« Je suis peut-être morte, mais il me reste la beauté ! » Les trois morts de Buffy, passeuse d’humanité

« Je suis peut-être morte, mais il me reste la beauté ! » Les trois morts de Buffy, passeuse d’humanité

Par PIERRE Mathieu

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S’il est un reproche commun et récurrent qu’il est aisé de trouver dans les commentaires et critiques sur les séries télévisées qui se jouent des règles naturelles, c’est bien celui des trop nombreux rebondissements, révélations et fausses morts que la diégèse sérielle semble, sauf cas particuliers, ne pouvoir éviter. Ainsi il n’est pas rare qu’outre dans un but de manipulation du public le scénario fantastique prévoie la résurrection d’un des personnages (sous une forme ou sous une autre) comme vecteur d’arcs narratifs permettant la relance de la fabrique à rêve. Buffy the Vampire Slayer de Joss Whedon ne fait pas exception à la règle 2.

Son personnage principal éponyme est une jeune américaine de seize ans élue par des puissances supérieures pour devenir le cheval de bataille de la race humaine dans un combat séculaire contre les forces du Mal. Dotée d’une force et d’une agilité extraordinaire, Buffy (et avant elles toutes les autres Tueuses) risque pourtant sa vie tous les jours et toutes les nuits et est régulièrement la cible des agressions des vampires et autres démons qui n’ont de cesse que de vouloir ajouter le nom d’une Chasseresse à leur palmarès. Pourtant, éliminer une Tueuse, dans l’univers diégétique de la série, n’est pas pour les démons synonyme de victoire sur le monde des humains car dès lors que l’une d’entre elles perd la vie, une nouvelle est appelée à recevoir l’essence de ce pouvoir qu’elles se transmettent de génération en génération. Ainsi le spectre de la mort plane constamment, telle une épée de Damoclès, au-dessus de Buffy. Elle ne cesse d’évacuer l’idée, de la repousser car à seize ans, elle ne peut envisager sérieusement cette idée et supporter le poids des prophéties qui annoncent toutes sa mort comme inéluctable. Une des richesses scénaristiques de Buffy a sans doute été de ne pas éluder la question de la mort du personnage principal, fatalement synonyme d’arrêt du programme quand il lui donne son nom – et donc inconcevable pour le public qui, dès lors, le croit bien à l’abri de cette fatalité – et de la mettre en scène comme un inévitable ressort scénaristique dont les conséquences traverseront à maintes reprises l’ensemble des épisodes.

Buffy meurt et revient à la vie, non pas à des fins uniquement dramatiques mais pour tenir un discours proprement original sur ce que le spectre de la Mort peut provoquer dans nos vies.

Pour la grande majorité des spectateur.rice.s et des commentateur.rice.s la série de Joss Whedon confronte deux fois Buffy à sa propre mort et à sa résurrection. Or, si l’on considère, comme le soutient la série, que la morsure du vampire suivie de sa noyade à la fin de la première saison puis sa réanimation par bouche-à-bouche a pu leurrer le processus de transmission du pouvoir des Tueuses – puisque Kendra en est investie à l’instant même – alors son arrêt cardiaque cinq ans plus tard, après avoir reçu une balle en plein cœur, participe évidemment de la même charge narrative. Elle est sauvée in extremis par son amie sorcière Willow alors submergée de haine, celle-là même qui l’avait déjà ramenée à la vie quelques mois plus tôt dans ce qui apparaissait à l’écran et dans la tradition fantastique comme une véritable résurrection. Morte après s’être sacrifiée en se jetant dans un champ de force magique, Buffy fut enterrée avant d’être ramenée à la vie par magie quelques mois plus tard par ses amis.

Ce qui pourrait ainsi apparaître comme un épuisement redondant et facile des possibilités offertes par la diégèse surnaturaliste, ce que nous proposons de nommer le problème de la surenchère du fantastique, ici y échappe tout à fait tant les expériences de mort que vit Buffy ne sont en rien gratuites et participent de sa construction morale, de l’évolution du personnage, de son rapport aux autres et au monde, ainsi que de sa capacité à faire le bien et à réussir sa Mission principale : préserver l’humanité, dans tous les sens que cette acception peut revêtir. Plus encore, il apparaitra très tôt que davantage que simplement la conserver, Buffy cherche et parvient même à l’augmenter. C’est ici le discours que nous chercherons à tenir : loin de n’être qu’un outil scénaristique la triple mort de Buffy (et les retours à la vie qui l’accompagnent) est en cela révélateur du discours proprement altruiste, voire féministe, de la série.

 

« La mort est ton cadeau 3 »

À bien y regarder, les trois décès de Buffy, et en particulier le premier nous l’avons évoqué, sont des morts inachevées. Bien qu’il semble particulièrement absurde de pouvoir utiliser cet adjectif qui apparait presque alors oxymorique, nous affirmons ici que lors des deux expériences retenues la majeure partie du temps quand on évoque Buffy, c’est en premier lieu la Tueuse qui est vaincue. Abattue dans le plein exercice de son « métier » par une cause surnaturelle, c’est cette part chez elle qui est atteinte : ce qui l’éloigne de l’humanité qu’elle cherche à protéger. Le pouvoir qui anime les Tueuses, nous l’apprenons dans la dernière saison après plusieurs indices disséminés au sein des dialogues, leur vient du viol subi par la Première d’entre elles, Senaya, enchaînée dans une grotte par trois sorciers qui l’ont contrainte à être pénétrée par l’essence d’un démon. Dès lors, plusieurs personnages, du Maître à Angel, en passant par Adam, Dracula, Spike ou la Force n’auront de cesse que de torturer Buffy avec cet aspect démoniaque qui, fatalement, la rapprocherait davantage du monde des Ténèbres que de celui des humains.

Là où le destin de Buffy la démarque des autres Tueuses qui l’ont précédée et ce qui participera sans doute à la faire apparaître comme une exception voire une anomalie dans le système patriarcal imposé par les Observateurs est qu’elle est entourée par des gens qui l’aiment et qu’elle aime en retour. Ainsi, si c’est sa part surnaturelle qui est atteinte, c’est toujours l’amour qui la ramène à la vie. C’est sa bienveillance, ses émotions et sentiments, en somme l’éthique du care 4 qu’elle développe et qu’elle finit par déployer tout autour d’elle qui lui offrent une chance supplémentaire de vivre. En effet, dans « Le Manuscrit » Buffy finit par se rendre dans l’Antre du Maître des vampires, sous terre. Une ancienne prophétie lui annonçait pourtant sa mort inéluctable, et alors qu’elle refusera ce poids du destin, elle finira, plus par empathie que par devoir, lorsqu’elle réalisera la souffrance de Willow d’avoir perdu plusieurs de ses camarades de classe dans une attaque de vampires, d’aller au-devant du danger et d’embrasser pleinement son rôle. La prophétie était bien réelle, et Buffy ne peut lutter contre les pouvoirs coercitifs du vampire qui la paralyse, et plonge ses crocs en elle pour la drainer de son pouvoir avant de la laisser tomber, telle une poupée de chiffon sans intérêt, dans une flaque d’eau croupie.

