraordinaires de Pierre-Paul-René, un enfant doux, monocorde et qui ne s'étonne jamais de rien] de Wajdi Mouawad 35 :

 

Une voix dans le noir : Quand on est petit,

On est bien mal renseigné.

Alors on imagine.

Plus tard,

Imaginer, ça devient plutôt compliqué.

Alors on se renseigne,

Alors on devient grand et y a pas de mal à ça  36.

 

Alphonse est un jeune garçon qui fuit lui aussi un environnement familial décevant – la mésentente entre les parents, le manque de communication intrafamiliale – au profit d’un univers imaginaire, alors que la police et ses parents sont à sa recherche pendant son errance de deux semaines. En marchant le long d’un chemin de campagne vers un ailleurs indéterminé, Alphonse donne naissance à une communauté imaginaire sans que les lois naturelles du monde n’en soient impactées. Il rêve d’un mystérieux enfant se nommant Pierre-Paul-René mandaté par le roi Sabayon IV pour organiser la survie des enfants du pays alors que les pâtissiers sont tous portés disparus – certains sont morts ou ont été dévorés par l’ennemi et d’autres ont été changés en épi de maïs – et aucun gâteau n’a subsisté :

 

La situation est critique. Pierre-Paul-René, tu dois aller à Pittsburg, cette contrée sauvage peuplée de légendes et de pièges. Là, tu dois retrouver les recettes de gâteau que les pâtissiers ont emportées avec eux et les ramener ici […] Tu dois faire bien attention à l’infâme Flupan : le prince des gourmands qui le sont beaucoup trop  37.

 

L’accès à l’imaginaire ne semble alors permis que par la fuite physique du personnage ; le mouvement et l’imagination fonctionnant ensemble, à la manière d’une impulsion interne à laquelle correspond une réponse physique. C’est l’exécution du mouvement du personnage qui se met physiquement en quête d’un ailleurs, qui met en marche l’imagination, le faisant accéder à un univers merveilleux. C’est par ailleurs l’imagination qui, à son tour, influence le corps et donc le mouvement du personnage. Alphonse se livre à une rêverie qui lui permet d’échapper à la grisaille d’un quotidien qui ne le satisfait pas, et accède au « sentiment de soi » car « le mouvement est le facteur indispensable à la construction de la conscience 38. » Il donne naissance à un monde dans lequel il imagine et idéalise sa vie. Les rêves d’Alphonse cèdent alors leur place aux rêveries car se manifeste ce que Roger Caillois appelle le « désir irréalisable 39 » qui « désigne non plus l’imaginaire nocturne que le dormeur n’a pas pouvoir de modifier, mais le monde idéal que, dans la veille, l’imagination façonne à son gré, sans restriction aucune, en vertu d’une sorte de pouvoir discrétionnaire 40. » Le potentiel créatif de l’enfance permet à la rêverie d’exister et à Alphonse de colorer une réalité terne pour pallier le désinvestissement des adultes.

Par ailleurs, si le langage est un élément régi par l’instance personnifiée de territorialisation que constitue le couple parental 41, il n’est pas étonnant que de nouvelles sociétés enfantines s’érigent à partir de cette donnée liminaire. C’est tout le travail engagé par Joël Jouanneau dans son œuvre à destination de la jeunesse 42. Par exemple, dans PinkPunk Cirkus, deux enfants continuent à animer un cirque déserté par les adultes. Ils jonglent avec les mots, font des « cabrioles avec la grammaire43. » Ils se transforment en lion à l’aide d’une crinière faite de poils de « gros madaire 44 », ils se proclament « sœur Jumo » et « frère Jumel 45 », ils jouent aux Apaches et deviennent des « Zappachéos 46 », ils font un « cocktail de zoomatopées à gorge déployée 47 » et invitent la « surcopulation » à venir découvrir leur bestiaire :

 

Pink : Trois syllepses à molaires d’acier croqueuse d’enfants !

Punk : Une anaphorique géante à trois têtes dont une de rat !

Pink : Un dugong qui che fâche dès qu’il che déplache !

Punk : Un zorille avarié qui pue des trous de nez.

Pink : Et une synecdoque contorsionniste à œillades qui vous entourloupe de ses dix bras  48 ! 

 

Ils ne se laissent nullement intimider par l’autorité d’un gendarme qui les verbalise et leur réclame la recette de leur spectacle pour cause d’usage d’« adverrbes imprroprrres 49 », et continuent l’emploi déstructuré de leur langue insolite.

