Empires de songe : mondes rêvés et univers de poche

Empires de songe : mondes rêvés et univers de poche

Par MINNE Samuel

Dans la série Isabelle, l’album Un Empire de dix arpents est dédié à une île volante, un ancien village russe arraché à la terre par un magicien, et dérivant depuis parmi les nuages 1. Si ce sort est inhabituel, non moins étonnante est son appellation d’empire : dix arpents correspondent à 640 ou 700 mètres de long (selon qu’on prend pour mesure de départ les perches ordinaires ou les perches d’argent). Ce titre s’avère oxymorique : il est absurde d’appeler empire un si petit espace. Mais par rapport au monde réaliste, n’importe quel lieu magique, si minuscule soit-il, acquiert un statut spécial qui justifie les titres les plus mirobolants. Dans l’imaginaire, les empires et autres royaumes peuvent pulluler librement : n’existant que virtuellement, ils n’encombreront jamais le réel et seules l’écriture et la lecture susciteront leur apparition. C’est comme si, l’imaginaire étant inépuisable, il n’était pas nécessaire en plus d’imaginer de grands espaces.

C’est justement à la fois sur cette contradiction entre la taille des mondes imaginaires et leur statut de monde complet, et sur les limites délibérées imposées à l’imaginaire, que cet article entend se focaliser. Dans certains récits, ces mondes, censés être des univers égaux au nôtre, n’ont en fait qu’une taille très restreinte. Il est possible alors de les rapprocher d’autres types d’univers fictifs, de certains mondes rêvés, qui paradoxalement se révèlent aussi très limités, alors que le rêve peut ouvrir des espaces potentiellement infinis. Ces univers de poche (« pocket universes »), poches annexées à un univers primaire, semblent surtout apparaître dans des cycles de fantasy (high fantasy, dark fantasy ou science fantasy). Ils se retrouvent aussi en bande dessinée ou dans les mondes virtuels du cinéma de science-fiction. Quelles sont les explications données pour justifier leur taille, comment leur espace est-il construit, et quel rôle joue cet espace dans la fiction et dans le récit ?

 

Des mondes miniatures

Plusieurs mondes de fantasy semblent ne tenir que dans des limites très restreintes. Il s’agit de mondes parallèles qui sont de « tout petits mondes » dont on a vite fait le tour, à l’instar du monde universitaire dépeint par David Lodge dans Small World. À l’origine, ils semblent s’inspirer des royaumes de contes de fées : indéfinis et laissés dans une indétermination brumeuse, ils sont peu à peu précisés et détaillés. Des auteurs comme William Morris, George MacDonald ou Lord Dunsany reprennent ces mondes merveilleux en les décrivant, apportant de ce fait un peu plus de détails géographiques ou politiques. Dans le genre de la dark fantasy, H. P. Lovecraft, dans les années 1930, prend leur suite avec des narrateurs qui explorent dans leurs rêves des mondes merveilleux (« Hypnos », « Celephaïs », « La Quête onirique de Kadath l’Inconnue » 2), de véritables « contrées du rêve » : Kadatheron, Olathoé, Sarnath... Ce sont aussi des mondes complets à traverser, avec leurs mers, leur lune, leurs chaînes de montage. Ces vallées et ces villes imaginaires ne semblent former qu’un cadre à la rêverie poétique, prétextes à susciter la terreur ou le sublime.

Une disciple de Lovecraft, Catherine L. Moore, fait entrer son héroïne Jirel de Joiry dans des mondes parallèles. Elle découvre le deuxième d’entre eux, « Le Ténébreux Pays » 3, parce que son souverain, Pav de Romne, l’y entraîne pour en faire sa reine. Décrit comme clos et environné de ténèbres, « tout ce pays avait un aspect curieusement limité » (p. 87). Jirel ressent presque de la claustrophobie à le contempler. Pav lui explique que son pays a été construit par magie : « Les distances se mesurent ici en termes différents de ceux que vous connaissez. L’espace et la matière sont subordonnés au pouvoir de l’esprit » (p. 104-105). Elle découvre que la vision de Romne est une illusion, que Pav et son pays ne font qu’un, et se réduisent aux Ténèbres. Romne semble ainsi infiniment extensible : réduit en tant qu’espace géographique, illimité en tant qu’abstraction, vaste champ de ténèbres, mais aussi spatialisé sous la métaphore de l’entité Pav, dont le corps est le territoire.

