HUM. TU N’AS PAS PEUR ? Représenter le saphisme en zone interdite : politique, psychisme et stratégies d’une autrice camerounaise
Je m’appelle Jo Güstin, je suis une femme Noire androgyne, sans handicap physique, cognitif, mental ou d’apprentissage, née dans une famille bourgeoise au Cameroun et mon pronom de genre est elle. Après quinze ans au Cameroun, quatorze en France et trois en Allemagne, je vis désormais au Canada. Je suis écrivaine, humoriste, parolière, scénariste pour la bande dessinée et l’audiovisuel, dramaturge, actrice vocale, réalisatrice de cinéma, directrice de casting, coordinatrice de scénarios, productrice de projets créatifs multidisciplinaires (podcasts, films, arts de la scène, littérature…), entrepreneuse, relectrice et correctrice. Je fais aussi des tresses africaines, avec du fil, avec des rajouts ou sans rien du tout, je crée mes propres coiffures avec de la laine de toutes les couleurs que je laisse pendouiller. Je suis militante contre toutes formes d’oppressions systémiques : le racisme, le capitalisme, le spécisme, l’impérialisme, le classisme, le validisme, la transphobie, le sexisme, l’étatisme, le militarisme et l’homophobie, que je dénonce dans mes créations. Bref, tout ça pour dire que parmi mes nombreuses casquettes, il n’y a pas celle d’universitaire. Hormis la perpétuelle quête de mon identité et du sens à donner à ma vie, je ne fais pas de la recherche et ceci ne sera pas un papier de chercheuse. Je tiens toutefois à faire remarquer que j’ai trois points communs avec les chercheuses et chercheurs : je me pose des questions, je passe mon temps à observer et analyser le réel et je ne gagne pas d’argent. Voilà qui justifie, je pense, ma présence dans cette revue.
Il y a quelques années maintenant, quand j’ai vu passer l’appel à communications « Sapphic Vibes — Les lesbiennes dans la littérature de la Renaissance à nos jours », à présenter lors d’un colloque en mars 2019 à l’université de Mulhouse, je me suis sentie interpellée parce que :
1) je suis écrivaine, je suis donc dans la littérature,
2) je suis contemporaine, j’ai commencé à écrire bien avant la puberté, mais bien après la Renaissance,
3) je suis… je… j’écris… des lesbiennes. J’écris des histoires avec des lesbiennes dedans.
J’ai un peu tremblé sur la 3) parce que je passe deux à trois mois par an auprès de ma famille au Cameroun, et dans ce pays, le soupçon d’homosexualité est passible de cinq ans d’emprisonnement. Un cas qui avait défrayé la chronique même en France était celui d’un juge camerounais qui a condamné à cinq ans de prison ferme un homme cisgenre soupçonné de ne pas être hétérosexuel. La preuve accablante non nécessaire, mais suffisante pour ce juge, était la suivante : en plus d’être coiffeur pour hommes, le suspect buvait du Bailey’s. « Qui commanderait du Bailey’s, si ce n’est une fille ? », aurait dit le juge, d’après un article de Jeune Afrique 1. Bref, tout le monde n’a pas la chance d’habiter dans un pays où être LGBTQIA+ est tout à fait légal. Tout le monde n’a pas la chance d’habiter dans un pays où le soupçon de non-hétérosexualité n’est pas passible d’emprisonnement. Tout le monde n’a pas la chance d’habiter dans un pays comme la France ou le Canada, où tout ce qu’on risque quand on est LGBTQIA+, c’est l’isolement et le rejet, la précarité, un licenciement, le harcèlement ou… être assassiné∙e. Pour ça, je suis contente de ne plus habiter au Cameroun, chanceuse d’avoir trouvé refuge en France et au Canada, où je peux vivre libre et gaie à souhait si je fais l’effort d’avoir une expression de genre conforme à mon sexe (un fond de teint Fenty Beauty, des jambes et des aisselles bien épilées, un style vestimentaire sans équivoque qui ne contraint personne à venir me demander « Ma pote et moi, on se posait la question : t’es une fille ou un garçon ? »), de garder les démonstrations d'affection loin des écrans et de l’espace public, de renoncer à une vie de famille, de ne pas mêler d’enfants à tout ça, de ne pas imposer des pronoms de genre trop compliqués, de ne pas être en situation de handicap, d’avoir de la thune, d’être blanche (ça peut servir) et surtout, d’être cisgenre.
Donc a priori, j’ai toutes les raisons d’avoir peur de « tout le monde, ailleurs comme ici 2 » : peur d’exister dans l’espace public, peur d’être moi-même dans le cercle familial, peur de l’ouvrir dans un livre ou à l’antenne, peur d’une vie passée à la fermer, peur d’une vie future enfermée à la prison de New Bell, peur des questions, peur de l’après, peur de la bêtise et de la cruauté humaines… Alors pourquoi est-ce que je le fais quand même ? Et dans quel état d’esprit est-ce que je crée ce que je crée ? Quels sont mes mécanismes de protection dans mon processus de création ? Après vous avoir présenté la politique qui motive mon travail d’écriture, je vous parlerai de mon psychisme avant, pendant et après ce travail et enfin, de mes stratégies d’auto-protection pendant le processus de création d’histoires représentant des lesbiennes.
Politique : comment passe-t-on de l'écriture de personnages cis hétéros blancs à l’invention d'héroïnes noires queers et trans ?
Je crois que vous n’avez pas bien lu le titre, car je n’ai pas entendu de mâchoire tomber. Pouvez-vous concevoir qu’une petite fille Noire au Cameroun invente des histoires pendant une douzaine d’années, avec des personnages pratiquement tous blancs ? Et c’est pourtant ce qui s’est passé. Il ne faut pas sous-estimer la puissance des systèmes d’oppressions.
