Du visible au virtuel dans la série The Leftovers
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Le motif de la mort et de la résurrection au cœur de la série The Leftovers 1 pose des questions d’ordre esthétique. Le récit de la série s’organise autour d’un événement traumatique : le 14 octobre 2011, 2% de la population mondiale ont disparu en un instant. Trois ans après, les habitants d’une petite ville américaine, Mappleton, ont repris leur quotidien mais leurs souffrances sont toujours intenses, enflammées par les activités de la secte « Guilty Remnant ». Dans ce contexte de ravissement inexpliqué, la mort et la résurrection constituent une dynamique narrative et esthétique proactive.
De nombreux personnages vivent différentes formes de résurrection : après son suicide, Patti Levin, leader des « Guilty Remnant », revient hanter Kevin Garvey, chef de la police locale ; Mary, la femme du prêtre Matt Jamison, se réveille après de longues années de léthargie dans la saison 2 ; Nora Durst souffre de la disparition de son mari et de ses deux enfants et, protégée par un gilet pare-balles, se fait tirer dessus par des call-girls avant de reprendre conscience quelques instants plus tard ; les disparus sont ressuscités le temps d’un épisode grâce aux poupées grandeur nature que les membres de « Guilty Remnant » disposent dans les maisons de Mappleton à l’endroit même où ils avaient disparu, provoquant la colère de la population. Mais ce qui nous intéresse surtout c’est la figure christique prise en charge principalement par Kevin Garvey. Ainsi, comme le souligne Sarah Hatchuel dans son texte « Quelque chose renaît » : « les motifs de mort deviennent des motifs de naissance, et vice-versa 2. » Ce qui constitue le point névralgique de la narration affecte également la nature de la série et sa réception par les spectateurs.
Si l’expérience audiovisuelle constitue, dès les premiers temps du cinéma, une illusion de la victoire sur la mort en donnant l’impression de faire revivre et parler les disparus, The Leftovers, telle une fiction anamorphique, reflète et redouble cette magie à travers des résurrections qui ramènent continuellement des personnages, des scènes ou l’œuvre elle-même (à travers ses différentes saisons et reformulations), à la vie 3.
Ressuscité à plusieurs reprises au cours des deux dernières saisons, Kevin Garvey devient un moteur narratif, affecte toute l’esthétique visuelle et sonore, et conditionne la réception de la série. Il s’agira d’analyser ces différentes résurrections à travers trois régimes de vision exposés par Georges Didi-Huberman dans Fra Angelico, dissemblance et figuration : le régime de la visibilité, le régime visuel et le régime virtuel.
Régime de la visibilité
Le premier régime relèverait de la visibilité qui absorbe toute distance en quête d’adhésion, de fusion, de confusion avec l’émotion et la perception du personnage. Le visible, l’audible, le sensible familiers seraient alors la voie d’acception d’un événement surnaturel, mythologique : c’est l’enjeu de l’épisode The Garveys At Their Best (01x09) où l’on découvre les événements du 14 octobre vécus par les protagonistes de la série : Kevin Garvey, sa femme Laurie et ses enfants Tom et Jill, et Nora Durst. Différentes opérations filmiques constituantes de ce régime de la visibilité introduisent le phénomène surnaturel.
Après un cri à l’hôpital, la musique extradiégétique au motif lancinant, répétitif et dramatique au piano de Max Richter introduit la tragédie de l’événement.
La lumière jaune éclairant le visage rieur de Tom s’évanouit, signifiant la rupture du contact physique établi par les élèves lors d’une expérience scientifique. Les adolescents découvrent ensuite la disparition de leurs camarades.
