Doubles robotiques. Une esthétique de la résurrection

Doubles robotiques. Une esthétique de la résurrection

Par CABEZA-MACUSO Pablo

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L’homme croit d’abord naïvement à une vie éternelle sans mort, mais il est obligé d’admettre qu’il existe seulement une immortalité collective. Pour se défendre contre cette immortalité collective, il crée son Double, mais, dans celui-ci aussi, il est finalement obligé de reconnaître la mort qu’il a primitivement niée comme symbole de son immortalité personnelle  1.

 

L’ouvrage d’Otto Rank, Don Juan et le Double (1932), nous permet d’introduire l’affinité profonde entre le motif du double et la mort. Otto Rank s’attarde longuement sur l’ombre, le reflet, les jumeaux et plus généralement sur les représentations de l’âme. Toutes ces manifestations du double se fonderaient initialement à partir de l’angoisse de la mort. Certains récits ont pu poursuivre le sillon tracé par Rank en développant des histoires mettant en scène des robots à l’image d’un personnage précédemment mort dans la fiction. L’apparition d’un robot à l’image d’un personnage peut servir à combler un désir amoureux, à faire revivre un mort pour soi ou pour duper autrui. Dans ce cadre, le robot se doit d’être une création anthropoïde particulièrement crédible pour pouvoir créer l’illusion. C’est précisément ce cadre-ci que nous reprendrons pour questionner le rôle des robots anthropoïdes dans trois séries télévisées de science-fiction. Nous retenons les séries Fringe 2, Real Humans 3, et Battlestar Galactica 4, qui proposent des procédures de dédoublements de personnages via des scènes de résurrections et par l’entremise de créatures robotiques 5. C’est pourquoi la notion de « character overhaul », inventée par Jason Mittell 6, sera mobilisée puisque les œuvres que nous allons analyser proposent, via la figure du robot, des « substitutions » (character overhaul) durant lesquelles « le personnage est temporairement ou définitivement transformé, tout en gardant une apparence similaire qui brouille sa reconnaissance par les spectateur.ices (clonage, possession, jumeau/elle…) 7. » Dès lors, comment les séries opèrent-elles sur le plan esthétique pour faire en sorte qu’un personnage robotique soit toujours reconnaissable dans le récit alors que son contour corporel est partagé par un ou plusieurs autres personnages ? Nous mobilisons principalement, au sein de cet article, l’analyse esthétique, telle que pratiquée par les théoriciens du cinéma, parce qu’elle nous permet de questionner les inventions plastiques des séries télévisées autour des corps et des visages. Les écrits de Nicole Brenez, de Gilles Deleuze et de Jacques Aumont nous servent de repères puisqu’ils sont axés autour de la représentation du corps dans les arts visuels. Dans la série Fringe, les créatures nommées shape-shifter nous permettent d’analyser le traitement visuel et la fonction des visages lors des multiples scènes de changements de têtes. Les scènes de reformations identitaires dans Real Humans incarnent le prolongement de notre enquête sur le visage puisqu’elles se réapproprient le motif de la convulsion que nous dégageons initialement de la série Fringe. Pour finir, l’esthétique de la simultanéité nous sert à caractériser Battlestar Galactica puisque cette œuvre tend à confondre l’identité de ses personnages. En effet, une multitude de personnages se partagent l’incarnation d’un même acteur. La résurrection peut, en parallèle, être néanmoins le moment d’une singularisation de certains personnages.

 

Esthétique des vols identitaires et des changements de têtes dans Fringe

Jacques Aumont propose, dans son ouvrage consacré à la représentation du visage au cinéma (1992), de nommer « dé-visage » « [...] une certaine pente du cinéma, disons, des années soixante-dix et quatre-vingt, [qui] aurait dé-visagéifié le visage 8. » Ce cinéma aux propositions plastiques privilégiant les flous et les déformations irait de pair avec une « perte » d’humanité. Diane Arnaud propose plutôt d’associer « […] la vie plastique des faces déformées et dédoublées [...] à un processus de reformation identitaire, si et seulement si le mouvement engagé encourt le risque de la rupture en plein champ de bataille visuel 9. » Nous essayerons alors de concilier la proposition d’Aumont avec celle d’Arnaud à travers l’étude de certaines résurrections dans Fringe. Cette série développe une esthétique du « dé-visage » qui conjugue à la fois une « perte » d’humanité et un processus de reformation identitaire. Ce processus se manifeste au travers des personnages nommés « métamorphes » qui sont des êtres mi-organiques mi-robotiques. Ce sont en effet des créatures robotiques programmées pour suivre un objectif précis. Ce principe du « dé-visage » est directement corrélé à la thématique de la résurrection puisque ces métamorphes doivent régulièrement tuer et copier le visage de leurs victimes pour arriver à leurs fins. Le premier épisode de la saison 2 s’ouvre sur le meurtre d’un citoyen par un métamorphe 10.

