From Jane to Jane, dans les méandres de l'Austenmania
L’année 1995 est marquée par un engouement aussi soudain qu’inexplicable pour les œuvres de Jane Austen. Cet emballement qui se concentre sur la période 95-96, mais se prolonge au-delà, se traduit par un nombre considérable d’adaptations pour le cinéma et pour la télévision. Avec le recul pareille fièvre étonne. Et le phénomène surprend. Comment le comprendre ? À quoi l’attribuer ? À la mode, à notre commune passion pour la culture anglaise Et à qui ? À Jane Austen ? Ou bien aux acteurs qui incarnent les personnages avec tant de talent ? À moins que ce ne soit le contexte, la période ? Que se passe-t-il en 1995 ? Les modalités de fabrication, de diffusion, de production des œuvres culturelles sont-elles en train de changer ? Notre perception de l’œuvre littéraire se modifie-t-elle ? De quoi l’année 95 est-elle le signe ? De quoi Jane Austen est-elle le nom ?
La période, d’abord, est marquée par l’augmentation du nombre de productions sérielles mais aussi, et surtout, par le développement des techniques de diffusion, au premier rang desquelles figurent cette année-là l’accessibilité à Internet. 1995 voit, notamment, l’apparition d’Internet explorer et le passage à une nouvelle architecture des distributions, qui permet progressivement la connexion des ISPs aux NAPs, autorisant le droit à la commercialisation. Après l’industrialisation de l’édition, l’apparition du cinéma et de la radio en 1895, celle de la télévision en 1926, le développement d’Internet provoque une nouvelle accélération des diffusions, imposant d’autres modes de consommation de la fiction. Le second facteur relève plus largement de la mondialisation et de la promotion de la diversité culturelle contre l’exception culturelle. Cette lame de fond puissante qui reconfigure le paysage économico-culturel tend, après les négociations du G.A.T.T. (General Agreement on Tariffs and Trade), vers une nouvelle conception du marché de la culture. Privilégier la libre circulation des biens grâce aux technologies modernes devient la priorité. Une nouvelle vision s’impose comme celle de l’économiste Tyler Cowen qui loue la capacité de l’économie de marché capitaliste à assurer, en particulier pour la littérature, la peinture et la musique occidentales, tant la « diversité » que la « vitalité » de la production culturelle 1.
Cette configuration touche aussi le marché de l’édition. De grands groupes culturels investissent les médias et multiplient les partenariats avec les industriels. La production des littératures sérielles s’amplifie. Leur développement a pour effet de modifier les modes d’expression, encourageant notamment la polarisation des stéréotypes et la standardisation des formes narratives. « Écrire une œuvre littéraire, et en particulier une œuvre populaire, à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, c’est faire l’expérience de la constitution d’archi-textes génériques dont les déterminations ne se limitent pas à un seul média, mais se nourrissent des productions proposées sur des médias différents 2 », observe Matthieu Letourneux.
Ce phénomène a également pour conséquence d’affecter la réception des œuvres et la manière de les créer. Plus spécifiquement, les adaptations des œuvres littéraires pour le cinéma et la télévision réactivent les possibilités de lecture. Le lecteur (réalisateur et spectateur) participe activement à l’élaboration de la diégèse 3 en exploitant le potentiel de transfictionnalité porté par l’œuvre, qui se transforme. Les déplacements, les écarts, les conversions rendent progressivement la matrice méconnaissable. Richard Saint-Gelais, à qui l’on doit la notion de transfictionnalité, observe que la labilité des figures fictives (ici auteur ou personnages) « à forte circulation culturelle […] entraîne, de version en version, tout un jeu de sélections et d’additions, de sédimentations et de réaménagements qui font que la ‟vérité” de ces fictions ne repose plus sur les énoncés du texte source lorsqu’il y en a un 4». Pour autant, les caractéristiques du canon sont déterminantes, puisqu’elles participent de la capacité de la matrice à se transformer. Reste donc à comprendre en quoi l’œuvre princeps constitue une matrice suffisamment ductile pour donner naissance à de nouvelles versions.
