
L’archétype du clown dans les œuvres cinématographiques d’Ingmar Berman
Rare au sein de la longue filmographie bergmanienne qui comprend une cinquantaine d’œuvres cinématographiques et télévisuelles, le personnage du clown s’y manifeste stricto sensu dans trois films notables : La Nuit des forains (1953), Le Rite (1969) et En présence d’un clown (1997). Néanmoins, Jeux d’été (1951) met en scène un personnage déguisé dont certains aspects annoncent les figures de clown ultérieures. À travers l’analyse de ces quatre films, cet article vise à étudier les occurrences de ce personnage qui se manifeste autour de trois motifs récurrents : interprétés au sein des figures clownesques, ces motifs que sont le miroir dévoilant le double, le masque et la mort 1 semblent pouvoir témoigner de leurs caractéristiques communes aux archétypes de l’inconscient collectif comme ils sont définis par Carl Gustav Jung. Sous les différentes formes offertes par les quatre films, le clown incarnerait alors thématiquement et visuellement l’archétype du fripon, caractérisé par une personnalité farceuse et chaotique tant elle mêle sérieux et dérision 2.
Divisée en différentes couches dont un inconscient personnel et un inconscient collectif, la psyché selon Jung est structurée par les archétypes 3 qui en sont les matrices. Inaccessibles absolument, ces archétypes peuvent néanmoins s’objectiver, dans les rêves ou les créations artistiques 4, sous forme d’images archétypiques qui sont parfois des figures personnifiées. Bien que le cinéma ne consiste pas en une création immédiate, les images cinématographiques résultent d’une modification de la réalité qui pénètre alors le domaine artistique 5 : elles peuvent être appréhendées en tant que projections d’archétypes. Ambivalent car il possède un double aspect positif et négatif, une face lumineuse et une face obscure 6, l’archétype, sous ses formes objectivées, reflète une partie de la psyché de l’individu qu’il dévoile et se manifeste, dans les rêves, en tant qu’élément annonciateur de la vie psychique 7 : au sein des films bergmaniens, sous forme de clown maquillé à défaut d’être masqué, double du personnage qu’il accompagne ou dissimule, il présage la mort.
Le double et le miroir
Récurrent dans l’œuvre de Bergman, le motif du double se retrouve aussi dans les caractéristiques des archétypes qui s’objectivent sous forme de symboles jungiens 8, c’est-à-dire d’images archétypiques constituées de deux opposés. La dualité des personnages bergmaniens de clowns se manifeste à travers des éléments cinématographiques par lesquels ils sont à la fois associés et opposés, tels l’éclairage, le montage, la composition des plans. Outre la présence de clowns augustes ou de clowns blancs selon les films, la figure clownesque, qu’elle soit incarnée par un homme ou par une femme, est toujours accompagnée d’un personnage non clown et de sexe opposé. Ainsi, dans Jeux d’été, le maître de ballet déguisé en magicien à l’aide d’un maquillage outrancier, d’une perruque et d’un faux nez proéminent rappelant les attributs du clown auguste 9 discourt auprès de Marie la ballerine. La Nuit des forains met aussi en scène un personnage de clown masculin mais ce dernier est un clown blanc, vêtu d’un bonnet et d’un costume bouffant blanc à paillettes, arborant un sourcil et une bouche sombre dessinés sur son maquillage blanc. Sur une musique de cirque, il se comporte comme un clown, donnant des coups de pied aux fesses d’un des badauds. Humilié alors qu’il va secourir Alma, sa femme exhibitionniste, le clown Frost manifeste une jalousie alimentée par son caractère dépressif. Dans Le Rite et En présence d’un clown, les personnages de clowns sont incarnés par des femmes accompagnées d’un homme. Portant un faux nez, un maquillage très marqué autour des yeux et de la bouche et un gros nœud papillon, la figure de Thea dans Le Rite est une clownesse de type auguste, malheureuse alors qu’elle cherche du réconfort auprès de son mari. Enfin, Rigmor, la clownesse blanche d’En présence d’un clown, vêtue d’un costume caractéristique de son type, rend visite à Carl, un homme psychologiquement malade à qui elle expose des propos parfois mystérieux.
Alors que les archétypes sont ambivalents, la figure de clown bergmanienne, en plus d’être présentée aux côtés d’un personnage de sexe opposé, est le double visuel de cet autre différent auquel elle est néanmoins associée. Selon Viviane Thibaudier, « toute figure archétypique a toujours deux pôles, l’un positif, l’autre négatif : sa face lumineuse et sa face sombre 10 », sa représentation est toujours faite de deux opposés. Le traitement de l’ombre et de la lumière, les champs-contrechamps et les jeux de miroir participent, au sein des images représentant les clowns, à mettre en évidence la dualité dont ils sont constitués.