La lente mise au point passant du flou au net durant le travelling vers le visage de Nora Durst qui découvre la disparition de sa famille installée à table quelques instants auparavant. L’écran obstrué par le drap dont le mouvement ondulé et ralenti laisse apparaître la silhouette solitaire et bouleversée de Kevin qui découvre la disparition de sa maîtresse. Ou encore le gros plan sur Laurie dont le regard se redirige vers le moniteur d’échographie qui lui montrait les mouvements et les battements du cœur de son bébé dans le ventre. C’est la seule des quatre séquences de disparition où nous ne verrons pas le contre-champ mais où le regard expressif de Laurie acquiert la dimension la plus tragique, car la plus inattendue de la saison.
Cette vision subjective, suggérée par différentes formes filmiques, constitue un ressort récurrent de l’esthétique de la série et permet d’accepter aussi bien la dimension fantastique de ce ravissement mystérieux que la dimension réaliste des souffrances des personnages.
En effet, comme le souligne Pacôme Thiellement,
[…] le spectateur voit les choses comme Kevin les voit. Le « regard imparfait » de Kevin filtre le nôtre. Somnambule et amnésique, il se rend compte dans « Cairo » (01x08) qu’une grande partie de sa vie lui échappe : ses virées le soir avec Dean, l’enlèvement de Patti, le voyage jusqu’à Cairo et le fait qu’il l’ait rouée de coups, le fait qu’il soit déjà venu dans cette cabane pour y laisser ses chemises, voire même la possibilité qu’il ait une relation sexuelle avec Aimee : une possibilité qui sera laissée, à la fin de la série, à l’appréciation du spectateur 4.
Le régime du visible est assuré par ces visions subjectives qui renvoient aux rêves de Kevin mais aussi à ses hallucinations et ses voyages dans l’autre monde pendant sa mort.
Ces basculements d’un monde à l’autre font partie du même régime de la visibilité dans la mesure où la proximité avec la vision de Kevin n’est jamais rompue. Par exemple, après avoir enterré Patti à l’aide de Matt, Kevin sombre dans le sommeil profond conduit par le prêtre (01x10). Le visage exténué du chef de la police est montré en gros plan dans le rétroviseur, puis en très gros plan à l’intérieur de la voiture. Cette proximité immédiate avec la peau et le visage familier continue dans le plan suivant où Kevin ouvre subitement les yeux, tiré de la voiture. Tenu fermement par deux infirmiers, il est embarqué de force dans un hôpital psychiatrique sur la dénonciation de Matt. Il n’y a aucune rupture entre ces deux séquences, et nous ne comprenons que bien plus tard qu’il s’agit d’un rêve.
Une telle proximité est maintenue par le cadrage et le montage dans les séquences qui relèvent du surnaturel : celles où Kevin voit le fantôme de Patti, morte depuis la saison 1, et celles où il découvre l’autre monde, par-delà la mort.
Fra Angelico peignait aussi, peignait surtout des figurae au sens latin et médiéval, c’est-à-dire des signes picturaux pensés théologiquement, des signes conçus pour représenter le mystère dans les corps au-delà des corps, le destin eschatologique dans les histoires au-delà des histoires, le surnaturel dans l’aspect visible et familier des choses, au-delà de l’aspect. Les figures en ce sens appartiennent au monde de l’exégèse […] 5.
Dans The Leftovers on observe une démarche semblable à partir de la saison 2, lorsque les familles Garvey et Jamison se retrouvent progressivement à Jarden : les auteurs inventent des formes filmiques et narratives pour faire émerger le surnaturel de l’aspect visible, sensible dont nous sommes coutumiers depuis la saison 1. On retrouve les gros plans, les ralentis, le cadre instable, cette « caméra toujours légèrement tremblante (à l’image d’un malaise et d’un doute perpétuel), qui glisse sur les corps et propose une trajectoire du regard 6 » dont parle Sarah Hatchuel. Mais aussi, « les plans sont souvent longs et le découpage est remplacé par des mouvements de caméra et des cadrages signifiants où l’on joue sur la profondeur de champ pour cacher ou pour révéler – en écho aux secrets et aux découvertes au sein de la narration 7. »
Tout cette rhétorique visuelle, à laquelle on peut ajouter le champ sonore marqué par la musique originale de Max Richter et des chansons symboliques telles que « Where is my mind » de Pixies ou le réarrangement de « Nothing Else Matters » de Metallica, installée depuis la saison 1 se poursuit dans la saison 2. Or, cette saison est marquée par la présence du fantôme de Patti que Kevin voit partout. Telle une « manifestation d’une trace du passé dans le présent, à la fois visible et invisible 8 » comme la désigne Sarah Hatchuel, le fantôme de Patti met en crise le régime de la visibilité.