Why Jane ? Une réception en demi-teinte
Pourquoi Jane Austen ? Pourquoi, Jane, entre toutes, et non Mary Wolstonecraft ou Ann Radcliffe ? La question se pose avec d’autant plus de raison que cette britannique, qui ne publia que six romans, Sense and sensibility en 1811, Pride and prejudice en 1813, Mansfield park en 1814, Emma en 1816, Northanger Abbey et Persuasion en 1818, à quoi s’ajoute une œuvre de jeunesse Lady Susan, datée de 1793-1794, rencontra en son temps un succès teinté de mépris. Ce que ses contemporains en pensent pourraient tenir dans la formule de Samuel Johnson : « Ces livres sont écrits principalement pour les jeunes, les ignorants et les oisifs 5. » On lui reproche son excès de subtilité, son sentimentalisme, et son manque d’intérêt pour la description des sensations.
Il faut donc attendre 1870 pour que son statut s’améliore, et ce, grâce à la publication par son neveu, James Edward Austen Leigh, d’un Memoir of Jane Austen. Transfigurée en une modeste célibataire chrétienne, elle acquiert, d’un coup, le statut de trésor national, idole à laquelle les Janeites 6 vont bientôt rendre leur culte. Pourtant, la métamorphose ne joue pas nécessairement en sa faveur. Elle est perçue par les auteurs américains que sont Mark Twain, Ezra Pound et Fenimore Cooper comme maniérée, vieux monde et claustrophobe ; en Grande-Bretagne, D.H. Lawrence la décrit comme « une anglaise, au mauvais sens du terme, une snob » ; quant à Ralph Waldo Emerson, il va jusqu’à la trouver « vulgaire de ton, stérile dans ses inventions artistiques, prisonnière des conventions misérables de la société anglaise, sans génie, ni esprit ni connaissance du monde […] Le suicide est plus respectable 7 ».
Le XXe siècle apporte toutefois un démenti à ces appréciations. Le théoricien du roman Ian Watt réhabilite bientôt une œuvre, dans laquelle il voit l’émergence d’un réalisme formel annonciateur d’une nouvelle modernité. De son point de vue, ces romans sont dotés d’une « authenticité sans prolixité ni tricherie 8 ». Malgré cette reconnaissance, au tournant des années 1960-70, les lectures divergent de nouveau. Si on en croit les féministes, la duplicité de l’œuvre est contestable car elle révèle tout à la fois la liberté de l’art et la dépendance des personnages 9. S’impose pourtant l’idée que Jane Austen est une femme en lutte contre le patriarcat. Révolutionnaire pour les uns, pour d’autres, elle est anti-jacobine. S’intéressant davantage à la portée politique de son travail, Alistair Duckworth et Marylin Butler déplorent son conservatisme politique et religieux 10.
Ces dissensions, attribuables à une œuvre qui oscille entre moralisme et critique des conventions sociales, révèlent plus la plasticité et l’intemporalité des romans de Jane Austen que ses ambigüités profondes car ses qualités esthétiques sont manifestes. En étudiant les formes de son ironie (D.A. Miller, 2003), la clarté de son style (Roger Gard, 1992), la qualité de son empathie (Thomas Pavel, 2003), les critiques rendent enfin hommage à une femme qui sait écrire. Dans La Pensée du roman, Thomas Pavel pointe enfin ce qui caractérise l’écrivain, en qui il voit un précurseur du roman psychologique : « La banalisation et l’intériorisation de l’intrigue, ainsi que la notation attentive des modifications infinitésimales dans les opinions des personnages à propos d’eux-mêmes et de leurs relations avec les autres 11. »
À quoi, par conséquent, attribuer le retour en grâce de Jane Austen ? Le principal mérite en revient sans doute à la vague des fictions post-féministes, en provenance des États-Unis, qui posent un regard irrévérencieux sur les problèmes auxquels les femmes sont confrontées 12. Les choix d’une femme perçus du point de vue de son intériorité font facilement l’unanimité parmi celles qui veulent promouvoir la subjectivité féminine. Il faut bien l’admettre, Jane Austen est d’abord une femme, lue par des femmes, qui écrit des histoires de femme dans un style limpide. Si on ajoute à cela qu’elle est un écrivain de langue anglaise, dans une position culturellement hégémonique et que ses romans comportent de nombreux et brillants dialogues 13, qui se prêtent aisément à l’écriture d’un scénario, on aura probablement mieux saisi les raisons de son succès.