Finalement, c’est en opposition au modèle existant que les personnages d’enfants se construisent et revendiquent l’usage d’un langage libre et sauvage luttant contre le déterminisme des adultes à voir la langue maternelle reproduite chez les enfants tel un rite d’intégration. C’est un peu ce qui se passe avec la disparition du babil de l’enfant aux potentialités infinies – « le nourrisson est capable de tout : il peut produire, sans le moindre effort, n’importe quel son, sans exception, de n’importe quelle langue humaine 50. » Ce système d’expression antérieur à l’apprentissage de la langue maternelle est voué à disparaître pour permettre l’acquisition d’une nouvelle langue, produisant une « amnésie linguistique infantile 51 » puisque la transition entre le babil et les premiers mots de l’enfant se matérialise par une interruption décisive « comme si l’acquisition de la langue n’était possible qu’au prix d’un oubli 52. » La disparition d’un système de communication aux potentialités extraordinaires appuie finalement l’idée que le langage normé répond à la dictature de la langue maternelle qui ne semble tolérer aucune autre langue qu’elle. Alors, les personnages dramatiques d’enfants qui revendiquent l’utilisation continue d’une langue marginale par rapport à celle des adultes, dite normée, et par définition usuelle dans la société, résisteraient finalement aux codes d’acquisitions linguistiques, et par là aux codes d’intégration mis en place par les adultes.

S’il y a babil, il n’y a pas encore langage, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a aucun langage, seulement qu’il n’y a pas encore le langage attendu dans sa compétence, c’est-à-dire dans la forme que nous lui connaissons avec une syntaxe et une grammaire définies, connues et reconnues. Le délire phonétique ou l’activité verbale sans contrôle dans certaines œuvres donnent l’impression de « sortir de l’histoire et de remonter au Temps primordial 53 ». « Langue inventée, langue du secret […] langue d’avant 54 », le langage de l’enfance serait ainsi à associer à la langue des origines dans Le Garçon de passage de Dominique Richard 55 qui propose une communication inédite et repose sur une langue inventée, le « Pallakch » :

 

Le pallakch est né sur tous les continents, à toutes les époques, nous avons tous commencé par parler pallakch. Mais bizarrement, en grandissant, nous l’avons oublié  56.

 

Le Pallakch n’y est pas seulement un outil de communication, mais également le nom d’une île secrète sur laquelle trouve refuge une tribu – deux garçons et une fille – dont l’un d’eux va devoir s’initier à des rites de passage pour s’introduire dans la bande d’enfants, et la pratique langagière du Pallakch fait partie de ces rites d’intégration. Le langage y est un espace à la fois symbolique et réel pour les personnages d’enfants qui explorent ainsi toutes les possibilités contenues dans les échanges qui s’enrichissent car ils deviennent sans limite, dénués de contrainte. Le langage articulé cède sa place à un langage différent de nature car les mots ne sont pas seulement substitués à d’autres, c’est la structure linguistique qui est repensée dans son ensemble :

 

La fille : Chaque voyelle, chaque consonne a une signification, et en combinant les lettres, on obtient des racines, et en ajoutant les racines, on a des mots… Et chaque mot est un brouillard de sens qu’il faut interpréter en fonction des autres  57.

 

Cette parole inédite redéfinit de nouveaux liens entre le son et le sens – entre signifiant et signifié – et en ce sens peut établir une nouvelle culture partagée par ceux qui parlent cette langue. C’est un langage partageable, celui du clan, de la tribu qui invite le lecteur à l’intégrer et à l’essayer au moyen d’un « petit vocabulaire » présent en fin d’ouvrage accompagné d’une note de l’auteur qui précise que « les traductions sont très approximatives ».

Mais la dimension culturelle paraît moins importante que la valeur innée du langage. Les « racines » de cette langue inventée sont ancrées dans les éléments naturels qui produisent eux aussi un langage pour qui sait l’écouter :

 

Le ch du vent tout autour de toi […] les pierres du torrent qui se cognent et ânonnent des p sans nombre ou des petits b délicats quand elles glissent […] le bruissement des arbres, un z continu ou l’ondulation d’un s dans la brise […] le m de la rivière qui s’écoule, le n du frémissement de l’herbe, le r du tonnerre, le l des vols de guêpes et de papillons  58.

