Fictions contrefactuelles en littérature de jeunesse : réécrire le passé pour sauver l'Histoire

Fictions contrefactuelles en littérature de jeunesse : réécrire le passé pour sauver l'Histoire

Par LANGBOUR Nadège

Lorsqu’on se penche sur l’offre éditoriale que les romans de littérature de jeunesse proposent aux lecteurs, on est frappé par le nombre de fictions que Clio a inspirées. La muse de l’Histoire nourrit en effet une multitude de récits à destination du jeune lecteur qui entreprennent ainsi de lui enseigner des grands événements tout en lui contant les aventures de héros imaginaires qui côtoient des figures historiques ou sont au moins entraînés dans les bouleversements de l’Histoire. Toutes les périodes sont représentées, même si certaines recueillent incontestablement la faveur des écrivains, notamment le Moyen Âge, le siècle de Louis XIV et celui des Lumières, la Révolution française ou les deux guerres mondiales. Bien que faisant œuvre d’imagination, les romanciers ne font pas d’entorses à l’Histoire dont ils respectent le déroulement. Rares sont ceux qui osent proposer à leurs jeunes lecteurs des uchronies.

Conscient de cet espace laissé quasi-vacant par l’offre littéraire à destination de la jeunesse, Alain Grousset crée, en 2008, la collection « Ukronie » publiée chez Flammarion. Ce brillant auteur de science-fiction est convaincu que les récits contrefactuels sont non seulement à la portée du jeune lecteur mais qu’ils sont en plus nécessaires pour l’aider à penser le monde car, interroger l’Histoire, c’est aussi questionner le présent :

 

Je vois là un moyen sensationnel pour que les jeunes se passionnent pour l’Histoire. L’uchronie montre que l’Histoire est un gigantesque puzzle dont les pièces peuvent s’emboîter à plusieurs endroits et former, au bout du compte, des images différentes. Accepter l’uchronie comme étant l’étude de diverses hypothèses, c’est accepter que l’Histoire n’est jamais figée  1.

 

La dialectique qu’instaure Alain Grousset entre les réécritures uchroniques du passé et l’appréhension et la compréhension du présent est peut-être une des caractéristiques des récits contrefactuels pour la jeunesse. Sachant que l’encyclopédie historique que le jeune lecteur porte en lui et qui doit lui permettre d’apprécier une uchronie est bien moins étendue que celle d’un lecteur adulte, les écrivains mettent en scène des passés qui impactent fortement le présent qui pourrait être celui des lecteurs. Et cet impact est souvent négatif. De fait, ces uchronies dystopiques s’accompagnent d’une remise en question du monde fictionnel et d’une tentative de réparation du passé par les personnages. Alors que les héros des romans ne connaissent pas notre présent, c’est pourtant à son instauration qu’ils aspirent. Tel semble être le paradoxe des uchronies dystopiques – ou « dyschronies » – pour la jeunesse : réparer le passé pour améliorer le présent fictionnel reviendrait alors à restaurer le cours de l’Histoire pour sauver notre présent.

 

Le paradoxe des « dyschronies » pour la jeunesse : réparer le passé pour restaurer le présent

Écrire une uchronie pour le jeune lecteur, alors même que les connaissances historiques, littéraires et culturelles de ce dernier sont lacunaires et en cours de construction n’est pas sans poser problème. En effet, comment l’adolescent lecteur peut-il appréhender les enjeux des récits uchroniques qui lui sont proposés s’il ignore l’Histoire et les faits historiques avec lesquels jouent les écrivains ? Ceux-ci se trouvent donc contraints de développer une stratégie narrative spécifique s’ils veulent que le « pacte de lecture » propre aux fictions contrefactuelles fonctionne. Il leur faut non seulement fournir au jeune lecteur les informations historiques nécessaires pour comprendre les bifurcations qu’ils font emprunter à l’Histoire, mais il leur faut aussi s’appuyer sur la connaissance lacunaire du monde du jeune lecteur, une connaissance qui est avant tout nourrie par le « présent du réel ». Or, selon la définition même de l’uchronie, aucun « effet de réel » n’est explicitement possible dans un récit contrefactuel puisque celui-ci met en scène un monde alternatif au nôtre. Comme le remarquent Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou dans Pour une histoire des possibles, la référence au réel, bien que nécessaire à l’appréciation de l’uchronie, est toujours exclue du récit. C’est un « référent caché » qui n’existe que dans les espaces blancs du texte et que le lecteur se doit de reconstituer :

 

Le récit uchronique se distingue […] par un rapport très particulier au « réel ». Par définition exclu du récit, ce dernier persiste comme référent caché : l’« autre » histoire racontée n’a de sens que par rapport à la « vraie », celle qui a effectivement eu lieu. La démarche impose une lecture comparative et une participation active du lecteur : celui-ci doit constamment combler cet écart par l’esprit et conserve pour cela une grande marge d’interprétation  2.