Expansion de la matrice, naissance de la chick-lit
À partir de 1995, les adaptations cinématographiques et télévisées des romans de Jane Austen se succèdent, témoignant de l’activité d’un marché fiévreux et prolifique. Il y a d’abord le film d’Ang Lee, Sense and sensibility (1995), dans lequel figurent Hugh Grant et Emma Thompson, ainsi que Persuasion (1995) réalisé par Roger Michell pour la BBC, ensuite, l’adaptation de Pride and prejudice (1995) par Andrew Davies pour la BBC. Cette mini-série, qui fait date en raison de l’interprétation de Colin Firth dans le rôle de Darcy, réunit pas moins de 11 millions de téléspectateurs par épisode. L’année suivante, sort Emma, un film américain de Douglas McGrath avec Gwyneth Paltrow, ainsi qu’une adaptation de ce même roman par la BBC. Parmi les adaptations qui suivront, mentionnons : Pride and prejudice (2005) de Joe Wright avec Keira Knightley, des adaptations de la BBC, Persuasion (2007) et Emma (2009), Northanger Abbey (2007) sous forme d’un téléfilm diffusé sur ITV ; ajoutons, pour souligner l’inépuisable vitalité du filon, un Emma d’Autumn de Wilde à venir en 2020.
Quelles sont les caractéristiques de ces adaptations ? Si, dans la majorité des cas, l’essentiel de l’intrigue est préservé, la période historique demeure en revanche assez floue. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les critiques lui donnent le nom d’ « Austen time », une période qui désigne surtout le temps de la fiction romanesque. Hésitant entre la fin du XVIIIe siècle et le Directoire, le contexte évoque une époque idyllique, constituée d’un décor de paysages agréablement champêtres et de séjours à Londres ou à Bath. Les films n’ignorent en revanche rien de la nature des enjeux sociaux décrits dans les romans. Moquant le snobisme des classes aisées sans discuter les inégalités sociales, la population rurale représente la classe moyenne actuelle, une classe obsédée par les considérations financières et par les préjugés sociaux. L’esprit de la comédie de mœurs, déjà présent dans l’œuvre de Jane Austen, réapparaît dans les contradictions de la gentry partagée entre l’attrait pour la fortune et l’éclat du nom. On s’amuse volontiers des commerçants, nouvellement enrichis, de l’arrogance de l’aristocratie et de la cupidité du clergé. On s’étonne même que de simples négociants puissent se conduire en gentlemen.
Cet arrière-plan laisse la part belle à des héroïnes, qui raisonnent et moralisent sans se faire la moindre illusion sur les failles de l’éducation parentale (Orgueils et préjugés) ni sur l’égoïsme de l’être humain. Si elles croient à l’honorabilité pour établir de manière solide une respectabilité fondée sur le mode de vie, l’éducation et l’intégrité morale, elles font montre d’une ironie railleuse qui leur épargne de sombrer dans la mièvrerie du sentimentalisme ; elles partent donc en quête d’un mari avec le désir de rester lucides et de surmonter les malentendus et les erreurs de jugement.