Après que le monstre s’est échappé de sa prison métaphorique, Xander et Angel, respectivement le meilleur ami secrètement amoureux de la Tueuse et le vampire avec une âme petit-ami de la jeune fille, arrivent et ne peuvent que constater la réalisation funeste des textes anciens. Angel, impuissant à agir, prononce la mort par noyade de la jeune fille. Et c’est alors le plus ordinaire des humains qui prend le relai du care de Buffy. Persuadé que l’espoir et son amour pour elle peuvent la sauver il se lance dans un massage cardiaque et une série de bouche-à-bouche qu’il est seul à pouvoir réaliser, le vampire repenti n’ayant pas de souffle :

 

Lorsque Buffy expire la première fois, son amoureux Angel ne peut la ranimer ; un vampire n’a pas de souffle, puisque son cœur ne bat plus. Ses dons surnaturels, sa force surhumaine et son immortalité ne lui sont d’aucun secours : lui qui pourrait sans doute anéantir des armées entières, ne saurait ramener à la vie une seule des créatures de ce monde C’est Alex 5, l’humain trop humain, le brave garçon moqué et délaissé, qui sauve Buffy en lui insufflant l’air qui lui manque  6

 

Toute vêtue d’une robe d’une blancheur virginale, Buffy ouvre soudain les yeux. La caméra, maladroitement mais comme pour signaler l’anomalie et l’incongruité d’un tel miracle dans la matrice de l’univers diégétique, effectue alors un léger dézoom accompagné d’un son extra-diégétique de « clochettes magiques » : Buffy est revenue à la vie par le pouvoir de l’amour. C’est à proprement parler l’humanité de Xander qui sera parvenue à ce prodige auquel suivra l’apparition de Kendra, puis à sa suite celle de Faith.

L’expérience de cette mort que Buffy ne relatera jamais provoque chez elle un traumatisme qu’il est intéressant de commenter. Dans les minutes qui suivent, les spectateur.rice.s ainsi que les autres personnages constatent un changement chez elle. Si au départ celui-ci se manifeste par un léger étourdissement, bien vite on remarque qu’il est tout autre. Comme pour signaler que la force de la Tueuse est renforcée par ce retour soudain, nous la voyons ensuite avancer d’un pas résigné face aux vampires qui barrent l’entrée du lycée (où le Maître est parti assister à l’ouverture des Portes de l’Enfer) accompagné de la musique du générique 7. Quelques plans plus tard, à nouveau face au Maître, elle semble comme dans une transe étrange. Auparavant apeurée et hésitante lorsqu’elle remplissait le rôle de l’Agneau de la prophétie, Buffy retrouve sa répartie légendaire et son assurance à toute épreuve. Plus encore, lorsque le Maître tente à nouveau d’utiliser sur elle ses pouvoirs hypnotiques, il n’y parvient pas. Tout témoigne du passage de Buffy vers un état autre. Débarrassée de ce qui pouvait être une faiblesse exploitable par le surnaturel, son humanité semble suspendue par le traumatisme que représente l’expérience funèbre. Dans le premier épisode de la saison suivante, Buffy agira tout à fait de manière égoïste, indifférente et cruelle avec celles et ceux qui l’aiment jusqu’à ce que, détruisant les restes du Maître et s’effondrant en larmes à la manière d’une catharsis expiatoire, elle ne renoue avec son humanité.

La seconde mort de Buffy est sans doute celle qui est la plus marquante à la fois narrativement et dramatiquement. Après une saison éprouvante pour le public qui aura vu la mort naturelle de la mère de la Tueuse, celle-ci se retrouve confrontée, en toute fin de saison, face à un cruel dilemme. La déesse Glory est parvenue à mettre la main sur sa jeune sœur Dawn, la clé faite humaine qui peut permettre d’abattre les frontières entre les dimensions. Arrivée trop tard jusqu’à elle, Buffy la retrouve en haut d’une tour décidée à se jeter dans le champ de force créé par son sang et qui a déjà commencé à déverser des cohortes de démon sur le monde. C’est alors que les paroles de l’esprit de la Première Tueuse que Buffy est allée consultée dans le désert quelques épisodes plus tôt prennent tout leur sens : « La mort est ton cadeau. » À la faveur d’un montage elliptique, nous comprenons en même temps que Buffy que le véritable rôle des Tueuses, depuis toujours, est de se sacrifier au profit de l’humanité. Elle prend alors une décision : puisque le corps de Dawn a été créé à partir d’elle et que seule sa mort peut refermer les portes dimensionnelles, alors elle offrira au monde ce dont il a besoin pour survivre. Tout en entendant ces derniers mots en off Buffy s’élance alors, telle une métaphore christique, les bras en croix dans le vortex. Elle s’écrase plusieurs dizaines de mètres plus bas, et pourtant son corps, à nouveau vêtu de blanc, reste immaculé : aucune trace de sang, aucun coup n’est visible sur son visage serein. Isabelle Casta voit dans cette scène de sacrifice une représentation d'une pietà rendue plus sensible par le fait qu'un à un ses amis la rejoignent, telles les saintes femmes au tombeau, et entrent tous dans le champ de la caméra revêtant alors un aspect sacré. Plus encore, le discours que la Tueuse tient à Dawn, et qui tient lieu de message à double destinataire, à la fois pour ses proches mais aussi pour le spectateur, est un véritable acte de passation. Grâce au care qui l’anime et qui constitue donc son sacrifice, elle leur confie la tâche de poursuivre son Œuvre : « Elle laisse en mourant un testament spirituel, à la fois moral et sentimental, dont les premiers mots portent le message essentiel : ‟La chose la plus difficile en ce monde, c’est d’y vivre 8.” Cette voix est celle de la remémoration puisque nous comprenons qu’elle a parlé à tous ses « champions » en leur remettant symboliquement ses armes et sa puissance 9. »

La série devait se terminer ici, sur la mort héroïque de l’héroïne. Et pourtant, cédant aux pressions, Joss Whedon ressuscite Buffy, sur une nouvelle chaine américaine, UPN, où il lui sera possible d’aller plus loin dans les thèmes abordés. Apparait alors un intéressant parallèle entre les conditions de production et la direction que prendra la série, nous y reviendrons.