 

Le hiatus entre les contraintes génériques de l’uchronie et les compétences de lecture de l’adolescent oblige les écrivains à développer une forme spécifique de narration contrefactuelle à destination du jeune lecteur. Ils choisissent d’abord des turning points comme la Révolution française ou les deux guerres mondiales qui sont des événements historiques connus de l’adolescent lecteur, non seulement parce qu’ils sont largement étudiés dans le cadre des programmes scolaires mais aussi parce qu’ils font partie de la culture partagée (fêtes nationales, réappropriation de ces évènements par la culture mass-média comme le cinéma, les séries, la bande dessinée). Ces points de basculement de l’Histoire sont expliqués dans des analepses intégrées aux fictions car celles-ci se déroulent de nos jours. De fait, bien que le présent fictionnel soit un présent alternatif, le jeune lecteur peut effectuer des comparaisons avec son propre présent. Il prend alors conscience des écarts qui les séparent, d’autant que les romanciers s’ingénient à multiplier les clins d’œil pour faciliter la démarche comparative. Dans La guerre de 14 n’a pas eu lieu, Alain Grousset met par exemple en scène l’étonnement de son héroïne lorsque, recrutée par les services secrets français, elle découvre l’existence des ordinateurs portables :

 

Sous le regard ébahi de Constance, l’homme sortit d’un tiroir de son bureau un objet très mince qu’il ouvrit en deux. Un écran s’alluma aussitôt. Constance comprit qu’il s’agissait d’un ordinateur. Elle en avait déjà vu, des énormes avec des consoles de visualisation grosses comme une télévision. Seules l’armée et quelques administrations avaient le droit d’en posséder  3.

 

Vivant à l’ère du tout numérique, le jeune lecteur ne peut qu’être frappé par ce décalage entre le monde fictionnel et le sien. Il en est de même dans la trilogie de Pierre Bordage (Ceux qui sauront, Ceux qui rêvent et Ceux qui osent) dans laquelle un réseau similaire à Internet est réservé à « une poignée de privilégiés 4 », ce qui est aux antipodes de ce que vit le jeune lecteur pour lequel l’usage d’Internet est une pratique quotidienne dont il ne pourrait se passer.

En mettant en scène un présent fictionnel dystopique, conséquence d’une bifurcation de l’Histoire à un instant « T », les écrivains invitent alors leurs lecteurs à embrasser et à comprendre la quête de leurs personnages : réparer le passé pour modifier le présent. Du point de vue des héros romanesques, il s’agit de permettre l’avènement d’un « présent qui aurait dû être » ; du point de vue du lecteur, il s’agit de restaurer le « présent tel qu’il est dans le réel ». Telle est la stratégie narrative des auteurs d’uchronies pour la jeunesse que développe notamment Alain Grousset dans La guerre de 14 n’a pas eu lieu.

Dans ce roman, l’auteur reprend un raisonnement contrefactuel souvent utilisé par les chercheurs 5 : l’échec de l’assassinat de François-Ferdinand le 28 juin 1914 à Sarajevo. L’incipit du roman est un « exposé sur cet épisode historique 6 » que l’écrivain qualifie, non sans humour, de « très romancé 7 ». Le conférencier auteur de cette présentation à laquelle assiste l’héroïne explique à ses auditeurs que cet événement constitue pour lui le « point de départ de ce qu[’ils] viv[ent] aujourd’hui 8 ». L’universitaire achève son intervention sur un temps d’échanges avec la salle en répondant aux questions du public. Le lecteur se voit alors offrir une délicieuse mise en abyme du raisonnement contrefactuel puisque l’Histoire qui est advenue dans le réel devient l’Histoire qui aurait pu être dans la fiction. En effet, pour répondre à un intervenant lui demandant quelles auraient été les conséquences d’un assassinat réussi, l’historien répond :

 

Ni plus ni moins que la mort de plusieurs millions de personnes à travers l’Europe, j’en suis convaincu. À cette époque, il existait un jeu subtil d’alliances entre les pays qui aurait entraîné une réaction en chaîne dès que l’Empire austro-hongrois aurait cherché à venger l’assassinat de l’héritier du trône. Ce qu’il aurait fait sans l’ombre d’une hésitation  9.

 

Dans l’Histoire alternative imaginée par Alain Grousset, la dernière guerre qui a embrasé l’Europe est donc celle de 1870. Ni la guerre de 14-18 ni celle de 39-45 n’ont eu lieu, épargnant ainsi des millions de vies. Ce passé pourrait paraître plus enviable que celui qui est réellement advenu. Mais il n’en est rien car, pour maintenir la paix, les pays ont érigé des murs – la ligne Maginot et la ligne Siegfried 10 – qui ont protégé les frontières mais ont aussi enfermé les populations : « lorsqu’on a peur, on construit des murs pour se protéger, mais aussi pour se cacher. Un siècle de séparation, un siècle d’enfermement. […] Nous nous sommes recroquevillés tel un escargot dans sa coquille 11 ». Repliés sur eux-mêmes, les pays se sont embourbés dans une inertie qui a nui à l’évolution des droits et des mœurs. Dans la ligne temporelle de Constance, l’héroïne de La guerre de 14 n’a pas eu lieu, la France de 2014 est frappée par la censure et la propagande. « Les Français passaient leur temps dans les files d’attente à espérer que les magasins seraient suffisamment approvisionnés, ce qui était rarement le cas. L’armée était partout 12. » Celles qui souffrent le plus de cette situation sont sans conteste les femmes dont le mouvement de libération n’a jamais abouti :

 

La plupart des femmes ne travaillaient pas et demeuraient au crochet de leur mari. En contrepartie, impossible pour elles d’ouvrir un compte en banque sans le consentement de ce dernier. Après une lutte acharnée, elles venaient tout juste d’obtenir le droit de vote, uniquement pour les élections locales. Le reste du monde politique semblait trop important pour qu’on les laisse voter  13.