Quand on examine l’adaptation de Pride and prejudice par la BBC en 1995, on constate qu’en dépit d’une scrupuleuse fidélité à l’intrigue et aux dialogues, l’introduction de plusieurs scènes étrangères au roman confèrent au personnage de Fitzwilliam Darcy une dimension romantique totalement nouvelle. Dans la scène dite « du lac », l’apparition de Darcy en amoureux transi, la chemise transparente, mouillée par un plongeon qui traduit sa détresse amoureuse, l’ajout d’une scène le représentant prenant un bain dans un tub tandis que des serviteurs versent de l’eau sur sa tête avant de lui présenter une sortie de bain qui masque sa nudité, le regard qu’il jette depuis sa fenêtre sur Elizabeth Bennet jouant avec un chien, la scène le représentant l’épée à la main dans un cours d’escrime pour indiquer qu’il combat son amour envers Elizabeth, et sa déclaration finale - « je serai victorieux, je le serai 14 » -, toutes ces scènes confèrent au personnage un statut inédit, celui d’objet sexuel. Le sexe surgit ainsi dans un monde que l’on croyait seulement préoccupé d’amour et d’argent. Cet écart n’est pas dépourvu d’efficace. Il provoque en Grande-Bretagne une flambée hystérico-médiatique, qui déclenche, en même temps qu’une Darcymania, une nouvelle expansion de la matrice.
En 1996, le personnage de Darcy réapparaît dans Le journal de Bridget Jones de Helen Fielding, soit un an après la production de la BBC ; il revient dans l’adaptation du livre pour le cinéma en 2001 par Sharon Maguire qui, pour rendre plus convaincante la transfictionnalisation, demande à Colin Firth, qui interprétait le Darcy d’Orgueil et préjugés, d’interpréter celui de Bridget Jones ; Hugh Grant, déjà présent dans le premier Emma et spécialiste des comédies romantiques depuis Quatre mariages et un enterrement (1994), incarne, quant à lui, le personnage de Daniel Cleaver. Pour renforcer l’effet de transfictionnalité, Bridget travaille dans la maison d'édition Pemberley Publishing, allusion au nom de la demeure possédée par Darcy dans le roman, demeure symbolique de sa richesse par la propriété des grands domaines ruraux. Ce cas d’intertextualité explicite, c’est-à-dire de mise en résonnance explicite de deux univers narratifs, provoque de nouvelles expansions. D’autres livres s’ensuivent : en 1999, un second roman, Bridget Jones, The Edge of reason, qui entre en résonance, par une intertextualité explicite, avec Persuasion ; le roman donne lieu en 2004 à une adaptation cinématographique ; Bridget Jones’baby est publié en 2013, en 2016 son adaptation cinématographique.
La publication du Journal de Bridget Jones s’inscrit dans la filiation des fictions post-féministes, également connues sous le nom de chick-lit, littéralement « littérature pour les poulettes ». Si la désignation possède initialement une connotation ironique et moqueuse, Cris Mazza, qui en est l’auteur, insiste sur le fait qu’une telle littérature s’émancipe des standards du patriarcat en décrivant des femmes sûres d’elles-mêmes, plus indépendantes, plus ordinaires, donc tout simplement humaines 15.
La dimension discrètement féministe de la chick-lit repose sur la représentation de la vie quotidienne d’une nouvelle génération de femmes de 20-30 ans, dont la vie professionnelle est active, qui désirent le pouvoir, voudraient s’émanciper mais qui espèrent, par-dessus tout, vivre une histoire d’amour digne des grands romans. Cette littérature, évidemment écrite par des femmes, opte la plupart du temps pour une narration à la première personne. Conformément aux lois du genre, la Bridget Jones de Fielding tombe dans la catégorie des femmes ingénues, d’autant plus touchantes qu’elles sont maladroites. Célibataire, elle expérimente plusieurs relations avant de reconnaître Darcy pour celui qu’elle recherche. Cette reconnaissance est le résultat d’un chemin semé d’embûches, au cours duquel elle s’est trompée, égarée et amplement ridiculisée. Le personnage mûrit à mesure que sa compréhension de la signification des incidents et des quiproquos s’éclaircit. Possédant un sens de l’autodérision largement au-dessus de la moyenne, elle survit aux humiliations en portant un regard impitoyable sur ses actes. Là où Elizabeth Bennet se sentait « absolument honteuse d’elle-même 16 » pour avoir accordé sa confiance à un homme désagréable et peut-être mauvais, Bridget admet qu’elle n’a « jamais été aussi humiliée de sa vie 17 ».