Première enfant de mes parents et première petite-enfant de ma grand-mère, j’étais aimée et plutôt choyée à la maison, mais je n’étais pas à ma place à l’école. Je n’ai jamais suivi le groupe, jamais été à la mode et, très cérébrale, j’ai toujours eu cette fâcheuse habitude de réfléchir avant d’agir. Alors, j’étais victime de moqueries, je marchais seule, je ne me faisais pas d’ami∙e∙s, et tant mieux parce que je trouvais les gens et la vie autour de moi très peu captivants, alors qu’il suffisait que je ferme les yeux pour que je rencontre des personnages aux intrigues renversantes. Déjà à l’école primaire, je trouvais refuge dans mon imagination : je donnais vie à des mondes et à des personnages pour les habiter… Quand j’avais sept ou huit ans, c'était sous la forme de « papiers-personnes », un monde d’environ cent personnages découpés dans des pages de cahier (dix centimètres de haut), et sur le dos desquels j’avais écrit âge, nom et prénom, profession, aime ou déteste qui ou quoi… J’y jouais toute seule, je les connaissais toutes et tous. Pendant des semaines, la nounou a menacé de les jeter parce que ça faisait désordre, et un jour, je les ai rangés dans deux boîtes vides de Corn Flakes. En rentrant de l’école un jour, j’ai compris que la nounou avait jeté les deux boîtes de Corn Flakes. Première tuerie de masse.
Un an plus tard, j’entrais en sixième et on me donnait enfin ma propre chambre ! C’est dans cette chambre qu’on rangeait le gros ordinateur Windows 95. Il y avait Word, le Démineur, le Solitaire… C’est en sixième, à la sortie des cours et tous les weekends, que j’ai écrit mon premier roman : La Dynastie Forever, 300 pages Word inspirées du soap-opéra Amour, Gloire et Beauté qui était diffusé au Cameroun sous le titre Top Models. À la place des Forrester de Top Models, on avait la riche famille blanche et texane Forever et mon personnage principal était leur fils, Stans, blondinet de onze ans, qui avait déjà une voiture de luxe ainsi que son propre ranch. Tous les personnages de La Dynastie Forever étaient blancs, riches, non porteurs de handicaps, cisgenres et hétérosexuels.
C’est en cinquième que j’ai créé mon tout premier personnage principal non blanc : Rémi, le héros de Moi, playboy. Rémi était métis, orphelin de père, mec cis hétéro, fils unique de dix-neuf ans élevé par une mère célibataire Noire, grosse et aide-soignante à Clermont-Ferrand (France). Il était grand, musclé, discret, gentil, beau comme un dieu… grec. Même s’il était un charmeur invétéré et que toutes les filles du lycée étaient à ses pieds, il avait beaucoup d’affection pour sa petite amie Perle (ou Prune, je ne me rappelle plus…) qui était blanche, discrète et gentille elle aussi, de taille moyenne… et tout se passait bien jusqu’à ce que Tamara, la cousine éloignée de Rémi, arrive du Cameroun pour vivre avec Rémi et sa mère. Tan-tan. Tamara avait la peau très Noire, elle était très grande, mince et musclée, forte poitrine, fesses rebondies, elle n’était pas discrète ni gentille, elle parlait fort et faisait du mal autour d’elle. Elle était un peu plus âgée que Rémi et son but était de briser le couple du playboy en couchant avec ce dernier. Elle est parvenue à ses fins une nuit où elle lui a « fait réviser toutes les positions du Kama Sutra » [phrase dont je me souviens, car ma cousine, seule personne autorisée à me lire, m’a longtemps charriée là-dessus].
J’étais en cinquième et peut-être aussi quatrième quand j’écrivais ce qui était alors mon deuxième roman inédit. C’était en 1999 et je n’avais pas Internet pour savoir qu’on ne peut pas porter des minishorts et des sandales dans les rues de Clermont-Ferrand en plein mois de février, ni pour me renseigner sur ces fameuses positions du Kama Sutra. Mais j’avais déjà intériorisé à cette époque que la meilleure façon d’être Noir∙e, c’était d’être métis∙se, qu’une femme Noire en France était forcément une aide-soignante, que les personnes Noires à la peau foncée étaient grotesques et grossières, que les femmes Noires étaient des bêtes de sexe, des briseuses de ménage, le serpent du jardin d’Eden, des êtres aussi corrompus que Nicolas Sarkozy, que les femmes blanches étaient gracieuses et courtoises, que playboy était une qualité chez un mec cisgenre, que l’infidélité de Rémi était la faute de Tamara, qu’on ne pouvait être belle sans être mince, qu’on ne pouvait avoir d’attirance pour une personne du même sexe que le sien, et qu’il valait mieux coucher avec son cousin qu’avoir une relation lesbienne. Tout dans mon livre reflétait la cis hétéronormativité et les hiérarchies de corps, de genres, de races et de classes sociales à la Disney Channel, M6, TF1, France 2, Canal + Horizons… Mon imaginaire aux intrigues renversantes pouvant heurter la sensibilité des moins de seize ans était colonisé par les médias occidentaux. Mais j’adorais mes histoires, et mon unique lectrice agréée aussi. Mes parents respectaient ma décision de ne pas leur faire lire une seule ligne des romans que j’écrivais. Enfin, je crois. Enfin, j’espère…
Après Moi, Playboy, j’ai écrit de la troisième au Cameroun à la fin du lycée en France, la trilogie Didi s’amuse : l’histoire des amours mouvementées de Diana et Chris à Ottawa, au Canada (ville où je n’ai, à ce jour, jamais mis les pieds). Là, pour le coup, pas un seul personnage n’était non blanc, encore moins queer ou trans. Plus tard, en prépa, j’ai décidé que le rebondissement dans le tome 4 serait que Didi, connue pour ses cheveux châtains très frisés, était en fait métisse (ou comment forcer la diversité bien avant J.K. Rowling). En classe de première, toujours en France, j’étais fan de la collection Piment de France Loisirs, dont je dévorais les romans humoristiques britanniques avec des héroïnes à la Bridget Jones, jeunes adultes casse-cou, libérées sexuellement et verbalement. J’ai commencé à écrire un roman choral humoristique autour d’une Anglaise Noire prénommée Jewel (mot que je venais d’apprendre en cours d’anglais) et de la vie dans sa colocation avec ses huit potes de tous les sexes, dans un immense loft très stylé. J’avais à l’époque plusieurs lesbiennes dans mon entourage au lycée et à l'internat, des intrigues queers étaient sûrement prévues dans un coin de ma tête. J’écrivais ce sixième roman dans un cahier pendant la semaine à l’internat, et mettais tout au propre sur l’ordi de la maison quand je rentrais chez mon oncle homophobe le vendredi soir. Je n’ai jamais pu terminer ce roman dont j’ai oublié le titre, mon oncle a reformaté le disque dur de son ordinateur et non, je n’avais pas sauvegardé de copie sur une disquette. J’étais inconsolable. Deuxième tuerie de masse.