Buffy est morte et enterrée à la fin de cette saison. Clé de voute de l'œuvre, il était évident que la série aurait pu en rester là. Or, la force du fantastique est de pouvoir se jouer de ces conventions et Buffy revient à la vie pour deux saisons supplémentaires. Incapables de faire leur deuil, comme s’ils savaient que ce qu’ils s’apprêtaient à faire était stupide et inconsidéré et menés par une Willow qui ne réalise pas que l’ivresse de la toute-puissance magique l’a déjà consumée, tous ses amis, Giles la figure paternelle excepté, sous prétexte de la sauver d’un prétendu Enfer dans lequel son âme errerait, la ramènent à la vie. Puisque Buffy a été tuée par un phénomène surnaturel il est alors possible à Willow de la ressusciter grâce à la magie et c’est en invoquant Osiris, dieu de la mort, puis en subissant mille tourments physiques qu’elle y parvient. Seulement, comme le dira Spike, Buffy laisse quelque chose dans sa tombe. Son corps, déjà décomposé, reprend peu à peu de la vie et les stigmates physiques de la mort en disparaissent jusqu’à ce que ses yeux, absents, réapparaissent, signes manifestes de la vie, et qu’elle cherche à reprendre son souffle :

 

Buffy ressuscite et erre lamentablement au début de la sixième saison en une déchirante anamnèse où, privée de parole, elle revient sur les lieux désormais désenchantés de son sacrifice, sans comprendre pourquoi on l’a ramenée d’entre les morts, sans rien éprouver d’autre qu’une stupeur désespérée, une immense et crucifiante incompréhension  10.

 

Mais le trauma post-post-mortem est bien là : Buffy ne sait plus à quel monde elle appartient. Obligée de singer d’être affectée ou touchée par l’affection de ses proches, elle est ailleurs, sur une autre voie. Si au départ la volonté scénaristique est de nous donner à imaginer le trouble que pourrait représenter le retour à la vie après l’expérience de la mort, nous comprenons quelques épisodes plus tard que cela va bien au-delà. Comme pour expier, exorciser et verbaliser son mal-être, Buffy se confie à Spike le vampire, seul être autour d’elle qui a lui aussi fait l’expérience de la mort. Elle ne se trouvait pas en Enfer mais bien dans une dimension paradisiaque. Elle y était bien, en paix avec elle-même, au chaud, accomplie et savait que celles et ceux qu’elle aimait étaient en sécurité. Ces propos portent alors un double sens. Sa mission était accomplie, son cadeau offert, et elle méritait bien de se reposer. On met ainsi au jour, d’une part, la volonté du public et des producteurs ainsi que la capacité des scénaristes à rebondir et à prolonger la durée de vie d'une œuvre sérielle même lorsque celle-ci semble arrivée à son terme. Et d’autre part les dangers que la manifestation des désirs via la manipulation offerte par le surnaturel peut provoquer sur le gain ou la perte d’humanité. Buffy a été ramenée à la vie par ses amis qui tenaient à elle et qui s’inquiétaient. Or, ils ne se sont pas réellement souciés de vérifier qu’elle était effectivement dans une dimension infernale. Dès lors, pendant toute la saison, cette résurrection aura de lourdes conséquences sur son état mental et moral. En effet, la jeune fille n'aura plus l'impression de faire partie du même monde que ceux qui l'entourent, elle qui a connu les affres de la mort, ou plutôt le bonheur d'être au paradis. Ainsi à plusieurs reprises, il n’est pas étonnant que l'ancien démon de la vengeance Anya fasse référence à Buffy en utilisant le terme de « zombie ». La mort de Buffy à la fin de la cinquième saison aurait pu ainsi apparaître comme un énième obstacle et un moyen artificiel de créer une tension en laissant le spectateur avec un goût amer. Cela aurait pu être le cas en effet si justement les deux saisons suivantes ne s'étaient pas servies de cette péripétie pour en développer les conséquences négatives. Cherchant à tout prix à ressentir des choses, des émotions, des sensations, Buffy se perd et se met à entretenir une relation toxique et violente avec Spike. Bien qu’elle en ait toujours l’aspect physique, Buffy ne se sent plus humaine. Et l’absence de stimulus négatif de la puce de Spike lorsque ce dernier la frappe 11 ne fait que confirmer ce qu’elle sait déjà : elle n’a plus rien d’humain sur le plan moral.

Il faudra attendre la fin de la saison pour qu’une épiphanie l’atteigne. Et celle-ci ne peut que passer à travers une dernière expérience avec la mort. Dans les derniers épisodes, Warren Mears, antagoniste pourtant présenté comme ridicule et inoffensif, franchit un des tabous de la série : alors qu’à plusieurs reprises Buffy avait fait mention de l’inutilité des armes à feu dans son combat, le masculiniste toxique fait irruption dans le jardin de la Tueuse et lui tire dessus à bout portant. Une balle l’attend en plein cœur, une autre, perdue, finit sa course dans celui de Tara, la petite amie de Willow se trouvant avec elle dans leur chambre. Tara est tuée sur le coup. La mort est humaine car produite par des moyens humains. Ainsi Willow est incapable de la ramener à la vie, les règles du surnaturel diégétique dans le buffyverse sont strictes. Dans le jardin, plus bas, Buffy est allongée sur le dos, dans des vêtements à nouveau presque blancs, le visage tourné vers le ciel, le regard vide, comme en transe, résignée à se laisser emporter par la mort qui la réclame et qu’elle n’a eu de cesse que de désirer. Or, Xander a prévenu les secours et la Tueuse est emmenée rapidement à l’hôpital. Il ne fait aucun doute que sans intercession du surnaturel les médecins n’auraient pu la sauver. Il faudra l’intervention de Willow, gorgée de toute la magie noire contenue dans les livres de la boutique de magie, pour la soigner. Grâce à ses pouvoirs, Willow contraint les soignants à quitter la pièce tandis qu’en fond sonore nous percevons le son caractéristique d’un électrocardiogramme plat. Et sans un seul geste, la sorcière ôte la balle de métal puis referme la plaie béante. Quelques secondes plus tard, Buffy ouvre les yeux. Un lien étrange, presqu’un transfert, est alors établi entre Tara et Buffy : « Sa mort est le scandale de l’innocence sacrifiée, de la pureté bafouée ; elle meurt à la place de Buffy […]. Son assassinat qui permet à la série de continuer, rejoint sur un mode mineur et fortuit les sommets sacrificiels de la saison V et de la saison VII 12. » Ce lien étrange est déjà établi dans les saisons précédentes : n’est-ce pas Tara qui parle, dans les rêves de Buffy, à la place de la Première Tueuse ? Malgré tout l’amour qu’elle possède pour elle, Willow est incapable de la ramener à la vie, mais il lui est possible de sauver, à la place, Buffy. Et pendant un court instant, quand son amie se relève du brancard, on voit sur le visage de Dark Willow, l’apaisement et le soulagement. Un instant plus tard, la haine et le désir de vengeance reprendront le dessus.