La reformation identitaire s’opère en deux temps. Le premier temps est le passage d’une identité volée à une identité de « transition » (puisque le métamorphe est introduit d’emblée avec une identité volée). Le métamorphe utilise ses mains pour « creuser » son visage, en cassant son crâne, le tout face à un miroir. Il se retourne ensuite face à la caméra en cachant son visage avec ses deux mains comme pour insister sur l’imaginaire tactile qui gouverne les enjeux de mise en scène puisqu’ici c’est le maquillage qui figure le principe de « dé-visage ». Le second temps de la transformation entre l’identité de transition (c’est-à-dire un visage informe, puisque « creusé ») et la nouvelle identité se fait à même l’image lorsque le visage se reconfigure à l’aide d’effets spéciaux numériques. Cette transformation, très pédagogique, permet donc de comprendre le fonctionnement des métamorphes et d’instaurer une distinction nette entre l’original et la copie puisqu’un panoramique lie la victime allongée et le métamorphe en position verticale. Cette disposition scénique (d’un corps allongé associé visuellement à son double debout) est de nouveau visible quelques scènes plus loin lorsqu’un cadavre est filmé en plongée sur une table d’autopsie avant qu’un raccord cut nous conduise directement au métamorphe lui ayant volé son visage. Ce choix de montage figure explicitement la ressemblance paradoxale entre les deux êtres puisqu’il ne conduit pas à la pure dissemblance (si l’on appelle dissemblance avec Nicole Brenez ce qui ruine un rapport, ce qui confond au lieu de comparer11) mais institue fermement un écart, une mise en distance de deux corps parfaitement identiques. Nous retrouvons ce motif lors de la mort de Charlie.

Ce dernier a poursuivi un métamorphe dans un souterrain avant d’être tué. Le métamorphe a donc pu usurper son identité, mais la révélation de la substitution ne se fait qu’à la fin de l’épisode en reprenant le même motif d’un corps mort allongé et de son double debout à ses côtés. L’acteur se relève donc malgré la mort de son personnage attitré pour renégocier sa partition en incarnant désormais le métamorphe. Les identités sont alors clairement établies et les spectateurs sont mis dans la confidence. Cette copie parfaite du corps oblige les spectateurs à faire appel à la médiation d’un autre personnage pour lever définitivement toute suspicion tandis que les personnages utilisent un dispositif technique.

Le métamorphe-Charlie est démasqué par les spectateurs avec le plan susmentionné lors de sa confrontation avec l’original, mais il sera démasqué par les personnages grâce à la modélisation 3D de son visage sur le portable d’Olivia. Cette modélisation figure directement la coquille vide qu’est le métamorphe-Charlie puisqu’elle est la modélisation d’un visage sans yeux, comme un masque pouvant être indifféremment porté par plusieurs corps. Ce motif du visage transportable de corps en corps trouve une autre actualisation dans le personnage de Jerome Thomas Newton. Dans la saison 2, Newton n’est qu’une tête en attente d’un corps, à l’inverse des métamorphes qui changent de têtes mais pas de corps. Néanmoins, la violence figurative faite au visage est dans ce cas assez proche de nos précédents constats. En effet, pour retrouver la tête de Newton cryogénisée, des métamorphes doivent chercher la bonne tête parmi une multitude d’autres, nous conduisant à l’image terrible d’un ensemble de têtes anonymisées par du plastique et jetées à même le sol comme de simples détritus. Cette image condense la condition du métamorphe-Charlie, présent dans la profondeur de l’image, puisque les métamorphes se définissent par un constant changement de têtes. Le plastique renvoie tout autant au détritus, au sac-poubelle, qu’à la « plasticité » du visage métamorphe capable de copier n’importe quelle identité. C’est ce que notait Roland Barthes dans son article consacré au plastique dans ses Mythologies (1957) : « […] le plastique est l’idée même de sa transformation infinie, il est, comme son nom vulgaire l’indique, l’ubiquité rendue visible […] 12. » Les têtes copiées ne sont généralement pas nommées (lorsqu’il s’agit de la copie de figurants, le cas le plus fréquent) et sont délaissées une fois utilisées : le changement de tête n’est donc pas séparable d’une perte d’humanité parce que les visages ont tous la même valeur, ou du moins, le visage n’a de valeur qu’en fonction de l’objectif poursuivi (visage d’un politicien, d’une infirmière, etc.)