Après ça, de la terminale à la prépa, j’ai continué de faire des retouches à la trilogie Didi s’amuse (plus les années passaient, plus je me rendais compte à quel point c’était mal écrit, donc ce n’étaient pas les retouches qui manquaient). Mais ça restait très hétérocentré, les violences conjugales y étaient même considérées comme des préliminaires, l’infidélité comme un jeu où l’égalisation était la règle… Écrire autre chose ne me traversait même pas l’esprit. J’ai écrit un septième roman inédit pendant un stage chez L’Oréal en 2009 : Les Pommes de France, une histoire d’amour feint, racontée via un échange de SMS entre une jeune écrivaine vivant tant bien que mal de petits boulots dont le travail du sexe au Cameroun, et un riche avocat misanthrope blanc marié à une institutrice blanche en France… Dix années s’étaient écoulées depuis Moi, playboy, j’abordais sciemment les questions de race et de classe et les rapports femmes/hommes, mais je n’interrogeais ni les sexualités ni les identités de genre. Autrice queer aux personnages principaux résolument cis hétéros, j’étais un peu comme Laurent Ruquier. Sauf que contrairement à Laurent Ruquier, je me suis politisée.
En 2013, en poste chez Citroën, j’ai créé un blog de philosophie parce que la vie en entreprise m’atrophiait le cerveau. J’ai dévoré des essais de sciences humaines et découvert, de fil en aiguille, le féminisme, les études de genre, les études post-coloniales… Tout est parti de ma lecture de La Domination masculine de Bourdieu, car j’ai commencé à voir la signature du patriarcat partout : dans ma religion, dans les structures familiales, dans le système éducatif, dans le système économique, dans les médias… et j’ai trouvé ça inadmissible. Du jour au lendemain, je suis devenue athée, je suis allée sur un site de rencontres et j’ai démissionné du monde du salariat. Ça fait beaucoup pour une si courte période. Je n’avais plus aucune identité et le monde sans Dieu était cruel et invivable. L’idée d’être rejetée par toutes les personnes qui m'étaient proches m’étranglait et m’empêchait de respirer. J’ai sombré dans une profonde dépression et quand je m’en suis relevée fin 2015 à la fin d’une thérapie, j’ai décidé que désormais, je m’appellerais Jo (« lutter » en langue Bassa), que j’étais une artiste (la psy l’avait dit elle-même, c’était sûrement vrai), et que quitte à rester en vie dans ce monde de violences systémiques qui ne donne pas envie, je vivrais selon mes propres termes. J’allais être Jo Güstin et toutes mes créations auraient pour fil directeur le militantisme afro-féministe intersectionnel et décolonial. « C’est à 27 ans que je suis née, l’âge idéal pour mourir jeune » ai-je écrit dans un poème 3. Après avoir passé 27 ans le dos tourné à l’entrée de la caverne, j'ai jugé que la vie était trop courte pour passer une seconde de plus à célébrer la cis hétéronormativité, à sanctifier la blanchité et à raconter des histoires sans message politique et qui n’invitaient pas à la réflexion, à la remise en question et, soyons folles, à l’insurrection. J’étais bien contente de n’avoir fait lire mes sept romans qu’à une personne… « Si on pouvait tout refaire, balayer nos erreurs… On n'oublie jamais rien, on vit avec. 4 »
Je suis depuis 2016 une artiste autrice militante du féminisme intersectionnel, un féminisme qui est né du féminisme Noir des États-Unis et qui s’inscrit dans le croisement des luttes antiracistes, anti-classistes, anti-LGBTphobies et anti-sexisme. Le racisme, le sexisme, le classisme, les LGBTphobies, mais aussi le validisme et le spécisme, sont ce qu’on appelle en sociologie, ainsi que dans les milieux militants intersectionnels, des oppressions systémiques — des oppressions institutionnelles, commises et donc tolérées par les institutions (pour faire simple, on n’ira pas en prison pour les avoir commises). Les exemples d’oppressions systémiques sont si nombreux que je ne risque pas de manquer de sujets dans ma carrière : les viols et féminicides commis par des hommes cis, l’esclavage, la colonisation, l’existence même des milliardaires, les lois anti-LGBTQIA+, les lois anti-migrants, les écarts de salaires, les parachutes dorés, l’élevage industriel, le travail domestique et gratuit des femmes, le crime d’écocide, les crimes commis par des agents de police, l’islamophobie, les assassinats de personnes transgenres, la binarité des genres dès la salle d’accouchement, la suprématie blanche, la répression et la mise en silence des féministes, des antiracistes et des travailleuses et travailleurs du sexe sur les réseaux sociaux… En tant qu’autrice, je m’efforce de prendre en compte un maximum d’oppressions systémiques dans tout ce que j’écris. Pour citer l’universitaire qui a théorisé le féminisme intersectionnel en 1989 et à qui l’on doit le concept d’intersectionnalité, j’ai nommé la tantine Kimberlé Crenshaw, que je reformule ici : « Si nous ne sommes pas intersectionnelles, certaines d’entre nous, les plus vulnérables, vont passer entre les mailles du filet 5. » Dr Kimberlé Crenshaw, j’ai écrit des contes audios 6, un roman 7, des nouvelles 8, un essai, une pièce de théâtre, deux spectacles de stand-up, des poèmes, des chansons « et tu ne vois même pas que c'est à cause de toi que je mène chaque jour, ce drôle de combat 9 ».
Toutes mes créations ont pour devise « Décolonisation, Intersectionnalité, Libération » et la libération passera aussi par la représentation : ce qu’on voit, écoute, lit, formate nos pensées et ce qu’on pense crée la réalité. Maintenant, le défi est de faire entrer ce que je pense dans les imaginaires du plus grand nombre. « Je me force à espérer, mais je me mens 10 » peut-être, mais pour réaliser ce défi, je commets, cachée derrière mon ordi, des fictions avec préméditation. Tout comme j’écris des nouvelles, des romans, des scénarios et des contes audios qui célèbrent des femmes, des personnes précarisées, des personnes Noires, j’écris aussi des nouvelles, des romans, des scénarios et des contes audios qui célèbrent des personnes LGBTQIA+ au Cameroun, en Afrique ou au Queeriqoo. Je glisse de l’Afro-queer çà et là dans absolument tout ce que je fais et voici la question qui revient sans cesse, notamment de la part des personnes LGBTQIA+ du Cameroun :
− Hum. Tu n’as pas peur ?