L’épisode A Most Powerful Advesary (02x07) où nous assistons à la première mort de Kevin est en ce sens révélateur. Dans la ville texane de Jarden, renommée Miracle car aucune disparition n’y aurait eu lieu le 14 octobre 2011, Kevin et Nora font connaissance de leurs voisins, la famille Murphy. Le fils Murphy, Mickael, découvre la souffrance de Kevin et l’introduit à son grand-père, vivant reclus dans une cabane à la périphérie de la ville. Kevin se rend chez cet ermite Virgil qui lui propose de combattre Patti sur son propre territoire, non pas dans la vie donc mais dans la mort. Dans cette séquence troublante, on retrouve le régime de la visibilité poussé à son paroxysme : le même cadre tremblant et les très gros plans sur le visage de Kevin, le champ-contrechamp entre Kevin et Patti, tandis que Virgil, assis près d’eux ne voit pas le fantôme de la femme.
L’agonie hyperréaliste de Kevin étouffant sous l’emprise du poison est filmée en gros plan accompagnée de bruits organiques. Une esthétique qu’on retrouve dès l’ouverture de l’épisode suivant International Assassin (02x08) : la surface de l’eau dans une baignoire remplie et le visage de Kevin qui surgit en gros plan face caméra. Dans cet autre univers situé du côté de la mort, la proximité avec le héros est conservée grâce aux gros plans, aux mouvements de la caméra suivant de près ceux de Kevin, le bruit strident de la télévision qui nous surprend autant que lui. Le régime de la visibilité possède ici les vertus énoncées par Didi-Huberman, notamment celle de la préfiguration : « qu’une visibilité puisse prendre toute sa valeur, non pas de ce qu’elle montre, mais de l’attente d’une visibilité qu’elle ne montre pas 9. » Cette attente est celle d’une résurrection, dépouillée de sa dimension spectaculaire, et ouvrant au second régime de vision.
Régime visuel
Au creux de ce régime de visibilité, se déploie le second régime soulevé par Didi-Huberman, le régime visuel : « Quelque chose qui tentait de tirer le regard au-delà de l’œil, le visible au-delà de lui-même, dans les régions terribles ou admirables de l’imaginaire et du fantasme 10. » Telle une blessure, le visuel traverse la représentation visible, la couleur et les formes, d’une force de dissemblance. Dans The Leftovers, ce sont les phénomènes lumineux et sonores qui exhibent le régime visuel.
Le motif récurrent de l’éblouissement par la lumière solaire intense ou la lumière artificielle perçante, – véritable moteur narratif de révélation (lorsque Kevin découvre la voiture d’Evie ou lorsqu’il ressuscite pour la seconde fois) –, nous intéresse ici pour sa valeur plastique. Pure manifestation de la matière d’image qui « brouille l’aspect », cette lumière défait l’apparence, lacère le visible en dévoilant la matière filmique, ses failles et sa texture.
Pour Didi-Huberman, le visuel comme fonctionnement de l’image est exigé par la problématique de l’Incarnation, ce « mystère le plus haut et le plus obsédant de toute la civilisation chrétienne : mystère du Verbe divin prenant chair dans la personne de Jésus-Christ. C’est le mystère de l’Incarnation 11. » Pour figurer ce mystère, Fra Angelico recourt aux « figures dissemblables » – tâches de couleur, surface de couleur blanche – pour « transiter du visible à l’au-delà de tout visible, et du sensible à l’au-delà même de tout intelligible 12. »
Dans The Leftovers, ce type de circulation semble être assuré par les phénomènes d’éblouissement. Citons deux exemples.