 

Ce langage n’est pas seulement verbal, il s’inscrit dans le corps, faisant appel au support corporel pour rechercher la spontanéité du geste, et de l’adresse, ce qui permet au personnage de se libérer de l’aliénation du langage et de la dictature de la langue maternelle pour redéfinir la « syllabe humaine » si chère à Antonin Artaud dans son théâtre :

 

Il s’agit de substituer au langage articulé un langage différent de nature, dont les possibilités expressives équivaudront au langage des mots, mais dont la source sera prise à un point encore plus enfoui et plus reculé de la pensée.

De ce nouveau langage la grammaire est encore à trouver. Le geste en est la matière et la tête ; et si l’on veut l’alpha et l’oméga. Il part de la NÉCESSITÉ de parole beaucoup plus que de la parole déjà formée. Mais trouvant dans la parole une impasse, il revient au geste de façon spontanée. Il effleure en passant quelques-unes des lois de l’expression matérielle humaine. Il plonge dans la nécessité. Il refait poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage. Mais avec une conscience multipliée des mondes remués par le langage de la parole et qu’il fait revivre dans tous leurs aspects  59.

 

C’est une langue des origines qui peut être entendue « dans certaines crèches 60 », précise l’auteur en fin d’ouvrage ; une langue sauvage caractérisée par l’immédiateté du discours. La glossolalie approximative 61 qui en résulte permet d’explorer de vastes possibilités. Ainsi, le langage est capable de se redéfinir en même temps qu’il est prononcé, c’est une parole de l’instant présent qui ne se laisse pas capter par sa tendance utilitaire :

 

Le Garçon de passage : Et vous, vous vous appelez comment ?

La Fille : Moi, c’est Domab…

Le Garçon : Do, en pallakch, c’est la pensée, et ma, l’obéissance et la promesse. Le b de la fin, c’est le signe du soi… Un truc comme la sagesse, mais en pallakch, c’est plus riche…

La Fille : Et lui, c’est Leubif ! Celui qui passe d’une chose à l’autre, qui se disperse sans cesse, qui ne vit que de sensations…

Le Garçon de passage : Comment je peux m’inventer un nom, je ne connais rien au pallakch, je ne sais pas ce que ça pourrait vouloir dire…

Le Garçon : Justement : Tu choisis au hasard, ça voudra forcément signifier quelque chose de toi.

Le Garçon de passage : Hum… Roukita ?

La Fille : Pas mal… Rou, c’est le poète, ou celui qui cherche le passage, toujours à côté de lui-même, ki, ce sont les mondes…

Le Garçon : Et ta, c’est l’amitié et la tendresse. Enfin, quelque chose d’approchant  62.

 

Le langage est vivant, mouvant, il remplit l’espace et les êtres, sans pour autant prétendre introduire une norme sociale ou culturelle, et expose son potentiel poétique : « le langage est soumis à des contraintes mais, si l’on ne pouvait prendre aucune liberté avec lui, il ne serait qu’un langage-machine63. » Le langage dans cette pièce construit alors l’espace autant qu’il contribue à l’essor de nouvelles civilisations.

 

Conclusion

Pour conclure, c’est parce que les enfants « débordent » dans le temps et dans l’espace qu’ils sont contrôlés par les adultes dans les pièces, réaménageant ainsi une temporalité et une cartographie inédites où peut s’établir le déclin de l’ordre prévu au profit d’une ardente spontanéité. Dans les textes dramatiques qui filent la métaphore de l’émancipation et de la révolte, le jeu avec la langue marque une posture contestataire face au cliché, au stéréotype, à la répétition. La fugue matérialise quant à elle le rejet du carcan social par les enfants qui partent en quête de liberté. C’est ainsi qu’ils prennent le pouvoir, en utilisant une langue qui leur est propre et en bâtissant des univers tels des citadelles où ils peuvent, à leur rythme, éprouver leur personnalité naissante. En exhibant l’exploration d’autres contrées dans des formes d’errance où la langue matérialise un retour aux origines, l’association des personnages d’enfants permet de redéfinir les contours d’un environnement propice à leur développement. De la sorte, il n’est pas tant question de s’affranchir de tout mouvement de socialisation en rejetant les codes d’intégration de la société des adultes, que d’établir de nouveaux espaces de socialisation. C’est ce que mettent en perspective les jeux avec les mots, les jeux de langage, qui revendiquent à la fois la libération de toutes contraintes et qui contribuent par ailleurs à la socialisation car le jeu suppose des règles – les langues inédites produites et partagées entre les personnages d’enfants disposent de règles et de structures 64 – dans un mouvement supposé paradoxal mais capable de régénérer la norme sociale : « le jeu, paradoxalement, se définit à la fois comme subversion de la norme sociale et comme intégration dans celle-ci 65. » Les personnages d’enfants connaissent une dynamique ascensionnelle au moyen de ces fuites « d’essor » qui leur permettent de découvrir d’autres horizons, ce qui est d’autant plus manifeste lorsque l’imaginaire est sollicité : « par l’imagination nous abandonnons le cours ordinaire des choses. Percevoir et imaginer sont aussi antithétiques que présence et absence. Imaginer c’est s’absenter, c’est s’élancer vers une vie nouvelle 66. » L’élaboration d’univers imaginaires encourage l’enfant à affronter avec succès la réalité par ses propres moyens.