 

C’est avant tout contre cette inégalité entre les sexes que Constance s’engage, trouvant « tragique que les femmes passent après les hommes, malgré leurs compétences et leur réussite aux examens 14 ». Recrutée par les services secrets français pour ses compétences polyglottes, la jeune femme est envoyée en Allemagne pour prendre contact avec un scientifique travaillant sur la bombe nucléaire. Sa mission est de le convaincre de lui confier les plans de l’arme atomique afin que la France puisse se doter de cette technologie et que « la guerre fantôme 15 » entre les deux pays reste à l’état de guerre larvée en maintenant un équilibre entre les forces de frappe. Si Constance reste loyale envers son pays et remplit sa mission, sa rencontre avec « le collectif du Mur de la honte 16 » lui donne des arguments pour en infléchir l’issue : elle convainc son gouvernement que « la bombe atomique est tellement dissuasive que le Mur devient obsolète, dépassé 17 ». De fait, les portes du mur sont ouvertes et le roman s’achève sur une perspective optimiste où les « idées [de Constance] allaient être mises en œuvre 18 », à savoir l’ouverture des pays les uns sur les autres et le retour de la liberté pour tous, à commencer par les femmes.

L’engagement de Constance dans le roman d’Alain Grousset a sauvé le présent et le passé en libérant ce dernier du bourbier dans lequel il s’était englué. Mettre à bas le mur franco-allemand, donner aux femmes les mêmes droits sociaux, professionnels et politiques que ceux dont jouissent les hommes font écho aux moments qui ont marqué l’Histoire factuelle comme la chute du mur de Berlin en 1989 ou l’accession au droit de vote pour les femmes en 1945. Même si le jeune lecteur méconnaît ces évènements, il en apprécie les conséquences au quotidien. De fait, il est à même d’appréhender la teneur salvatrice de l’action de Constance : celle-ci a su modifier l’Histoire, ouvrant la voie à un nouveau présent fictionnel qui apparaît en définitive comme une restauration du présent réel.

Ce double mouvement de réparation du passé/restauration du présent est au cœur de nombreuses uchronies pour la jeunesse. C’est sur lui que repose par exemple la dynamique narrative des Lagunes du temps de Christian Grenier (sur lesquelles nous reviendrons) ou celle de la nouvelle de Roland C. Wagner, « De la part de Staline », publiée dans Divergences 001. Dans le présent contrefactuel de Dan, Phil et Chris, la France est coupée en deux depuis la Seconde Guerre mondiale. Et pour cause : en 1940, Trotski, qui succède à Lénine puisque Staline est mort en 1917 lors de la révolution de novembre, rompt le traité de non-agression signé avec l’Allemagne. Les troupes soviétiques déferlent alors sur l’Europe et se rendent maître des territoires contrôlés par les nazis. La frontière qui séparait la France occupée de la France libre est entérinée à la fin de la guerre, scindant l’hexagone en deux : le nord communiste et le sud socialo-syndicaliste. Les héros de la nouvelle, trois lycéens du sud, ne remettent pas à proprement parler en cause les conséquences de l’Histoire. Après tout, ils vivent du bon côté de la frontière et, pour eux, les seuls désagréments qu’ils subissent sont les entrainements militaires obligatoires 19. Si Dan, Chris et Phil se rendent donc un soir dans le nord, ce n’est pas par militantisme mais parce qu’ils souhaitent gagner un peu d’argent de poche en mettant en place un trafic de contrebande. Mais ils sont repérés par l’armée et, pour fuir, doivent voler un char d’assaut avec lequel ils rentrent chez eux de force. Cette bêtise d’adolescents se mue en événement réparateur de l’Histoire quand la population du nord décide de suivre la voie ouverte par le tank et franchit en masse la frontière. Après des décennies de séparation, le pays est à nouveau unifié et le présent contrefactuel de Dan, Chris et Phil rejoint le présent factuel du lecteur. Si c’est presque malgré eux que les héros réparent le passé et restaurent le présent, il n’en demeure pas moins qu’ils apparaissent comme ceux qui sauvent l’Histoire.

Contrairement aux protagonistes de « De la part de Staline », les héros de la trilogie de Pierre Bordage (Ceux qui sauront, Ceux qui rêvent, Ceux qui osent) remettent explicitement en question l’Histoire et ses conséquences. Les événements historiques de leur monde étaient pourtant propices au fait que leur société évolue selon une trame historico-temporelle similaire à celle du monde du lecteur. En 1789, la Révolution française a bien eu lieu et « aurait pu et dû changer le cours de l’Histoire 20 ». Une période de troubles s’en est suivie à laquelle le Parti de l’Ordre a mis fin en 1882, en restaurant durement la monarchie et en balayant les idéaux républicains et révolutionnaires. La devise « Liberté, Égalité, Fraternité » a été proscrite alors que, comme l’explique Magda, ces « trois mots […], si nous avions su les cultiver, auraient changé la face du monde 21 ». Malheureusement, constate l’enseignante clandestine, la deuxième Restauration a étouffé cet espoir dans l’œuf :

 

Nous ne sommes pas libres, nous ne sommes pas égaux, nous ne sommes pas fraternels. Nous avons transporté dans notre siècle les maux qui caractérisaient l’ancien régime, l’ordre social, l’injustice, la peur, la misère, l’ignorance, la famine. Depuis plus d’un siècle, depuis l’assassinat de Gambetta et l’exécution publique de Jules Ferry, la grande majorité de la population n’a pas accès au progrès dont bénéficient la noblesse et la grande bourgeoisie  22.