La troisième mort de Buffy est la plus humaine, la plus « naturelle ». Il n’est ainsi pas si étonnant de constater que ce sera celle qui lui fera prendre conscience de la valeur et du sens de la vie. Deux épisodes plus tard, alors que Willow cherche à détruire le monde et en sera empêchée par le care de Xander, Buffy doit affronter sous terre des démons créés de toutes pièces par la sorcière afin de lui offrir un dernier combat. Lorsqu’ils disparaissent, Buffy éclate en sanglot et sa jeune sœur Dawn, un instant confuse, comprend que ce ne sont pas des larmes de tristesse, mais bien de joie et du soulagement d’être toujours en vie : après une nouvelle expérience de la mort et de celle d’une amie proche, la Tueuse a recouvré son humanité perdue. Les promesses du paradis (dont on n’aura finalement eu aucune représentation) sont vaines et illusoires, c’est dans la pratique de la vie qu’on trouve le bonheur. Buffy souhaite être présente pour Dawn et pour ses ami.e.s, elle veut préserver le monde pour tou.te.s, et surtout aider sa sœur à grandir. Et c’est pleine de force qu’elle retrouve, pour une dernière saison, l’entièreté de sa puissance héroïque. Il aura fallu en arriver là pour que la Force, la source de tous les Maux de la Terre, trouve une faille dans le système d’élection des Tueuses. Les retours successifs à la vie de Buffy auront peu à peu fragilisé le sortilège et il est dorénavant possible aux agents du chaos de repérer et éradiquer une à une toutes les Potentielles. Ce faisant, l’humanité n’aura plus aucune protection contre les forces du mal.

Ainsi, c’est bien toujours l’anomalie de Buffy liée au care qui la sauve et l’éloigne au fil de la série de la voie des Ténèbres. À plusieurs reprises elle se rappelle pour elle-même ou précise à ses interlocuteurs humains que sa mission ne fait pas d’elle une meurtrière 13. Le ton agacé, presque blessé, qu’elle emploie dans ces quelques cas tendrait à prouver que l’utilisation de la violence par Buffy peut être interprétée symboliquement comme une menace pour sa propre humanité. Et ainsi, comme une itération du questionnement philosophique déjà présent dans des œuvres cinématographiques telles que L’Homme bicentenaire 14 : ne fait-on pas l’expérience de l’humanité à travers celle de la mort des autres et surtout, de la nôtre ?

Il est possible d’aller plus loin encore dans cette réflexion thanatologique dans l’univers de Buffy. Car si l’expérience de la mort semble nécessaire pour elle afin de gagner en humanité, il semble qu’il en soit de même pour la production du care et son application sur celles et ceux qui l’entourent.

 

« Je sais que je suis un monstre. Mais tu me traites comme un homme, et ça 15… »

Si nous avons qualifié les morts de Buffy comme nécessairement incomplètes car jamais définitives puisque ne s’appliquant que sur une partie d’elle-même, peut-être pourrait-on dire également qu'en mourant elle ne peut laisser sa place qu'à une Tueuse de remplacement, nécessairement en devenir et elle-même dépourvue de cette part d'humanité que Buffy aura gagnée. Dans les deux cas qui vont nous intéresser plus particulièrement il s’agirait en réalité d’une humanité à envisager sous l’angle du care et qui resterait alors encore à construire grâce au contact et à l’expérience de la vie. Ainsi la Tueuse Kendra ne vit que pour le combat et Faith, à sa suite, goûte aux plaisirs humains par excès de désirs.

Ainsi, le rôle de Buffy auprès de ces personnages, et c'est sans doute entre autres pour cela qu'elle revient, serait de leur apporter ou leur faire recouvrer cette humanité manquante. Ses multiples résurrections, vues sous cet angle, seraient ainsi d'autant plus christiques :

 

La rédemption touche à peu près tous les anciens « méchants », en tout cas tous ceux qui souhaitent être sauvés le sont, d’une façon ou d’une autre… à condition de renoncer à leur folie, leur addiction ou leur dévastatrice volonté de puissance ; Buffy est donc aussi une fédératrice, un centre irradiant qui, sauf rare exception, pardonne le mal qu’on lui a fait  16.

 

La Tueuse peut pourtant être vue moins comme un Christ de la justice qu’un Christ rédempteur, prêcheur et passeur d’humanité.

À travers ces expériences Buffy apprend d’elle-même et des autres. Pour simple preuve le tout début de la quatrième saison, lorsqu’elle se retrouve incapable de se raisonner face à sa colocataire Kathy dont elle est persuadée qu’elle est un démon. Aucun de ses amis ne la croit lorsqu’elle leur soutient de manière totalement irraisonnée que ses ongles continuent de pousser quand ils sont coupés ou qu’elle cherche à attenter à sa vie. Et pourtant, en toute fin d’épisode, lorsque dans un affrontement Buffy parvient à lui arracher son masque de peau, c’est précisément la frontière entre l’humain et l’inhumain qui est questionnée, et à travers elle celle du jugement moral de la Tueuse et ce sur quoi se fondent ses critères. Elle performe sa capacité à reconnaître le manque d’humanité (au sens large du genre) de ceux qui l’entourent grâce à une projection empathique qui lui est propre. Comme le soutient Jeroen Gerrits dans son analyse de l’épisode : « La capacité de reconnaître quelqu’un comme un être humain […] ne demande pas seulement l’identification de quelque chose, mais l’identification avec quelqu’un 17. » C’est peut-être finalement cela qui démarque Buffy des Tueuses qui l’ont précédée et qu’elle apprend et perfectionne au fil de la série.

On comprend dès lors davantage le personnage de la Tueuse Kendra, introduite lors de la deuxième saison 18, et qui s’oppose en tout point à Buffy. Prise en charge très tôt par son Observateur (à l’opposé de Buffy qui a été « oubliée »), éloignée des hommes, de sa famille ou de toute forme de relation, l’existence de Kendra a été vouée à l’apprentissage de l’art du combat, du maniement des armes et d’une étude approfondie en démonologie. À l’inverse de Buffy, Kendra nous est tout d’abord présentée comme privée de projection empathique : elle est froide, agit selon les ordres de manière totalement arbitraire, aveugle et manque d’autonomie morale. Elle ne comprend pas comment Buffy peut laisser vivre Angel, le vampire doté d’une âme, et la toise quand elle constate qu’elle passe la majeure partie de son temps avec ses amis au lieu de s’entrainer. Le problème de Kendra n’est pas en réalité qu’elle suive les règles des manuels qu’on lui a fait lire mais qu’elle ne les questionne jamais. Pour elle la morale et la justice ne peuvent être qu’imposées par l’élément extérieur que serait le Conseil des Observateurs 19. Rapidement, en se liant d’amitié avec Buffy et ses amis, en créant du lien, son expérience empathique s’accroit, et c’est lorsqu’elle se laisse submerger par ses sentiments (lorsqu’un monstre déchire son vêtement préféré), qu’elle devient subitement plus efficace au corps-à-corps. C’est là la leçon que lui donne Buffy juste avant son départ :

 

Kendra.— Les émotions sont une faiblesse, Buffy. Une gêne inutile.

