Enfermement, aliénation et libération
Introduction
L’imaginaire aime à s’emparer de l’espace, à le façonner de planètes, de royaumes, de maisons, de champs et de forêts, à proposer des ailleurs improbables et des utopies. Derrière cette corne d’abondance de l’imaginaire, on sait aussi, depuis La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard, que deux dimensions souterraines travaillent de façon structurante : d’une part la tension entre le dedans et le dehors – entre espace privé et public – et d’autre part la façon de l’habiter, c’est-à-dire de se sentir chez soi – le soi étant en miroir à la fois un soi psychologique et personnel et un soi expansé d’appropriation de l’espace – l’habitation, le « chez soi 1 ».
À cet égard, La Zone du Dehors (1999/2001/2007) d’Alain Damasio 2 s’inscrit à la fois dans le sillon classique de Brave New World d’Aldous Huxley (1932) et de 1984 de George Orwell (1949). Toutefois, il nous ouvre aussi de nouvelles perspectives car ce roman nous pousse dehors, comme Eugène Zamiatine le faisait déjà dans Nous autres (1920). Mais de quel dehors s’agit-il ? Devons-nous nous contenter d’un dehors du dedans-prison qu’est Cerclon, ce monde clos aussi géométrique qu’une utopie desséchée ? Ne s’agit-il pas aussi d’un dehors qui tient du mouvement de la pensée, amené à virevolter, à ne pas se laisser administrer et assigner à résidence, donc d’une issue à l’aliénation ? Ne s’agit-il pas encore d’un dehors de la langue, d’un combat contre la langue morte des formulaires débilitants 3 pour défendre la langue vivante, la langue poétique, la langue qui va toujours au-delà de ce qu’elle dit ?
La Zone du dehors n’est-elle pas la zone de l’élan qui veut faire virevolter un mouvement insaisissable et libre, contre les chaînes d’un empire qui s’empare de soi pour l’assigner à un lieu, à une identification, à une étiquette ? C’est à ce double prisme du territoire et de la langue que nous voudrions ici prêter attention.
Le cercle de l’enclos : une géométrie du troupeau
Le territoire dans lequel l’auteur nous introduit se présente comme une utopie au sens classique : un lieu qui se trouve ailleurs, un lieu administré sous une forme parfaite, un lieu autarcique qui aurait valeur de modèle. La référence à Nous autres d’Eugène Zamiatine est évidente. Chez ce dernier auteur, l’humanité est protégée et enfermée dans un grand mur vert qui ceint un petit monde urbain. Administrés, égalisés, uniformisés, les individus vivent comme s’agitent les rouages d’un mécanisme d’horlogerie. Ils sont régis par les tables mathématiques de l’organisation de l’État Unique 4. Le monde d’Alain Damasio reprend ce type de géométrie : Cerclon est une colonie humaine modèle, implantée sur un astéroïde.
Alors que la Terre s’est enfoncée dans la violence et la surpopulation, Cerclon veut être l’avenir humain : une image d’ordre et de bonheur. C’est un monde fermé dans un cercle, au sein duquel, comme une fleur géométrique, se dessinent sept cercles d’habitations – un cercle central et six périphériques. Tout ce monde est artificiel, créé de main d’homme, et même l’air et la pesanteur sont produits et entretenus. Il n’est pas illégal de franchir le cercle du périphérique de circulation qui en marque la limite, mais il n’y a aucun chemin vers cet au-delà, présenté par le pouvoir comme un espace insignifiant, négligeable et informe. Les gens de Cerclon ne donnent d’ailleurs pas de nom à cet au-delà. L’attention des individus, dans Cerclon comme dans la ville de Nous autres, est une attention centripète, tournant le dos à l’informe – une attention rivée.
Toutefois une frange marginale ne peut s’empêcher de rêver, et ses rêves trouvent naturellement un terrain d’élection dans l’innommable et l’occulté, jusqu’au point de forger l’idée du Dehors, l’idée d’un espace au-delà de l’espace clos, donc d’un espace libre. Alain Damasio, ici encore, fait écho aux premières pages de Nous autres, lorsque le mathématicien-ingénieur ressent l’allégresse du printemps et du pollen qui vient de l’autre côté du mur vert, suscitant un trille de rêves et de désirs 5.
La géométrie de Cerclon est aussi une géométrie sociale, une géométrie fonctionnelle. Le cercle central, qu’on appelle Cerclon 7 ou Cerclon 0, en est la pièce maîtresse. Là encore la référence à Zamiatine est évidente, car au centre de la ville de Nous autres se trouve la place du Cube, symbolique du pouvoir. Cette place, faite des gradins de soixante-six cercles concentriques, contient en son centre un cube, sur lequel se trouve la Machine. Lorsqu’un fautif est condamné, le gouverneur, appelé « Bienfaiteur », le défait de son matricule-nom, puis actionne la Machine qui, par une lame électrique lumineuse, disloque le corps du condamné pour ne laisser qu’une mare d’eau pure 6. De même, dans le roman de Damasio, le centre est le lieu du gouvernement :
[Le Cercle central était aussi appelé le Cercle du Pouvoir] parce qu’il réunissait le cercle des affaires […], le centre culturel, les meilleurs hôtels et les plus luxueux centres commerciaux... Parce que surtout, au centre géométriquement exact de la ville, il exposait, tel un diamant noir, le cœur du pouvoir politique : une réplique compacte du Cube, cent mètres d’arête, vingt-six étages au-dessus du sol (un par Ministre), le Terminor et son réseau câblé en dessous, quatre façades de miroirs fumés et un astroport sur le toit […] De tous […] les édifices de la ville il était le seul qui ne fut pas transparent. (ZD, p. 103)
Au centre du centre, nous avons donc un lieu opaque, le seul d’où on peut tout voir sans être vu, le lieu secret de la puissance centrale, le seul qui rayonne de façon centrifuge, sans qu’on puisse néanmoins savoir ce qu’il regarde – un œil derrière des lunettes noires.