Ces textes résonnent alors autant chez l’adulte que chez l’enfant car ils exhibent l’idée de rénovation de la transmission. La pratique du double sens s’adressant à un double lectorat est alors rendue effective par le truchement du personnage dramatique de l’enfant qui, en tant que médiateur par excellence, offre le refuge d’un espace libéré.

 

  1. Danielle Vioux, En attendant la fin de l’orage, « La scène aux ados », n°2, Morlanwelz, Belgique, Lansman, 2004.
  2. Id., p. 136.
  3. Il s’agit de groupes constitués de plus de deux enfants.
  4. Danielle Vioux, En attendant la fin de l’orage, op. cit., p. 138.
  5. Ibid.
  6. Philippe Gauthier, Balle(s) perdue(s), Paris, L’École des loisirs, 2011.
  7. Il y a Chef, de nature autoritaire, c’est lui l’aîné, il est le porte-parole du groupe et prend les décisions, il est à l’origine des nouveaux noms de chacun ; Têtard, au physique ingrat ; Lacarpe qui est atteint de mutisme à cause de l’événement traumatique de l’éco catastrophe ; Radio, continuellement connecté à une petite radio portative dont il se fait l’écho pour permettre au reste du groupe d’obtenir des informations importantes ; Prof, l’intellectuel du groupe, il est celui qui tente de relativiser la tournure des événements.
  8. Philippe Gauthier, Balle(s) perdue(s), op. cit., p.33.
  9. Philippe Gauthier, Quelques minutes de silence, Paris, L’École des Loisirs, 2017.
  10. Id., pp. 5-7.
  11. Claude de la Genardière, « Grandir avec les histoires », in Isabelle Cani, Nelly Chabrol-Gagne, Catherine d’Humières (dir.), Devenir adulte et rester enfant ? Relire les productions pour la jeunesse, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 97.
  12. Serge Kribus, Marion, Pierre et Loiseau, Arles, Actes Sud, 2007 [2004].
  13. Id., pp. 6, 18, 36.
  14. Id., p. 19.
  15. Id., p. 22.
  16. Id., p. 20.
  17. Id., p. 18.
  18. Id., pp. 19-20.
  19. Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse. Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 218-219.
  20. Yves Borrini, Tout droit la sortie, in Court au théâtre 2, Montreuil, Théâtrales, 2009.
  21. Id., pp. 54-55.
  22. Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse, op. cit., p. 222.
  23. Laurence Gavarini, La passion de l'enfant : filiation, procréation et éducation à l'aube du XXIe siècle, Paris, Fayard, 2001, p. 20.
  24. Yves Borrini, Tout droit la sortie, op. cit., p. 44.
  25. Ibid.
  26. Ibid.
  27. Id., p. 45.
  28. « […] les enfants divins, dans leur première manifestation, sont ramenés à un état d’indistinction, analogue à celui du stade fœtal. Parfois sans autre identité que collective, ils ne sont que des enfants en devenir, dans l’attente d’un verdict qui décide de leur vie ou de leur mort, qui leur assigne une place dans le cercle familial divin ou organise leur anéantissement. » Pierre Péju, « Introduction », in Le Goût de l’enfance, Paris, Mercure de France, 2014, p. 77.
  29. Charles Delattre, « Un repas qui reste en travers de la gorge : l’exemple des enfants de Cronos », in Sandrine Dubel, Alain Montandon (dir.), Mythes sacrificiels et ragoûts d’enfants, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 68. 
  30. Pierre Péju, « Introduction », in Le Goût de l’enfance, op. cit., p. 7.
  31. Maria Montessori, L’Enfant, Paris, Desclée de Brouwer, 2004 [1936], p. 12.