 

Jean (un adolescent qui a suivi les cours de Madga), Clara, sa petite amie, et tous les jeunes gens qu’ils rencontrent pendant le périple qui les conduit de Paris à San Francisco n’ont qu’une idée en tête : réparer ce terrible passé qui a changé la face du monde et a plongé la majeure partie de la population dans la misère. Tous les représentants de la jeune génération sont portés par le même espoir. Clara et Jean « puisaient dans leur amour la volonté de changer les choses, l’envie de se battre 23 » ; Hume est porté par le rêve qu’« on sera de nouveau tous libres et égaux 24 » ; Élan Gris, un Amérindien devenu l’ami des héros, est convaincu que « le devoir d’un guerrier » est d’« essayer de changer le destin 25 ». C’est pour cette raison que tous rejoignent (ou tentent de rejoindre) Arcanecout, un état américain qui entend fonctionner selon les principes énoncés dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Aux yeux de Clara, l’Arcanecout est « le lieu de tous les possibles. L’endroit où les humains enfin libres pouvaient concevoir et expérimenter des modèles nouveaux. La vague puissante déferlerait sur la terre entière et engloutirait peu à peu les anciens systèmes 26 ». Mais pour cela, les héros doivent se battre car l’idéal de leur terre d’accueil inquiète le reste du monde qui leur déclare la guerre. Dans la trilogie de Pierre Bordage, sauver le passé et restaurer le présent prend la forme concrète d’un combat armé.

Ces exemples d’uchronies françaises montrent bien comment les écrivains pour la jeunesse entreprennent de construire des récits contrefactuels intelligents accessibles aux compétences de lecture de l’adolescent. Ils leur proposent ce que nous avons choisi d’appeler des « dyschronies », c'est-à-dire des uchronies dystopiques où le présent des personnages est si sombre et violent que le présent du lecteur apparaît comme un idéal à atteindre par les héros des récits contrefactuels. On pourrait alors objecter, comme le fait Roger Bozzetto dans son article intitulé « Une approche de formes politiques imaginaires », que cette dynamique narrative des récits contrefactuels repose sur « une certitude naïve, prétentieuse et conservatrice. Elle donne le présent comme exemple paradisiaque de civilisation et de valeurs, qu’il s’agit de maintenir ou de retrouver, sans pour cela s’interroger sur la validité universelle ou non de ces mêmes valeurs 27 ». Il est vrai que les uchronies pour adolescents tendent à proposer une vision manichéenne du temps, opposant le présent contrefactuel sombre et négatif au présent plus épanoui du jeune lecteur. Le motif du mur ou de la frontière que les héros franchissent ou abolissent symbolise d’ailleurs cette conception binaire. Mais il serait faux de croire que les écrivains pour la jeunesse entreprennent, par ce procédé, de faire l’éloge du présent factuel qu’ils ne remettraient pas en question. Leur choix narratif est motivé par un projet pédagogique : faire comprendre l’Histoire au jeune lecteur et lui rendre accessibles les ressorts romanesques des récits contrefactuels. On ne peut donc accuser les écrivains d’une simplification partisane car, contrairement à leurs homologues qui écrivent pour le lectorat adulte, les auteurs pour la jeunesse se doivent d’enrichir la fiction d’images métafictionnelles dont la fonction est d’expliciter les caractéristiques génériques de l’uchronie. Autrement dit, au-delà du mouvement salvateur du passé dans lequel s’inscrivent les héros, les romanciers imaginent aussi des images qui sauveront l’uchronie de l’incompréhension.

 

Du paradoxe temporel au paradoxe lectoral : sauver l’uchronie de l’incompréhension

L’un des impératifs des auteurs de fictions contrefactuelles est de traquer les incohérences dans leurs récits, d’en préserver par tous les moyens la vraisemblance afin de ne pas heurter leur lecteur. Mais à tout moment un paradoxe temporel 28 peut enrayer la machine narrative, surtout s’il est question de voyage dans le temps. Il peut alors susciter l’incompréhension du lecteur et le conduire à se désolidariser de la fiction racontée. La clausule du Voyageur imprudent de Barjavel est un bel exemple de ces récits uchroniques qui plongent le lecteur dans l’expectative. Force est toutefois de reconnaître que le paradoxe temporel n’est pas le premier facteur d’incompréhension pour le jeune lecteur. Cela vient peut-être du fait que celui-ci est habitué à s’immerger dans des univers fictionnels dont les lois de fonctionnement n’obéissent pas toujours au raisonnement cartésien et à une vision linéaire du temps. Ainsi, lorsqu’Hermione et Harry utilisent le « retourneur de temps » dans Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, le jeune lecteur n’est nullement gêné par les paradoxes temporels qui se multiplient dans l’avant-dernier chapitre et qui atteignent leur apogée au moment où le Harry du futur exécute le sortilège de « Spero patronum » pour sauver Sirius et son moi passé. Mais s’il réussit ce sort, c’est tout simplement parce qu’il s’était déjà vu le faire dans le passé, comme il l’explique à Hermione : « Cette fois, je savais que je réussirais à le faire, dit Harry. Tout simplement parce que je l’avais déjà fait… Est-ce que tu comprends 29 ? » Hermione ne comprend pas l’explication d’Harry mais, pris dans le feu de l’action, les deux héros laissent la question en suspens. Aucune explication cohérente n’est apportée à ce paradoxe temporel qui ne gêne cependant pas le jeune lecteur : après tout, les personnages évoluent dans un univers magique dont les lois sont différentes des nôtres.