Les métamorphes n’ont alors pas d’individualité par eux-mêmes parce que leur identité changeante est au service d’un pouvoir centralisé qui donne un sens unique à leur existence. Fringe postule l’existence d’un monde parallèle en conflit avec le monde original poussant alors les scientifiques du monde parallèle à créer les métamorphes. L’agencement du pouvoir propre au monde parallèle repose donc sur une production effrénée de nouveaux visages. Dans Mille Plateaux (1980), Gilles Deleuze et Félix Guattari nomment « plan d’organisation » une unité transcendante qui concerne le développement des formes et la formation des sujets 13. La subjectivation devient, dans ce cadre, l’enjeu d’un agencement autoritaire 14. Fringe expose le plus littéralement possible un agencement autoritaire transcendant puisque c’est un autre monde qui est responsable de l’existence des métamorphes. La formation de nouveaux visages est la manifestation la plus exemplaire de ce plan d’organisation puisque toujours selon Deleuze :

 

Le visage n’agit pas ici comme individuel, c’est l’individuation qui résulte de la nécessité qu’il y ait du visage. Ce qui compte, ce n’est pas l’individualité du visage, mais l’efficacité du chiffrage qu’il permet d’opérer, et dans quel cas. Ce n’est pas affaire d’idéologie mais d’économie et d’organisation de pouvoir. Nous ne disons certes pas que le visage, la puissance du visage, engendre le pouvoir et l’explique. En revanche, certains agencements de pouvoir ont besoin de production de visage, d’autres non  15.

 

Cette dépendance à un principe transcendant concernant l’attribution d’une identité conduit à un avilissement généralisé des victimes. En effet, la saison 4 réactualise le motif de la victime décapitée anonyme. Les protagonistes découvrent dans un sous-sol des dizaines de victimes aux corps décomposés. Un plan plus précis montre en gros plan une tête sans visage, séparée de son corps, donc « dé-visagéifié » à l’extrême (le visage est difforme et presque « lisse ») faisant de ce lieu l’incarnation la plus littérale de l’attaque des métamorphes contre les visages. La question de la perte d’humanité se joue donc à deux niveaux : celui des changements de têtes intempestifs qui conduisent à la relativisation des visages et à l’avilissement des victimes, mais aussi au niveau du statut robotique des métamorphes, qui n’ont pas d’identité, ni de visage propre.

 

Esthétique de la convulsion et du cri : de Fringe à Real Humans

L’esthétique de la reformation identitaire n’est pas que l’affaire du visage, mais concerne le corps dans son intégralité. La convulsion est donc un autre motif à relever pour rendre compte des résurrections. La convulsion est, comme nos exemples précédents, imposée du dehors, c’est-à-dire indépendante du bon vouloir des personnages et elle permet toujours d’affirmer visuellement la différence irréductible entre un personnage et sa copie. La métamorphose du premier métamorphe de la série Fringe se fait déjà sous le sceau du spasme et du tremblement dans un plan de son visage cadré de profil. Cependant, dans la saison 4, de nouveaux métamorphes généralisent les transformations à l’aide d’effets spéciaux numériques puisqu’ils ne sont plus doués de « plasmaticité » (un polymorphisme illimité 16) mais de plasticité. Nous parlions jusqu’ici, avec Barthes, de plasticité pour rendre compte des métamorphoses des métamorphes. Dorénavant, le terme prend une acception plus précise que nous distinguons de la « plasmaticité ». Catherine Malabou (2000) nous rappelle qu’il ne faut pas confondre la plasticité et la polymorphie : « Est ‟plastique” le support qui est capable de garder la forme qu’on lui a imprimée, de résister au mouvement d’une déformation infinie. En ce sens, ‟plastique” s’oppose à ‟élastique”, ‟visqueux”, ou encore à ‟polymorphe”, dont on le croit trop souvent synonyme 17. »