  32. Régine Sirota, « Le brouillage des frontières d’âge », in Isabelle Nières-Chevrel (dir.), Littérature de jeunesse, incertaines frontières, Paris, Gallimard, 2005, p. 57.
  33. La fugue totale s’appréhende lorsque les registres réaliste et merveilleux sont imbriqués dans des textes où le réalisme est remis en cause par des événements extraordinaires qui font irruption dans le quotidien du personnage d’enfant.
  34. Serge Kribus, Marion, Pierre et Loiseau, op. cit., p. 85.
  35. Wajdi Mouawad, Alphonse ou Les aventures extraordinaires de Pierre-Paul- René, un enfant doux, monocorde et qui ne s'étonne jamais de rien, Montréal, Leméac, 2008 [1996].
  36. Id., p. 11.
  37. Id., pp. 19-20.
  38. Maria Montessori, Pédagogie scientifique, Paris, Desclée de Brouwer, 1992 [1919], p. 11.
  39. Roger Caillois, L’Incertitude qui vient des rêves, Paris, Gallimard, 1983 [1956], p. 90.
  40. Ibid.
  41. René Schérer, Enfantines, Paris, Anthropos, 2002, p. 159.
  42. Joël Jouanneau, PinKpunK CirKus, Sartrouville, Actes Sud-Papiers, 2011 ; Joël Jouanneau, Le Marin d’eau douce, Sartrouville, Actes Sud-Papiers, 2007 ; Joël Jouanneau, L’Enfant cachée dans l’encrier, Sartrouville, Actes Sud-Papiers, 2009.
  43. Joël Jouanneau, PinKpunK CirKus, op. cit., quatrième de couverture.
  44. Id., p. 24.
  45. Id., p. 29.
  46. Id., p. 30.
  47. Id., p. 31.
  48. Id., pp. 33-34.
  49. Id., p. 47.
  50. Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des langues, Justine Landau (trad.), Paris, Seuil, 2007 [2005], p. 12. Les chercheurs ont pu observer qu’un enfant est capable « d’articuler dans son babil une somme de sons qu’on ne trouve jamais réunis à la fois dans une seule langue, ni même dans une famille de langues : des consonnes aux points d’articulation les plus variables, des mouillées aux arrondies, des sifflantes, des affriquées, des clicks, des voyelles complexes, des diphtongues, etc. », in Roman Jakobson, Langage enfantin et aphasie, Jean-Paul Boons, Radmila Zygouris (trad.), Paris, Éditions de Minuit, 1969 [1940-1942], p. 24. Et Daniel Heller-Roazen de rajouter qu’au « sommet du babil, on ne saurait poser aucune limite aux pouvoirs phoniques », op. cit., p. 11.
  51. Id., p. 13.
  52. Ibid.
  53. Id., p. 317.
  54. Dominique Richard, Le Garçon de passage, Montreuil, Théâtrales, 2009, p. 75.
  55. Ibid.
  56. Id., p. 77.
  57. Id., p. 26.
  58. Id., p. 27.
  59. Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 171.
  60. Dominique Richard, Le Garçon de passage, op. cit., p. 76.
  61. La glossolalie peut se définir comme une langue étrangère – voire délirante – qui n’existe pas et que certains produisent malgré eux, c’est-à-dire une langue inconnue de celui qui la produit. Le pallakch semble répondre et à une intentionnalité, et à une interprétation. Or, l’interprétation et l’intentionnalité n’adviennent que de manière secondaire, si bien que cette parole paraît d’abord jaillir spontanément pour ensuite être décryptée.
  62. Dominique Richard, Le Garçon de passage, op. cit., p. 25-26.
  63. Marina Yaguello, Alice au pays du langage, Pour comprendre la linguistique, Paris, Seuil, 1981, p. 31.
  64. Le pallakch possède une origine, une prononciation, une grammaire propres et un lexique « pallakch » est proposé par l’auteur en fin d’ouvrage.
  65. Marina Yaguello, Alice au pays du langage, op. cit., p. 36.
  66. Gaston Bachelard, L’Air et les songes. Essai sur l’imagination en mouvement, Paris, José Corti, 1994 [1943], p. 10.