Cerclon, modèle panoptique
Comme dans Nous autres de Zamiatine, où les appartements ont des murs de verre, l’architecture de Cerclon n’est pas seulement circulaire, elle est surtout panoptique, jouant à la fois de la visibilité de chacun et du contrôle de tous. Le modèle panoptique typique, créé par Jeremy Bentham pour l’architecture carcérale 7, combine deux caractéristiques fondamentales : la capacité d’un surveillant à voir chaque surveillé – la transparence des sujets – et l’impossibilité des surveillés à voir le surveillant – l’opacité du pouvoir. Cette combinaison forge une mentalité d’auto-surveillance des surveillés et donc une intégration de la norme dans le comportement. Les surveillés vont constamment se surveiller et être leurs propres surveillants. Michel Foucault appelle cela le « panoptisme » dans Surveiller et punir 8 : il ne s’agit pas seulement de voir sans être vu, mais surtout « d’imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque 9 » comme le souligne Gilles Deleuze. On peut noter d’ailleurs que le roman mentionne explicitement Surveiller et punir (ZD, p. 186). Damasio, sur son site internet, revendique ouvertement sa proximité théorique avec M. Foucault et G. Deleuze 10. Cela s’illustre, dans Cerclon, par la présence d’une tour circulaire au centre de chacun des cercles périphériques – une tour panoptique :
L’origine des tours panoptiques n’avait jamais été clairement élucidée. Elles étaient, disait-on, aussi anciennes que le projet des Cerclons. [...] Chaque secteur possédait sa tour, qui, quoique fichée en plein centre et dominant par sa taille tous les autres bâtiments, avait ceci de remarquable que personne n’en parlait jamais. […] Elles étaient ouvertes à tout le monde. […] A chacun des trente étages, on trouvait une débauche de jeux virtuels aux thèmes assez étranges, où l’on traquait des heures durant des assassins qui se terraient dans des parkings ou des usines kafkaïennes. […] Le graphisme, tout comme les sons, y était d’un réalisme troublant. Il régnait dans ces univers parallèles une atmosphère très pesante, très solitaire, une sorte de face-à-face avec un ennemi sans visage, sans forme, inassignable, qui se dérobait... (ZD, p. 104)
En fait, leur nom officiel est « tours du citoyen démocrate » (p. 105). Leur rôle ne se limite pas à plonger les gens dans un univers hostile pour faire ressortir indirectement l’aspect paisible et ordonné de Cerclon. Il ne se limite pas non plus à une sorte d’apprentissage comportemental masqué et de surveillance par le jeu vidéo, car il se redouble d’une fonction optique de surveillance. La tour est recouverte de miroirs sans teint la protégeant des regards extérieurs :
À partir du dixième [étage], avaient été aménagés une cinquantaine de boxes. […] Les boxes avaient la forme d’un trapèze, la porte occupant le petit côté, la baie vitrée le grand et les deux murs servant de support, l’un à un immense plan aérien de la ville, l’autre à une vue subjective, celle que l’on avait du box, avec le nom précis de tous les bâtiments. Une table simple était collée à la baie. Y étaient posés un scope, un moniteur et […] une paire de jumelles [qui] disposaient d’une caméra intégrée, d’une visée laser à amplification de lumière […] et d’un zoom si puissant qu’en le réglant on pouvait donner la couleur des yeux d’un pilote de vaisseau. [Tous pouvaient s’y rendre pour faire] leur devoir de citoyen en enregistrant toute scène leur paraissant suspecte. […] Assis à cette table, les yeux dans les jumelles, je devenais Dieu. Je voyais tout. […] J’étais partout. J’entrais partout. (p. 108-109)
La vision panoptique est d’autant plus aisée que tous les bâtiments sont constitués d’appartements vitrés, transparents. Détail suprême, les appartements qui se trouvent du côté caché des bâtiments sont parfaitement visibles dans le miroir des panneaux solaires des édifices suivants. Par comparaison au Panoptique carcéral de Jeremy Bentham, la variation développée par Alain Damasio est assez virtuose. Il ajoute trois éléments supplémentaires. D’abord, le surveillant bénéficie de lunettes démultipliant sa perception. Ensuite les angles morts sont comblés grâce aux miroirs. Enfin et surtout, tout le monde est invité à jouer le rôle de surveillant.
Ce dernier point contribue à l’intégration comportementale et culturelle du modèle panoptique, car chacun est « démocratiquement » à la fois surveillant et surveillé, contrôleur et contrôlé. Si le livre se déroule en 2084 en référence à 1984 de George Orwell, ce n’est pas simplement Big Brother qui vous regarde, mais tout le monde, de façon « décentralisée » et la phrase emblématique du roman d’A. Damasio pourrait être : I am watching everybody ; everybody is watching me. Chacun est à la fois au centre et en périphérie, voyeur et vu.
L’absence d’espace privé : une signature totalitaire
Cette surveillance, rehaussée d’une invitation à la délation, imprime la marque d’une architecture totalitaire. Comme l’indique Hannah Arendt, le totalitarisme construit une façon d’habiter le monde qui non seulement isole les individus pour pouvoir régner sur eux comme dans une dictature, mais aussi les désole pour déliter leurs esprits :
Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme 11.
