Empires é-cartés, état rêvé : la conquête de l’espace dans la trilogie de <em>Bas-Lag</em> de China Miéville

Empires é-cartés, état rêvé : la conquête de l’espace dans la trilogie de Bas-Lag de China Miéville

Par DUVEZIN-CAUBET Caroline

Au final, China Miéville nous perd dans une jungle trop luxuriante, où le ravissement à la vue d’une orchidée trouvée au détour d’une piste, ne vaut pas, finalement, la tranquille sensation de familiarité d’une bonne boussole qui marque le Nord  1.

 

La conclusion à laquelle parvient Éric Holdstein dans sa critique de Iron Council (Le Concile de Fer) peut être, à notre sens, attribuée autant à la structure éclatée du roman et au style débridé, excessif, de China Miéville dans sa trilogie du Bas-Lag qu’au fait que ce troisième tome, tout comme le deuxième, ne comprend pas de carte. Les normes des littératures de l’imaginaire ont bien évolué depuis les remarques de Pierre Jourde dans Géographies imaginaires :

 

Il n’existe que relativement peu de mondes imaginaires cartographiés. La carte, en effet, impose au lecteur une figure définitive et réduit sa marge d’autonomie. On ne la trouvera donc guère que lorsque se manifeste une volonté systématique, démiurgique de bâtir un monde cohérent qui fasse concurrence au monde réel  2.

 

Depuis 1990, la fantasy a envahi le marché littéraire de sa volonté systématique et démiurgique, tant et si bien que la carte, établie comme l’élément le plus pérenne des annexes xéno-encyclopédiques 3, agit comme un marqueur générique et seuil indispensable du paratexte. Jourde, qui lit l’évolution entre la carte du Hobbit et les cartes de Lord of the Rings comme une mise en scène de l’expansion du monde d’Arda 4, attribue à la carte une dimension libératrice qui se distingue du mouvement linéaire de la lecture :

 

La carte, le tableau, le lexique, le schéma semblent manifester une volonté de ne pas s'en tenir à la pure loi de la succession qui régit la narration : on serait même tenté de dire qu'il s'agit de rien moins que de modifier la relation temps/espace à laquelle nous sommes habitués dans la lecture, à savoir que l'inscription des signes dans l'espace de la page n'est que la mécanique destinée à nous engager dans le parcours temporel du texte. On nous suggère que l'on peut lire autrement, de façon plus ouverte ou plus désinvolte, dans le plaisir de l'errance, comme l'on suit des pistes d'un atlas ou d'un dictionnaire, voire en tournant en rond, pris dans le labyrinthe. Il n'y a pas de temps de lecture d'une carte : il est instantané, ou infini  5.

 

Et pourtant, la présence des toponymes soulève des attentes qui balisent cette errance : si un pays ou une ville présent sur la carte d’un roman de fantasy n’est pas visité au sein de la diégèse, il le sera généralement dans un tome ultérieur 6. Il nous semble que la carte imaginaire, qui était chez Tolkien une nouveauté et une invitation à l’ailleurs, a perdu une partie de sa non-linéarité en devenant un passage obligé, une « mécanique ». Mais nous nous interrogeons surtout par rapport à la collusion entre sa fonction démiurgique 7 et la présence d’une idéologie impérialiste, qui tend à être complètement éludée ou simplement mentionnée en conclusion 8 des différentes études sur les cartes de fantasy que nous avons consultées. China Miéville, engagé aussi bien dans sa vie politique que dans sa carrière littéraire, est un auteur idéal pour changer de perspective. Il a écrit sa thèse de doctorat en droit international sur le marxisme, a fait partie de plusieurs partis et mouvements de gauche et s’est même présenté comme candidat pour la Socialist Alliance dans les districts de Regent’s Park et Kensington North lors de l’élection britannique de 2001. L’univers de Bas-Lag, qui relève à la fois de la fantasy, de la science-fiction et de l’horreur, témoigne quant à lui d’une volonté de s’éloigner des codes et topoi de la fantasy « classique » : un monde étrange, hybride et grouillant, avec un bestiaire comprenant des femmes-fourmis et des hommes-cactus, exploré par une narration qui ne nous mène jamais là où on l’attend au fil d’une écriture (parfois trop) travaillée, pleine de « fougue baroque 9. » Miéville, qui se désolidarise de l’aspect rassurant de Tolkien pour se réclamer plutôt en héritier de H.P. Lovecraft, fait partie du mouvement littéraire New Weird 10 , et le refus de la carte semble participer de cette recherche d’étrangeté et d’aliénation.