En revanche, ce qui peut générer de l’incompréhension chez le jeune lecteur, c’est l’exploitation dans les récits contrefactuels des théories scientifiques comme la théorie du chaos ou celle de la relativité d’Einstein. L’obstacle auquel se heurtent les auteurs d’uchronies pour la jeunesse n’est donc pas de résoudre les éventuels paradoxes temporels mais de surmonter le paradoxe lectoral en développant des stratégies pour rendre compréhensibles les fonctionnements de l’uchronie. Or, comment rendre accessible la théorie des « multivers » ou celle qui propose une représentation du temps en rhizome ? Comment permettre au jeune lecteur de saisir les concepts philosophiques du choix et du hasard qui sont au cœur de toute réflexion contrefactuelle envisageant les différentes bifurcations possibles de l’Histoire ?

L’une des stratégies développées par les écrivains est la matérialisation spatiale des problématiques temporelles. En effet, en recourant aux métaphores des labyrinthes, des chemins, des croisements et autres intersections, les auteurs pour la jeunesse insèrent dans leurs récits des images métadiscursives qui permettent au lecteur de mieux appréhender les ressorts de l’uchronie. Quand les héros de Pierre Bordage, qui se sont fixé comme objectif de sauver l’Histoire en restaurant le « présent qui aurait dû être », errent par exemple au milieu des Rocheuses, ils reconnaissent parfois qu’ils n’ont « pas pris le bon chemin 30 ». Or ce type de propos ne sanctionne pas simplement un problème d’orientation spatial. Il renvoie aussi aux choix que font les personnages et qui peuvent affecter leur mission de redresser l’Histoire. De même, quand Élan gris parle du « chemin lumineux de sa vision 31 », il évoque la voie qu’il doit suivre pour réaliser son destin qui est de restaurer l’égalité et la liberté pour tous en modifiant les conséquences qu’a engendrées le turning point de la Deuxième Restauration.

Dans son roman Les lagunes du temps, Christian Grenier spatialise lui aussi les problématiques temporelles inhérentes à l’uchronie. En effet, le motif des « lagunes » fait à la fois écho à Venise, la ville sortie des eaux où se passe l’aventure, et au bourbier dans lequel s’empêtrent parfois l’Histoire et les voyageurs du temps. Mais il y a plus : pour rejoindre l’univers parallèle, Michaël et Sylvain doivent pénétrer dans un étrange objet – « la chose » – qui a l’apparence d’une météorite dont l’intérieur est composé d’une multitude de méandres dont les réseaux ne cessent de se modifier : dès que « la chose fermait ses alvéoles, elle ne tardait pas à en ouvrir de nouvelles comme l’eût fait un labyrinthe "aléatoire" et vivant 32 ». La chose devient alors l’incarnation spatiale de la théorie des « multivers » (et ce n’est pas un hasard si le cycle écrit par Christian Grenier est intitulé « Le cycle du multimonde »). Cette théorie, développée dans le cadre de la mécanique quantique, postule que les particules peuvent être à plusieurs endroits en même temps 33, ce qui implique que la réalité est multiple et le temps pluriel. En cela, elle constitue l’un des fondements scientifiques des récits contrefactuels. En faisant de « la chose » le point d’intersection des différentes trames temporelles, Christian Grenier offre au jeune lecteur une image concrète qui lui permet de comprendre des théories scientifiques complexes.

Et la démarche pédagogique de l’auteur des Lagunes du temps ne s’arrête pas là : pour sauver l’uchronie de l’incompréhension et permettre au jeune lecteur de s’approprier les codes génériques des récits contrefactuels, il procède à une série de mises en abyme métadiscursives.

Dans le roman, Sylvain et Michaël pénètrent d’abord dans « la chose » pour retrouver Sophie, leur amie qui a disparu lors de leur premier voyage dans le « multimonde ». Mais dans le présent contrefactuel de la Sérénissime, Sophie est retenue prisonnière dans les cachots du Palais des Doges par la dogaresse qui a transformé la république vénitienne en dictature. Pour arracher la jeune fille aux griffes de la dogaresse, Sylvain et Michaël n’ont pas le choix : ils doivent sauver l’Histoire. C’est ce que leur explique Léonard de Vinci qui, dans le présent contrefactuel, est toujours vivant grâce à un élixir de longue vie :

 

- En réalité, dit Léonard, je ne veux pas délivrer la prisonnière ! Avec votre aide, j’aimerais convaincre la dogaresse que l’Histoire du monde suit un cours quelque peu tordu. Vous qui venez d’une autre trame temporelle, n’êtes-vous pas de mon avis ?

- Comment savez-vous d’où nous venons ? demanda Mika, stupéfait.

- Acceptez-vous ? insista Léonard  34.

 

Afin de convaincre les deux adolescents de « revenir dans le passé pour rectifier l’Histoire et modifier ainsi le présent 35 », Léonard de Vinci les convie à une représentation théâtrale qui met en scène « la véritable Histoire de Venise 36 », celle de Rustico et Buono qui ont rapporté la dépouille de Saint-Marc à la Sérénissime après l’avoir subtilisée dans la cathédrale d’Alexandrie. Les héros n’assistent cependant pas à la fin de la représentation interrompue par les gardes de la dogaresse laquelle oblige les artistes à se justifier. L’auteur tente alors, tant bien que mal, de convaincre la dirigeante de Venise que la pièce n’est qu’une œuvre de fiction sans conséquence :

 

- Madame, dit-il, il s’agissait là d’une œuvre d’imagination : une uchronie.

- Une uchronie ?

- Une Histoire parallèle, un autre présent, si vous préférez : un présent modifié par un événement du passé qui ne s’est pas produit dans notre Histoire. Imaginez, par exemple, que le Gaulois Vercingétorix ait vaincu Jules César à Alésia…

- C’est tout à fait ridicule, Goldoni ! Sincèrement, croyez-vous que le sort de Venise eût été changé si deux marchands avaient rapporté d’Alexandrie la dépouille de ce fameux… saint Marc ?