Le caractère transgressif de la chick-lit réside dans le fait qu’elle bouleverse la logique du récit sentimental en agrégeant des pratiques discursives issues de la presse féminine, de la presse people et plus largement les imaginaires consuméristes et médiatiques. Matthieu Letourneux, qui consacre plusieurs pages à ce phénomène, rappelle que Bridget Jones provient du personnage récurrent d’une série de chroniques écrites par Helen Fielding pour The Independent à partir de 1995. Tout comme Adele Lang et Candace Bushnell, elle s’inscrit dans une perspective de déconstruction des héritages du récit sentimental, dont elle moque les stéréotypes – le stéréotype étant ici représenté par la femme dépourvue d’indépendance sociale et économique, qui conçoit son bonheur dans le couple et la réussite sociale subordonnée à la domination masculine. L’inversion des rêveries sentimentales en situations scabreuses constitue l’un des principaux ressorts transgressifs et comiques. Toutefois, la divergence critique initiale (le discours féministe) se trouve rapidement reformulée en variantes renouvelées du modèle traditionnel (Bridget Jones se marie). L’évolution des romans de chick-lit prouve que les postures, au départ divergentes, sont rapidement assimilées et recyclée par les conventions archi-textuelles 18.
Si l’expansion de la chick-lit se traduit par l’apparition de séries télévisées telles que The Sex and the city (1998) ou des collections comme « Red Dress Ink » chez Harlequin, le genre se développe aussi dans la littérature pour la jeunesse. Rappelons que, dans ce champ, la sectorisation du marché s’est traduite dès 1995 par une partition sexuée des productions, d’abord pour les filles, ensuite pour les garçons. Ce partage qui articule de fait une différenciation du genre littéraire en fonction du sexe du lecteur se décline à travers les collections. Apparaissent ainsi des collections pour filles, telles que Cœur Grenadine (Bayard, 1997), Grand Galop (Bayard, 1998), Danse (Pocket jeunesse, 1998), Toi + Moi = cœur (Pocket jeunesse, 2000). En 2005, le phénomène prend de l’ampleur. Pocket jeunesse annonce qu’il faut produire « des romans qui correspondent aux attentes des filles, à leurs goûts et à leurs passions 19 ». Hachette jeunesse qui s’est déjà imposé avec le Journal d’une princesse de Meg Cabot (huit tomes en 2007) lance sa collection Planète filles en semi-poche. La collection Wiz, chez Albin Michel jeunesse, favorablement orientée vers la fantasy, s’ouvre à la chick-lit en publiant des romans mêlant girly et fantasy. Sortilèges et sac à mains de Sarah Mlynowski (couverture rose) en constitue un des premiers avatars. Suit la publication des Futures vies de Justine (2007) de Chloë Rayban et d’Une Saison en bikini (2007) de Melissa de la Cruz. Le roman chick-lit pour adolescentes trouve aussi des prolongements à travers des romans historiques tels que Les Orangers de Versailles (Anne Pietri, Flammarion, 2005) ou Les Colombes du roi soleil (Anne-Marie Desplat-Duc, Flammarion, 2005). Sans entrer plus avant dans les expansions de ce genre, concluons provisoirement que le développement conjoint du trans-générique et du trans-sectoriel offre à la chick lit de nouveaux débouchés commerciaux.