Dans un régime totalitaire, la frontière du public et du privé est abolie. D’un côté l’individu doit obéir dans l’espace public, privatisé par le tyran, de l’autre il n’a plus d’espace privé ou de vie privée. L’empire ne s’étend pas seulement aux rues mais abolit le royaume du « chez soi », ce royaume dont chacun est d’ordinaire le souverain domestique. La « domus », la maison, étant oblitérée, nul n’est plus maître d’un quelconque lieu. A. Damasio et H. Arendt soulignent tous deux l’attentat à la vie qui est perpétré : les individus, oblitérés, sont des coquilles vides, des morts-vivants.
Nous savons [à peine] combien de gens normaux autour de nous seraient prêts à accepter le mode de vie totalitaire – autrement dit à payer d’une considérable amputation de […] leur vie, l’assurance que tous leurs rêves de carrière seront accomplis. On réalise aisément à quel point la propagande et même certaines institutions totalitaires répondent aux besoins des nouvelles masses déracinées, mais il est presque impossible de savoir […] combien, après avoir pleinement pris conscience de leur inaptitude croissante à porter le fardeau de la vie moderne, se conformeraient de gaieté de cœur à un système qui, en même temps que la spontanéité, élimine la responsabilité. 12
Une page plus loin, H. Arendt explique pourquoi le camp de concentration est le modèle paradigmatique du système totalitaire :
La domination totale, qui s’efforce d’organiser la pluralité et la différenciation infinies des êtres humains comme si l’humanité entière ne formait qu’un seul individu, n’est possible que si tout le monde sans exception peut être réduit à une identité immuable de réactions : ainsi chacun de ces ensembles de réactions peut à volonté être changé pour n’importe quel autre. […] Les camps [de concentration] ne sont pas seulement destinés à l’extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l’horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu’expression du comportement humain et à transformer la personnalité en une simple chose. 13
Nous voyons donc comment le modèle panoptique, carcéral, ce modèle de privation de liberté et de surveillance, entre en résonance, comme une expérience scientifique modèle, avec le totalitarisme dans son expression la plus extrême, celle des camps de concentration et d’extermination. Toutefois, l’originalité du roman d’A. Damasio est de s’affranchir d’un régime de terreur pour parvenir à un système totalitaire. Il montre comment une démocratie molle peut contenir en elle les ressorts d’un totalitarisme, en s’appuyant sur la faiblesse des individus à assumer le « fardeau de la vie moderne » pour détruire leur « spontanéité » et obtenir une personnalité rabougrie, simple et prévisible, façonnable. Dans La Zone du Dehors, tous les citoyens sont à la fois leurs dictateurs et leurs sujets, dans un auto-contrôle qui pousse à l’intégration individuelle de la norme. L’individu est normé comme un produit standardisé et géré comme une marchandise. Sa vie est celle d’une production. Ce n’est plus une vie, puisque sa spontanéité est écrasée. Il n’y a plus de personnalité puisqu’il n’y a plus d’autonomie interne, de vie de l’esprit.
Le Dehors, immensité intime
En fait, de façon paradoxale mais exacte, Cerclon est comme un grand « dedans », comme une ville-habitation, mais sans espace privé, sans intimité. C’est un « dedans » transparent, exposé, contrôlé, géré. On comprend pourquoi une frange d’individus rêve d’un « dehors » et projette oniriquement sur ce dehors un espace privé et intime autant qu’un espace de liberté et de non-contrôle. L’invisibilité de la zone du Dehors est une façon de préserver ou de créer un royaume intérieur privé, un espace d’intimité non administré, donc libéré.
Cerclon est « une coquette prison construite au compas, lisse et aplanie, […] avec sa gravité constante, son oxygène homogénéiquement bleu qui suintait des turbines, ses tours sans opacité, ses avenues sans ombre, blanche de la peur des angles morts. » (ZD, p. 15)
À l’opposé, le Dehors est sauvage, c’est une « zone ». De ce fait ce dehors est aussi un refuge où habiter en imagination :
La brume, à chaque raid, me rappelait à moi, à ma révolte fondamentale, à ma viscérale liberté. Le Dehors, c’était chez moi... (Non pas « Mon Jardin » ! Le jardin, ce carré nostalgique, gazonné à l’ancienne, pour bourges du secteur 2, avec ses martiens télétondeurs, c’était précisément la conception de l’Espace que je haïssais par-dessus tout : espace à soi, acheté-volé, qui mimait la liberté sur dix mètres sur dix, en la tuant). La noblesse du Dehors venait de sa démesure elle-même. Qui pouvait dire « Mon Dehors » ? Personne. Sauf à rire. Le Dehors ne pouvait appartenir à quiconque et le gouvernement lui-même n’avait jamais songé à se l’approprier. Trop immense, trop changeant, trop violent : ingérable. […] Espaces perdus... Le Dehors était irrécupérable. […] La Zone du Dehors c’était simplement ce qui n’était pas Cerclon : un non-Cerclon si l’on voulait. Un non-lieu. […] Ici régnait l’espace, le désert minéral sans bordure, une immensité qui ne prenait humaine dimension que par la trace, précaire, des pas – et le mouvement. Arpenter. Vagabonder, bondir, vagabondir pour exister ! […] C’était là que j’habitais, là que je deviendrais ce que j’étais, c’était là que mon âme rouge flotterait toujours. (ZD, p. 33)
Le Dehors, de ce fait, est ce que Gaston Bachelard appelle une « immensité intime » dans la Poétique de l’espace :
L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être. […] L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. L’immensité est un des caractères dynamiques de la rêverie tranquille.
« Vaste » est un des mots les plus baudelairiens, le mot qui, pour le poète, marque le plus naturellement l’infinité de l’espace intime.