L’épisode A Matter of Geography (02x02) s’achève sur une séquence en pleine nuit : des poissons à l’agonie étouffent sans eau. L’insert sur le poisson au premier plan laisse entrevoir le visage de Kevin en arrière-plan. Éclairé d’une douce lumière bleutée, Kevin se réveille, crache de l’eau. Une fois débarrassé du parpaing de béton accroché à son pied, il avance vers l’intense lumière bleue – rasante, aveuglante, glaciale. Il découvre alors la voiture d’Evie qui avait disparu avec ses amies dans l’épisode précédent. Outre le rebondissement narratif que présente cette séquence, – c’est-à-dire la présence de Kevin dans le lac au moment de la disparition d’Evie –, le travail de la lumière semble constituer cette figure dissemblable qui ouvre l’image à la dimension surnaturelle qu’explore la série. Elle préfigure aussi les futures résurrections de Kevin. En effet, si dans cet épisode le tremblement de terre qui vide le lac de toute eau, alors que Kevin tentait de s’y noyer, apparaît comme une explication étrange, mystique mais scientifique plausible, dès l’épisode 8 de la saison 2, ses résurrections d’entre les morts seront tout à fait assumées.
Dans The Leftovers, le phénomène lumineux relevant du régime du visuel contribue à la création de la figure christique que prend en charge Kevin au cours des épisodes. D’ailleurs, la disparition de l’eau dans le lac fait partie des nombreux miracles répertoriés par Matt Jamison et Michael Murphy dans Le Livre de Kevin, sorte d’Évangile qu’ils écrivent à partir de la vie du policier. Dans l’épisode I Live Here Now (02x10), John Murphy tire à bout portant dans la poitrine de Kevin. Une fois mort, il se retrouve dans la même chambre d’hôtel, revêt le costume de policier et se rend dans le hall où on l’appelle pour une intervention. Or, il n’y aucun incident dans l’hôtel. En revanche, pour ressusciter, il est confronté à une épreuve : il doit chanter une chanson sur la scène de karaoké. Filmé en très gros plan, il se tient à face à la lumière bleue, aveuglante, glaçante, puissante, rappelant d’ailleurs celle des phases de la voiture d’Evie. L’image est « brulée » par ce rayon intense, le visage de Kevin se détache de l’arrière-plan, tout autour de lui s’évanouit dans l’obscurité totale : le public, le bar, les clients de l’hôtel… Filmé en gros plan et en très gros plan, Kevin chante mal la reprise du symbolique « Homeward Bound » de Simon & Garfunkel. Après cette étrange épreuve, on le retrouve à nouveau en gros plan allongé au sol, vidé de son sang, souffrant et recherchant de l’air. De retour à la maison, parmi les vivants.
Cette lumière transforme le visible – le décor de l’hôtel et ses clients – en un espace abstrait, mental, virtuel, mystique de l’« autre monde ». L’éblouissement que nous partageons avec Kevin permet de dépasser la vision familière, de passer d’un mode de perception à un autre, et accepter la porosité entre les mondes visible et invisible, celui des vivants et celui des morts.
Ces manifestations lumineuses rappelant les « figures dissemblables » que Didi-Huberman analyse dans l’œuvre de Fra Angelico relèvent du régime visuel en ce qu’elles brisent le visible, et ouvrent l’image au virtuel, à l’impossible mystère de Kevin, ce héros en chair et en os, capable d’accepter la mort et revenir d’entre les morts.
Toutefois, inutile d’attendre l’épisode 2, 8 ou 10 pour découvrir ce régime visuel car, comme l’analyse Sarah Hatchuel, cette dimension est affirmée dès le générique de la saison 2.