Comment et pourquoi l’absence de la carte dans les deux derniers tomes de Bas-Lag vient-elle à la fois frustrer et nourrir les désirs d’empire(s) du lecteur, interrogeant le rapport entre la conquête des territoires historiques et fictionnels et le pouvoir que l’imaginaire de l’espace sait exercer sur nous ?

 

Déboussolement : détournement des outils de domination et échec des rêves d’empires

À Bas-Lag, le pouvoir provient de la connaissance de l’espace et de la capacité de déplacement, en particulier dans le tome 2 où Bellis Coldwine, prisonnière d’Armada, ignore la localisation et le but de la cité flottante. Son questionnement interne incessant 11 fait écho aux interrogations du lecteur vis-à-vis de l’espace, mais aussi de l’intrigue tortueuse. Le plan complexe de la cité-Etat, qui commence avec le vol d’une plateforme « pétrolière » extrayant du lait de roche et finit avec l’extraction des possibilités de la Balafre, suit d’ailleurs une logique circulaire : il s’agit d’exploiter l’espace comme ressource magique et militaire. Bellis s’infiltre dans ce plan grâce à ses talents de traductrice : le livre sur l’avanc 12 qu’elle découvre est écrit en obscur Haut Kettai. Pour s’assurer d’être du voyage vers les îles Anophelii, elle détruit l’annexe décrivant la technique d’invocation : un geste métaleptique, qui rend les dirigeants d’Armada aussi dépendants de ses connaissances linguistiques que le lecteur l’est de sa focalisation interne, le narrateur omniscient ne se permettant que de brefs et sibyllins apartés en focalisation zéro. Dans ce roman, toute connaissance est conquise de haute lutte, et les outils de navigation les plus communs sont plus précieux que de l’or. Silas Fennec, agent nouveau-crobuzonais dans le Grengris, persuade Bellis de l’aider à prévenir leur patrie commune d’une invasion imminente de Strangulots (« grindylows »). Le paquet qu’elle expédie en cachette lors de son passage sur l’île des Anophelii contient une boussole qui, au lieu d’indiquer le Nord, indique la position d’Armada. Cette boussole, Silas l’obtient au prix d’infinies précautions et grâce à la magie occulte d’un fétiche qui lui permet de tordre l’espace 13, si bien que lorsque les Strangulots retrouvent enfin Silas pour récupérer ce qu’il leur a volé, le lecteur est persuadé qu’il s’agit de cet artefact. Mais l’intrigue de The Scar tombe de mensonges en déformations et de fausses pistes en trahisons. Le fétiche n’est qu’une babiole, la véritable cible est le carnet de notes et croquis que Silas a montré à Bellis.

La menace d’invasion est en réalité inversée : les découvertes de Silas sur la géographie du Gengris vont servir à la Nouvelle-Crobuzon pour creuser un canal qui leur permettra de dominer toute la mer intérieure Cold Claw :

 

La carte ordonne et donne des ordres [...]. Écrire les choses est un premier geste d'organisation. [...] On pourrait dire par métaphore que la carte, du fait de l'ordonnance qu'elle accomplit, n'est pas constatative, mais tend infiniment vers le performatif : ce trait que je dessine est une route, un canal, cette zone que je délimite est protégée, urbanisée, etc. L'idée même d'aménagement du territoire est une idée cartographique  14.