- L’histoire de notre ville atteste qu’ils ont essayé, madame. S’ils y étaient parvenus, Venise n’aurait pas ruminé cet échec présent des siècles ; ni nourri cette éternelle amertume ; ni ressenti le besoin de dominer le monde avec cette arrogance  37

 

Par cette mise en abyme de la fiction contrefactuelle dans la fiction contrefactuelle, Christian Grenier dévoile les ressorts génériques de l’uchronie au jeune lecteur tout en annonçant la suite de son roman : Sylvain et Michaël vont utiliser une machine à voyager dans le temps inventée par Léonard de Vinci afin de se rendre en 828 et d’aider les deux marchands à rapporter les reliques de Saint-Marc. Tel est du moins leur projet initial. Mais la dogaresse, qui en a eu vent, emprunte à son tour les couloirs du temps et assassine les deux marchands avant qu’ils ne se rendent à Alexandrie. Michaël et Sylvain n’ont alors pas d’autre choix que d’endosser les rôles de Rustico et Buono et, après bien des péripéties, ils réussirent à « redresser cette erreur de l’Histoire 38 », c'est-à-dire « à rendre à l’Histoire ce que la dogaresse lui avait enlevé 39 ».

Michaël et Sylvain, qui appartiennent à une ligne temporelle similaire à celle du lecteur, ont donc pris une part active dans le sauvetage du passé contrefactuel de Venise. Leur implication dans la trame narrative de l’uchronie permet alors à Christian Grenier de mettre en exergue une autre composante essentielle du « pacte de lecture » des fictions contrefactuelles. Comme le notent Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, l’uchronie « jou[e] constamment avec le lecteur. Le clin d’œil est un aspect essentiel de ce récit fondamentalement interactif 40 ». Or, le roman Les lagunes du temps met en scène cette interaction nécessaire entre l’uchronie et le lecteur puisqu’au terme de l’aventure, Michaël comprend que « la chose » permet en réalité de pénétrer dans l’univers romanesque des livres écrits par son oncle, Édouard Nigerre : « Tout se passait comme si l’objet mystérieux avait le pouvoir de matérialiser les histoires écrites par son oncle 41 ». En définitive, Michaël et Sylvain s’apparentent donc à des lecteurs dont les connaissances historiques s’avèrent nécessaires pour lire et comprendre l’uchronie imaginée par Édouard. D’ailleurs, pour tromper la vigilance de la police du port d’Alexandrie, Michaël, doté de la double casquette de lecteur et de voyageur du temps, n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour trouver une solution : « En réalité, il n’avait pas eu d’intuition géniale : il se souvenait simplement du subterfuge utilisé par Rustico et Buono 42 ».

Si le roman de Christian Grenier est peut-être l’un des récits contrefactuels pour la jeunesse les plus formateurs pour le jeune lecteur dans la mesure où il met en lumière les codes génériques de l’uchronie afin de permettre à l’adolescent de les comprendre, ses homologues s’évertuent aussi à intégrer, dans leurs romans, des images métadiscursives et explicatives. De fait, ils doublent leurs fictions d’une dimension pédagogique. Celle-ci a d’abord pour vocation de sauver l’uchronie de l’incompréhension en initiant le jeune lecteur à la spécificité de ce genre littéraire. L’adolescent saisit ainsi la nécessité de connaître l’Histoire pour apprécier ce type de récit. Mais en suscitant l’intérêt du jeune lecteur pour le passé factuel, les écrivains ne font pas que sauver l’uchronie de l’incompréhension. Ils sauvent aussi l’Histoire de l’oubli.

 

Les enjeux didactiques des récits contrefactuels pour la jeunesse : sauver l’Histoire

Dans la nouvelle de Roland C. Wagner, « De la part de Staline », les adolescents qui sauvent le passé et restaurent le présent en abolissant la frontière qui coupe la France en deux sont des lycéens lambda qui accordent davantage d’intérêt au présent dans lequel ils vivent qu’au passé historique qui leur est enseigné à l’école. D’ailleurs, c’est dans l’optique de gagner de l’argent pour satisfaire leurs désirs immédiats que Dan, Phil et Chris décident de franchir la ligne de démarcation entre la France du nord et celle du sud. Toutefois, ce projet les amène à s’intéresser à l’Histoire, Phil ayant appris que le mot de passe pour entrer en contact avec les contrebandiers du nord mentionne un certain « Staline ». Intrigué par ce nom qui ne lui évoque rien, Dan se rend à la bibliothèque et consulte des encyclopédies sur ce personnage. En découvrant qui était Staline, l’adolescent en vient à s’interroger sur le rôle que le Russe aurait pu avoir lors de la Seconde guerre mondiale s’il n’avait pas été fauché par une balle perdue pendant la révolution de novembre : « S’il avait succédé à Lénine à la place de Trotski, qu’aurait-il fait face aux nazis ? Aurait-il rompu le traité secret de non-agression signé avec Hitler ? Et… la France aurait-elle été coupée en deux 43 ? » Comprenant que l’Histoire n’est pas qu’une suite rébarbative de dates ni qu’une succession d’événements lointains et poussiéreux mais qu’il s’agit de faits dont les causes et les conséquences ont un impact sur le présent, Dan réalise la nécessité de connaître ce patrimoine culturel :

 

Bon sang, voilà que l’Histoire commençait à l’intéresser ! Elle était bien bonne. Il n’avait jamais eu la mémoire des dates. Mais, là, c’était une période qui le touchait personnellement, dont il vivait les conséquences directes, pas des batailles et des rois vieux de mille ans  44.