Buffy.— Kendra, mes émotions sont ma force. Elles me donnent l’avantage  20 !

 

Immédiatement, la Tueuse jamaïcaine complète cette affirmation en lui confiant qu’à ses côtés elle a appris bien plus : leur mission n’est pas un simple travail, leur pouvoir et toutes ses responsabilités font ce qu’elles sont. Au départ jalouse de l’existence d’une autre femme capable des mêmes prouesses qu’elle, Buffy commence dès lors à comprendre qu’en plus de l’empathie, le partage fait partie des meilleurs atouts de la justicière qu’elle est : Kendra est ce qu’elle est devenue car elle est morte et revenue à la vie, elle en est dès lors responsable.

On peut même de là affirmer sans se tromper que le care, cette part d’humanité, n’est donc pas une qualité innée chez les Tueuses. Le care se développe en chacun selon les rôles que la société lui donne à jouer, son histoire ou sa capacité à se projeter de manière empathique. Nul doute que ce qui a favorisé l’émergence d’une solide et profonde éthique du care chez Buffy est qu’à l’inverse de beaucoup de Tueuses (comme Kendra, qui en est le modèle parfait) elle a eu la possibilité de vivre une vie « normale » jusqu’à son appel, quand les autres étaient écartées du monde qu’elles étaient censées protéger par les Observateurs, les contraignant ainsi à agir tantôt froidement, tantôt sans remettre en question les normes établies. Le personnage de Buffy est dès le premier épisode présenté comme une jeune fille partagée entre sa volonté de poursuivre sa vie d’adolescente américaine et celle d’assumer son rôle de Protectrice. Elle est une héroïne solitaire avec une communauté autour d’elle qui la soutient, la seconde et la ramène dans le droit chemin quand elle s’en écarte ou même lorsqu’elle perd la vie. C’est sans doute cette particularité qui lui permet d’assurer la « continuité du monde humain 21 ».

Grâce au care Buffy est capable, bien qu’elle fasse bien souvent remarquer qu’en tant qu’Élue elle est nécessairement seule et incomprise, de bien plus aisément communiquer sur ses sentiments moraux, et ce faisant d’en enrichir son expérience et celle de celles et ceux qui l’entourent.

C’est ce qu’illustre d’une toute autre manière la trajectoire opérée par Faith. Au contraire de Buffy, Faith n’a jamais goûté au plaisir d’être une bonne personne, ou en tout cas d’être perçue par les autres comme telle. En d’autres mots elle n’en pas l’expérience. Solitaire, elle n’a confiance en personne et brise toutes les règles, incarnant une forme de l’idéal de l’autonomie masculine. Paradoxalement, cette individualité exacerbée la rend sensible à tout un ensemble d’émotions négatives telles que la jalousie, et c’est notamment, pour Jessica P. Miller, cette incapacité à se dégager d’un sentiment constant d’insécurité et de vulnérabilité face à autrui qui la rend perméable au mal. Elle ne peut ainsi pas comparer le plaisir qu’elle ressent à faire le mal autour d’elle à celui que pourrait procurer l’action juste. Elle ne le peut qu’en rapport au plaisir d’une vie qui était bonne en apparence mais intérieurement amorale. Il est donc « naturel » que pour elle la voie du mal soit la plus plaisante. Sans le savoir c’est la philosophie nietzschéenne que Faith suit 22. Pour elle la moralité est une création des faibles, et le mal serait donc l’apanage des forts. La psyché de Faith vient poser des questions au système éthique et empathique de Buffy. L’utilisation de son pouvoir surnaturel sans aucune contrainte est ce qui l’exalte. Faith se juge elle-même plus forte et donc fatalement meilleure que les humains qu’elle est censée protéger avec ce pouvoir. C’est en cela qu’elle admire le Maire et qu’elle se ralliera à sa cause : le seul but de Wilkins est de se surpasser, devenir un « surhomme » à travers l’Ascension, c’est donc son propre plaisir qui prime. Si des humains meurent dans le processus, si le monde est soumis à la destruction, ce n’est pas son problème. La vision de la morale et de la justice de Faith, totalement exempte de care, est clairement visible dans la séquence du miroir de la deuxième partie de l’épisode « Une revenante » (saison 4, épisode 16). Grâce à l’utilisation d’un curieux mécanisme magique légué par le Maire, Faith est parvenue à changer de corps avec Buffy. Elle se retrouve ainsi au départ à singer sa vie, et à profiter d’une liberté retrouvée pendant que son ennemie, piégée dans son corps, est devenue une fugitive recherchée pour meurtre. Toute une séquence la montre filmée frontalement dans le miroir de la salle de bain à s’amuser avec son nouveau visage et à « jouer à être Buffy ». Elle répète à plusieurs reprises les mêmes sentences en s’évertuant à y insuffler un ton qui sonnera juste, le tout monté dans un montage elliptique imitant l’ivresse de puissance et de plaisir (davantage qu’une prétendue folie qui ne tiendrait pas la route) qui, encore à ce moment, s’empare de Faith :

 

Buffy.— Je peux être Buffy. Puis-je vous aider ?

Buffy (se reprenant).— Buffy.

Elle tire la langue à nouveau. Elle ajuste ses cheveux.

Elle secoue ses doigts.

Buffy.— Tu ne peux pas faire ça, parce que c’est mal.

Elle secoue doucement les doigts.

Buffy.— Tu ne peux pas faire ça, c’est vilain.

Buffy (plus fort).— Parce que c’est mal.

Elle penche la tête.

Buffy (doucement).— Parce que c’est mal.

Elle pointe le doigt de manière très agressive.

Buffy.— Tu ne peux pas faire ça. C’est mal. Je vais te botter les fesses. Je vais te tuer.

Rire dément  23.

 

À ce stade, les sentences originales « Because it’s naughty/wrong » prononcées par Faith sonnent creux. Elle n’en saisit pas le sens et rit du fait que ce sont des phrases devant lesquels chacun.e est censé.e plier. N’ayant pas l’expérience pour, il n’y a à ce moment pour elle rien qui justifie cela. Elle le répète ainsi plusieurs fois presque pour se convaincre, avec l’idée qu’à la manière d’une pensée magique, cela finira par fonctionner si on le crie assez fort. Pour Faith, qui se considère au même titre que les monstres parmi les forts, on leur demande de ne pas user de leur pouvoir sans qu’aucune justification ne soit donnée.