Dans les années 1950, C. S. Lewis met au point tout un système de multivers. Dans Le Neveu du magicien (1955) un magicien envoie, à l’aide d’anneaux magiques, les enfants Polly et Digory dans le « bois-d’entre-les-mondes ». Les enfants émergent d’une mare qui ne les mouille pas, une mare parmi des dizaines d’autres réparties dans un bois. Chaque mare est une porte vers un autre monde, et le monde du bois apparaît alors comme une sorte de point nodal entre les mondes parallèles, d’antichambre de tous les autres mondes. Le Lion, La Sorcière blanche et l’Armoire magique (1950) offre un accès immédiat, direct à Narnia, mais Le Neveu du magicien innove en proposant un sas entre les univers, un espace intermédiaire. Les enfants visitent ainsi le monde de Charn, où ils réveillent la reine Jadis, avant de revenir dans leur univers, puis de fuir dans un monde qui n’est d’abord que ténèbres. Ce pays vide est peu à peu rempli par la volonté du dieu lion Aslan. Ils assistent en fait à la création de Narnia. Narnia, puisqu’il s’agit de ce monde, est clos et possède des limites spatiales drastiques. Dans L’Odyssée du Passeur d’aurore (1952), les enfants se lancent à l’assaut de l’océan, en direction de « l’extrême Orient du monde », pour découvrir le Bout-du-monde, demeure d’Aslan. Après que l’océan s’est changé en mer de lys blancs (mer d’argent), ils arrivent à une vague continuelle puis aux montagnes du pays d’Aslan.

De même, la trilogie des Magiciens, de Lev Grossman (2009-2014), qui s’inspire des chroniques de Narnia, se déroule dans un univers proche du nôtre et dans le royaume magique de Fillory, très proche du monde de Narnia. mais, dans une version plus adulte, pleine d’un humour provocateur, moderne, et même postmoderne 4. Le dernier tome tourne autour de la destruction annoncée de Fillory, dont la force vitale décline rapidement. Les lecteurs auront le droit de contempler non seulement la fin de ce monde, véritable apocalypse, mais aussi, comme de juste, sa création, à travers le récit d’un des personnages, Alice, transformée en démon et donc capable de voyager dans le temps. Fillory y apparaît d’abord comme une mer entourant un désert vide avant que n’arrive une tigresse dont le sacrifice donne naissance à deux béliers sortis de deux conques : les jumeaux divins, Ember et Umber, l’un blanc, l’autre noir, qui mettent en mouvement les astres 5.

Pareillement, si les personnages démiurgiques de la Saga des hommes-dieux de Philip José Farmer (World of Tiers, 1965-1993) sont capables de jongler avec des multivers qui leurs sont réservés, l’action de ces romans se situe principalement dans le monde de Tiers, Alofmethbin, une sorte de planète plate où les continents s’élèvent en étages de plus en plus haut, jusqu’au palais de Lord Jadawin. L’idée d’univers personnel revient dans Lord Démon de Roger Zelazny et Jane Lindskold, où il s’agit même d’univers miniatures : le dieu démon Kai Wren souffle des bouteilles de verre qui contiennent chacune un petit monde hors du temps, qui permet de traverser les siècles quand on y réside : « Ma bouteille personnelle […] est un univers à elle seule, avec un intérieur discontinu par rapport à l’espace-temps humain 6. » On retrouve un monde non seulement restreint mais en plus miniature dans le roman de science-fiction Simulacron 3 de Daniel Galouye (1964), où un monde vituel créé par ordinateur voit ses habitants en réduction acquérir une conscience.