 

Dans The Iron Council, c’est le tracé du chemin de fer qui structure l’espace, et on passe d’une domination par les voies marines à une sorte de conquête de l’Ouest. Le massacre des élanciers 15 (« stiltspears »), perpétué pour la traversée de leur habitat marécageux, fait écho à de nombreux génocides de l’histoire coloniale sans faire référence à aucun en particulier. Le train lui-même, en tant que symbole (néo-)impérialiste et capitaliste, reste ambigu, à la fois hétérotopie de crise 16 et idole…. Les rails sont arrachés après le passage des wagons et replacés à l’avant ; un marqueur permanent de l’espace devient la voie d’une société en mouvement perpétuel, qui illustre tout en la subvertissant la marche de l’Histoire et du progrès. Les tomes 2 et 3 voient les rêves d’empires totaux (politiques, militaires, économiques et presque métaphysiques) des cités-États que sont la Nouvelle-Crobuzon et Armada échouer et tomber dans l’oubli, et c’est cette remise en question d’une domination centralisée qui situe l’œuvre de Miéville dans une perspective postcoloniale.

 

Décolonisation : marges, frontières et empires fantômes

Si la trilogie de Bas-Lag relève de l’esthétique steampunk, l’histoire et la géographie sont trop éloignées de celles de l’Empire britannique pour permettre une mise en parallèle directe 17, mais il est néanmoins clair que Miéville se situe à contre-courant de la vision centralisée de l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais 18, notamment à travers l’insistance sur le décentrement, l’hybridité et le corporel. Jean-Loup Rivière associe l’utilisation de la carte pour retrouver son chemin à la disparition de l’individu 19. Dans Perdido Street Station, le baron du crime Mr. Motley explique à la kephri qui doit réaliser une statue à taille réelle de lui son intérêt pour la marge :

 

Si je suis la superbe courbe de ce cou…humain… […] il y a…il y a un moment où…il y a cette fine zone où la douce peau humaine se fond avec le crème pâle et segmenté de votre tête. […] C’est l’essence même du monde, madame Lin. Sa dynamique fondamentale, j’en suis persuadé. La transition. Le point de transformation. C’est ce qui fait de vous ce que vous êtes, ce qui fait que la cité, le monde sont ce qu’ils sont. Et c’est précisément le sujet qui m’intéresse. Cet endroit où le disparate vient former un tout. Cette zone hybride  20.

 

Dans le texte original comme dans la traduction, les répétitions, aposiopèses et phrases nominales, soutenues par la parataxe généralisée, imitent la dimension composite, liminale, et presque ineffable de ce qu’il cherche à verbaliser. Chez Miéville, le corps est un reflet de la ville, du monde et de la cosmogonie ; l’espace est réinventé par et pour l’individu, à l’opposé de la vue surplombante de la carte et de l’impérialiste 21.

De plus, les territoires traversés s’avèrent hantés par les ruines d’empires destructeurs, comme autant d’avertissements. Les Anophelii, une race de moustiques géants assignés à résidence sur leur île, sont les derniers survivants d’un Royaume Malarial (« Malarial Queendom ») aussi bref que sanglant, dans lequel toutes les races à sang chaud étaient traitées comme du bétail par les femelles. Cette faim sans limites peut être lue comme une métaphore de l’impérialisme et du capitalisme, et trouve son expression la plus pure chez les slake-moths de Perdido Street Station : ces créatures « étanchent » 22 leur soif avec la psyché de leurs proies jusqu’à en faire des coquilles vides. Comme cette nourriture est immatérielle, elles ne sont jamais vraiment rassasiées, et sous leur regard aveugle en surplomb, la Nouvelle-Crobuzon devient une masse informe de pensées, rêves et désirs. Or, ces monstres sont originaires du même univers que les êtres extra-planaires de l’Empire Fantôme (« Ghosthead Empire »), apparu environ 3000 ans avant The Scar. Pendant cinq cents ans, ils règnent en maîtres absolus avant d’être renversés lors d’une révolution (« the Contumancy »). Les traces de leur présence hantent le roman tout entier, du Canon Impérial à la Balafre elle-même ; une blessure de la réalité créée par leur arrivée dans le monde de Bas-Lag, et par laquelle Armada espère pratiquer la même extraction des possibilités qui donnait son hégémonie à l’Empire Fantôme. Cette magie inspirée de la physique quantique agit sur la diégèse même : à l’approche de la Balafre, l’intrigue se délite. Un personnage présumé déserteur réapparaît, mais à un moment différent de son flux temporel, pour les mettre en garde contre la mort certaine qui les attend s’ils passent par-dessus bord de la réalité. Au dernier moment, la cité-État fait demi-tour.