L’espace, le grand espace, est l’ami de l’être 14.
Le « Dehors » d’A. Damasio est l’expansion de l’être intime, la mise en mouvement de l’esprit qui, dans le dedans administré, étouffe et se sent corseté, exposé et surtout petit. Par opposition à cette notion poétique d’immensité intime et de vie privée, on pourrait dire que Cerclon est un « réduit public » ou un « enclos surveillé ». Cerclon est à la fois un rétrécissement des personnes, dégradées en choses, et une administration des âmes, gérées comme des choses produites, normées et consommées. À l’inverse, le dehors, cette « immensité intime », a un double rapport à soi et à l’espace :
Le Dehors, […] je viens le chercher en moi, ici. […] Le Dehors, c’est l’intime vent, court, vif, qui flue au fond de nos tripes. Il circule en nous, il serpente entre tous nos atomes de matière, accélère, décélère, jaillit, donne le rythme, agite ! (ZD, p. 41)
Le Dehors est à la fois un souffle intime, le souffle de la vraie vie, le souffle de l’âme, et un espace libre, sans restriction d’accès et sans gestion des flux. Associez le souffle et le mouvement et vous aurez le vent et la vie, qui sont « en moi, ici », une immensité intime qu’il me suffit de faire éclore en moi pour qu’elle déploie partout son espace de liberté. Le Dehors est un for intérieur, un espace de déambulation et de cogitation privé, autant qu’un espace physique sauvage :
Le Dehors, qui vient de nulle part, eh bien va partout, court-circuite les réseaux, il lie ce qui ne l’a jamais été : les reins aux seins, la bouche aux mains, les mains au monde... Il nous aère. Il nous troue le ventre, le cœur. Creuse le crâne. Et chaque fois qu’un vide se fait, ça se déchire du dedans pour s’ouvrir, même un tout petit peu, alors que passe le vent, quelque chose fuit, qui fait appel d’air, ça vit. Ce que je viens chercher ici, c’est cette sensation que l’espace prolifère en moi. […] Le Dehors entre, m’ouvre, il météorise. (ZD, p. 42)
Au monde fermé de Cerlon, ceinturé et bouclé dans son disque figé, s’oppose le monde ouvert du Dehors, un royaume mobile, aussi changeant et métamorphe que le vent et la vie – une nuée, un climat, un souffle. La raide figure de Cerclon, idée parfaite, n’est qu’un masque mort, hypocrite, une défiguration, alors que la figure labile du Dehors, aussi imparfaite que l’humanité, est un visage, un soi qui perce la figure et s’exprime, pour reprendre les paroles d’Emmanuel Lévinas 15. Le dehors, immensité intime, est « l’espace [qui] prolifère en moi ».
Les « accès choisis » : circulation entravée, exclusion
Un dernier point permet de boucler l’architectonique de Cerclon, celui de la circulation. Le cercle renvoie à l’image géométrique mais aussi à la circulation. D’un côté, nous avons l’anneau périphérique qui enserre la ville. Il est fait pour circuler en véhicule, mais, comme tout cercle, son mouvement est fermé et ne fait que nous ramener au même point. Pire encore, la fonction essentielle de ce cercle n’est pas de circuler, mais de clore, de fermer un espace, c’est-à-dire de rendre impossible une circulation. De fait, il interdit le rayonnement, le mouvement de passage vers le dehors.
De l’autre côté, celui de la circulation, certains passages de Cerclon sont réservés et font l’objet de ce qu’on appelle des « accès choisis » :
La nouvelle vague des « accès choisis » […] avait déferlé sur Cerclon, à la demande d’associations de défense du citoyen et des commerçants […]. L’accès sélectif existait depuis l’origine des Cerclons. En tant que concept, il n’était à mes yeux qu’une extension à l’être humain de la traçabilité des marchandises. [C’était] une « gestion intégrée de la circulation citoyenne en milieu ouvert ». Traduire : réguler/stranguler. Contrôler les corps/incorporer le contrôle. […] En moins de cinq ans les « points de sécurité » – en fait des sas, des seuils, des bornes, des portes et des portiques – avaient coupé un peu partout tout trajet fluide, un peu libre, toute errance éclairée. (ZD, p. 67-68)
L’administration parvient ainsi à une gestion des flux des individus. Leurs déplacements restent pleinement libres dans la limite des accès réservés décidés démocratiquement par le gouvernement, ce qui signifie en pratique un régime d’orientation des flux et de ségrégation des populations. Comme l’expression « temps choisi » pour signifier un travail à temps partiel qui n’est qu’un temps de travail contraint dicté par l’employeur, l’expression « accès choisi » est une antiphrase forgée pour la communication ; c’est un procédé qui invite à croire qu’on fait partie des sujets souverains qui choisissent alors qu’on n’est qu’un objet choisi, c’est-à-dire discriminé. Cette démocratie des « accès choisis » construit un espace de discrimination et d’inégalité dans l’accès à l’espace public. Certains sont même interdits d’espace « public », repoussés dans les marges, écartés comme des déchets. Interdits d’accès au dehors, ils sont aussi interdits de présence dans le dedans, contraints à végéter dans le dépotoir de la « radzone », la zone radioactive.
Noms propres et noms de classement
La propension des contre-utopies à travailler sur les déformations de la langue est bien connue, de la ritournelle « ABC vitamine C » de Brave New World jusqu’aux renversements sémantiques de 1984, faisant du Ministère de la Vérité le ministère de la désinformation, d’où filtrent les slogans en oxymores, absurdes, « La guerre, c’est la paix » « La liberté, c’est l’esclavage » « L’ignorance, c’est la force ». Nous avons déjà vu des éléments semblables dans La Zone du Dehors, avec ces « tours du citoyen démocrate » qui ne sont que des tours de contrôle. Tout en gardant à l’esprit leur caractère littéraire, il convient aussi de les mettre en lien avec certaines transformations actuelles du vocabulaire, comme le remplacement de l’expression « caméras de vidéo-surveillance » par « caméras de vidéoprotection ». Toutefois, le travail sur la langue va bien au-delà de ce type de transformation dans La Zone du Dehors.