Enfin, au cinéma, ce genre de monde virtuel est traité de manière radicalement différente dans Le Congrès (2013) d’Ari Folman et The Zero Theorem (2014) de Terry Gilliam. Le premier montre d’abord l’espace restreint de l’hôtel où se déroulera le fameux congrès, auquel Robin Wright accède en se transformant en personnage de dessin animé, le long d’une autoroute dans un espace désertique. Puis l’action a lieu dans une cité aux allures de mégalopole baroque, foisonnante, ostensiblement inspirée des tableaux de Jérôme Bosch. À l’inverse, le monde virtuel créé par Bainsley sur son site de rencontres se limite à une plage cernée par la mer et les rochers, cadre unique à la rêverie idyllique de Qohen Leth avec la jeune femme.

Que ces lieux soient des endroits localisés dans un univers plus vaste ou un monde miniature contenu au sein d’un objet dans le nôtre, tous sont très limités 7. Pourquoi, dans toutes ces fictions, ce zoom sur un monde si restreint, au regard des possibilités ouvertes ? Si l’arrière-plan est resserré, c’est peut-être parce que les fictions elles-mêmes suivent des intrigues forcément limitées, et que l’espace-temps n’a pas à excéder les besoins du récit.

 

Des intrigues restreintes

Si le statut « imaginaire » de la fiction postule un espace infini et des possibilités spatiales illimitées, la composante « politique » des empires et états se focalise sur les frontières et sur la finitude des espaces, que la narration va privilégier pour des raisons d’économie narrative. De trop nombreux univers laisseraient des possibilités narratives en suspens, trop difficiles à saisir dans les limites du récit.

Au cinéma, Le Congrès et The Zero Theorem donnent des visions antagonistes du monde virtuel. Étouffant et artificiel sous sa splendeur et sa richesse dans le film d’Ari Folman, il ne vaut en définitive pas mieux que le terne monde réel peuplé de pauvres en haillons. Dans le film de Terry Gilliam, la plage reflète le rêve de l’autosuffisance et le renfermement idéalisé sur le bonheur du couple, loin des préoccupations extérieures, échappée intérieure d’autant plus prégnante que Qohen Leth est hanté par un cauchemar où un trou noir aspire l’univers.

Dans une seule nouvelle, comme dans le cas du « Ténébreux Pays » de C. L. Moore, il n’est pas possible d’explorer un pays entier, et encore moins un monde ou plusieurs. La construction fragmentaire typique des nouvelles de Lovecraft qui relèvent de l’ensemble du rêve explique assez ce resserrement spatial, même si elle n’empêche pas les voyages au long cours dans « La Quête onirique de Kadath l’Inconnue », où le narrateur traverse même l’espace pour aller sur la lune.

Inversement, le cycle de P. J. Farmer, sur six romans, pourrait visiter plus de mondes. Mais, centré sur un nombre limité de personnages, il les suit là où leurs quêtes diverses les retiennent. Pour les chroniques de C. S. Lewis, l’intérêt repose justement sur le retour de personnages qui se relaient peu à peu, dans le même monde magique qui forme l’unité du cycle. C’est le même ressort qui anime la trilogie de Lev Grossman, centré sur Quentin Coldwater et son petit groupe d’amis. Si les chroniques de Narnia parviennent à tenir sur sept volumes, c’est qu’elles couvrent plusieurs années, et se répartissent sur deux millénaires et demi dans le monde de Narnia 8. Lord Démon de Zelazny et Lindskold suit son personnage principal, quelles que soient ses mésaventures, mais donne des aperçus d’autres mondes parallèles, comme par exemple sur le Plan des Cintres ou sur la dimension des chaussettes perdues.

Cependant, par opposition avec d’autres cycles de fantasy qui multiplient les royaumes ou les mondes à parcourir, ces fictions semblent vouloir insister sur leur petite taille, parfois mise au carré lorsque les mondes sont miniatures, sursignifiée par la clôture de l’action à l’intérieur des frontières d’un seul pays. Comme si ces fictions voulaient attirer l’attention sur l’unité de lieu et sur leur économie de moyens.