Et c’est ainsi que plus tard, l’expérience du bien intrinsèque des actions altruistes et les projections empathiques extérieures à elle la feront douter et revenir dans le droit chemin. C’est en réalité l’expérience de la vie de Buffy lorsqu’elles échangent de corps, la manière dont elle est perçue, son héroïsme, l’amour véritable, l’admiration ou le respect qu’elle reçoit des autres grâce à des années de bienveillance 24 qui font que Faith arrivera à la conclusion qui la poussera à se rendre à la justice dans Angel 25, le spin-off de Buffy, créant une nouvelle boucle avec le propos eudémonique de la série : la personne juste, punie pour des crimes qu’elle n’a pas commis sera toujours plus heureuse que l’injuste qui peut obtenir tout ce qu’elle désire.

Son expérience erronée, ses mauvais critères et ses justifications selon lesquels les gens bons sont tous hypocrites et qu’elle serait plus heureuse en tant qu’honnête hédoniste ne tiennent plus et volent en éclat peu de temps après être littéralement passée à travers une vitre. Ayant fait l’expérience du bien et du care après avoir volé au secours de croyants dans une église prise d’assaut par des vampires, elle ne peut plus revenir en arrière et s’effondre, sous une pluie torrentielle qui l’absoudrait de ses fautes, dans les bras d’Angel en le suppliant de la supprimer.

En voyant les vampires dans l’église, elle a soudainement pris conscience de ce qu’aurait fait Buffy et pourquoi. À la manière d’un pouvoir qu’on peut transmettre par l’empathie, le care lui fait réaliser que la vérité morale de base est sans doute que l’autre a toujours besoin de nous. Il n’est évidemment possible de s’en rendre compte que par l’empirisme, et c’est à ce moment précis qu’elle insuffle à la sentence vide énoncée plus tôt tout son sens. Lorsqu’elle la lance une dernière fois aux vampires, il est indéniable que Faith a compris que la question du bien et du mal ne se joue pas du côté de la force mais bien du côté de la bienveillance et de l’empathie qu’on peut ressentir pour les plus faibles, les plus vulnérables et ceux qui ont besoin d’aide. C’est cette reconnaissance de la vulnérabilité de l’autre qui permet de créer du lien social. Faith se rend compte qu’on ne se soucie pas d’elle, car on ne se soucie pas d’un puissant. Dans les bras d’Angel, elle reconnait pour la première fois sa propre vulnérabilité et atteint ainsi le deuxième stade de son développement éthique jusqu’alors verrouillé. Pour expier ses fautes elle passera trois années en prison avant de s’en échapper pour prêter main forte à Buffy dans son dernier combat, et c’est une Faith métamorphosée, mais toujours au caractère bien trempé, que nous retrouvons, prête cette fois à sauver le monde.

L’exemple de Spike en est sensiblement proche. En tant que vampire Spike est lui aussi un ressuscité, un être qui a fait l’expérience de la mort. Cependant à l’inverse de Buffy, les vampires, s’ils se souviennent de qui ils étaient de leur vivant, peuvent parler et marcher comme tel, n’ont plus d’âme. En ce sens, il est dépourvu de toute culpabilité et remords. Dans le système judiciaire des Tueuses cela suffit à ce que l’on considère les vampires comme dépourvus d’humanité. Or, plusieurs lignes de dialogues, voire même quelques comportements, montrent que la dichotomie humain/vampire n’est pas aussi évidente qu’il n’y parait. Lorsqu’Angel perd son âme et redevient le sadique Angelus, il n’arrête pas d’aimer Buffy, mais le sentiment se transforme en obsession cruelle. Sans le garde-fou que serait la conscience humaine, les vampires seraient incapables de gérer leurs émotions. Ainsi Buffy est au départ incapable d’envisager que les sentiments que Spike a développés à son égard soient bien de l’amour :

 

Spike.— Tu ne peux nier qu’il y a quelque chose entre toi et moi. Je sais que tu le ressens.

Buffy.— Ça s’appelle du dégoût. Et quoi que tu penses ressentir, ce n’est pas de l’amour. On ne peut pas aimer sans âme.

Drusilla.— Oh si, on peut. On peut tout à fait aimer… d’une manière totalement irraisonnée  26.

 

Plus encore que l’amour obsessionnel, c’est bien l’empathie que le vampire peroxydé semble être capable de ressentir lorsqu’à la fin d’un épisode de la cinquième saison 27, avant même qu’il ne s’avoue à lui-même ses sentiments, bien décidé à éliminer Buffy malgré la puce électronique dans sa tête, Spike ne renonce lorsqu’il la retrouve en larmes, épuisée, terrorisée par le spectre de la maladie qui plane au-dessus de sa mère. L’épisode se termine alors sur le vampire essayant maladroitement de la consoler en s’asseyant à ses côtés, sur le perron de la maison, posant simplement sa main sur son épaule. Buffy le laisse faire, c’est une étape de franchie dans l’humanisation du vampire. Dès lors, au contact de Buffy, Spike passe peu à peu différents stades qui feront de lui le véritable Shanshu, le vampire qui redeviendra humain. Buffy en fait son champion, n’hésite pas à lui confier Dawn et leur vie quand le danger se fait trop pressant.

À la mort surnaturelle de la jeune fille, la caméra nous le montre fondant en larmes, dans un état de détresse émotionnelle tel que sont rendus encore plus sincères ses sentiments : Buffy est morte, il n’a personne à convaincre de son état, et son absence d’âme à cet instant transcende la notion d’humanité. Spike devient le seul personnage qui semble (avec Dawn), au début de la sixième saison, véritablement souffrir de l’absence de Buffy. Avec elle, c’est son humanité qui est morte. Il réalise en un instant, en voyant la véritable Buffy revenue à la vie, qu’elle n’est pas le robot, cette coquille vide, que le Scooby Gang avait programmé pour la remplacer et éviter que des cohortes de monstres détruisent Sunnydale. Il voit à travers elle et reconnait celle qui apporte l’humanité. Le décompte des jours depuis sa disparition, son évocation de toutes les manières possibles et imaginables dont il rejoue chaque soir son échec à protéger Dawn et à la sauver, puis sa colère face à Willow qu’il accuse de l’avoir tenu volontairement à l’écart de leur projet sont tout à fait saisissants car ils témoignent de l’impossibilité pour un vampire pourtant sans âme de faire son deuil 28. Les deux personnages se rapprocheront alors par ce qui les rapprochera pendant un temps : l’expérience de la mort. Spike, malgré tout pervers, se saisira du trauma post-post-mortem de Buffy pour l’attirer dans son monde de Ténèbres :

 

À l’effigie robotique, séduisante mais pathétiquement répétitive, s’est substituée une autre hybridation, bien plus inquiétante, bien plus profonde et douloureuse : arrachée à la paix du tombeau, Buffy ne peut se déprendre d’une sidération et d’une mélancolie poignante, qui la rend « étrangère au paradis », et que seul le mort-vivant Spike saura finalement comprendre et apprivoiser  29.