 

Désir : déformation, frustration et rêverie temporelle

Dans la même veine, la course du Concile de Fer l’oblige à traverser la Tache Cacotopique. Ce territoire est baigné dans la Torsion (« Torque »), une énergie magique qui déforme et corrompt l’espace, lequel ne peut plus être décrit qu’à travers des néologismes, personnifications et métaphores hallucinées :

 

Même là, à l’orée du cacotopos, le paysage était liminal. Une géographie sans merci, à mi-chemin entre ce monde et celui du rêve. […] Ce lieu s’étendait à perte de vue. […] On voyait une montagne, puis la montagne était une nouvelle forme, et la neige à son sommet avait une couleur incongrue, ce n’était plus de la neige mais quelque chose de vivant et de ténébrotropique. […] Le paysage de Torsion était brûlant, plein de présences, de roc animalisé qui chassait comme le granit doit le faire, évidemment et qui alignait les impossibilités  23.

 

L’oxymore « unplace », neutralisée en « lieu » dans la traduction officielle, exprime néanmoins toute l’impossibilité du paysage traversé, et la polysyndète (également effacée dans la traduction), au lieu d’unifier ce kaléidoscope surréaliste d’images, ne fait que souligner la futilité de la tentative langagière. L’espace chez Miéville se détache de la page, et aucune carte ne peut lui rendre justice. Comment figurer un territoire qui semble se désintégrer sur place ? Le destin du moine Qurabin dans le tome 3 montre qu’il y a un lourd prix à payer pour la possession de l’espace ; il/elle ignore son sexe depuis son initiation, et perd un peu plus de la mémoire de son être (physique et mental) à chaque secret découvert et raccourci révélé, jusqu’à n’être plus que l’écho d’une voix. Matthew Hills, reprenant l’opposition de Paul Ricoeur entre configuration et épisode, fait de l’espace la mort de la narration :

 

En effet, comme le démontre Ricœur, la prédominance excessive de l’espace narratif peut détruire la narration, retournant toutes les pierres, cartographiant tous les espaces, et ne laissant aucune possibilité de « réversibilité » ou réinvention épisodique. Le récit devient de plus en plus configuré au fil du temps, tendant à son propre épuisement […] Le récit de fantasy entièrement cartographié cesse d’exister en tant que récit  24.

 

Le désir d’immersion du lecteur, relais de l’ambition démiurgique de l’auteur, menace d’engloutir le récit, et c’est pour contrecarrer cette tentation que Miéville, comme ses modèles, cherche à maintenir une certaine aliénation :

 

[E]n fin de compte, c’est plutôt ça qui m’intéresse, et pas le fait de créer des refuges dans lesquels on puisse […] « ne pas vivre ». Une fois de plus, je dis ça comme une personne qui comprend bien cette impulsion, pas quelqu’un qui la méprise. Tout ça – le désir dévorant de vivre dans ces mondes – c’est absolument fascinant. Je me souviens – quand j’étais vraiment accro à Buffy – je me souviens m’être rendu compte que je ne voulais pas réellement savoir ce qui se passerait après ; je voulais vivre à Sunnydale. Et ça me dérangeait vraiment  25.