Jusqu’à présent, la résurrection était un acte à sens unique : le métamorphe prenait le visage d’une nouvelle victime en laissant derrière lui son ancienne identité. Dorénavant, ces nouveaux métamorphes peuvent faire revenir d’anciennes identités à volonté en reprenant leurs anciennes formes. Mais comme ces nouveaux métamorphes sont aussi des êtres malades, les changements d’identité vont devenir intempestifs et se faire à l’insu du personnage, provoquant des nouvelles formes de résurrections. Le motif de la convulsion est associé à un changement de tête spontané lorsque la chevelure d’un métamorphe cache temporairement son visage puis dévoile ensuite, avec un mouvement de tête brusque, une nouvelle actrice18 18. Ici, le principe de plasticité pousse les visages à se déformer et à se mélanger sans en passer par un visage informe de transition. Les cas de résurrections et de « dé-visage » dans Fringe ne sont pas, d’un point de vue strictement figuratif, si éloignés des doubles robotiques dans Real Humans.

En effet, dans Real Humans, le double robotique est toujours la prolongation de la performance d’un acteur, indépendamment de son personnage d’origine, à travers un être machinique créé de toutes pièces. Cependant, ce n’est pas le double robotique en soi qui nous permet de prolonger notre investigation autour du motif de la convulsion, mais plus précisément le principe de « libération ». En effet, certains robots, qui sont nommés hubots dans la fiction, peuvent devenir conscients d’eux-mêmes, c’est-à-dire posséder un libre arbitre, avoir des désirs, des sentiments et ne plus être définis par un simple logiciel. Cette « libération », qui éloigne définitivement la copie du modèle original, reprend et accentue le motif de la convulsion. Nous parlons maintenant de « résurrection » lorsque l’ancienne identité « formatée » d’un hubot meurt pour laisser sa place à une nouvelle identité « libérée 19 ». Chaque « libération » offre un vaste panel de mouvements corporels incongrus et désordonnés accompagnés de grands cris de souffrance. Cette nouvelle naissance est l’occasion d’introduire une nouvelle image récurrente dans la série : l’image du cri. La convulsion est donc toujours associée à un processus de reformation identitaire. Cependant, ce processus ne s’effectue plus par la médiation d’un visage informe, mais par un retour à un stade primitif de l’existence humaine. Toutes les résurrections réduisent les acteurs à des gestes mal coordonnés et à des hurlements : à l’image des nouveau-nés ne maîtrisant pas leurs membres et seulement capables de crier ou de pleurer pour s’exprimer. Gilles Deleuze distingue, dans les peintures de Francis Bacon, la violence du représenté et la violence de la sensation (1981) 20 :

 

[…] la sensation est comme la rencontre de l’onde avec des Forces agissant sur le corps, « athlétisme affectif », cri-souffle ; quand elle est ainsi rapportée au corps, la sensation cesse d’être représentative, elle devient réelle et la cruauté sera de moins en moins liée à la représentation de quelque chose d’horrible, elle sera seulement l’action des forces sur le corps, ou la sensation  21.

 

Le visage qui crie est donc la figuration d’une force qui submerge le personnage puisque la sensation prend une allure excessive et spasmodique 22. Pour la psychanalyse, la naissance est l’une des premières expériences sources d’angoisse 23. Sachant que la série penche pour une compréhension psychanalytique de la psyché humaine 24, nous pouvons affirmer que le cri a ici pour fonction de rendre visible l’angoisse de l’expérience de la renaissance. Le cri, lors de la libération du personnage nommé Lennart (Stel Elfström) 25, filmé en plan rapproché, rend compte de la force d’angoisse agissant sur son corps. L’image du cri figure donc sa nouvelle naissance qui va le libérer de sa condition de hubot.