 

Et pourtant sans doute sait-il que sans cette part d’humanité Buffy ne peut que lui échapper puisqu’il restera malgré tout toujours incomplet. Il le réalise réellement à la fin de la saison à l’issue de la problématique scène de tentative de viol qu’il commet sur Buffy dans sa salle de bain 30. La monstruosité à visage humain qui s’affichait quelques instants plus tôt sur ses traits laissent place à l’effroi quand il se rend compte que Buffy avait raison de ne pas lui faire confiance, et par là de ne pas l’aimer. Il s’enfuit et part à la recherche de quelque chose. Le scénario joue alors avec les spectateur.rice.s en ne divulgant qu’en partie ce qu’il veut trouver. La dernière image de la sixième saison nous le montre recouvrant la dernière pièce manquante du puzzle : son âme.

Là est ce qui le démarquera à tout jamais d’Angel et des autres vampires de la série. Au contact de Buffy et par amour, un être maléfique peut faire le choix délibéré de retrouver son humanité et tout ce qu’elle suppose de souffrances. Spike revient à Sunnydale au début de la septième et dernière saison complètement fou : l’âme humaine qui brûle en lui le consume de l’intérieur et rongé par les remords il n’est plus capable de supporter la vie. Si l’on pouvait penser à un piège tendu par les Puissances Supérieures à la fin de la saison précédente, qui auraient pu jouer, tel un pacte avec le diable, sur les mots du vampires précisant qu’il voulait donner à Buffy ce qu’elle méritait et revenir celui qu’il était avant, à savoir un vampire sanguinaire et dénué de toute compassion, le discours qu’il tient face à Buffy à la fin de « Démons intérieurs » efface toute zone d’ombre : Spike a fait le choix de la souffrance humaine pour offrir à Buffy l’amour qu’elle est en droit de recevoir :

 

Spike.— Angel – il aurait dû me prévenir. (Buffy commence à comprendre de quoi il parle) Il s’en est bien gardé, mais c’est là, en moi… tout le temps. L’étincelle. (pause) Je voulais te donner… ce que tu mérites. Et je l’ai eu. Ils ont mis l’étincelle en moi. Et maintenant elle ne cesse de brûler.

Buffy.— Ton âme.

Spike (riant).—Beaucoup de mal pour si peu d’usage.

Buffy.— Tu as récupéré ton âme. Comment ?

Spike.— C’est ce que tu voulais, pas vrai ? C’est ce que tu voulais, n’est-ce pas ?! Et maintenant tout le monde à l’intérieur parle. Tout ce que j’ai fait, tous ceux que j’ai – et lui. Et ça. L’autre… la chose… en dessous… de toi. C’est là, aussi. Tout le monde… ils me disent tous de partir. Pars… en enfer.

Buffy.—Pourquoi ? Pourquoi aurais-tu fait ça ?

Spike.— Buffy, sois honteuse. Pourquoi est-ce qu’un homme ferait ce qu’il ne doit pas ? Pour elle. Pour être sien. Pour être le genre d’homme qui jamais ne – (Il s’arrête à la limite des larmes) Pour être un genre d’Homme. Et elle abaissera son regard sur lui avec rédemption… et tous pardonneront et aimeront. (Spike avance vers une croix au fond de l’église) Il sera aimé. (Il se repose sur la croix. Sa peau commence à brûler) Donc, tout le monde va bien, hein ? (Buffy pleure) Hein Buffy, est-ce qu’on peut arrêter maintenant ? Est-ce qu’on peut arrêter de se battre  31 ?

 

Si Buffy ne l’avouera jamais totalement, les larmes qui coulent lorsqu’elle réalise le sacrifice, puis la confiance qu’elle finira très vite à lui témoigner marqueront la réussite de son entreprise. Buffy n’est pas simplement une justicière élue pour supprimer le Mal du monde. Elle n’est pas que le bras armé des royaumes humains, un rempart. Elle est plus que cela, elle apporte au monde davantage d’humanité, capable du fait de son care, de ses expériences de mort et de vie, de rendre humain le pire des monstres. Et comme pour cristalliser qu’en cela elle sauve l’humanité toute entière, c’est Spike, grâce à cette étincelle dont il comprend à la toute fin l’utilité, qui permet au nouveau Monde d’advenir : le temps des Observateurs est révolu, l’ère des Tueuses passeuses d’humanité ne fait que commencer.

 

« Changeons les règles du jeu. Je dis que mon pouvoir devrait être votre pouvoir 32 »

Grâce à ces trajectoires, on comprend ainsi davantage comment fonctionne le care dans la série, et notamment en quoi il est plus que central dans le personnage de Buffy et le sens que l’on peut donner à ses trois morts. Nous nous rendons compte à l’extrême fin de la série que que c’est grâce à ce qu’elle apprend d’elle-même, aux autres, et par les autres que Buffy peut espérer utiliser à bien son pouvoir et donc sauver le monde. N’est-ce pas ainsi qu’elle comprend qu’être humain (et donc relever de sa protection) ne se limite pas à la simple question biologique de la race ou du genre, mais bien plus à des données subtiles ? Buffy cherche à conserver l’humanité dans le monde, à préserver la préoccupation et le respect de l’autre. Certes cela semble évidemment utopique et simpliste, mais on voit bien les limites de la vision arriérée et patriarcale des hommes de l’ombre (puis à leur suite des Observateurs) dans cette idée d’une guerre de territoire à gagner sur les monstres en tout genre. Même si Buffy est enfermée dans ce rôle du care, c’est avec celui-ci qu’elle pourra bouleverser le sens de la justice, abolir des frontières manichéennes qui n’ont plus lieu d’être et renverser le rapport de domination imposé par le Conseil. Après tout ne fait-elle pas don de ses pouvoirs uniques à toutes les Potentielles existantes de par le monde, dans une forme d’abnégation de sa singularité au profit d’une nouvelle forme de solidarité dont le but est d’humaniser davantage le monde 33 sans n’avoir plus besoin de passer par la mort ?