Sur chaque image du générique, pour figurer la disparition et l’absence, un être humain a été remplacé par sa silhouette, qui a pris les couleurs du ciel ou de la Terre. Comme dans la saison 1, la notion d’anamorphose est opérante. Ces silhouettes fantomatiques littéralisent, dès le générique, la forme étrange et indéterminée qui invite à regarder l’image sous une autre perspective : cette figure à la fois présente et absente peut se lire de différentes manières en fonction du regard que l’on pose sur ces photographies 13.
Régime virtuel
Enfin, le troisième régime de la vision analysé est celui du virtuel. Dans le raisonnement de Didi-Huberman, ce régime témoigne de la valeur de l’image qui réside dans ce qu’elle pourrait montrer au-delà de toute visibilité manifeste et immédiate. L’image traversée par les forces du dissemblable possèderait alors un pouvoir de préfiguration. Dans The Leftovers, on retrouve la dimension spirituelle véhiculée par le régime virtuel.
Qu’est-ce que recouvre ce troisième régime de vision selon Georges Didi-Huberman ?
C’est que la dissemblance, en brouillant l’aspect, en interdisant les strictes définitions représentatives, ouvrait l’image au jeu de l’association : alors elle devenait le lieu privilégié de tous les réseaux exégétiques, de tous les déplacements de la figure. Elle devenait le lieu pictural d’une contemplation qui n’avait plus besoin des objets visibles pour se déployer, mais seulement d’une intensité visuelle et colorée. Le visuel devenait donc l’instrument par excellence du virtuel, c’est-à-dire de la mémoire, c’est-à-dire d’un au-delà : façon – dite au Moyen Age « analogique » - d’exacerber le proche pour glorifier le lointain, de présenter l’étrange pour représenter l’Altérité divine ; façon de mettre figuralement la couleur en avant pour faire rêver à une image invisible, au-delà de tout aspect « figuratif » 14.
La dissemblance fracture donc le visible et l’ouvre aux associations, aux réseaux de sens et d’images. Au-delà de l’aspect mimétique, l’« intensité visuelle et colorée » permet de dépasser la vision charnelle et accéder à une autre vision, celle qui révèle le virtuel. Dans cette définition de Didi-Huberman, on retrouve aussi la dialectique de l’aura que Walter Benjamin situe également dans cette tension entre le proche et le lointain : cette « singulière trame d'espace et de temps : l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il 15 » qui serait absente des mediums photographique et cinématographique.
Dans The Leftovers, la dimension mystique infiltre aussi bien les moments symboliques que les épisodes prosaïques de la vie des personnages. C’est le cas des séquences de baptêmes répétées à plusieurs reprises. Dans la saison 1, l’épisode The Prodigal Son Returns (01x10) nous préparait à ce motif christique.
Après avoir enterré le corps de Patti, Matt propose à Kevin de se changer et lui tend un bidon d’eau pour se nettoyer. Mais les gestes banals de Kevin qui nettoie le sang et la boue sur ses mains et son visage sont transformés par les formes filmiques en gestes rituels. Le temps de ce rite est distendu par le ralenti et la douce mélodie au piano d’« Andante/Reflection » de Max Richter. La séquence est découpée en inserts sur les mains, le ventre, et en gros plans sur le visage de Kevin qui verse de l’eau sur ses cheveux, iconisant ainsi les parties de ce corps (qui sera sanctifié dans la saison 3 dans Le Livre de Kevin) et de ces gestes devenus symboliques. Cadrant en contre-plongée la caméra reçoit l’intense lumière du soleil éclatant, qui inonde l’image et subjugue l’acte sacré.