 

En réalité, la carte de Bas-Lag utilisée par l’auteur lors de la rédaction a fini par être officieusement publiée après une fuite auprès de Dragon Magazine, suite à laquelle Miéville a à la fois confirmé notre raisonnement par rapport à son absence originelle et reconnu sa défaite face à la curiosité brûlante de son lectorat :

 

Il semble que la présentation de cartes dans des romans de fantasy soit de plus en plus remise en question ces derniers temps, et pour des raisons qui me semblent de plus en plus convaincantes. Mais en ce qui concerne Bas-Lag, ou en tout cas cette région de Bas-Lag, l’oiseau s’est déjà envolé. Quand une carte de votre environnement géographique est publiée dans Dragon Magazine (RIP), toute prétention à s’accrocher à une technique de déstabilisation moderniste, en tout cas d’un point de vue fantasmo-cartographique, est pour le moins hypocrite. Voici donc la carte-faune de cet oiseau envolé  26.

 

En définitive, cette géographie qui semble se désintégrer plus que se constituer au fil de la lecture, et qui nous file entre les doigts, est sans doute autant une réflexion sur l’espace qu’une rêverie sur le temps. Dans Iron Council, Judah Low perfectionne son art de golemniste auprès des élanciers, dont toute la philosophie de vie tourne autour de la recherche de l’instant idéal, tant dans les jeux que dans la chasse, et cette éducation permet une tentative désespérée pour « sauver » le Concile qui file au secours de la ville, où l’attend la milice : Judah enferme le train perpétuel et tous ses passagers dans un golem de temps. La description de ce mo(nu)ment ouvre et ferme le troisième tome avec des paragraphes presque identiques 27, qui se terminent sur un emploi du present continuous indiquant que, peut-être, la révolution n’a pas totalement échoué, et qui laisse songeur : « They are always coming », ils ne cessent d’arriver. Alors même que Miéville se méfie de l’immersion dans un univers fictionnel, le tome 3 en particulier perd souvent son lecteur dans la jungle luxuriante de l’écriture, ce lecteur qui en vient non à se figurer les scènes décrites dans le récit, mais à rêver sur tel ou tel néologisme ou oxymore, à s’arrêter sur le rythme d’une phrase. Une fois les empires écartés, l’espace se dissout-il dans un état de rêve ?

 

Conclusion

Le refus de la carte, instrument de domination qui « ordonne et donne des ordres », dans Bas-Lag oblige donc à interroger la poétique expansionniste de la fantasy, qui constitue et élargit ses mondes au fur et à mesure de l’évolution de ses séries romanesques, en rappelant que le rêve d’un espace sans limites n’est jamais complètement a-politique (même s’il faut bien admettre que l’inclusion de cette annexe répond autant à la pression éditoriale et la logique capitaliste qu’aux désirs de l’auteur). La recherche d’aliénation dans la construction du monde fictionnel et dans la diégèse complique la lecture autant qu’elle approfondit les possibilités critiques : l’auteur admet lui-même que Iron Council est le roman de la trilogie où ses propres convictions politiques sont le plus visibles 28, mais on ne peut en aucun cas parler de propagande, et la réussite de la révolution reste pour le moins ambiguë. D’un côté, les trois tomes montrent les échecs des rêves individuels et gouvernementaux, d’un autre côté, Miéville défend le pouvoir subversif des rêves et de l’utopie en interview 29… le lecteur comme le critique ne sait qu’en conclure, et on peut s’interroger sur l’efficacité in fine de ce déboussolement systématique, ce refus du simple plaisir que représente la clôture narrative et spatiale 30. De toute évidence, la trilogie de Bas-Lag engage un dialogue nécessaire avec la place de l’impérialisme dans la fantasy, mettant en scène des interrogations qui ont déjà une tradition critique au sein du steampunk et, plus généralement, de la science-fiction 31. En revanche, ce dialogue risque de ne pas atteindre certain lecteurs, abandonnés au bord de la route du récit, perdus dans la jungle luxuriante de l’écriture sans boussole géographique ni axiologique. Il appartient à chacun de décider si le jeu en vaut la chandelle.