Psychisme : peut-on avoir peur dans sa zone de refuge ?
En 2013-2014, je vivais à Cologne, en Allemagne. J’étais chargée de projet marketing chez Citroën, j’avais un appart payé par la boîte dans un quartier très sympa, et pour continuer à me stimuler intellectuellement et aussi pour entretenir mon anglais, j’ai commencé un blog de philo qui s’appelle The Series Philosopher. Ce blog me poussait à m’abreuver d’essais de sociologie, d’anthropologie, de politologie… Et comme mentionné plus haut, j’en suis sortie, tenez-vous bien, féministe. Un weekend, je suis rentrée à Paris, j’ai fait un tour à la librairie LGBTQIA+ Les Mots à la bouche dans Le Marais, j’étais une « alliée », j’avais déjà participé à plusieurs Marches des fiertés LGBTQIA+, no big deal. J’ai acheté trois bouquins (que je n’ai toujours pas lus) et je me suis rendue, mon sac plastique bleu à la main, à mon rendez-vous dans un café au cœur de Paris. J’y retrouvais une ancienne camarade de prépa qui était, comme toutes mes anciennes camarades de prépa, blanche, bourgeoise, catholique et cis hétérosexuelle. Aux dernières nouvelles, elle sortait avec un homme cis blanc professeur de philo qu’elle m’avait présenté au cours d’un dîner à trois. Dans le café où je l’ai rencontrée, il y avait une étudiante de Sciences Po, une meuf superbe, blanche aux cheveux bruns avec un t-shirt de Beyoncé, qui tenait un casque de moto sous le bras et qui, au moment de s’en aller, s’est baissée pour embrasser mon amie sur la bouche ! Il a dû se passer quelque chose à cet instant dans ma tête, car le weekend d’après, pour la première fois de ma vie, je changeais mes critères de recherche sur un site de rencontre.
Dès mon premier rencard, j’ai découvert le féminisme blanc, puis j’ai enchaîné les rencards pour en savoir plus sur les oppressions systémiques (je suis sapioromantique : quand j’ai soif de connaissances, je fais des rencards avec des universitaires engagées) et j’ai découvert le féminisme intersectionnel, puis le militantisme LGBTQIA+, puis l’anti-capitalisme, puis l’anti-spécisme, puis l’athéisme, puis que Bourdieu était tout sauf féministe. Comme Bourdieu, Dieu se terminait par « dieu ». Comme Bourdieu, Dieu était homme cis. Et comme Bourdieu, Dieu était mort ! À quoi bon continuer de vivre ? Bref, j’ai sombré dans une dépression nerveuse en voyant à quel point le monde était laid, qu’il y avait des gens qui souffraient, qu’on tuait cinq femmes toutes les demi-heures dans le monde 11 pendant que je priais pour mes faux problèmes, qu’il y avait des personnes condamnées à vie à ne jamais connaître le grand amour qu’on nous vend dans les médias, d’autres condamnées à mort pour avoir au moins essayé. J’étais terrifiée à l’idée même de vivre. Nuit et jour, je pensais à différentes manières de me suicider. Et celle qui sortait du lot, celle qui me tentait le plus, était étrangement l’une de mes plus grandes phobies. Où aller quand on a peur ? Mon refuge de prédilection était resté mon imagination.
Pendant cette période où je songeais à me tuer, j’écrivais des nouvelles, notamment trois qui seraient publiées plus tard dans le recueil 9 Histoires lumineuses où le bien est le mal : « Marie-Lise ou l’initiative », « Innocent ou l’humanité » et « L’Ex d’Alex ou le renoncement ». Parmi ces nouvelles, une seule montrait un personnage queer : l’ex d’Alex, jeune homme trans camerounais rejeté par sa famille, et que j’imaginais habiter mon appartement à Cologne, se mutilait et se donnait la mort de la façon qui me branchait le plus. Mon tout premier personnage queer mettait fin à ses jours au retour du printemps. Les personnes à qui je faisais lire ces nouvelles-là me posaient toutes la même question : « Hum. Tu es sûre que tu vas bien ? » Je n’ai jamais dit que j’allais bien. J’allais devoir me confronter à la haine et à l’injustice et renoncer au bonheur et à la paix dans un monde sans dieu. Comment aller bien ? J’étais de plus en plus convaincue que tant que le monde serait ce qu’il était, et tant que je serais qui je suis, avec les mêmes cartes perdantes que j’avais tirées, je n’irais plus jamais bien. Chaque journée était une souffrance que je n’étais pas obligée de vivre. Décider de vivre chaque nouvelle journée au vu de la tendance des précédentes était, selon mes mots de l’époque, « contre-productif et déraisonnable, comme décider de regarder un navet jusqu’à la fin parce qu’on a payé sa place de cinéma ».