Le premier point concerne les noms propres. Dans Nous autres de Zamiatine les noms propres se sont dégradés en matricules, comme « D-503 ». Dans Cerclon, l’expropriation des noms propres est plus aboutie encore. Nous avons affaire à une forme hypertrophiée du modèle managérial de la Nouvelle Gestion Publique (New Public Management) tel que notre société le connaît et le pratique. Ce modèle tend à introduire un système généralisé d’évaluation des individus à partir de critères de performance quantifiés. L’idée de base repose sur le regroupement des individus en des classes statistiquement comparables, afin d’obtenir des chiffres indiquant leur niveau de performance. Ce modèle est aujourd’hui devenu le modèle dominant pour la plupart des services publiques français, en particulier les services postaux, les hôpitaux publics et l’université. Vanté comme modèle de rationalité et de rationalisation, on en connaît bien sûr aussi les travers : le choix parfois absurde des critères, la propension des « décideurs » à penser qu’ils prennent les bonnes décisions devant leurs tableaux d’indicateurs alors qu’ils méconnaissent profondément la réalité, la relégation comme négligeable de tout ce qui n’est pas évaluable par une donnée chiffrée, l’oubli complet de la considération éthique des personnes – regardées comme des dispositifs de production –, l’anonymat déshumanisé devant lequel la personne évaluée se trouve puisqu’elle n’est pas évaluée par une personne mais par un logiciel, et enfin la propension de ces tableaux de performance à engendrer un sentiment de solitude, de culpabilité, et donc à saper l’estime de soi et la motivation, nuisant ainsi à la productivité autant qu’au respect des personnes.
Cerclon pousse ce modèle à l’extrême, grâce à une administration appelée « Clastre », mot-valise qui évoque le classement, voire l’idée de caste, mais aussi la castration des âmes ou encore l’autorité médicale avec le suffixe « -iatr » des psychiatres, pédiatres ou gériatres. Dans tous les cas, ce faisceau sémantique composite souligne la pression d’une norme et d’un classement. La fonction du Clastre est d’examiner régulièrement les indicateurs de performance de chacun, et d’attribuer aux individus une nouvelle assignation sociale et un nouveau nom :
Le Clastre... [...] Tous les deux ans les mêmes rituels de conjurations, de revendications pour des critères plus justes et d’espoirs d’être bien notés se répétaient. […] Les notations que vous attribuaient et votre chef et vos collègues et vos subordonnés – et que vous leur attribuiez vous-même – , les tests techniques et les contrôles de connaissance, le BPA (Bilan Personnel d’Activité), l’examen médical, les entretiens de groupe, les analyses psychologiques, tout cela se précipitait pendant un mois, de sorte que la ville ressemblait à cette période à une immense université au moment des examens de fin d’année, avec ses cortèges d’anxieux déclarés, de faux fiers, et de figures rongées par le doute qui, dans l’espoir d’échapper à l’Apocalypse, se ridiculisaient en lècheries d’anus et soudaines sympathies, lesquelles les enfonçaient plus encore qu’elles ne les sauvaient. […] On n’échappait pas au Clastre. Le voulait-on, les gens vous le renvoyaient par leurs yeux et leurs bouches déformés par la laideur des sourires qu’on fait malgré soi.
Les gens attendaient du Clastre quelque chose qu’aucun ami, ni père ni mère, ni le miroir que parfois l’on se tend, n’étaient capables d’apporter : une vérité de soi-même. […] Le Clastre donnait une réponse magique […] à cette étrange question qui apparemment hantait tout le monde et que l’on devait à mon sens à quelque obsession quantitative du capitalisme : qu’est-ce que je vaux ? Et la réponse était, plus qu’un chiffre, un déchiffrage de soi. Plus qu’un rang : une place dans l’ordre social. La réponse, c’était cette suite absurde de lettres, C-A-P-T-P, qui indiquait que j’étais, en déclinant les lettres sagement, dans l’ordre alphabétique, le 1.437.205ème citoyen. (ZD, p. 179-180)
Le nom propre provient ainsi du classement du Clastre, et, tous les deux ans, il est amené à changer sauf si l’on a moins de douze ans, qu’on est retraité, ou que l’on a été déclassé définitivement. Le personnage principal a ainsi reçu du Clastre à la fois ce nom de CAPTP et sa fonction de professeur d’université en littérature et analyse politique. De même sa compagne – une étudiante – s’est retrouvée à vingt ans avec le joli nom de BDCHT.
Ce système introduit plusieurs effets remarquables. Tout d’abord, les noms propres ne sont plus ni des noms propres ni des matricules, mais des chiffres masqués. La plupart du temps ils sont imprononçables et forment donc des mots-obstacles. Ensuite, leur changement tend à signifier que le soi n’est pas un soi en propre mais un flux sans réelle identité. Le soi n’est qu’un effet de l’administration publique et non une construction intime singulière. Enfin, ces noms n’ont qu’un seul sens : ils indiquent votre valeur sociale. Le système est à la fois totalement impersonnel, hors langage et parfaitement hiérarchique. La population de référence de Cerclon se compose de 7.054.423 individus, allant de A – le président – à QZAAC – le cancre ultime. Au-delà, on trouve les hors-clastres qui vivent dans le dépotoir de la zone des déchets, la radzone. Bien sûr, si vous changez de nom et de place, votre ancien nom et votre ancienne place sont automatiquement attribués à un autre individu.