Dans la saison 3, on assiste au véritable baptême de Kevin. Dans l’épisode The Book of Kevin (03x01), devenu chef de la police de Jarden, Kevin est appelé pour résoudre un incident. Pendant une séance de baptêmes dans le lac sacré de la ville, de jeunes militants auraient empoisonné l’eau. Alors qu’une bagarre éclate entre les deux camps, Kevin plonge dans le lac et constate que l’eau est propre. Pour rassurer les croyants, le policier se laisse baptiser contre son gré.
Dès lors qu’il plonge dans l’eau, les cris et les bruits s’évanouissent pour laisser place au chœur religieux interprétant « Deutsche Messe, Zum Sanctus: Heilig, heilig ist der Herr » de Franz Schubert. Michael bouche le nez de Kevin, et plongé le visage de Kevin dans l’eau sacrée du lac. Filmé en gros plan et au ralenti, Kevin remonte sa tête à la surface, rouvre les yeux, reprend son souffle. Or, même si on retrouve la même rhétorique visuelle et sonore que dans la saison 1 avec le ralenti, les gros plans sur le visage de Kevin et la musique extradiégétique, ce baptême-là est déjà subverti, notamment par les courts flashs issus de la saison 2 : le souvenir de la salle de bain de l’hôtel situé dans l’autre monde. Comme le souligne Guillaume Dulong, « cet acte est des plus traumatisant dans The Leftovers » justement à cause de ce flash qui
met en crise la réalité même de ce que nous tenions pour le quotidien de nos héros à Jarden puisqu’on est en droit de se demander si tout ce que nous observions n’est pas une rémanence, un simulacre, les souvenirs pré ou post-mortem de Kevin qui n’aurait jamais quitté l’hôtel et s’aperçoit qu’il est mort, n’est jamais revenu à la vie et n’a pas renoncé à être un assassin 16.
Ainsi, l’acte sacré du baptême annoncé dans la saison 1 apparaît dans la saison 3 comme un acte profane, infiltré de mensonges (le faux empoisonnement de l’eau, la réplique que Kevin glisse à l’oreille de Michael : « Ça ne compte pas »), et des ténèbres de la mort que Kevin semble « pratiquer » au quotidien (dans le même épisode, juste avant cette séquence, on le voit s’étouffer dans un sac plastique avant de commencer sa journée de travail).
Enfin, le final de la saison 3 se présente comme une autre forme de baptême transgressif et perverti. Dans l’épisode The Most Powerful Man in the World (and His Identical Twin Brother) (03x07), Kevin senior plonge son fils dans l’eau d’un petit étang afin qu’il transmette un message à Evie, aux enfants de Grace et qu’il découvre la chanson censée arrêter le déluge. Filmé en gros plan, le visage de Kevin immergé dans l’eau suffoque, des bulles d’air s’échappent de sa bouche, son regard flanche. Ce « baptême », accompagné du « Chant des esclaves » extrait de l’opéra Nabucco de Verdi, n’a autre visée que de faire mourir Kevin, le propulser dans l’autre monde. Il devient alors un acte barbare et profane qui contribue à la destruction de l’univers diégétique instauré dont parle Pacôme Thiellement : « D’un monde dévasté, mais rempli de signes de présence spirituelle, on passe à un monde où chacun aboutit à une signification dérisoire, indigente, ridicule 17. » Acte sacré et barbare, idéalisé, troublé, cette série de baptêmes s’inscrit dans une logique narrative et esthétique de la répétition.
Si la répétition existe, elle exprime à la fois une singularité contre le général, une universalité contre le particulier, un remarquable contre l’ordinaire, une instantanéité contre la variation, une éternité contre la permanence. À tous égards, la répétition, c’est la transgression. Elle met en question la loi, elle en dénonce le caractère nominal ou général, au profit d’une réalité plus profonde et plus artiste 18.
Ce que Deleuze analyse à propos de l’éternel retour de Nietzsche semble opératoire dans ces répétitions-transgression. Les éléments de la mise en scène et les formes filmiques repris de saison en saison constituent ce visuel qui déplace le regard du spectateur vers la dimension virtuelle, mystique, voire fantastique de la série.