À ce stade de l’analyse, la copie est définitivement émancipée de son modèle puisque Lennart « libéré » n’a plus pour fonction d’imiter son modèle décédé, mais s’en émancipe totalement lors de sa deuxième renaissance 26. Cette dévisagéification par le motif du cri (toujours filmé en plan frontal ou par des plongées zénithales), qui fait de la bouche un gouffre attirant le regard, est alors la solution figurative propre à Real Humans au problème narratif, qu’elle partage avec Fringe, de la reformation identitaire et de la résurrection. La résurrection est donc, comme dans Fringe, le lieu d’une reformation identitaire imposée au sujet et qui est figurée par l’élaboration d’un motif spécifique (le cri et la convulsion). Cette esthétique de l’écart se fonde sur une comparaison possible entre un original et une copie, et plus précisément, une comparaison qui ne lie pas mais délie deux objets ressemblants. Ce fut globalement la fonction de toutes les scènes jusqu’ici convoquées. L’autre pôle de l’esthétique de la résurrection est celui de l’esthétique de la simultanéité où original et copie tendent à se confondre.

 

Esthétique de la simultanéité dans Battlestar Galactica

Dans Battlestar Galactica, les robots anthropoïdes nommés cylons ne doublent pas un humain ayant le statut d’original mais sont d’emblée multiples. Il y a huit acteurs qui incarnent huit modèles de cylons, mais chaque modèle est constitué d’une série illimitée de robots identiques. Il faut ajouter que chaque cylon individuel peut renaître autant de fois que nécessaire. Cependant, dans le cadre des séries télévisées qui est le nôtre, et en fonction de ce qui vient d’être décrit, peut-on toujours être en mesure de savoir quel personnage est visible à l’écran ? En effet, si un acteur peut incarner une infinité de personnages différents 27, comment être sûr que l’acteur incarne bien le même personnage d’un plan, d’un épisode ou d’une saison à l’autre, surtout si ce dernier meurt à répétition ? Dans Battlestar Galactica, les corps à l’écran ne sont plus assignables à une identité stricte ; c’est donc le régime de la dissemblance qui règne en maître. Nous retenons deux opérations qui caractérisent la dissemblance selon Nicole Brenez (1998) :

 

1. celle qui consiste à ruiner des rapports. À ce titre la dissemblance brise, scande, casse, empêche la relation.

2. celle qui consiste à confondre au lieu de comparer : le lien n'est pas rompu mais il est noué trop fort, la relation est asphyxiée par excès de ressemblance  28.

 

Le principe d’équivalence de Jacques Aumont (1996) nous permet de mettre en lumière ce nouveau problème esthétique. Le principe d’équivalence nous conseille de comparer et de confronter plusieurs images dans lesquelles on cherchera des équivalences figuratives 29. Ceci nous conduit à remobiliser la configuration visuelle du corps mort au sol avec son double debout à ses côtés. Nous pensons plus précisément à l’épisode 01x01 où un seul plan unifie par un panoramique une n°6 décédée et une autre n° 6, habillée de la même façon, qui entre dans le champ comme s’il s’agissait d’une seule et même personne, comme si la résurrection pouvait avoir lieu juste là, tout près, dans le hors-champ 30.

Ici, le panoramique n’assure plus une translation entre une ancienne et une nouvelle identité, mais confond plusieurs personnages incarnés par un même acteur. Cette tendance à projeter automatiquement notre connaissance d’un personnage sur un autre personnage incarné par le même acteur pourrait être appelée la « synchrèse actoriale » en référence au principe de synchrèse de Michel Chion. Selon cet auteur :

 

La synchrèse, phénomène incontrôlable, amène donc à établir instantanément un rapport étroit d’interdépendance et à rapporter à une cause commune, même s’ils sont de nature et de source complètement différentes, des sons et des images qui n’ont souvent que peu de relation dans la réalité  31.

 

La synchrèse actoriale serait ici la soudure irrésistible et involontaire qui se produit entre notre savoir accumulé sur un personnage au fil des épisodes et l’apparition d’un personnage différent mais incarné par le même acteur. C’est une illusion d’unité entre un acteur et un personnage puisque nous adoptons, plus ou moins consciemment, comme hypothèse que le personnage à l’écran est celui que nous avons le plus l’habitude de voir, celui qui est le plus développé, et ce, sans pouvoir être en mesure de le déterminer exactement. L’effet peut être dû à l’extrême soudure entre les apparitions et les disparitions de deux personnages incarnés par le même acteur. Par exemple, il n’est pas rare de voir un cylon s’effondrer au sol, puis de voir apparaître à l’image quelques instants plus tard une autre version du même modèle, ce qui complexifie notre appréhension des personnages. Puisque le principe de résurrection est pendant longtemps tenu secret, nous ne savons pas initialement s’il s’agit du même personnage, et nous projetons alors toute notre connaissance du cylon précédemment mort sur la nouvelle apparition de l’acteur. Les morts à répétition des personnages, conjuguées à leurs résurrections, sont l’outil principal de cette indistinction entre les personnages puisque, même mort, un personnage peut réapparaître quelques épisodes plus loin : d’où l’impossibilité de savoir par exemple avec précision quelle version des modèles n°1 nommés « Cavill » nous voyons à l’écran d’une saison à l’autre.