Les champs-contrechamps peuvent participer à l’association de deux personnages entre eux, en les opposant à une foule d’individus, comme dans La Nuit des forains. Alors que le clown Frost et Alma sont en blanc, soit par leur tenue, soit par la blancheur de leur peau dénudée, la foule de soldats et de badauds qui les suit et les observe apparaît dans des teintes sombres : la surexposition accentue le noir et blanc. Le couple est néanmoins dissocié par le champ-contrechamp, jusqu’à être associé lorsque les personnages apparaissent dans les mêmes plans, mais toujours opposés à la foule. D’abord, les soldats supérieurs en nombre partagent les plans d’Alma, cernée par tous ces hommes. Lorsqu’elle se déshabille, elle se retrouve isolée par les champs-contrechamps. Frost apparaît ensuite, accompagné d’une foule de badauds puis seul face à sa jalousie lorsqu’il s’adresse à Alma. Une fois au bord de la mer, Frost et Alma sont filmés dans des plans fixes, lui en gros plan et contreplongée sur un ciel opaque, criant muettement le prénom de sa femme, le visage tordu de douleur, tandis qu’elle apparaît souriante dans des plans demi-ensemble, s’amusant dans l’eau, nue aux côtés de quelques soldats. Bien que, dans un premier temps, les deux personnages soient filmés dans des suites de plans similaires, accompagnés d’une foule puis isolés, ces différences d’échelle témoignent de l’éloignement du couple. Un nouveau contrechamp présente la foule sombre et hilare dans un travelling latéral. Outre la différence du nombre de personnages dans les plans qui se suivent, l’alternance de plans fixes et de plans en mouvement marque encore davantage l’opposition entre le clown et les voyeurs, tout en participant au rapprochement du couple. Après avoir rejoint Alma, Frost la porte nue alors que leurs vêtements ont été dissimulés. Bien qu’ils partagent des plans d’ensemble avec la foule, un vide persiste autour du couple qui ne forme plus qu’une unique silhouette : lorsque Frost et Alma s’effondrent, le cortège qui les suit s’arrête jusqu’à ce qu’ils repartent, gardant ainsi ses distances. Au fur et à mesure de leur progression, l’échelle de plan se resserre jusqu’à laisser apparaître les visages en souffrance des deux personnages. Des fondus et des ouvertures au blanc permettent de passer d’un gros plan du visage d’Alma de face et de Frost de profil, à un gros plan du visage de Frost de face et de la chevelure d’Alma de dos. Après que la foule a porté le clown, incapable de se relever une dernière fois, la séquence se termine sur un gros plan muet en contreplongée du visage d’Alma qui crie, rappelant celui de Frost qui allait la sauver et associant encore les personnages entre eux.
Dans En présence d’un clown, l’opposition des personnages s’établit par les choix de lumière et de couleurs. Une lumière bleue est projetée sur le clown Rigmor dont le costume blanc reflète la couleur, alors que les plans de Carl sont plus ternes. Les champs-contrechamps séparent aussi les deux personnages. Lors de la première apparition de Rigmor, la discussion est filmée par une alternance de champs-contrechamps sans amorce. Ils sont donc séparés par les choix de cadrage, excepté lorsque la main de Rigmor apparaît dans le champ de Carl, cachant la moitié de son visage. Par ce geste accentuant l’apparente dualité du personnage, le clown s’impose comme la moitié psychique de Carl. Alors que Rigmor est dédoublée par son ombre, elle sera aussi scindée par l’ombre d’une fenêtre projetée sur son corps ou par un rideau rouge qui obstrue la moitié de son visage. La dualité de chaque personnage se manifeste dans la composition des images, certes typique du cinéma bergmanien, mais favorisant aussi l’interprétation du personnage de clown en tant qu’archétype double par nature. Le clown fait ainsi figure d’inconscient du personnage non-clown tant l’archétype participe à la structure de l’inconscient collectif qui a des effets sur le conscient 11 : telle une projection de l’esprit de Carl, Rigmor disparaît progressivement en fondu. Par ailleurs, les deux personnages sont associés dans les derniers plans de la séquence, d’abord lorsqu’ils chutent au sol après avoir eu un rapport sexuel, puis allongés dans le lit de Carl, au premier plan sur le côté, Rigmor derrière lui, penchée sur son visage, comme si elle surgissait de son corps.