De fait, même dans un univers immense, il serait déjà matériellement impossible à des personnages de les arpenter, à moins qu’ils soient immortels. C’est en fait le cas dans la Saga des hommes-dieux de Farmer et dans le roman de Zelazny et Lindskold, mais ce choix reste limité entre les bornes d’un segment temporel de leur vie. Les aventures de personnages immortels dans des mondes infinis seraient de toute façon elles-mêmes limitées au bout du compte par les capacités de lecteurs qui ne bénéficient pas de leur immortalité. De plus, de telles aventures deviendraient vite répétitives et ennuyeuses. Or, de même que le principe cosmologique d’Einstein postule l’homogénéité de l’univers, si immense soit-il, on peut postuler qu’une seule petite partie d’un univers est assez représentative de l’ensemble. L’astrophysicien Brian Greene explique ce principe à l’aide d’une comparaison simple :

 

Imaginons notre thé du matin. En le regardant à toute petite échelle, nous verrions beaucoup d’inhomogénéités. Des molécules d’H2O par-ci, de l’espace vide par-là, des molécules de polyphénol et de tanin ici, encore de l’espace vide là, et ainsi de suite. Mais à l’œil nu, c’est-à-dire à l’échelle macroscopique, notre thé n’est qu’un breuvage uniforme. Einstein voyait l’univers comme une tasse de thé  9.

 

Ainsi, une portion suffit pour représenter un autre monde entier. Un exemple frappant de recours à cette méthode de représentation variée dans une portion réduite se trouve dans Peter Pan (Peter and Wendy, 1911) de James M. Barrie. Neverland y est déjà un monde clos et de petite taille : il se compose d’une île. Mais elle renferme les éléments variés du monde de l’aventure et de l’imaginaire : la maison sous terre des garçons perdus, la lagune aux sirènes, le bateau pirate, le territoire de la tribu Piccaninny... Le même souci de diversifier les éléments d’un monde restreint apparaît également dans la Saga des hommes-dieux : chaque plate-forme continentale posée l’une sur l’autre est habitée par des peuples différents, qui correspondent à une culture particulière inspirée des civilisations et mythes de la Terre. Le plus large continent, situé sur les bords, Okéanos, est un cadre édénique où vivent des créatures de la mythologie grecque. Le suivant, plus haut, Amérind, est peuplé par des tribus amérindiennes. Dracheland est un monde de croisés et de chevaliers teutoniques, puis Atlantis, une jungle qui couvre le monolithe Doozvillnavava, le monde ayant été ravagé par le Jadawin pour punir la tentative du Rhadamante de conquérir le monolithe supérieur réservé au seigneur.

Dans le cadre de quelques pages ou de quelques volumes, la nécessité de créer ou d’explorer un grand nombre de mondes ou un univers infini non seulement ne se fait pas sentir, elle est de plus battue en brèche par l’impossible inflation encyclopédique 10 qu’elle suppose et par son inanité narrative. En mettant l’accent sur leur efficacité narrative, ces mondes restreints attirent aussi l’attention sur leur propre rôle dans le récit, leur soumission aux besoins de la fiction et leur statut de création.

 

Les petits mondes comme reflets de l’écriture

En fait, tout donne l’impression que les mondes suivent les nécessités du récit, et n’existent qu’en fonction de leur utilité. Ils servent de cadres à la pure aventure épique (notamment dans la Saga des hommes-dieux), d’espaces propres à susciter l’émerveillement ou à satisfaire le besoin d’évasion. Au cinéma, ceci est particulièrement évident dans Le Congrès, où le passage dans l’animation représente aussi le saut dans la fiction. Dans The Zero Theorem, l’accès au monde virtuel se fait par connexion sur un site de rencontres et immersion dans un cadre forcément factice.

Les différents lieux de Narnia ou de Fillory sont les étapes de quêtes qui marquent les repères des victoires ou des découvertes, présentant souvent des éléments à la fonction symbolique évidente. C’est particulièrement vrai à la fin de ces deux cycles. La Dernière Bataille, qui met en scène la mort de Narnia, perdue par l’invasion de barbares imposant le dieu Tash à la place d’Aslan, révèle que ce monde n’est lui-même qu’une ombre (« Shadowland »). Un final mystique emporte les héros du roman dans le monde réel et transcendant dont Narnia n’était en fait jusqu’alors qu’une copie dégradée. On ne saurait mieux dénoncer la nature factice de la fiction.