Ce principe de synchrèse actoriale peut se manifester moins durement lorsque nous savons à quel personnage nous avons affaire, mais que ce dernier porte, dans la mémoire du public et des personnages, la responsabilité des actions d’un autre cylon issu du même modèle. Il ne s’agit donc plus réellement d’un cas de synchrèse actoriale mais d’un double « substitut », c’est-à-dire le cas d’un personnage décédé qui continue d’exister paradoxalement au travers d’un autre personnage. Le double substitut peut notamment apparaître pour combler un désir. Caprica six devient, à plusieurs reprises dans la saison 4, le substitut du personnage d’Ellen. Ellen est la femme de Saul Tigh, qui est déjà décédée lorsque Saul pense la voir à la place de Caprica six qui, elle, est sa prisonnière. L’actrice qui incarne Caprica six (Tricia Helfer) laisse donc sa place et ses vêtements à Kate Vernon (qui incarne Ellen Tigh), pour que cette dernière prenne place au sein des mêmes échelles de plans que sa partenaire afin de figurer les hallucinations visuelles de Saul Tigh. Les changements, qui se font dans les coupes des champs contre-champs, permettent à l’actrice de venir jouer son personnage pourtant supposément mort dans la diégèse. Ce cas de double substitut annonce même sa future résurrection puisque Ellen Tigh fera un retour dans la fiction. Les résurrections sont donc au cœur de la dislocation entre personnage et acteur lorsqu’elles appuient la confusion entre un personnage et plusieurs corps différents. Cependant, les personnages sont parfois bel et bien distingués.

En prenant la notion de dissemblance en un autre sens, plus théologique, nous pouvons noter avec Georges Didi-Huberman (1986) que « la dissemblance y nommait une région où Dieu n'est pas un être à voir. Or, cette région est la nôtre : elle ne définit ni plus ni moins que notre sort commun d'êtres déchus et aveuglés 32. » La condition cylon est donc doublement liée à la dissemblance : en tant que confusion figurative entre personnage et acteur et en tant que communauté aveuglée et coupée de l’image divine puisque leurs créateurs leur sont inconnus et que pèse une interdiction à ce sujet. Or, c’est par la résurrection que le personnage nommé D’Anna accède progressivement à l’image des 5 derniers cylons (leurs créateurs nommés les final five) qui ont presque le statut de divinité dans la série. Cette image est cependant refusée aux spectateurs puisque nous ne verrons que de vagues figures brillantes ne se distinguant qu’avec difficulté d’un fond lumineux. Cette image est pourtant annoncée lors de la mort de D’Anna puis reprise ensuite lors de la résurrection de Cavill.

Lors de la préparation de son suicide en vue d’accéder aux 5 derniers cylons, D’Anna est filmée dans un halo lumineux qui la noie en partie dans le décor, annonçant l’esthétique de la scène à venir où la lumière ne hiérarchise pas le rapport entre figure et fond mais l’uniformise 33. Le pan lumineux, pensé comme un « […] accident de la représentation (Vorstellung) et [une] souveraineté de la présentation (Darstellung34 » par Didi-Huberman (1990), lie donc le destin de D’Anna aux final five, tout en rappelant, peut-être, l’iconographie religieuse 35. Lors de la résurrection de Cavill ce n’est plus le pan lumineux, mais une serviette blanche qui vient condenser les attributs divins autour du personnage 36. En effet, l’utilisation de cette serviette comme d’une capuche rappelle l’habillement des 5 derniers cylons qui sont eux aussi anonymisés par une capuche blanche. L’image des final five est donc diffractée et distribuée sur deux personnages différents : le pan lumineux pour D’Anna et la capuche divine pour Cavill. Cette liaison figurale condense en une image toute la particularité du personnage de Cavill qui fait office de chef religieux pour les autres cylons : il édicte la règle de l’interdit concernant les final five, il s’accorde le droit de vie ou de mort  37et a été créé à l’image des dieux puisque sa forme est copiée sur le père d’Ellen Tigh. Cette image opère donc un travail de condensation de caractéristiques éparses accumulées au cours de la série. La résurrection permet donc de singulariser deux personnages autour des final five malgré le principe de dissemblance de la synchrèse actoriale.