Puis, Jo soit louée, il y a eu la psychothérapie ! J’avais quitté l’Allemagne pour me prendre un studio à Lille, dans le nord de la France, en attendant de savoir quoi faire de ma vie. La psy m’a dit « Ah mais vous, les artistes… » et elle ne l’a pas dit d’un air moqueur ou condescendant, la suite n’était ni un reproche, ni un cliché péjoratif, comme quand on dit « Vous, les femmes… » ou « Vous, les Camerounais… » Et ce n’est pas l’affirmation selon laquelle j’étais une artiste, mais bien l’absence de sarcasme ou de raillerie qui l’accompagnent d’habitude, qui a provoqué en moi un nouveau déclic. À la fin de la thérapie en novembre 2015, ma décision était prise : j’allais signer un contrat d’édition avant le 31 décembre 2016 12. Je me suis mise à écrire des histoires avec des personnages Noirs non hétérosexuels, sans me demander une seule fois ce qu’en diraient les gens qui me liraient. Et puis je ne parlais pas de moi, je parlais des autres : je parlais des enfants soldats, je parlais des personnes albinos pourchassées, je parlais des trafics de pédocriminalité, eh bien, de la même façon, je parlais des lesbiennes jetées en prison… « Moi, j'enfermais ma vie dans mon silence, mais elles, je les aimais ! C’est toute la différence ! 13 » Et j’écrivais ces personnages avec toute la colère qui criait mon amour pour elles, personnes opprimées. Mais sans peur. L’écriture n’est pas le lieu de la peur pour moi, elle est ma passion et le lieu de mon refuge. C’est le réel qui me terrifie, la vraie vie, les vrais gens. Et j’écris pour leur échapper. « Et même si on oublie qu’aimer, c’est se mettre en danger 14 », une fois qu'on referme l’ordi, on doit faire face à la réalité, qu’on soit Camerounaise ou non. J’ose croire que toute personne qui n’a pas trouvé en sa famille, ses ami∙e∙s ou son pays le sentiment de sécurité pour s’épanouir dans sa non-hétéronormativité, a peur que cette magnifique part de son identité ne leur soit dévoilée. Si on habite au Cameroun, on devra rendre des comptes à la justice. Où qu’on habite, on devra rendre des comptes à ses proches, à son employeur, à son voisinage, aux parents des camarades de classe de nos enfants…
J’ai fini par me rendre compte que ce tout premier manuscrit, le premier en vingt ans à être écrit pour être lu, tomberait entre les mains de toutes sortes de gens. Tant mieux. C’étaient les mentalités de toutes sortes de gens que je souhaitais changer. Et ça allait, c’était de la fiction, des histoires inventées. Mais ce que j’ignorais encore, c’est que quand tu es écrivaine, les gens de ta famille qui n’ont pas ouvert un seul livre depuis mille-neuf-cent-weeeh 15 vont se précipiter sur le seul livre que tu espérais qu’iels ne liraient jamais. Quand tu es écrivaine, tu trouveras un exemplaire de ton livre sur une table de chevet où trônent d’habitude la Bible ou le Magnificat. Si je m’étais attendue à voir 9 Histoires lumineuses sous l’oreiller de ma grand-mère ! Après tout ce que je l’ai déjà entendue dire sur « les homos », je pense que si j’avais écrit ce livre en me disant « Attention, Mémé est susceptible de le lire ! », il y aurait plein de passages lesbiens que je n’aurais jamais osé écrire ! Mon conseil a toujours été le suivant : « Danse comme si personne ne te regardait. Écris comme si personne n’allait te lire. » Il n’y a pas de place pour la peur dans l’imagination. Dans l’imagination ! Mais pas dans la narration du réel.
Que Mémé lise une de mes nouvelles où deux femmes font l’amour dans un 4x4, c’est une chose ! Qu’elle lise une autobiographie où je fais l’amour avec un femme dans un 4x4, c’en est une autre. Raconter le saphique de sa vie quand on n’est pas out ou — comment l’ai-je formulé tout à l’heure ? — quand on n’a pas trouvé en sa famille, ses ami∙e∙s ou son pays le sentiment de sécurité pour s’épanouir dans sa non-hétéronormativité, c’est terrifiant. Écrire cet article est terrifiant (ça fait plusieurs mois que je suis censée avoir fini de l’écrire et plusieurs jours que j’ai des vertiges et des maux de tête en l’écrivant. « Qu’est-ce qu’elle a ? Le COVID ? » « Non, non, elle écrit un article autobiographique sur les lesbiennes dans la littérature alors qu’elle n’est pas out. ») Quand mon roman autobiographique Ah Sissi fut enfin prêt pour l’impression, j’ai eu la nausée, je me suis sentie nue, je voulais faire machine arrière, j’ai fait tout un scandale pour qu’on change la couverture et qu’on retarde l’impression, alors que c’était le contenu, mon vrai problème. J’ai été aphone avec un horrible mal de gorge pendant trois semaines. Et pourtant, je ne me suis pas une seule fois outée. Humoriste de stand-up, l’un de mes sketches phares s’appelle « Le coming-out des racistes », et un autre « Coming-out d’une fan de hip-hop à ses ami∙e∙s de la bourgeoisie blanche », dans aucun des deux je ne m’outais, et pourtant, dans les deux, je dénonce fermement les LGBTphobies. J’étais plus embarrassée quand je trouvais dans le public des visages blancs que je ne voyais d’habitude que sur LinkedIn. J’allais faire mon coming-out de Noire et fière devant d’anciennes collègues qui m’avaient connue apolitique, chrétienne, fière d’être leur seule amie Noire. Jusqu’au jour où j’ai décidé, en 2019 au Canada, d’avoir le courage de Tahnee, de Lucie Carbone, d’Océan, de Wanda Sykes…
C’était pour une scène ouverte au TIFA 16, je savais que dans la salle il y aurait des écrivain∙e∙s, je savais que tout le monde allait monter sur scène pour lire un extrait de poème ou de prose, je savais que je sortirais du lot en faisant du stand-up. Je savais aussi que pour faire rire, il fallait faire preuve de vulnérabilité et raconter des blagues auxquelles le public s’identifie, alors j’allais faire des blagues sur le fait d’être une écrivaine queer dans le placard. Ça va ! Je suis au Canada ! Je suis en sécurité ici ! Pendant que j’écrivais mes blagues, je me sentais malade. Encore cette nausée et ce vertige. J’ai essayé de les mémoriser, c’était comme si mon cerveau était enfermé dans du fer d’un demi-mètre d’épaisseur et que rien ne pouvait y entrer. Quand on a appelé mon nom et que ce fut mon tour de divertir la galerie, je tremblais de peur. La maîtresse de cérémonie a demandé : « Applaudissez-la, c’est sa première fois, ça va bien se passer ! » Je crois que j’ai arrêté de parler anglais cette nuit-là. Moi, sur scène, sans cagoule, avec mon vrai visage, ma vraie voix, mon seul corps, je n’allais pas faire « Le coming-out des racistes », j’allais faire « Le coming-out de… » Avec ou sans la police camerounaise au fond de la salle, je ne me sentais pas en sécurité. Quelque chose me disait : « Si tu es out ici, tu seras out partout. » Je n’ai jamais ressenti la liberté et la légèreté dont tout le monde parle, une fois qu’on a fait son coming-out. Juste une énorme tristesse, une rage douloureuse, un sentiment de solitude et d’incompréhension, d’injustice et d’insatisfaction. Au moment où j’écris ces lignes, je ne vois toujours pas à quoi ça sert d’être out. Pas besoin d’être out pour s’engager pour une cause. Pas besoin d’être out pour être en colère. Pas besoin d’être out pour conscientiser, faire rire, rêver, réfléchir. En 2020, j’ai créé le podcast qui s’appelait alors Contes et légendes du Queeristan, sur la couverture duquel on me voyait assise en tailleur devant un drapeau arc-en-ciel (illustration de Pamla Studio). Ça reste de la fiction. Je ne ressens aucun malaise à écrire ces histoires-là, bien au contraire, le Queeriqoo était mon refuge pendant les années COVID. Je suis désormais associée à quelque chose qui a le mot « queer » dedans. Et j’ignore si c’est dû à l’éloignement géographique, maintenant que je suis en « exil » au Canada, mais je trouve que depuis la création de mon podcast, j’entends de moins en moins cette question fatidique qui arrive toujours au moment où on s’y attend le moins : « Pourquoi tu prends toujours la défense des homosexuel∙le∙s ? Tu es homosexuelle ? » Elle ne me manquera pas.