Alain Damasio, par son personnage principal, Captp, pousse plus loin l’analyse politique des effets du Clastre lors d’un cours à ses étudiants :
Il faut que vous rentriez dans la logique du Clastre. Si l’on juge une personnalité d’un bloc, sans distinguer les aptitudes, le physique, les qualités, etc., on exerce certes un pouvoir. Mais on n’intervient pas du tout sur la façon dont l’individu se conçoit et se sent. […] Si l’on veut qu’il intègre les valeurs de la norme, qu’il s’apprenne ce qu’il est par des sciences contrôlées par les pouvoirs, il faut pouvoir pénétrer en lui. La technique du Clastre consiste par conséquent à […] :
1. Déconstruire l’individualité que s’est constituée le sujet, donc :
2. Fragmenter la personnalité […] : biologie, comportement social, aptitudes et performances.
3. Affiner la fragmentation, en subdivisant les dividuels obtenus en sous-dividuels […] jusqu’à la plus petite unité dividuelle politiquement utile. Nous appelons « trait » cette unité minimale. Nous avons vu que le Clastre nous découpe en plus de quatre cent traits de caractère.
4. Isoler chacun de ces traits. Défaire les liens qui les unifiaient au sein de la personnalité. Cette étape est cruciale puisqu’elle assure, pour les pouvoirs, l’éparpillement des pièces qui, liées dans notre corps, nous faisaient nous produire comme une personnalité « personnelle », si je puis dire.
5. Soumettre chacun de ces traits à une évaluation. […]
6. Hiérarchiser les notes. […]
7. Grouper à présent les traits entre eux, selon les exigences sociales en cours. Par exemple, la beauté du visage avec la fréquence des sourires, pour imposer un modèle de sociabilité. Ou un âge et une biologie avec des performances pour constituer le caractère « productif ».
8. Recomposer enfin toute la personnalité qui avait été mise en pièces. […]
9. Noter le composé final. Attribuer le rang équivalent à cette note. Attribuer le nom équivalent à ce rang.
10. Assigner ce nom – avec un portrait rédigé en deux pages et toutes les notes attribuées aux quatre cents traits de personnalité – à l’individu traité. (ZD, p. 190-191)
Il poursuit quelques pages plus loin :
Pour résumer, […] la technologie sociale du Clastre vise à :
1. Extraire, à partir de l’individu, un double corrigé de lui-même : le dividu. […]
2. Inciter chacun à substituer son dividu à lui-même. […]
3. Gérer ce dividu selon des exigences, non plus individuelles, mais de population. […]
4. Gouverner les citoyens en modulant les caractères de la population dividuelle qu’on leur a substituée (ZD, p. 193-196)
Avec cette Nouvelle Gestion Publique des gens, la personne est expropriée d’elle-même. Elle ne s’appartient plus en propre, mais est un produit commun et une étiquette de valeur. Si le coup de force intellectuelle de la Philosophie des Lumières a été au 18e siècle d’affirmer l’égale dignité de tous, ce système de gestion restaure une nouvelle forme d’inégalité de dignité, institutionnelle. Pire que l’Ancien Régime, où la religion tempérait l’inégalité des classes en accordant une âme également précieuse aux yeux de Dieu, cette gestion produit un effet réactionnaire majoré, ne prenant les esprits et les âmes que comme des rouages à agencer pour obtenir un fonctionnement social optimal. Ce régime se consacre essentiellement à instrumentaliser les esprits, c’est-à-dire à dissoudre l’idée qu’une personne est une fin en soi comme l’affirmait Emmanuel Kant 16. Le concept de « respect de la personne » a perdu son sens, puisqu’il n’y a plus de personne, mais des « dividus » à agencer. De même, il n’y a plus d’aliénation, c’est-à-dire de transformation de soi en autre, puisqu’il n’y a pas de « soi » initial, ce qui veut dire aussi, symétriquement, que tout n’est qu’altération-aliénation.
La parole : éléments de langage versus langue hors contrôle
La langue de Cerclon n’est pas aussi sinistre que la novlangue étriquée (le « newspeak ») de 1984. Elle joue plutôt du jargon managérial standard et de tout un système d’ordre, sur un mode à la fois ironique et didactique. À la tête de Cerclon, le gouvernement est composé des vingt-six membres dont le nom n’a qu’une seule lettre, formant l’alphabet gouvernemental (remarque : Google n’avait pas encore décidé de se rebaptiser « Alphabet Inc. », ce n’est qu’une coïncidence). Une vague association sémantique demeure : A est le président, P le ministre de la Police, C n’est pas celui de la Culture mais de la Communication, E celui de l’Education, etc. Mais un alphabet ne fait pas une langue, il forme plutôt un ordre, au sens mathématique des nombres ordinaux. L’alphabet, plutôt que donner des mots – les noms propres de Cerclon ne sont que du charabia – s’inscrit dans l’architecture, chacun des ministres bien rangé hiérarchiquement ayant son étage dans le cube noir et brillant du gouvernement. Ceux qu’on appelle les « 1-lettrés » ne sont pas des lettrés au sens classique, mais des porteurs de matricules-codes dont le nom est un indice d’une place dominante dans la hiérarchie.