 

C’est à cette prise de conscience de l’importance de l’Histoire que les écrivains pour la jeunesse aspirent à amener leurs lecteurs. Les auteurs ne sont pas dupes : ils savent que les adolescents manifestent généralement un intérêt mineur pour l’Histoire, voire un rejet complet, soit parce que, comme le héros de Roland C. Wagner, ils n’ont pas d’appétences particulières pour ce type de connaissances dont ils ne perçoivent pas les enjeux, soit parce que, en tant qu’enfants de la numérisphère, ils sont davantage intéressés par la fuite en avant que leur offre le flot d’images aisément accessible en ligne et qu’ils ne voient dans l’Histoire qu’une façon de légitimer le « bon vieux temps » dont certains adultes sont nostalgiques, soit parce que ces adolescents, dans leur quête d’identité, entendent précisément rompre avec l’héritage historique et culturel que souhaitent leur léguer les précédentes générations. Quelles qu’en soient les raisons, il y a bel et bien chez l’adolescent un désamour pour l’Histoire.

L’uchronie apparaît alors pour les écrivains comme un moyen de mettre fin à cette fracture. Avec leurs fictions, ils montrent comment on peut jouer avec l’Histoire, rapprochant le What if… contrefactuel des jeux d’enfants du type : « Je serais… tu serais… ». Cette dimension ludique de l’Histoire qu’exploite l’uchronie est d’ailleurs explicitement signalée par certains romanciers pour la jeunesse, Christian Grenier en tête. Dans Les lagunes du temps, Michaël rapproche régulièrement l’aventure qu’il vit dans la Venise contrefactuelle imaginée par son oncle des jeux de rôles et jeux vidéo conçus par l’écrivain pour donner une dimension interactive à ses romans. Ainsi en vient-il à s’interroger : « La chose surgie la veille avait-elle le pouvoir de créer des univers, un peu comme le logiciel Dieux, Dragons et Donjons, mis au point par l’oncle Édouard avant de mourir 45 ? » De même, dans @ssassins.net de Christian Grenier, le logiciel « Le troisième monde » permet de recréer le Paris du XVIIe siècle et offre aux joueurs les moyens de s’immerger dans l’Histoire pour mieux la comprendre. Cependant, certains utilisateurs mal intentionnés en profitent pour « modifi[er] le déroulement normal de l’Histoire 46 » : lors d’une embuscade, Anne d’Autriche et le jeune Louis XIV sont assassinés par les adeptes d’un ordre religieux – Le Saint-Office – qui tentent d’imposer leurs lois 47. A priori, les conséquences d’un tel acte restent cantonnées à l’univers virtuel qui développe alors une version contrefactuelle de l’Histoire. Mais il n’en est rien : les joueurs à l’origine du turning point dans le monde virtuel espèrent en effet exploiter cette réécriture de l’Histoire pour mieux asseoir leur pouvoir dans le « présent réel » des personnages. Par le biais de cette fiction, Christian Grenier met en garde le jeune lecteur contre les réécritures révisionnistes de l’Histoire. Loin d’être comparables aux uchronies, ces réécritures sont dangereuses car, si elles proposent bel et bien des récits contrefactuels, elles n’en assument pas la dimension hypothétique et les présentent au contraire comme des vérités. Telle est d’ailleurs la dérive que dénonce Éric B. Henriet dans Histoire revisitée – Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes :

 

Le révisionnisme n’a pas pour but d’imaginer un monde fondé sur l’hypothèse « et si… » Au contraire ! Il nie la raison d’être même de cette hypothèse en proclamant comme vérité vraie une histoire différente de celle enseignée. Il cherche à se poser en victime d’un complot généralisé mais son but ne se résume pas uniquement à réhabiliter une certaine idéologie ou des criminels patentés. Il vise également, en créant le doute dans les esprits ou plus simplement en tablant sur l’ignorance du public, à restaurer les éléments propices au développement futur d’une situation qui soit favorable à son idéologie  48.

 

En proposant des fictions qui invitent le jeune lecteur à prendre conscience de l’importance du savoir historique pour comprendre le présent et éviter d’être la proie de manipulateurs des faits, les auteurs des récits contrefactuels sauvent l’Histoire de l’oubli. Ils offrent aussi à l’adolescent les moyens de construire sa conscience citoyenne qui se nourrit des leçons du temps. Pour autant, grâce à la fiction contrefactuelle, les écrivains montrent que le passé ne doit pas être accepté sans remise en question. L’intérêt d’un récit contrefactuel est aussi d’interroger l’Histoire, y compris dans ses heures les plus noires. Dans Ceux qui rêvent de Pierre Bordage, Elmana, une adolescente noire, évoque les événements peu glorieux qui ont accompagné la construction des États d’Amérique, notamment le massacre des Amérindiens et l’esclavage. Clara admet que ce passé révolu ne peut être changé, si ce n’est de façon prospective, en en modifiant les conséquences dans le présent. C’est d’ailleurs l’espoir qu’elle place dans la république de l’Arcanecout où les héros veulent s’installer :

 

- Quand les Blancs sont arrivés en Amérique, ils se disaient tous attirés par un rêve commun, ils se sont presser d’exterminer les Rouges pour leur voler leurs terres et de capturer des nègres en Afrique pour les transformer en esclaves.