En définitive, les cas de character overhaul relevés qui permettent à l’acteur de revenir dans la fiction malgré la mort de son personnage initial n’ont jamais pour objectif de permettre une résurrection au sens strict du terme. Dans Fringe, les métamorphes ne permettent pas une véritable résurrection du personnage puisque le visage du mort ne sert qu’à une mission temporaire généralement achevée à la fin de l’épisode. Le motif du « dé-visage » tend plutôt à une dépréciation de la singularité des visages et conduit à un avilissement des victimes. Le principe de « libération » dans Real Humans, avec son esthétique de la convulsion et du cri, transforme les hubots en sujets pensants, pacifistes ou dangereux, ce qui les éloigne généralement du modèle d’origine. Pour conclure, la synchrèse actoriale, que nous avons dégagée à partir du principe de résurrection de Battlestar Galactica, est la plus grande menace relevée contre l’unité du personnage. Cependant, notre approche esthétique des séries télévisées a pu circonscrire la singularisation visuelle d’une D’Anna et d’un Cavill via les scènes de résurrections, et démontrer, par là même, la fécondité d’une posture analytique attentive au régime figural de l’homme filmique 38.

 

  1.  Otto Rank, Don Juan et le Double, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 1989 [1932], p. 128.
  2.  J.J.Abrams, Alex Kurtzman, Roberto Orci, Fringe, © FOX, 2008-2013.
  3.  Lars Lundström, Real Humans [Äkta människor], © SVTF1, 2012-2014.
  4.  D. Moore Ronald, Battlestar Galactica, © SKY One - Sci-Fi Channel, 2004-2009.
  5.  Si chaque série justifie plus ou moins différemment la nature de ses créatures, parfois entièrement robotiques, d’autres fois mi-organiques mi-robotiques, il s’agit néanmoins toujours de créations humaines artificielles, c’est-à-dire qu’elles sont toutes en partie mécaniques et issues de la main de l’homme.
  6.  Jason Mittell, Complex TV. The Poetics of Contemporary Television Storytelling, New York London, New York University Press, 2015, p. 138.
  7.  La notion caractérise les moments où les personnages de séries télévisées subissent une réécriture de leurs identités, ou une substitution complète et définitive après leurs morts, mais aussi un changement de corps. Florent Favard, « Mille visages, mille identités : typologie des métamorphoses du personnage de série », Télévision, n° 9, 2018, « Troubles personnages », François Jost (dir.), p. 51-66.
  8.  Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 1992, p. 150.
  9.  Diane Arnaud, Changements de têtes : de Georges Méliès à David Lynch, Pertuis, Rouge profond, « Raccords », 2012, p. 14.
  10. Akiva Goldsman, Fringe, 02x01, La Traversée [A New Day in the Old Town], © FOX, 2009.
  11. Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, Paris, Bruxelles : DeBoeck Université, « Art & cinéma », 1998, p. 44.
  12. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions Points, « Série Essais », 2012 [1957], p. 187.
  13. Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, « Champs - Essais », 2008, p. 110.
  14. « […] pas de subjectivation sans un agencement autoritaire [...] » Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille Plateaux, Paris, Les Éditions de minuit, « Critique », 1980, p. 221.
  15. Id., p. 215. Les auteurs soulignent.
  16. La « plasmaticité » est définie comme suit par Eisenstein lorsqu’il travaille sur Walt Disney : « […] l’être reproduit dans le dessin, l’être de la forme déterminée, l’être ayant atteint une certaine apparence se comporte à l’instar du protoplasme originel qui n’avait pas encore de forme "stabilisée" mais était apte à en prendre une, n’importe laquelle, et, d’échelon en échelon, à évoluer jusqu’à se fixer dans n’importe quelles – dans toutes les – formes d’existence animale ». S. M. Eisenstein, Walt Disney, Strasbourg, Circé, 1991, p. 28. Cité par Érik Bullot « Photogénie plastique », in Catherine Malabou (dir.), Plasticité, Paris, Léo Scheer, 2000, p. 206.