C’est en risquant tout, ou presque tout, que j’écris ces vies et ces sketches… Donc oui, au début, j’avais peur. Très peur. Mal peur ! C’est justement parce que j’ai peur que je le fais quand même. Je ne vois pas des cis hétéros blancs créer des personnages queers racisés, leur donner une voix, du pouvoir et de l’espoir. Aujourd’hui, ma peur est un peu plus sourde, je ne suis pas encore Tahnee, ou Océan ou Lucie Carbone ou Wanda Sykes, mais ma peur est plus atténuée. D’autres choses ont changé et pèsent dans la balance de la peur : avec l'éloignement géographique, je fréquente de moins en moins les personnes LGBTphobes de ma famille ; j'ai bien assez de ressources financières pour me passer d'elles 17.
« Danse comme si personne ne te regardait. Écris comme si personne n’allait te lire ! », disais-je. Pas en zone interdite, non. En zone interdite, fais la même chose, mais intelligemment. « Sous le soleil des projecteurs, venir avec ma peur trembler du cœur au bout des cils, trembler comme sur un fil, portée par la musique, oser, oser tout vous avouer 18 » ? Jamais de la vie.
Stratégies : comment brouiller les pistes et sauver sa peau ?
Pour me préserver et me cacher, j’ai deux stratégies lorsque j’écris des histoires mettant en scène des personnages lesbiens ou assignés lesbiens : m’exprimer en une langue que seules les personnes queers comprennent, et créer des trompe-l’œil littéraires.
Tout d’abord, je prends soin d’utiliser des indices et un langage qui échappent au straight gaze. Par exemple, il fut un temps où ma bio Instagram disait : « My book is out, I’m not 19. » Cette phrase n’est pas comprise de la même façon par les LGBTQIA+ que par les personnes cis hétéros. Pour que mes phrases ne soient pas comprises de la même façon par les personnes LGBTQIA+ que par les personnes cis hétéros, j’ai fait le choix de représenter les queers sans parler de queer, exactement comme les personnes cis hétérosexuelles représentent la cis hétérosexualité sans parler de cis hétérosexualité. Et être LGBTQIA+ du point de vue d’une personne cis hétéro, ça consiste à : avoir un certain type de rapports sexuels, avoir une certaine démarche dans l’espace public, un certain look… Être LGBTQIA+ du point de vue d’une personne LGBTQIA+, en revanche, c’est tout plein de choses : c’est faire attention à ce qu’on dit, aux pronoms qu’on emploie, c’est utiliser des trigger warnings, c’est être la maman d’une gamine qui ne supporte pas d’être Noire, c’est avoir le cœur en miettes après une rupture amoureuse, c’est être asexuelle et panromantique ou hétérosexuel et homoromantique, c’est se disputer avec la personne qu’on aime parce qu’elle préfère s’occuper d’un gosse des rues plutôt que de profiter des vacances en amoureuses… Et parce qu’il n’y a pas d’acte sexuel ou de romance ostensible dans ces histoires précises, les personnes cis hétéros n’y voient que du feu.
Voici trois extraits tirés du recueil de nouvelles 9 Histoires lumineuses où le bien est le mal :
Paola n’aimait pas Ibeji et l’accusait de ruiner ses vacances. Saskia renonçait à tout ce qu’elles avaient prévu de faire ensemble au cours de ces deux semaines, pour s’enfermer dans leur chambre d’hôtel avec un rat des rues. Onze jours après l’arrivée d’Ibeji, Paola continuait à déserter la chambre, à essayer de sauver ce qu’il lui restait de vacances. Seulement, sans Saskia, les siestes au bord de l’eau étaient agitées, les pêches en pirogue étaient ennuyeuses, les chutes de la Lobé étaient tristes, même les gambas grillées étaient fades.
Cette nouvelle, « Ibeji ou le génie », est la préférée de la majorité de mes lectrices et lecteurs. Et pourtant, peu ont compris que Paola et Saskia étaient en couple. Voici maintenant quelques extrais de « Coucou ou le non-métissage » :
Parfois, Mammy et Maman s’allongeaient l’une à côté de l’autre dans le grand canapé du salon, parlaient tout doucement, et se faisaient un câlin. C’étaient les moments où Coucou entendait ses bruits préférés : Mammy riant aux éclats lorsque Maman gloussait tout bas.
Dans cette nouvelle qui illustre l’homoparentalité au Cameroun sans une seule fois en parler, beaucoup pensent que Mammy est la grand-mère de Coucou. Pourtant, on lit aussi dans l’extrait suivant :
Mammy ne peut pas comprendre : elle est métisse, elle ! Elle adopte des attitudes de Noires, avec sa collection de vêtements en imprimés africains qu’elle se fait livrer de Côte d’Ivoire, avec ses cheveux naturels qu’elle garde courts et en afro, avec sa dégaine masculine et son fort accent du pays… À part son teint et son goût pour la lecture, rien ne montre qu’un sang noble, qu’un sang blanc ruisselle dans ses veines. Coucou se souvient d’une remarque que Maman lui a faite à juste titre : ‘Si Mammy avait été un homme, tu aurais été métisse.’