Les dérivés transfictionnels de la matrice, le triomphe de Jane
La circulation d’un personnage d’une œuvre à l’autre, circulation redoublée par l’interprétation du personnage par un même acteur, a pour effet de réactualiser le personnage et d’en potentialiser les effets. En plongeant dans le lac, Darcy accède à un espace fictionnel second où circulent des héros riches, sexy et romantiques. Mais au-delà de la résurgence d’une figure renouvelée, le succès de Darcy, son charme, sa séduction ont pour effet de rejaillir sur l’auteur qui a présidé à sa destinée. Erigée au rang de « star », Jane Austen participe dès lors de l’expansion du champ fictionnel. Le Wall street journal forge pour elle le néologisme d’Austenmania 20. Quant à Entertainment Weekly, il la mythise au point de lui attribuer la dixième place des personnalités les plus en vue :
Elle ne fréquente pas les soirées où l'on va pour voir et être vue. Elle évite la presse. Des rumeurs malveillantes disent même qu'elle aurait eu une relation incestueuse avec sa soeur. Et franchement, elle aurait besoin d'un changement drastique de style. Mais rien que cette année, quatre de ses livres ont été adaptés pour le grand et le petit écran. Elle a même son propre site avec Brad Pitt, la star d'internet (et pourtant elle n'a jamais été surprise en train de se faire bronzer les fesses sur une île des Caraïbes). Pas mal pour une jeune britannique morte depuis 178 ans 21.
En 1996, Vanity Fair la considère comme « l’écrivain le plus tendance du show-business 22 ». En 1996, dans People, elle devient l’une des personnalités les plus « fascinantes », avec Bill Clinton et la princesse Diana. Même si les raisons d’un tel succès sont parfois perçues d’un œil critique - l’écrivain britannique Martin Amis considère que les romans de Jane Austen sont tous construits sur la même trame narrative et que leur adaptation recycle de très vieilles ficelles 23 -, le discours le plus répandu aux États-Unis attribue sa célébrité au contenu idéologique porté par ses récits. Newsweek, citant Charles Denton, directeur de BBC drama estime que « Jane Austen est clairement le Quentin Tarantino de la classe moyenne 24 » ; et on peut lire, dans The New York Times, sous la plume d’Edward Rothstein :
Ce n’est donc pas un hasard si ses romans qui détaillent admirablement des récits d’éducation morale et sociale, inspirent tant d’intérêt à une époque où les défenseurs des valeurs traditionalistes, de plus en plus inquiets, critiquent la culture américaine pour ses manquements dans le domaine […] Nous observons le monde de Austen avec envie 25.
À en croire ces zélateurs, Jane Austen, plus actuelle, plus vivante, plus enviée que jamais, doit son succès à l’effondrement d’une société qui méprise les valeurs morales. La photographie illustrant l’article qu’Entertainment weekly lui consacre en 1995 est sans doute la plus éloquente : la voici en robe d’époque, assise sur un transat au bord d’une piscine, un script dans une main, un téléphone dans l’autre, tout à la fois ancienne et moderne, réconciliant avec grâce les deux mondes, celui du show-business américain et de la littérature britannique.
Pourtant, au-delà du discours médiatique, les raisons de sa fortune sont surtout à rechercher dans les stratégies commerciales mises en œuvre par l’industrie culturelle : un budget peu élevé, la reprise d’un canon du cinéma, le drame historique anglo-holywoodien, des films diffusables dans des multiplexes et dans des salles d’art et d’essai, sans oublier la caution littéraire de l’auteur. Les nombreux dérivés transfictionnels et transmédiatiques de la matrice témoignent finalement de la mise en œuvre d’une stratégie commerciale qui vise le public le plus large possible par la multiplication des sous-produits et des films cross-over. C’est pourquoi outre les adaptations mentionnées plus haut, d’autres dérivés voient le jour. Dès 1990, Metropolitan de Whit Stillman reprend, en l’actualisant, l’intrigue de Mansfield Park, ; en 1995, Clueless de Amy Heckerling propose une teen romance américaine, basée sur Emma. En 2011, deux adaptations de Sense and sensibility font conjointement leur apparition sur les écrans : Scents and Sensibility de Brian Brough et From Prada to Nada d’Angel Gracia ; à quoi s’ajoute un Bride and Prejudice de Gurinder Chadha, qui propose en 2004 une version Bollywood de Pride and prejudice.