  17. Catherine Malabou, « Plasticité surprise », opcit. p. 312.
  18. Paul Holahan, Fringe, 04x05, Substitution [Novation], © FOX, 2011, 27:50.
  19. La « libération » peut néanmoins concerner tous les hubots, même ceux qui ne sont pas d’anciens humains. Nous nous en tenons ici à un exemple de résurrection qui concerne un humain qui renaît à travers le corps d’une machine.
  20. La distinction se fonde sur les propos de Francis Bacon qui déclare vouloir peindre le cri plutôt que l’horreur. L’horreur est, dans ce cas, inférée du cri, c’est pourquoi nous parlons plus volontiers de l’image du cri. Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Paris, Seuil, « L'Ordre philosophique », 2002, p. 43.
  21. Id., p. 48. L’auteur souligne.
  22. « Aussi la sensation, quand elle atteint le corps à travers l’organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les bornes de l’activité organique. » Ibid.
  23. Sigmund Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, « Idées », 1981, p. 123.
  24. La libération des hubots se fait à l’aide d’un équilibre entre une pulsion de vie et une pulsion de mort comme dans la pensée de Freud. Id., p. 141.
  25. Kristina Humle, Real Humans, 02x06, © SVT1, 2014, 43:35.
  26. La première renaissance est sa résurrection initiale sous une forme robotique standard, c’est-à-dire non consciente d’elle-même.
  27. C’est une possibilité de droit même si dans les faits la série se contente d’un nombre réduit de personnages.
  28. Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, op. cit., p. 44.
  29. Jacques Aumont, A quoi pensent les films ?, Paris, Séguier Éditions, « Collection noire », 1996, p. 207.
  30. Michael Rymer, 33 minutes [33], 01x01, © Sci Fi Channel, 2004, 39:20.
  31. Voir le glossaire de l’auteur mis en ligne. URL : http://michelchion.com/texts. Voir aussi Michel Chion, L’audio-vision : son et image au cinéma, Armand Colin, 2005, p. 55.
  32. Didi-Huberman commente un texte célèbre des Confessions d'Augustin. Didi-Huberman Georges, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, « Champs » n° 618, 1997, p. 76.
  33. Michael Rymer, Battlestar Galactica, 03x08, Héros [Hero], © Sci Fi Channel, 2006, 28:50.
  34. Georges Didi-Huberman, Devant l’image : question posée aux fins d’une histoire de l’art, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1990, p. 306. C’est une « façon de nommer la “part maudite” des tableaux, leur part indicielle, non descriptive et dissemblable. » Didi-Huberman Georges, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, op. cit., p. 22.
  35. Didi-Huberman note, toujours concernant Fra-Angelico, que c’est « […] la sublimité d’une lux nova qui vient illuminer Marie en dedans, afin que sa grâce puisse, symétriquement, rejaillir sur les autres, sur l’humanité entière : Marie illuminata in se, emplie et traversée par la grâce, devient alors illuminatrix in alios, source d’une lumière que l’humanité doit recevoir pour comprendre sa chance de rédemption. » Id., p. 334. La correspondance est à peine forcée puisque D’Anna est tout autant irradiée qu’irradiante grâce à sa tenue blanche renvoyant la lumière. De plus, le personnage tente de convertir les autres à sa révélation quasi divine avant d’en être stoppée par Cavill. Le plan suivant confirme ce choix esthétique par un gros plan de son visage complètement « brûlé » par une source de lumière très directionnelle.
  36. Michael Nankin, Battlestar Galactica, 04x03, Les Liens de la contrainte [The Ties That Bind], © Sci Fi Channel, 2008, 01:15.
  37. Ce sont les Cavill qui ont corrompu toute la lignée des cylons n°7 nommés « Daniel » et ce sont eux qui mettront en quarantaine tous les cylons n°3.
  38. Luc Vancheri, Les Pensées figurales de l'image, Paris, Armand Colin, « Cinéma/arts visuels », 2011, p. 24.