 

 

  1.  Éric Holstein, « Le Concile de Fer », ActuSF, 20/02/2011, http://www.actusf.com/spip/Le-Concile-de-Fer.html.
  2.  Pierre Jourde, Géographies imaginaires : de quelques inventeurs de mondes au XXème siècle, Paris, José Corti, 1991, p.103.
  3.  Anne Besson, La fantasy, Paris, Kincksieck, « 50 questions », 2007, p.149.
  4.  « La Terre du Milieu […], en quelque sorte, déborde toujours du cadre. Nous savons que nous n’aurons jamais là qu’une vision partielle de la réalité » (Jourde, Géographies imaginaires, op.cit., p.118).
  5.  Id., p.12.
  6.  Les cartes de la série jeunesse Tara Duncan, en particulier, peuvent se transposer aisément en liste – la rêverie se mue en itinéraire touristique.
  7.  « Si la lecture nous offre cette domination, cette saisie plus intense et plus large des choses que la réalité bien souvent nous refuse, la carte, instrument par excellence de domination, ne fait que renforcer cette tendance. Elle nous aide à mieux maîtriser ce texte qu’elle illustre, elle nous élève bien au-dessus des personnages que limite leur vision étroitement circonscrite de l’espace » (Jourde, op. cit., p.103).
  8.  « Mais, chez Martin par exemple, l’histoire relève moins de la quête que de la rivalité territoriale de la conquête, de l’autorité. Or “ toute domination politique ou militaire est en rapport avec une représentation de l’espace où s’exerce cette domination » écrit Dalché dans “Les représentations de l’espace en Occident de l’Antiquité tardive au XVIe siècle”. Selon lui, la géographie, avant de s’investir d’une dimension encyclopédique, était d’abord un outil militaire […]. En cela, dans les histoires de conquêtes et de rivalités, la carte devient un outil de domination, de repérage de construction » (Marion Crackower, « Les cartes et la représentation spatiale dans la fantasy épique : continuité et rupture de l’héritage tolkienien », Fantasy Art and Studies, n°1, 11/2016, “Beyond Tolkien/Au-delà de Tolkien”, Viviane Bergue (dir.), p. 42-47, p. 45-46, http://fr.calameo.com/read/0049974313af08b5d8df5).
  9.  Holdstein, « Le Concile de Fer », art.cit.
  10.  Mouvement de littératures de l’imaginaire qui débute dans les années 1990 et se dévéloppe surtout entre 2001 et 2005, inspiré par Lovecraft, Mervyn Peake, M. John Harrison et les romans pulps, comprenant China Miéville, Jeff VanderMeer, K.J. Bishop et Steph Swainston, parfois défini comme suit : « a type of urban, secondary-world fiction that subverts the romanticized ideas about place found in traditional fantasy, largely by choosing realistic, complex real-world models as the jumping-off point for creation of settings that may combine elements of both science fiction and fantasy » (Ann and Jeff VanderMeer (eds.), The New Weird, San Francisco, Tachyon Publications, 2008, p.xvi).
  11.  « Is that where we’re going, Uther? Across the sea? Across the Empty Ocean, to that remnants of that wound, that fracture? […] Is that where we’re going? Why are you telling me? What have I done? What are you doing? Why do you want me to know? » (China Miéville, The Scar, New York, Del Rey Books, 2004, p. 399 [italiques originales]).
  12.  Monstre marin invoqué grâce au lait de roche et à un rituel scientifico-magique, censé tracter la cité flottante jusqu’à la Balafre.
  13.  Le cambriolage, qui se déroule avec une lenteur angoissante, maintient le lecteur dans un état de tension comparable à un blockbuster d’espionnage.
  14.  Jean-Loup Rivière, in Cartes et figures de la Terre, Paris, CCI, 1980, p. 379.
  15.  Ayant étudié l’œuvre dans sa langue originale, nous utilisons les noms propres anglais, mais la complexité des noms communs inventés par Miéville nécessite le recours aux traductions de Nathalie Mège citées dans le corps de l’article, sauf lorsque nous les jugeons imprécises.
  16.  Selon la définition de Foucault (Michel Foucault, Le corps utopique, suivi de Les hétérotopies, Clamecy, Nouvelles éditions Lignes, 2009). Voir l’article de Joan Gordon qui applique ce concept au premier tome (« Hybridity, Heterotopia and Mateship in China Miéville’s Perdido Street Station », Science-Fiction Studies, vol. 30, n°3, November 2003, http://www.jstor.org/stable/4241204).