Compte tenu des succès de librairie de Jane Austen, il n’est pas surprenant que ses lecteurs deviennent à leur tour des embrayeurs fictionnels dans des films qui cherchent à renforcer l’illusion romanesque. Dans Lost in Austen (2008), Dan Zeff imagine l’immersion fictionnelle d’une lectrice de Pride and prejudice tandis qu’Austenland (2013) raconte les aventures d’une américaine qui se rend dans un parc à thème en Angleterre pour rencontrer Darcy.
Pour autant, la fiction austenienne n’échappe pas aux hybridations génériques. Orgueil et préjugés et zombies de Seth Grahame-Smith offre ainsi un exemple d’extension du roman sentimental au roman de zombies. D’abord publié en 2009, puis adapté pour le cinéma en 2016, ce roman pastiche truffé de morts-vivants propose, à en croire Richard Saint-Gelais, « un rare cas de reprise à peu près littérale (agrémentée d’ajouts et de substitutions) du texte original, ainsi forcé d’accueillir ce qu’on n’hésitera pas à qualifier de corps étrangers 26 ».
L’expansion des versions qui s’appuient sur la figure de Jane Austen et sa personnagification propose évidemment d’autres dérivés. Jane Austen apparaît dans des écritures transfictionnelles avec Jane Austen’s guide to dating de Laura Henderson en 2005, Jane Austen ruined my life de Beth Patillo en 2009, ou Jane Austen made me do it qui propose en 2011 un ensemble de nouvelles rédigées par une vingtaine d’auteurs et inspirées par les romans de Jane Austen ; Jane and the Canterbury Tale : being A Jane Austen Mystery de Stephanie Barron (2011) imagine une Jane Austen enquêtant sous les traits d’un détective ; Pies and prejudice (2007) s’adresse à la jeunesse. Plus singulier, The Lizzie Bennet Diaries (2012) de Bernie Su propose une série de100 épisodes sur You tube sous la forme d’un vlog style webseries. Quant à la plateforme de jeu Stride and prejudice (2013), elle offre « une course sans fin » et promet au joueur la circulation d’un chapitre à l’autre dans une perspective bi-dimensionnelle qui suit les déplacements de l’héroïne à travers les mots.
Conclusion
Si on considère que le premier sequel de Jane Austen date de 1914 27, 75 ans plus tard, l’exploitation de ses romans réactive la fiction sentimentale au sein d’une économie culturelle qui cherche des niches profitables en privilégiant les déclinaisons transmédiatiques. Qu’est Jane devenue ? Un signe de littérarité ? Ou une simple marque publicitaire ? La réponse revient sans doute à la Banque d’Angleterre, qui, dans un dernier effet de fabrication transmédiatique, décide de mettre en circulation le 14 septembre 2017 un billet de 10 livres à l’effigie de Jane. Quel autre medium - et quel auteur ? - saurait mieux représenter et la valeur symbolique du produit et sa valeur marchande et son inépuisable capacité de circulation ?
- Tyler Cowen cité dans Tristan Mattelart, « Enjeux intellectuels de la diversité culturelle. Éléments de déconstruction théorique », Culture prospective, vol. 2, n°2, 2009, p. 1-8, p. 6.
- Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne, littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, 2017, p. 101.
- Nous renvoyons ici à la théorie de la réception formulée par Hans Robert Jauss : « L’œuvre littéraire n’est pas un objet existant en soi et qui présenterait en tout temps à tout observateur la même apparence […] Elle est bien plutôt faite, comme une partition, pour éveiller à chaque lecture une résonance nouvelle qui arrache le texte à la matérialité des mots et actualise son existence ». Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris Gallimard, « Tel », 1978 [1974], p. 47.
- La notion de transfictionnalité est créée par le chercheur canadien Richard Saint-Gelais en 2011. Elle s’applique quand deux textes (le terme de texte est à prendre au sens large de bande dessinée, cinéma, jeu vidéo, représentation théâtrale) du même auteur ou non se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement d’une intrigue préalable ou partage d’un univers fictionnel. Pour la citation, Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Le Seuil, 2011, p. 379.
- The Rambler du 31 mars 1750 (n°4), cité par Pierre Goubert dans l’édition des œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2000, p. XXVII.