Voici un quatrième extrait, dans lequel les personnes cis hétéros ne remarquent pas la transidentité :
Mon canapé-lit, dieu ait son âme, est recouvert de mille et un objets que j’ai renoncé à ranger : des vêtements-mouchoirs, des boîtes à pizza, des lambeaux de PQ, des pots de yaourts vides, quelques flacons de testostérone, du courrier, (…) J’ai tenté de me couper les seins, ce matin. Quel idiot.
Parmi les neuf nouvelles du recueil 9 Histoires lumineuses, seules trois nouvelles ne contenaient pas de personnage LGBTQIA+, et encore, l’une d’elles avaient des chiots pour personnages principaux. Et pourtant, si on pose la question au lectorat cis hétéro, il dira qu’une seule nouvelle a des personnages LGBTQIA+ : celle où les deux femmes s’ébattent dans la voiture. Ne pas illustrer le sexe saphique est un choix qui m’a déjà été reproché dans les milieux LGBTQIA+ qui réclament la représentation de toutes les sphères de leurs vies, pas uniquement celles que le straight gaze valide. Mais je suis asexuelle et à mon sens, la représentation de personnages LGBTQIA+ qui n’ont pas de rapports sexuels mérite aussi sa place dans la narration de nos vies. Le A à la fin de mon sigle n’est pas là par hasard. L’absence de sexe et d’érotisme dans mes récits est un excellent camouflage d’histoires queers dans un monde cis hétéronormatif qui utilise un seul mot pour définir les personnes biromantiques, pansexuelles, trans non binaires, panromantiques, homoromantique, genderfluides, asexuelles, transgenres hétérosexuelles… : homosexualité.
En plus d’utiliser ce camouflage, j’adopte une deuxième stratégie qui est de créer des trompe-l’œil. L’écriture de stand-up m’a appris à créer de fausses pistes, car pour faire une punchline, il faut un set-up à double sens.
Je n’ai pas toujours été Française. Avant, j’étais… joviale.
Le souffle court, à la rentrée, vous m’avez vue arriver dans la salle de classe qui serait la nôtre. Je me souviens du silence général qui s’est imposé quand je me suis assise parmi vous. Vous n’avez rien dit…vous êtes restés figé∙e∙s… On aurait dit… l’ONU 20!
J’ai pris le pli de brouiller les pistes en jouant sur les mots, mais aussi les maux. Je monte sur scène et je fais des vidéos humoristiques pour dénoncer les LGBTphobies, entre autres violences systémiques, vous l’aurez compris. Mais pour une personne dans le placard, je fais pas mal de coming-outs : il y a cette vidéo un peu floue et très mal cadrée que j’ai retirée d’internet qui s’appelle Je l’aime 2. Je l’ai faite le lendemain de ma toute première rupture amoureuse. Ce jour-là, je m’étais offert un Mac. Pour une personne qui a passé sa vie chez PC à se foutre de la gueule des hipsters qui claquent leurs thunes chez Apple pour s’inventer une personnalité, c’était quand même dur à avouer. Je vous spoile la fin de la vidéo : il s’agit d’un monologue improvisé face caméra pendant lequel je suis au bord des larmes (c’était facile, on m’avait quand même larguée la veille). À la fin de ce monologue, on découvre la chute, qui est que, depuis le début, je parlais d’un ordinateur.
Les deux autres coming-outs sont deux sketches qu’on retrouve dans mon spectacle de stand-up intersectionnel Je n’suis pas venue ici pour souffrir, OK ? et que j’ai déjà mentionnés précédemment. L’un de ces sketches est disponible sur YouTube, il s’appelle « Le Coming-out des racistes » et j’y dénonce le fait qu’on tolère plus facilement les racistes que les personnes LGBTQIA+ :
Quand tu es raciste, personne ne te pousse au suicide, tu as le droit d’avoir des enfants, tu peux détester qui tu veux, c’est ta vie ! On n’est pas des monstres !
L’autre sketch dénonce le racisme et le classisme que j’ai vécus auprès de mes amis de la bourgeoisie française à qui je n’ai, jusqu’à ce jour, jamais eu le courage « d’avouer » que j’aimais la musique hip-hop :
Aujourd’hui, l’envie me consume de vous avouer l’inavouable. Il arrive qu’on ressente une attirance forte, un amour qu’on n’explique pas et qui ne veut s’en aller. Il arrive qu’on se sente en danger parce qu’autour de nous, personne ne semble connaître cette attirance-là. Le sujet est abordé le plus rarement possible, mais seulement par ses détracteurs. Alors, par honte et par instinct de survie, on se cache. On ne veut pas perdre ses amis. On ne veut pas être seule au monde. Aujourd’hui, j’accepte de vous perdre. Ça ne me fait plus peur. C’est vous qui devriez avoir peur, car vous allez perdre votre seule amie Noire. Il est temps d’ajouter sur Facebook votre femme de ménage nigérienne. Mes ami∙e∙s, je ne vous ai pas tout dit… Vous vous souvenez quand vous me demandiez ‘Qu’est-ce que t’écoutes comme musique ?’ et que je répondais ‘Un peu de tout’ ? Un peu de tout, c’était le hip hop.
Et quid de la littérature ? Eh bien, elle n’est pas en reste. J’ai créé une fausse piste, voire complètement effacé la piste, avec la nouvelle « Marlène ou la loi » 21, dont voici un extrait :
Je parie que tu ne crois pas au coup de foudre.
Flo lui retirait minutieusement ses vêtements : « Au coup de quoi ? » Marlène, amusée, se redressa et l’embrassa encore une fois. Les doigts de Flo traçaient lentement sur le corps de sa compagne le parcours imminent de sa langue. (…)
Marlot ! Tu veux toujours le menu japonais ? Marlot ?
Marlène émit un grognement, ouvrit un œil, vit les regards de Nancy et d’un steward grisonnant rivés sur elle.
Circulez, il n’y a rien à voir, tout cela n’était qu’un rêve. Un rêve fait par une personne qui connait la loi, vu que Marlène est elle-même avocate, fille de ministre de la justice.