  17.  « The Scar merely “feels” Victorian because of its retro-futuristic technological backdrop » (Elizabeth Ho, Neo-Victorianism and the Memory of Empire, London, Bloomsbury, 2013, p. 189).
  18.  L’expression « un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais », d’abord appliqué à l’empire espagnol aux XVIe et XVIIe siècles, est également utilisée pour décrire l’Empire britannique au cours du long XIXe siècle.
  19.  « Où que je sois, l'horizon m'entoure et je suis au centre, souverain impuissant. Je me retrouve avec la carte, et le temps que je mets à identifier ma situation correspond à l'écart entre le lieu central du territoire et le point indifférent de la carte. Donc je me retrouve mais au prix de perdre ma centralité. Pour me remettre en marche, je dois abdiquer ma souveraineté » (Rivière, op.cit., p. 67).
  20.  China Miéville, Perdido Street Station I, Nathalie Mège (trad.), Paris, Pocket, 2015, p. 67-68. « I follow that beautiful human neck up […] – and then there is...there is a moment...there is a thin zone where that soft human skin merges with the pale segmented cream underneath your head. [...] This is what makes the world, Ms. Lin. I believe this to be the fundamental dynamic. Transition. The point where one thing becomes another. It is what makes you, the city, the world, what they are. And that is the theme I'm interested in. The zone where the disparate become part of the whole. The hybrid zone » (China Miéville, Perdido Street Station, New York, Del Rey Books, 2003, p. 36-37).
  21.  Ceci explique peut-être pourquoi le premier tome comprend, lui, une carte de la Nouvelle-Crobuzon vue du dessus, qui ressemble à un cerveau : l’utilisation constante du champ lexical corporel pour désigner la ville établit un lien organique entre l’individu et le collectif, et la vue d’ensemble devient alors moins un outil de domination qu’une invention à la rêverie sur les toponymes polyglottes et à l’errance autour de la station de train qui forme le cœur de la ville, Perdido Street Station.
  22.  « To slake one’s thirst » : étancher sa soif. Nathalie Mège a recours à une technique d’adaptation avec le terme « Gorgones », qui attribue le pouvoir mortifère des monstres à leur regard, ce qui n’est pas à proprement parler correct : les créatures sont aveugles, même si les formes colorées sur les ailes (qui leur servent à hypnotiser leurs victimes avant d’aspirer leur âme) ressemblent à des yeux.
  23.  China Miéville, Le Concile de Fer, Nathalie Mège (trad.), Paris, Pocket, 2011. « Even there in the outskirts of the cacotopos land was liminal, half-worldly geography, half some bad-dream set. [...] That unplace extended to the horizon. [...] He saw a mountain and the mountain was a new shape, and the snow on its top was not snow but something alive and tenebrotropic. [...] The Torquescape was insinuatory, and fervent, and full of presences, animalised rock that hunted as granite must of course hunt and spliced impossibilities » (China Miéville, Iron Council, London, Pan Books, 2011, p. 443 [italiques originales]).
  24.  « Indeed, as Ricoeur makes clear, the excessive predominance of narrative space can destroy narrative, leaving no stone unturned, no space unmapped, and no room for episodic ‘reversibility’ or reinvention. Narrative becomes and more configurational over time, tending towards its own exhaustion […]. The totally mapped fantasy narrative ceases to exist as a narrative » (Matthew Hills, « Mapping Fantasy’s Narrative Spaces », in Terry Pratchett : Guilty of Literature, Andrew M. Butler et al. (eds.), London, Old Earth Books, 2013, p. 233).
  25.  « I’m ultimately more interested in trying to do that than trying to provide safe havens in which to […] “not live”. Again, I say that as someone that sympathizes with that drive, not someone that despises that drive. That whole thing – the desperate desire to live in these worlds – is absolutely fascinating. I remember – when I was really hooked on Buffy – I remember having the revelation that it wasn’t that I wanted to know what would happen next, it was that I wanted to live in Sunnydale. And I was really troubled by that » (Joan Gordon, « Reveling in Genre : an Interview with China Miéville , Science Fiction Studies, vol. 30, n°3, November 2003, http://www.depauw.edu/sfs/interviews/mievilleinterview.htm [italiques originales].