Outre les champs-contrechamps, l’opposition et l’association d’un clown et d’un autre personnage se manifestent parfois visuellement à l’aide de l’utilisation de miroirs. Motif récurrent dans l’œuvre cinématographique bergmanienne 12, le miroir dédouble visuellement le personnage et propose une image dont la qualité de simulacre pourrait révéler son caractère archétypique. En effet, concret puisqu’il se rapporte à la réalité de la psyché malgré son absence d’existence matérielle, l’archétype est pourtant accessible uniquement sous forme objectivée d’image archétypique. Cette dernière est un simulacre en ce sens qu’elle n’est que la « représentation figurée d’une chose concrète 13 », l’apparence possible de l’archétype irreprésentable totalement 14. Dans Jeux d’été et Le Rite, l’utilisation des miroirs donne lieu à deux formes d’« images au miroir » 15 : des images d’un ou plusieurs personnages réfléchis dans un miroir dans une partie du champ visuel et des images d’un ou plusieurs personnages se regardant au miroir. Représentant le double inversé du clown qui s’y reflète, les images en miroir rappellent la personnalité n°2 dont parle Jung 16 tant elles témoignent du dévoilement de l’inconscient s’objectivant dans le conscient avec lequel il coexiste au sein de la psyché.
Dans Jeux d’été la scène de confrontation du personnage clownesque et de la ballerine se déroule dans une loge de théâtre où les miroirs vont dédoubler chaque personnage. Alors que Marie est vêtue de blanc au premier plan, le maître de ballet apparaît en noir au second plan, telle l’ombre de la ballerine. Les deux personnages sont ensuite filmés dos à dos de profil, créant ainsi une seule figure à deux faces, l’une lumineuse et l’autre obscure. Lorsque le maître de ballet s’assoit face à un miroir, en amorce de dos et en reflet de face, Marie apparaît entre les deux corps de ce personnage clownesque. Alignée avec son image dans le miroir, elle est comme le reflet du maître de ballet avec qui elle échange parfois des regards. Le plan s’inverse alors que Marie s’assoit face à un miroir opposé : l’homme apparaît entre elle et son reflet. Enfin, le cadre se resserre par un mouvement de caméra laissant apparaître la moitié du corps du maître de ballet et la moitié du reflet de la ballerine, comme s’ils étaient chacun le double de l’autre, à la fois son reflet et sa moitié : les images des deux personnages semblent être des images spéculaires, qui occuperaient la totalité du champ visuel alors même qu’un seul des personnages est reflété.
Dans Le Rite, la scène de confrontation de la clownesse et de l’autre personnage s’articule autour d’un unique miroir. Lors de l’alternance de plans composés soit de Thea au premier plan et de Hans au second, soit inversement, de l’homme au premier et de la clownesse au second, l’espace offert par chacun des personnages est occupé par le corps de l’autre. Alors que Thea, vêtue de blanc, est dédoublée dans le miroir, Hans prend parfois la place de son reflet : tels des siamois reliés par la tête, l’homme, habillé en noir, est accolé symétriquement à l’image de la clownesse. Par un recadrage, Hans prend définitivement la place du reflet de Thea : le cadre du miroir est visible à côté du visage de l’homme de face, regardant dans la direction de la clownesse qui apparaît en amorce de dos, comme si elle se regardait dans le miroir. Ce motif du miroir met en évidence la double position du personnage de clown bergmanien en général : à la fois figure d’altérité et double du même, il est l’autre masculin ou féminin, noir ou blanc et reflet différent.
Le dédoublement visuel favorise l’interprétation du clown en tant qu’incarnation d’archétype tant ce dernier est double par nature : élément constitutif de la psyché, l’archétype se manifeste par projection sur autrui, dans les rêves ou les créations artistiques et peut alors être considéré comme le reflet d’une partie de la psyché de l’individu. Alors que le clown et l’autre personnage se dédoublent l’un et l’autre, leur dualité est aussi signifiée par les choix esthétiques. Accompagnant un personnage de sexe opposé, le clown peut faire figure d’anima ou d’animus, archétypes correspondant à l’image de la femme dans la psyché de l’homme ou à l’image de l’homme dans la psyché de la femme 17 et pouvant se présenter sous son pôle positif (sa face lumineuse) ou négatif (sa face obscure). Pourtant, les personnages de clowns bergmaniens semblent davantage offrir des incarnations de l’archétype de l’ombre, c’est-à-dire de la partie obscure de la personnalité, double négatif de la conscience, correspondant à « [l]a part négligée, inférieure, primitive ou inadaptée de soi que l’on se cache à soi-même et aux autres 18 » et à « tout le négatif que l’on ne peut reconnaître en soi-même 19 ».