- Peut-être qu’en Arcanecout, ils ont tiré les leçons de leurs erreurs passées  49.

 

Conclusion

Peut-on sauver le passé ? À cette question, les écrivains pour la jeunesse répondent donc par l’affirmative. Non seulement ils proposent au jeune lecteur des uchronies où les héros s’engagent pour modifier un passé et/ou ses conséquences afin de le sauver et de restaurer un présent proche du « présent réel », mais en plus ils doublent leurs fictions d’une réflexion sur l’importance de l’Histoire afin de la sauver de l’oubli. Sous la plume des romanciers pour la jeunesse, le « peut-on sauver le passé ? » se double ainsi d’un « doit-on sauver le passé ? » qui appelle la même réponse car ces récits contrefactuels destinés au jeune lecteur s’adressent en fait au futur citoyen dont les choix impacteront aussi l’Histoire. Tel est l’enjeu des uchronies pour la jeunesse rappelé par Alain Grousset dans la préface de Divergences 001 :

 

Réécrire l’Histoire n’est pas renier la nôtre, c’est montrer qu’à chaque pas tout peut basculer. Cela doit nous rendre très vigilants, nous ne devons pas croire que laisser faire certaines choses aujourd’hui, que l’on juge anodines, ne sera pas lourd de conséquences pour nos enfants. Je pense ainsi que, aujourd’hui, notre vision actuelle de l’écologie et notre manière de gérer les ressources donneront, demain, des profils de société radicalement différents  50.

 

Le passé de demain est le présent d’aujourd’hui, un présent en proie aux défis climatiques et écologiques, aux dérives extrémistes et politiques en tout genre. Mais il est possible d’agir. En définitive, ce qu’enseignent les récits contrefactuels aux jeunes lecteurs c’est que ce passé de demain peut véritablement être sauvé.

  1. Alain Grousset, « Préface », dans Divergences 001, Paris, Flammarion, 2008, p. 11-12.
  2. Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, Paris, Éditions du Seuil, 2019 [2016], p. 86.
  3. Alain Grousset, La guerre de 14 n’a pas eu lieu, Paris, Flammarion, 2014, p. 54.
  4. Pierre Bordage, Ceux qui sauront, Paris, Flammarion, 2012 [2008], p. 270-271.
  5. Voir par exemple Imanuel Geiss, July 1914, The Outbreak of the First World War (New-York, Charles Scribner’s Sons, 1967) ou Patrick Gardiner, The Nature of Historical Explanation (Oxford, Oxford University Press, 1952).
  6. Alain Grousset, La guerre de 14 n’a pas eu lieu, op. cit., p. 10.
  7. Ibid., p. 10.
  8. Ibid., p. 10.
  9. Ibid., p. 11.
  10. Ibid., p. 12.
  11. Ibid., p. 157.
  12. Ibid., p. 28.
  13. Ibid., p. 26.
  14. Ibid., p. 40.
  15. Ibid., p. 167.
  16. Ibid., p. 112.
  17. Ibid., p. 159.
  18. Ibid., p. 159.
  19. Roland C. Wagner, « De la part de Staline », dans Divergences 001, op. cit., p. 246.
  20. Pierre Bordage, Ceux qui sauront, op. cit., p. 109.
  21. Ibid., p. 112.
  22. Ibid., p. 112.
  23. Pierre Bordage, Ceux qui rêvent, Paris, Flammarion, 2010, p. 71.
  24. Ibid., p. 138.
  25. Ibid., p. 45.
  26. Pierre Bordage, Ceux qui osent, Paris, Flammarion, 2012, p. 11.
  27. Roger Bozzetto, « Une approche de formes politiques imaginaires », dans L’imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, dir. Natacha Vas-Deyres et Lauric Guillaud, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011, p. 38.
  28. Les paradoxes temporels qui menacent la cohérence du récit contrefactuel sont celui du « circuit fermé » et celui du « voyageur qui tue son grand-père ». Voir Éric B. Henriet, L’histoire revisitée – Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, Amiens, Encrage Éditions, 1999, p. 17-18.
  29. J. K. Rowling, Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban, Paris, Gallimard, 2020 [1999], p. 422.
  30. Pierre Bordage, Ceux qui rêvent, op. cit., p. 157.
  31. Ibid., p. 199.
  32. Christian Grenier, Cyberpark, Paris, Hachette, 1997, p. 27.
  33. C’est la fameuse expérience du chat de Schrödinger.
  34. Christian Grenier, Les lagunes du temps, Paris, Hachette, 1997, p. 92.
  35. Ibid., p. 96.
  36. Ibid., p. 103.
  37. Ibid., p. 110-112.
  38. Ibid., p. 154.
  39. Ibid., p. 158.
  40. Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles, op. cit., p. 85.
  41. Christian Grenier, Cyberpark, op. cit., p. 15.
  42. Christian Grenier, Les lagunes du temps, op. cit., p. 165.
  43. Roland C. Wagner, « De la part de Staline », op. cit., p. 244.
  44. Ibid., p. 245.
  45. Christian Grenier, Les lagunes du temps, op. cit., p. 98.
  46. Christian Grenier, @ssassins.net, Paris, Rageot, 2004 [2001], p. 137.
  47. Ibid., p. 143-147.
  48. Éric B. Henriet, L’histoire revisitée – Panorama de l’uchronie sous toutes ses formes, op. cit., p. 48.
  49. Pierre Bordage, Ceux qui rêvent, op. cit., p. 307.
  50. Alain Grousset, « Préface », dans Divergences 001, op. cit., p. 12.