  26.  « The display of maps in fantasy novels is being more and more questioned, it seems, in recent years, and for reasons that are, to me, increasingly persuasive. But in the case of Bas-Lag, that horse has bolted. When a map of your setting is printed in Dragon Magazine (RIP) any claims to cleave to a modernist destabilisation technique, at least fantasmo-cartographically, is unconvincing, to put it politely. Hence here is the map-faun of this bolted horse » (China Miéville, in Flotsam Fantastique: the Souvenir Book of World Fantasy Convention 2013, Stephen Jones (ed.), Hornsea, PS Publishing, 2013. Une double page à la pagination non-indiquée, reproduite avec l’autorisation de l’auteur et de l’éditeur est visible sur le blog Out There Books, https://outtherebooks.wordpress.com/2014/05/14/here-it-is-the-official-map-of-bas-lag-as-drawn-by-china-mieville/). La carte ainsi commentée est un croquis à main levé sans échelle ni légende, largement illisible.
  27.  « In years gone, women and men are cutting a line across the dirtland and dragging history with them. They are still, with fight-shouts setting their mouths. They are in rough and trenches of rock, in forests, in scrub, brick shadows. They are always coming » (Miéville, Iron Council, op.cit., p. 1; italiques originales); « Women and men cut a line across the dirtland and dragged history out and back across the world. They are still with shouts setting their mouths and we usher them in. They are coming out of the trenches of rock towards the brick shadows. They are always coming » (Id., p. 614, italiques originales).
  28.   « China Miéville est un homme engagé. Et s’il se défend d’avoir voulu instiller dans ses précédents romans du Bas-Lag un message ouvertement politique, il admet en revanche qu’il en va autrement pour Le Concile de Fer. Je voulais écrire une histoire dans laquelle la politique soit au centre de la narration. Une histoire d’événements politiques. Du moment où j’ai commencé Perdido Street Station, j’ai su que j’allais écrire trois romans à la suite qui se dérouleraient dans cet univers, et que le troisième serait l’histoire d’une révolution. nous disait-il à Thomas Day et à moi-même dans une interview à paraître dans le prochain Bifrost » (Holstein, art.cit., italiques originales).
  29.  « Lenin said that dreaming was a profoundly revolutionary act. He meant it, I think, in a relatively narrow sense of defending utopianism—which does, indeed, need defending. But I get uncomfortable when the left defense of fantasy starts and ends with utopia. To me, utopia is a subset of the fantastic, along with sf and fantasy, and what they share is their impossibleness, and therefore an alienating dynamic from actually-existing reality » (Gordon, « Reveling in Genre », art.cit.).
  30. Ou au contraire célébrer la libération des normes, comme dans l’excellent article de Nicholas Birns, qui relie les convictions politiques de Miéville à sa lecture de Iron Council (Nicholas Birns, « From Cacotopias to Railroads : Rebellion and the Shaping of the Normal in the Bas-Lag Universe », Extrapolation, vol. 50, n°2, 2009, Special Issue on China Miéville, Sherryl Vint (dir.), p. 200-211).
  31. « The imperialist preoccupations of traditional SF have long been a topic of discussion, and many scholars have recognized that, as John Rieder puts it, the period witnessing the “most fervid imperialist expansion” in the late nineteenth century coincides exactly with the rise of the genre […]. Patricia Kerslake likewise contends that “[t]he theme of empire… is so ingrained in SF that to discuss empire in SF is also to investigate the fundamental purposes and attributes of the genre itself” » (Eric Smith, Globalization, Utopia and Postcolonial Science-Fiction : New Maps of Hope, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 1-2).