Enfin, la dimension spirituelle semble résider encore davantage dans le traitement filmique singulier des corps. En effet, au-delà des citations bibliques, l’iconographie, les configurations narratives (comme le contexte du « Ravissement », le « vœu de silence » des membres de la secte « Guilty Remnant », les résurrections de Kevin), la figure christique en tant que métaphore semble émerger douloureusement dans les opérations filmiques sur les corps.
Tout au long des épisodes le corps de Kevin est en souffrance : il saigne abondamment après le coup de feu de John (02x10, I Live Here Now), il s’asphyxie entourant son visage d’un sac plastique (03x01, The Book of Kevin »), il brûle dans les flammes qui dévorent la maison des « Guilty Remnant » (01x10, The Prodigal Son Returns ), il se noie sous nos yeux, immergé dans l’eau (03x07, The Most Powerful Man in the World (and His Identical Twin Brother)).
Son corps nu, meurtri, blessé, mutilé est toujours filmé en très gros plan, au ralenti, en flou, en contre-plongée, au raz de la peau, ou en plongée verticale. Mis à mal, ce corps perd son aspect intact au profit de l’informe, du dissemblable analysé au cours de cet article.
Car, comme le souligne Georges Didi-Huberman,
la vertu principale du dissemblable consiste à imiter, non l’aspect, mais le procès. Imiter le Christ, cela exige des « similitudes dissemblables », parce qu’il ne sert à rien de se déguiser en Christ, de viser son aspect. Imiter le Christ, c’est pleurer avec lui, c’est saigner intérieurement dans la dévotion à son sacrifice. C’est se stigmatiser de son image. Alors, s’imprime dans l’âme – voire, quelquefois, dans le corps – le character christique, son « signe distinctif » (signum distinctivum) : telle est la définition même du sacrement 19.
Les différents régimes de vision établis par Georges Didi-Huberman permettent de révéler la dynamique de résurrection comme moteur de la narration et de l’engagement esthétique de The Leftovers. La proximité instaurée par le cadrage et le montage avec les protagonistes, les phénomènes de « dissemblance » que sont les moments d’éblouissements lumineux ou sonores, le traitement filmique des corps ou le détournement des symboles religieux : toutes ces opérations filmiques constituent des signes relevant du « visuel » qui assure le glissement de notre regard du visible et du sensible le plus familier vers le mystère impossible de la figure christique de Kevin, qu’on est libre d’accepter ou non.
- Damon Lindelof, Tom Perrotta, The Leftovers, © HBO, 2014-2017, 28 épisodes.
- Sarah Hatchuel, « Quelque chose renaît », in Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement (dir.), The Leftovers, le troisième côté du miroir, Levallois-Perret, Playlist Society, 2019, p. 55.
- Ibid., p. 58.
- Pacôme Thiellement, « Le temps des assassins », in Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement, op. cit., p. 67.
- Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1995, p. 16.
- Sarah Hatchuel, « Quelque chose renaît », in Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement, op. cit., p. 57.
- Ibid., p. 55.
- Ibid., p. 44.
- Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 118-119.
- Ibid., p. 14.
- Ibid.
- Ibid., p. 87.
- Sarah Hatchuel, « Voici le temps du non-retour », in Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement, op. cit., p. 94
- Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 23.
- Walter Benjamin, « L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique » [1935], Œuvre III, Gallimard, Paris, 2000, p. 75.
- Guillaume Dulong, « The Leftovers, the Lost fever », TV/Series [Online], Hors séries 1 | 2016, 30/06/2020, http://journals.openedition.org/tvseries/4371, https://doi.org/10.4000/tvseries.4371.
- Pacôme Thiellement, « La plus belle série du monde (et sa sœur jumelle maléfique) », in Sarah Hatchuel et Pacôme Thiellement, op. cit., p.121.
- Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2003, p. 9.
- Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 140.