The Magician’s Land détourne de manière irrévérencieuse ce substrat métaphysique, en faisant suivre la destruction inéluctable de Fillory par sa recréation, non par une divinité mais par le héros magicien, un simple mortel, à rebours des conceptions religieuses de C. S. Lewis : « Fillory n’a peut-être pas besoin en ce moment. Je pense que cette ère pourrait bien être une ère sans dieu 11. » Ce genre de mise en scène de la création ou de la fin de l’univers de fiction incite particulièrement à une lecture en termes de métaphore de la création. La nécessité de clore un cycle littéraire semble pousser les auteurs à mettre en abyme la fin de l’écriture comme fin du monde créé, dans le cas des Chroniques de Narnia et de la trilogie des magiciens. C’est aussi l’occasion de redonner à la création une source plus humble et immanente, les magiciens doués de tous les pouvoirs, y compris celui de recréer un monde magique, apparaissant irrésistiblement comme des doubles de leurs créateurs écrivains. Par ailleurs, une bibliothèque gigantesque et labyrinthique, dans le monde intermédiaire aux autres mondes (« the Neitherlands »), contient toute l’histoire présente, passée et à venir des différents mondes. Dans la salle réservée à Fillory, les tranches colorées des livres rangés forment une carte. Alors qu’Eliot, leur ami bibliothécaire, leur annonce que le mur est complet et que par conséquent l’histoire de Fillory est achevée, les amis de Quentin remarquent que la carte est incomplète, et que de toute façon il est toujours possible de trouver encore de la place autour, mettant en abyme l’incomplétude du cycle et la possibilité toujours renouvelée d’une suite.

Dans « Le Ténébreux Pays », l’identité entre le pays de Romne et son souverain, Pav, ou plutôt l’incarnation du lieu sous forme de personnage, représente le ressort d’un paradoxe sur lequel reposent la fin du récit et le sort de l’héroïne. Forcée par Pav de l’épouser, mais conseillée par une magicienne qui convoite son royaume, Jirel souffle sur la flamme qui donnait à Pav son apparence humaine. En le réduisant à néant, elle le ramène à sa forme de lieu, d’espace, signant par là-même son arrêt de mort : « Ce n’était que par le pouvoir de cette flamme que l’illusion du pays de Romne pouvait se maintenir stable autour de vous. Seule, cette flamme, par sa lumière tangible, pouvait garder à Romne et Pav un semblant de réalité pour vous, ou empêcher le poids des Ténèbres d’écraser votre âme chétive 12 […] » Or, c’est en retrouvant ses dimensions d’entité purement spatiale que Romne peut ramener Jirel dans son monde : « Elle fut emportée par des forces si puissantes que leur dimension même l’a sauvée de la destruction, comme un insecte emporté dans une tornade. L’infini était un tourbillon autour d’elle 13 […] » Le jeu entre le réel et l’illusion ressemble là encore à une mise en abyme de la fiction, au bon vouloir du créateur dont dépend le sort du personnage.

La nature onirique des contrées du rêve dans l’œuvre de Lovecraft vient encore redoubler leur statut de fiction. Le travail sur la langue, les descriptions poétiques et très codifiées, font de ces mondes de purs signifiés sans référents de pures rêveries d’esthète. Ainsi, « Polaris » s’achève sur l’image de l’étoile polaire « semblable à un œil dément qui s’efforcerait de transmettre je ne sais quel message, et qui aurait tout oublié, sauf qu’il avait autrefois un message à transmettre ». Dans « Hypnos », le narrateur possède un ami dont il sculpte des bustes, et qui se révèle un simple double onirique du narrateur.

Un monde de fantasy, voué à l’imaginaire par la présence de la magie, qui plus est aussi limité que les cartes qui le représentent, échappe difficilement à la tentation de les lire comme des reflets de la création littéraire qui exhibent leur statut de fiction dans le moment même où elle se clôt.