Face à cela, une mouvance rebelle, la « Volte » se plonge dans la langue et la fait fuser par mille initiatives. Le nom de « Volte » s’inscrit lui-même dans une histoire et dans la sémantique. Il y eut d’abord la Révolte, puis, sous l’impulsion d’un premier grand leader, Zorlk, qui voulait aller au-delà de la Révolte, il y eut l’Evolte, comme si à la Révolution faisait écho l’Evolution (p. 65). Après la condamnation de Zorlk, meurtrier du Président, le mouvement poursuivit son travail sur la langue, s’intitulant désormais la Volte, fer de lance de la Volution. Les mots prennent ici une forme d’essor et de vie par eux-mêmes, et l’on sent frémir, vibrer, la plume de l’auteur qui, dans presque tous ses textes, expriment une passion pour le lexique et ses variations. Ici, alors que « révolution » et « évolution » étaient des mots ordinaires, assignés, la Volution tend vers un sens intuitif mais encore à construire, à créer. La volte, c’est l’écho de la virevolte et de la volte-face, et la volution l’écho de la volition autant que d’une dévolution qui s’opposerait à une circonvolution ou à une involution. La volte est une courbe qui n’est pas normée et qui sinue. De ce fait, la Volte est d’abord un nouveau souffle impulsé dans la langue, une ivresse de la parole, un mouvement politique de papier et de petits mots. La volte est survoltée, pleine d’énergie et d’élan, si nous puisons encore à une autre racine sémantique, celle de l’électricité d’Alessandro Volta, celle de la tension électrique, de la charge, de la foudre et de la lumière. A. Damasio poursuit ici le travail de libération de la langue entamé dans une de ses nouvelles antérieures, « Les Hauts® Parleurs® », où le lexique a été privatisé et exige des royalties pour chaque mot propriété d’une firme 17.
De même, lorsqu’après la condamnation de Zorlk le groupe de tête décide de poursuivre la lutte, il prend le surnom de Bosquet parce qu’il se compose de cinq personnes : Brihx, Obffs, Slift, Captp et Kamio : B-O-S-C-K. Ce Bosquet doit être une sorte de poumon vert, de forêt sauvage amenée à croître et à s’étendre, à semer ses graines. La Volte transforme ainsi des matricules impersonnels en noms propres par un acte poético-politique autant que linguistique. De même, lorsque CAPTP rencontre la jeune femme BDCHT, il transforme aussitôt ce code imprononçable en une expression signifiante : Boule de Chat – les textes d’A. Damasio sont hantés par les chats, de façon parfois surprenante. Sur un autre plan, lorsqu’une partie des membres de la Volte veulent se contenter de ronronner autour de slogans gentillets, le noyau dur de la Volte les désigne comme « Molte ».
Dans cette grande respiration de la langue, les intitulés de chapitres valent qu’on y prête attention : « La Volte respire ici », « Réfléchir, c’est fléchir deux fois », « Les clameurs », « Intellectrocuter », « Chaque, Chaque », « Virevolte », etc. La poésie a souvent une place congrue dans la littérature de science-fiction, mais elle est ici la flèche centrale d’une sorte de transcendance et d’incandescence humaine qui refuse de s’éteindre et ne cesse de prendre feu. On doit remarquer que, sur cinq membres, le Bosquet compte un poète-peintre (Kamio) et un universitaire passionné de discours (Captp). Le Bosquet, d’ailleurs, est une célébration des noces de la parole (Kamio, Captp) et de l’action (Brihx, Obffs), avec pour articulation un danseur révolté (Slift).
Un autre bel exemple de cette attention à faire vivre la langue pour contrer une langue corsetée est l’invention des « clameurs » par la Volte :
Les clameurs... Y a-t-il quelque chose de plus simple qu’une clameur ? Et qui soit, dans sa simplicité, aussi volutionnaire ? Une pastille pas plus grosse qu’un ongle, qui puisse enregistrer dix secondes de son et qui puisse le reproduire chaque fois qu’un être vivant passe dans un rayon de six mètres alentour ! J’adore les clameurs ! Leurs petits haut-parleurs discrets ont fait de cette ville un poème. Qui chaque jour change, perd des phrases, gagne des cris, [etc.]. La ville parle ! [..] La Volte est une nuée d’orage suspendue au-dessus de Cerclon. Toute clameur est un éclair. Mais qui saura faire parler la foudre ? Articuler l’orage ? La ville seule sait. La Volution est là, latente, dans ces sept mille clameurs. […] Poser des clameurs est aujourd’hui devenu l’activité la plus réjouissante de la Volte – et l’une des plus efficaces ! Il nous a fallu près de quatre ans cependant pour trouver cette minuscule idée ! […] Quatre ans durant lesquels le groupe d’intervention antipubs avait fini par se lasser de son impuissance. […] Tout partit d’une offensive juridique menée par [la multinationale] Defordre, laquelle exigeait que fussent rendues légales les publicités sonores dans les espaces publics ! En sus des considérations verbales qui guidaient déjà nos moindres traversées d’avenue dans cette putain de ville, nous risquions de subir partout les harcèlements de la voix qui susurre. (p. 242-244)
La Volte a donc repris à son compte un moyen légal de publicité, c’est-à-dire de parole intéressée, enchaînée, tarifée – une parole prostituée – pour en faire un vecteur de poésie et de politique, c’est-à-dire une parole désintéressée, déchaînée, gratuite et subversive – libérée. Elle a transformé la « publicité auditive » en « clameur », en milliers de voix qui murmurent ou s’exclament pour le plaisir de murmurer ou de s’exclamer. Elle a transformé des éléments de langage dictés par des études de marché en expressions, c’est-à-dire en une parole du Dehors, une parole dont la trajectoire n’est plus assujettie mais virevoltante, dont la signification excède le signifiant. L’individu n’est plus une cible pour un plan de communication – centripète – mais un sujet rayonnant qui parle – centrifuge. La volte, l’activité volutionnaire, est une activité de détournement d’une parole marchande pour que fuse une exhortation à la métamorphose.