Plus haut, je disais : « Écris comme si personne n’allait te lire ». À votre avis, est-ce que j’ai écrit ce passage d’amours entre deux femmes au Cameroun comme si personne n’allait me lire ? Pensez-vous que si j’avais su que chez Présence Africaine, Christiane Diop, alors âgée de 92 ans, la veuve d’Alioune Diop, fondateur de la maison d’édition, venait tous les vendredis dans son bureau, lire tous les manuscrits validés par le comité de lecture pour donner son feu vert, j’aurais gardé cette scène d’amours saphiques ? Pensez-vous que si je n’avais pas eu peur de finir comme le personnage de Flo, en prison pour soupçon d’homosexualité, j’aurais laissé cette scène sans la mettre dans le registre du rêve, voire du cauchemar ? Présence Africaine est la maison d’édition du décolonial et de la Négritude, ce mouvement littéraire d’Africain∙e∙s lettré∙e∙s qui utilisaient les lettres françaises pour dénoncer le colonialisme. Ces écrivain∙e∙s qui avaient peur de se faire arrêter, censurer ou empoisonner (vu que c’était un peu la spécialité du colon), utilisaient des procédés similaires. À l’instar de Ferdinand Oyono qui, dans son roman Le Vieux nègre et la médaille (1956), met un pamphlet anti-colonialiste dans la bouche d’un homme ivre. On dit de ce soulard : « Ne faites pas attention, mon général, il est en train de perdre le nord. » Le Nord, l’Occident, tomato, tomato.
Donc oui, j’ai peur comme Ferdinand Oyono, mais j’ose quand même. Parce que j’ai peur, j’ai développé, dans mon écriture, des ruses et mécanismes de protection quand j’aborde les questions queers et trans. Parce que j’ai peur, représenter ces vies devient vital. Parce que j’ai peur, je vous ai présenté ce sujet : celui, non pas de la peur, mais du courage de planter des bombes dans des esprits.
Conclusion
Nous sommes en mars 2021 (du moins nous l’étions quand j’écrivais cet article) et depuis le mois dernier, au Cameroun et au Ghana, l’État et ses pantins en uniforme de police terrorisent les communautés LGBTQIA+. Des personnes militant sur le terrain sont assassinées, des couples gays et des personnes trans sont jetées en prison où elles sont torturées et risquent la mort. Depuis le mois dernier, je suis dans la peur. J’ai peur d’être fichée si je tente une action, j’ai aussi peur que des gens meurent à cause de mon inaction. Mon contact sur le terrain, un militant qui me tient au courant des procédures judiciaires en cours et dont je soutiens le travail par des levées de fonds, est devenu injoignable. Des personnalités cis hétéros prennent la parole pour appeler à la « tolérance » devant cette situation alarmante. Et moi, je la ferme, je fais profil bas, parce que je me sens en danger. Communauté LGBTQIA+, je t’aime, mais « il y a trop de gens qui te détestent. J’ai peur de ne pas sortir indemne de cet amour avec toi 22 ». Mais la lutte continuera, je peux te le promettre. Car comme dit Audre Lorde, « lorsque j’ose être puissante – utiliser ma force au service de ma vision, il devient de moins en moins important de savoir si j’ai peur 23 ».
- Mathieu OLIVIER, jeuneafrique.com, « Cameroun : Baileys, l’alcool qui peut vous envoyer en prison, Jeune Afrique », https://www.jeuneafrique.com/44237/politique/cameroun-baileys-l-alcool-qui-peut-vous-envoyer-en-prison/ page consultée le 27 février 2021.
- Clin d’œil à la chanson « Ailleurs comme ici » d’Hélène Ségara (Le Best Of, 2004), meilleure chanteuse de variété française de tous les temps (on croit toujours que je plaisante quand je dis ça.).
- « Les larmes blanches, ça fait pousser les cheveux » (Fanzine Queerasse n°2, 2018).
- « On n’oublie jamais rien, on vit avec » d’Hélène Ségara (Humaine, 2003).
- Kimberlé Crenshaw, « The Urgency of Intersectionnality », TedTalk, octobre 2016, https://www.ted.com/talks/kimberle_crenshaw_the_urgency_of_intersectionality/transcript?subtitle=en&lng=fr&geo=fr.
- Le podcast Contes et légendes du Queeriqoo (dearnge society, 2020).
- Ah Sissi, il faut souffrir pour être française ! (Présence Africaine, 2019).
- 9 Histoires lumineuses où le bien est le mal (Présence Africaine, 2017).
- Clin d’œil à « Il y a trop de gens qui t’aiment » d’Hélène Ségara (Au nom d’une femme, 1999).
- Clin d’œil à « Il y a trop de gens qui t’aiment » d’Hélène Ségara (Au nom d’une femme, 1999), non mais décidément…
- Journal de Montréal, « Féminicide : 87 000 femmes tuées de manière intentionnelle en 2017 », 19 novembre 2019, https://www.journaldemontreal.com/2019/11/19/feminicide-un-fleau-mondial-et-persistant, page consultée le 2 mars 2021.
- En voulant me vanter, le contrat de Présence Africaine est arrivé en juin 2016.
- Clin d’œil à « Elle, tu l’aimes » d’Hélène Ségara (Au nom d’une femme, 2000).
- Clin d’œil à « Ne me laisse jamais partir » d’Hélène Ségara (Le Best Of, 2004).
- Façon camerounaise de dire « depuis très longtemps ».
- Toronto International Festival of Authors.
- Désolée, les chercheurs. Je suis riche maintenant.
- Extrait de « Mes rêves disaient la vérité » d’Hélène Ségara (En concert à l’Olympia, 2001).
- Traduction : « Mon livre est dans les bacs, je suis dans le placard. »
- Extrait du spectacle Je n’suis pas venue ici pour souffrir, OK ? (2018).
- Tirée du recueil 9 Histoires lumineuses où le bien est le mal, Présence Africaine (2017).
- Clin d’oeil à « Il y a trop de gens qui t’aiment » d’Hélène Ségara (Au nom d’une femme, 1999).
- "When I dare to be powerful - to use my strength in the service of my vision, then it becomes less and less important whether I am afraid." Audre Lorde, The Cancer Journals, United Kingdom, Penguin Publishing Group, 2020, p. 8.