 

  1.  Buffy au Maître : « I may be dead, but I’m still pretty ! », Buffy The Vampire Slayer, 01x12, Le Manuscrit.
  2. Joss Whedon, Buffy The Vampire Slayer, 7 saisons, 144 épisodes, © The WB, 1997-2001 – UPN, 2001-2003 (désormais BTVS).
  3.  La Première Tueuse Senaya à Buffy : « Death is your gift. », BTVS, 05x18, La Quête.
  4.  Théorisé par Carol Gilligan (Une voix différente, Paris, Flammarion, 2008), le care, que l’on pourrait traduire par « soin » ou « bienveillance », est la capacité que nous pouvons développer pour s’occuper des plus faibles et des plus vulnérables. D’abord perçu comme une donnée proprement féminine, il n’est en rien un maternage. S’il est vrai que les femmes usent davantage du care c’est qu’elles vivent des expériences autres qui leur permettent de développer certaines compétences particulières.
  5.  Xander, diminutif d’Alexander donc, dans la version originale.
  6.  Isabelle Casta, Nouvelles mythologies de la mort, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 189.
  7.  La seule occurrence de ce type d’utilisation du thème musical de la série est significative. Pour aller plus loin voir : Mathieu Pierre, « Des liens étroits entre narration et musique dans BTVS », in Cécile Carayol et Jérôme Rossi (dir.), Musiques de séries télévisées, Rennes, PUR, 2015.
  8.  « The hardest thing in this world is to live in it. »
  9.  Isabelle Casta, Nouvelles mythologies de la mort, op.cit., p. 161.
  10.  Ibid., p. 52.
  11.  Lors de la quatrième saison, une opération militaire appelée l’Initiative a tenté de domestiquer les vampires et les démons en leur insérant une puce dans le cerveau. Celle-ci les empêche d’attenter à l’intégrité physique des humains sous peine de se voir infliger une lourde décharge électrique dans le crâne.
  12.  Isabelle Casta, Nouvelles mythologies de la mort, op.cit., p. 179.
  13.  En version originale l’opposition entre « Slayer » et « Killer » ou « Murderer » est bien plus sensible et marque bien la nuance qui s’exerce dans l’utilisation du pouvoir surnaturel qui lui a été confié et de sa juste application.
  14.  Chris Colombus, The Bicentennial Man, © Columbia, 2000.
  15.  Spike à Buffy : « I know I’m a monster but you treat me like a man… », BTVS, 05x22, L’Apocalypse.
  16.  Isabelle Casta, Nouvelles mythologies de la mort, op.cit., p. 185.
  17.  Jeroen Gerrits, « Ici-bas et encore plus bas : projection empathique dans BTVS », in Sylvie Allouche et Sandra Laugier (dir.), Philoséries Buffy, Tueuse de vampires, Paris, Bragelonne, 2014, p. 122.
  18.  BTVS, 02x09-10, Kendra – parties 1 et 2.
  19.  C’est sans doute ce manque d’autonomie qui l’empêche de résister aux capacités coercitives de la vampire Drusilla qui lui impose de « plonger en elle », détruisant ainsi avec une facilité déconcertante toute capacité d’agir de la jeune Tueuse et la menant à la mort.
  20.  Kendra : « Emotions are weakness, Buffy. Yu shouldn’t entertain them / Buffy : Kendra, my emotions give me power. They’re total assets. », BTVS, 02x10, Kendra – partie 2.
  21.  Sandra Laugier, « Le Sujet du care : vulnérabililté et expression ordinaire », in Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Petite Bibliothèque Payot, 2009, p. 159-200, p. 160.
  22.  Karl Schudt, « Also Sprach Faith : The Problem of the Happy Rogue Vampire Slayer », in James B. South, Buffy and Philosophy, Chicago & La Salle, Open Court, 2003.
  23.  Buffy : « Why, yes, I would be Buffy. May I help you ? (sounding) Buffy. She sticks out her tongue again. She adjusts her hair. She shakes her finger. You can’t do that, it’s wrong. She shakes her head slightly. You can’t do that because it’s naughty. (louder) Because it’s wrong. She tilts her head. (softly) Because it’s wrong. She points very aggressively. You can’t do that. It’s wrong. I’ll kick your ass. I’m gonna kill you. Mental laughing. »
  24.  D’une manière particulièrement sensible, Buffy dans le corps de Faith vivra l’expérience opposée en étant confrontée à la peur, le dégoût, la haine qu’elle suscite chez les autres. À nouveau, Buffy, par projection empathique, ne pourra que pardonner Faith et notamment la réintégrer à son groupe à la toute fin de la série.
  25.  BTVS, 01x18, Cinq sur cinq.
  26.  Spike : « You can’t tell me that there isn’t anything between you and me. I know you feel something. » / Buffy : « It’s called revulsion. And whatever you think you’re feeling, it’s not love. You can’t love without a soul. » / Drusilla : « Oh, we can, you know. We can love quite well… if not wisely. », BTVS, 05x14, La Déclaration.
  27.  BTVS, 05x07, La Faille.
  28.  Spike : « Hundred forty-seven days yesterday. Hundred and forty-eight today. 'Cept today doesn't count, does it? » ; « I do remember what I said. The promise. To protect her. If I had done that ... even if I didn't make it ... you wouldn't have had to jump. But I want you to know I did save you. Not when it counted, of course, but ... after that. Every night after that. I'd see it all again ... do something different. Faster or more clever, you know? Dozens of times, lots of different ways ... Every night I'd save you. »
  29.  Isabelle Casta, Nouvelles mythologies de la mort, op.cit., p. 169.
  30.  Pour en lire davantage sur cette scène, on pourra se diriger vers l’ouvrage d’Iris Brey, Sex and the series, Paris, Éditions de l’Olivier, 2018.
  31.  Spike : «  Angel— he should have warned me. (Buffy begins to realize what he's talking about.) He makes a good show of forgetting, but it's here, in me... all the time. The spark. (pause) I wanted to give you... what you deserve. And I got it. They put the spark in me. And now all it does is burn. / Buffy: Your soul. / Spike (laughing): Bit worse for lack of use. / Buffy: You got your soul back. How? / Spike: It's what you wanted, right? It's what you wanted, right?! And-and now everybody's in here, talking. Everything I did, everyone I— and him. And it. The other... the thing... beneath... beneath you. It's here, too. Everybody... they all just tell me go. Go... to hell. / Buffy: Why? Why would you do that? / Spike: Buffy, shame on you. Why does a man do what he mustn't? For her. To be hers. To be the kind of man who would nev— (He pauses, almost crying.) To be a kind of man. And she shall look on him with forgiveness... and everybody will forgive and love. (Spike goes to the cross at the front of the church.) He will be loved. (He drapes himself over the cross. His skin begins to burn.) So everybody's okay, right? (Buffy is crying.) C-can we rest now? Buffy? Can we rest? »
  32.  Buffy aux Potentielles : « So I say we change the rule. I say my power, should our power », BTVS, 07x22, La fin des temps.
  33.  Plus encore, Buffy invite les Potentielles à choisir d’obtenir ses pouvoirs et donc tout ce qu’ils sous-tendent. Cette forme de consentement est précisément ce que les hommes de l’ombre n’ont pas laissé à la Première Tueuse, et par effet de rebond à toutes celles qui lui suivront. En revanche, lorsqu’ils « proposent » à Buffy d’augmenter ses pouvoirs pour le combat final (c’est-à-dire d’être à nouveau violée par l’essence démoniaque et perdre son humanité) Buffy refusera catégoriquement, et la puissance de son « non » la libérera littéralement de ses chaînes.