De même encore, la zone industrielle de recyclage des déchets qui se trouve au sein de Cerclon, sorte de friche toxique et radioactive où survivent les hors-clastres, se trouve transfigurée par la parole. Plutôt que de les appeler « rats-dégoût », « déclastrés » ou « radioactifs », la Volte a lancé le mot « radieux » et la zone est devenue « radzone », c’est-à-dire autant zone radicale que radioactive. « On dit ‘radieux’ lorsqu’on est courtois, pas ‘ras-de-la-zone’, madame, lance Capt » (p. 263). Ainsi, ce travail pour extirper la langue d’une gangue mortifère est aussi un travail d’engagement dans l’action, un travail de provocation. À propos des portiques d’accès sélectif, Slift a ces mots acerbes contre les ‘molteux’ qui veulent se contenter de les taguer : « Les points de sécurité, vous en blablatez comme si c’était une idée ! Une idée ! C’est du concret […] ! Ça prend direct sur le corps, ça mord à pleine chair ! […] Ces portiques, c’est une Hache ! […] Et ça découpe des espaces, des libertés, des vies ! Et on va le montrer, ça ! On va le rendre physique ! » (p. 73). Dans La Zone du Dehors la parole et l’espace font corps.
Conclusion : la poétique du dedans et du dehors
La phénoménologie de l’imagination poétique nous permet d’explorer l’être de l’homme comme l’être d’une surface, de la surface qui sépare la région du même et la région de l’autre. N’oublions pas que dans cette zone de surface sensibilisée, avant d’être, il faut dire. Dire sinon aux autres, du moins à soi-même. Et toujours s’avancer. 18
En réaction à l’enferment de Cerclon, la Volte va créer un mouvement de migration et de colonisation sauvage vers le Dehors. Comme souvent chez A. Damasio, il existe une sorte d’équation reliant la parole, l’esprit, la vie, le corps, le voyage et l’amour. Le territoire et la façon dont il se structure sont étroitement reliés à la façon dont se construisent les individus. La Zone du Dehors est ainsi à la fois un roman géopolitique, biopolitique et biopoétique. Il prend un certain nombre d’éléments du réel comme l’architecture panoptique, le quantified self, l’intrusion numérique et la Nouvelle Gestion Publique pour faire la démonstration de leurs capacités d’aliénation. En contrepoint, il lance un mouvement de libération où ces technologies sont ressaisies, détournées, recréées. En somme, La Zone du Dehors est un roman philosophique et même un roman sartrien (p. 282) parce qu’il est un projet. Peut-être est-ce la principale différence vis-à-vis de ses grands devanciers, Nous autres, Brave New World et 1984 : il ose proposer une alternative, un alter-monde. Il est à la fois une contre-utopie et une utopie. Si l’existence précède l’essence 19, si notre condition matérielle précède le sens de notre humanité, alors nous avons le choix entre être façonnés ou être façonneur. L’élan vers le dehors est l’expression métaphorique d’une humanité qui suit la seconde voie, afin que l’être humain soit son projet – autre thèse de Sartre 20.
Si les États et les Empires de l’imaginaire s’inscrivent dans une géographie et une architecture, ils sont aussi avant tout inscrits dans les consciences humaines, dans leur propension à se mouler dans le prêt-à-penser comme à réinventer l’humanité.
- Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace [1957], Paris, Puf, 2004.Cf. chap. VI « Les coins », chap. VIII « L’immensité intime », chap. IX « La dialectique du dehors et du dedans ».
- Alain Damasio publie d’abord deux romans en 1999, puis les réunit en 2001.Alain Damasio, Les Clameurs, Cylibris, 1999.Alain Damasio, La Volte, Cylibris, 1999.Alain Damasio, La Zone du Dehors, Cylibris, 2001.Nous avons travaillé sur l’édition la plus courante, prise comme édition de référence, notée « ZD » dans notre texte :Alain Damasio, La Zone du Dehors, Gallimard (Folio), 2007.
- David Graeber, Bureaucratie, Paris, LLL Les Liens qui libèrent, 2016.
- Eugène Zamiatine, Nous autres, trad. B. Cauvet-Duhamel, Paris, Gallimard, 1971 [1920], p. 24-26.
- Ibid., p. 17-19.
- Ibid., p. 55-59.
- Jeremy Bentham, Le Panoptique, Paris, Ed. Etienne Dumond, Paris 1791 [1780].
- Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 207.
- Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1989.
- Le site internet dédié au livre contient par exemple le texte de Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », L’Autre journal, n°1, mai 1990 et un texte d’Alain Damasio intitulé « Sociétés de contrôle et cinéma ».
- Hannah Arendt, Le Système totalitaire, Paris, Seuil, 1972 [1951], p. 226.
- Ibid., p. 172.
- Ibid., p. 173-4.
- Gaston Bachelard : La Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1998 [1957], p. 169, p. 174 et p. 188.
- Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, Paris, Livre de Poche, 1971, p. 215-216.
- Emmanuel Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave 1986 [1785], p. 148-153 : « Or je dis : l'homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ».
- Alain Damasio, « Les Hauts® Parleurs® », Une autre mondialisation en mouvement, Editions Mango Documents, 2002. Reproduit dans Alain Damasio, Aucun Souvenirs assez solides, Paris, Gallimard / Editions La Volte, 2012, p. 11-53.
- Gaston Bachelard : La Poétique de l’espace, Paris, Puf, 1998 [1957], p. 199.
- Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Paris, Gallimard, 1966 [1946], p. 26.
- Ibid., p. 30, p. 40.