 

Conclusion

Les mondes parallèles font rêver depuis longtemps en littérature de fantasy. En astrophysique, les recherches de cosmologie scientifique sur la nature de l’univers ont abouti à plusieurs théories sur des mondes parallèles et des multi-univers qui excèdent de beaucoup notre imagination 14. Au regard de ces propositions de multi-univers innombrables et démesurés, certaines fictions semblent faire pâle figure. Même quand elles datent d’avant ces théories, elles défiaient déjà l’immensité de l’univers en se concentrant sur un monde parallèle modeste, même quand elles postulaient un multivers comme chez Lewis ou Farmer. C’est que ce modèle répond aux exigences du récit, en lui-même fini et trop limité pour accepter trop de contenu dans ses marges. Une telle économie narrative n’empêche pas la diversité et la recherche d’éléments représentatifs d’une richesse propre à un monde total, manifeste chez Barrie ou Farmer. La focalisation sur l’efficacité narrative et l’unité de lieu, l’effet de sobriété par-delà la munificence et la luxuriance des rares décors, soulignent la fiction sous-jacente. Les métaphores, monde qui n’est qu’une ombre portée, bibliothèque totale, doubles fictionnels ou incarnations de la fiction, révèlent toutes la part métafictionnelle de toute fiction.

Il semble que les auteurs de ces fictions aient volontairement bridé leur imagination pour proposer des mondes riches mais incomplets, taillés à la mesure des aventures qui s’y déroulent. Mais c’est aussi une manière de mettre en valeur le petit, l’insignifiant au sein d’un monde plus vaste, ou encore de donner à l’univers des dimensions plus humaines et moins intimidantes. Chez Lovecraft et Moore, il s’agit clairement de donner un aperçu de mondes étranges qui peuvent interagir avec le nôtre. Pour C. S. Lewis, Narnia ne semble être que le décor séduisant d’une fable apologétique. Chez Farmer et Zelazny et Lindskold, c’est plutôt le fantasme du monde entièrement créé pour soi, pour son plaisir, avec la ressource de l’immortalité et de quelques autres pouvoirs. Pour Grossman, Fillory est un refuge nostalgique, transmis par la lecture enfantine d’un cycle fictif qui le décrit, c’est aussi le réservoir d’une magie qui manquait à la vie de ses personnages, et sans doute à celle de ses lecteurs.

 

  1. Will, A. Franquin, Y. Delporte, Un empire de dix arpents, Bruxelles, Le Lombard, 2008 [1979].
  2. H. P. Lovecraft, The Dreams in the Witch House, Londres, Penguin, 2005 ; Les Contrées du rêve, traduit par David Camus, Paris, J’ai lu « SF », 2012.
  3. C. L. Moore, « The Dark Land », Weird Tales, janvier 1936 ; « Le Ténébreux Pays », Jirel de Joiry, Georges H. Gallet [trad.], Paris, J’ai lu,1974.
  4. Lev Grossman, The Magicians, NY, Viking Press, 2009 ; The Magician King, NY, Viking Press, 2011 ; The Magician’s Land, NY, Viking Press, 2014.
  5. Lev Grossman, The Magician’s Land, Londres Arrow Books, 2015, p. 323-324.
  6. Roger Zelazny et Jane Lindskold, Lord Demon, HarperVoyager, 2000 ; Lord Démon, traduit par Brigitte Mariot, Paris, Gallimard « folio SF », 2003, p. 14.
  7. Sur la taille des univers de fiction, lire le chapitre « Border, Distance, Size, Incompleteness » de l’ouvrage de Thomas Pavel, Fictional Worlds, Harvard, Harvard University Press, 1989, p. 73-112.
  8. Cf. le tableau chronologique établi par C. S. Lewis, in Roger Lancelyn Green et Walter Hooper, C. S. Lewis: A Biography, Londres, HarperCollins, 2002, p. 316-320.
  9. Brian Greene, La Réalité cachée : les univers parallèles et les lois du cosmos (The Hidden Reality, 2011), Paris, Robert Laffont, 2012, p. 33-37.
  10. Pour reprendre le terme et la définition donnée par Umberto Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Myriam Bouzaher [trad.], Paris, Grasset, 1985.
  11. « Maybe Fillory doesn’t need a god right now. I think this age might just be a godless one », Lev Grossman, The Magician’s Land, Londres Arrow Books, 2015, p. 394.
  12. C. L. Moore, op. cit., p. 112.
  13. Idem, p. 113-114.
  14. Voir Brian Greene, op. cit., et Aurélien Barrau, Des univers multiples : à l’aube d’une nouvelle cosmologie, Paris, Dunod, 2014.