- On désigne sous ce terme les adorateurs de Jane Austen. Le terme de « Janeite » fut initialement inventé par le spécialiste de la littérature George Saintsbury, en 1894, dans son introduction à une nouvelle édition de Pride and Prejudice.
- « She was English… in the bad snobbish sense » ; « vulgar in tone, sterile in artistic invention, imprisoned in the wretched conventions of English society without genius, wit, or knowledge of the world… Suicide is more respectable. » Ces citations proviennent de Janet Todd, The Cambridge introduction to Jane Austen, Cambridge, Cambridge university press, 2015, p. 34 et p. 35.
- An « authenticity without diffuseness and treachery », Ian Watt, The Rise of the novel, London, Chatto and windus, 1957, p. 296-297.
- Tel est le point de vue de Sandra Gilbert et de Susan Gubar dans The Madwoman in the attic publié en 1979.
- Alistair Duckworth, The Improvement of the Estate (1971) et Marylin Butler Jane Austen and the War of ideas (1975).
- Thomas Pavel, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 273.
- Cris Mazza, Chick-lit, postfeminist fiction, University of Alabama Press, 2000 [1995], p. 9. « Their fiction takes an irreverent slant on the very issues women are concerned about. »
- On peut sur le sujet se référer aux propos d’Ernest Baker : « [i]n her own way, she adopted and carried further Fielding’s dramatic method of presenting action through a succession of short scenes in dialogue. Though keeping the right to comment, she relied more on dialogue. », Ernest Baker, The History of the English Novel: Edgeworth, Austen and Scott, New York, Barnes and Noble, 1967 [1929], p. 110.
- « I shall conquer this. I shall. »
- Cris Mazza and Jeffrey DeShell, Chick-Lit: postfeminist fiction, op. cit., 2000.
- « Absolutely ashamed of herself ».
- « Never been so humiliated in life ».
- Nous devons à Matthieu Letourneux cette analyse, dans Fictions à la chaîne, littératures sérielles et culture médiatique, op. cit., p. 235-237.
- Cité par Bertrand Ferrier dans Mais tout n’est pas littérature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 446.
- Wall Street Journal, cité dans Claire Harman, Jane's Fame: How Jane Austen Conquered the World, Edinburgh, Canongate, 2009, p. 209.
- « She doesn't go to the see-and-be-seen parties. She's reticent with the press. There are nasty rumors that she engaged in an incestuous relationship with her sister, for God's sake. And frankly, she could use a makeover. But in this year alone, four of her novels have been adapted for the big and small screens. And with numerous World Wide Web sites devoted to her glory, she even holds her own with Internet pinup Brad Pitt (and they never caught her with her pants down, sunning herself on a Caribbean island). Not bad for a British broad who's been dead for 178 years. » Cité dans Claire Harman, Jane's Fame: How Jane Austen Conquered the World, op. cit., p. 209.
- « The hottest writer in showbusiness. » Cité par Anna Leszkiewicz dans the New Statesman, 31 décembre 2015.
- Dans un article publié dans le New Yorker la 31 décembre 1995.
- « Jane Austen is obviously the Quentin Tarantino of the middle class. » Cité dans Eckart Voigts-Virchow, Janespotting and Beyond: British Heritage Retrovisions Since the Mid-1990s, Tübingen, G. Narr, 2004, p. 38.
- « It is no accident that her novels’ finely detailed accounts of moral and social education should inspire such interest at a time when conservative criticism of American culture is increasingly concerned with failures in those areas […] we gaze upon Austen’s world with... envy. » Cité dans Barbara Selznick, Global television, co-producing culture, Philadelphia, Temple university press, 2008, p. 91.
- Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, la transfictionnalité et ses enjeux, op. cit., p. 86.
- Dans Old Friends and New Fancies : An Imaginary Sequel to the Novels of Jane Austen, Sybil G. Brinton, qui incorpore les personnages des six romans majeurs de Jane Austen dans une unique histoire.