Outre les champs-contrechamps, les différences de couleurs et de noir et blanc, le clown et l’autre personnage sont à la fois associés et opposés par la composition des images, les échelles de plan et parfois par l’utilisation de miroirs qui instaurent une réflexivité formelle permettant un retour de l’image sur elle-même. Offrant un double aux personnages, ces éléments témoignent de leur caractère archétypique en figurant leur dualité. Par ailleurs, dans les films où le miroir est absent, la réflexivité est citationnelle, instaurée par les références artistiques, et témoigne d’une dualité au sein de l’image en faisant appel au motif du masque, qui dissimule et révèle à la fois.
Le masque
« [T]ourné[e] et monté[e] comme un film muet russe ou allemand 20 », la séquence de flash-back de La Nuit des forains semble inspirée de La Grève (Eisenstein, 1925) 21 : « [l]’image est d’un blanc irréel et violent, la musique […] vrille et grince de façon menaçante en fond sonore, et le maquillage des acteurs est volontairement outrancier 22. » Présentant des scènes muettes, la séquence, qui a pour origine un rêve de Bergman 23, offre également une référence à Larmes de clown (Victor Sjöström, 1924). Frost est maquillé d’un cœur sur la joue, rappelant le faux cœur en mousse que le clown He se fait arracher tous les soirs, tandis que les thèmes de la jalousie et de l’humiliation parcourent les deux œuvres. La scène bergmanienne se structure par
[…] un jeu de distorsions formelles (saturations de lumière, angles de prise de vues acrobatiques et montage-choc) destinées à exprimer une réalité intérieure, tel cet hallucinant calvaire de la jalousie 24.
Voulant sauver l’honneur de sa femme et le sien, Frost est humilié par une foule d’autres hommes, à l’instar de Paul Beaumont qui, déguisé ou non en clown, subit des humiliations publiques répétées. Au contraire de La Nuit des forains, En Présence d’un clown présente des références qui ne sont pas cinématographiques. La traduction littérale du titre original, Larmar och gör sig till, signifie « se pavane et s’agite », citant ainsi Shakespeare à travers une partie de la tirade de Macbeth qui apparaît en exergue :
La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas, et qui ne signifie rien 25.
Par ailleurs, les apparitions de Rigmor sont accompagnées des premières mesures du Joueur de vielle, dernier lied du Voyage d’hiver composé par Franz Schubert. Témoignant de l’obsession de Carl pour Schubert, ces notes se font entendre dès le début du film et annoncent le destin des personnages.
Tout en mettant en évidence le motif du masque, ces citations peuvent refléter, au sein des images, la présence de l’inconscient collectif structuré par les archétypes. Selon la théorie jungienne, les œuvres d’art sont des projections de contenus de l’inconscient sous des formes objectivées 26. La forme citationnelle de la réflexivité peut mettre en évidence un inconscient collectif cinématographique, qui correspondrait aux résidus inconscients d’une mémoire spectatorielle partagée. Non seulement les films, en tant qu’œuvres d’art, sont en partie constitués de contenus de l’inconscient collectif projetés dans leurs images, mais ils ont aussi influencé l’inconscient collectif à travers les objectivations qu’ils en proposent. Puisqu’elle fait appel à des représentations connues sous-tendues par l’inconscient collectif, la réflexivité citationnelle révèle la structure des films par l’inconscient collectif : la référence est accessible par le spectateur détenant la connaissance culturelle appropriée, qu’elle soit dissimulée dans les images, le son ou les mentions graphiques.
Ce motif du masque, récurrent dans les films bergmaniens, est exacerbé par le personnage de clown qui, déguisé et fardé, dévoile son caractère archétypique. D’une part, alors que Frost et Rigmor se déshabillent partiellement, le masque se manifeste dans les références dont ils sont empreints. À l’instar de la référence, présente mais cachée, qui ne se révèle que si le spectateur la comprend, l’archétype est inconnaissable totalement, uniquement accessible sous une forme objectivée qui le cache et le révèle en même temps, lui permettant d’être connaissable pour l’individu. D’autre part, lieu de manifestation du double, le miroir est aussi la surface face à laquelle le clown se démaquille, ôtant en partie son masque et dévoilant son « double plus vrai que vrai 27 » : pour Jacques Aumont, le visage révélé dans le miroir est « le masque qui permet de ne rien donner à voir [...] le lieu masqué de la vérité, arrière-visage dont le visage est le masque 28 ». Pourtant,
[d]ans la symbolique des rêves, la prise de conscience est très souvent figurée par des images en miroir, en particulier celle du double identique […] lorsqu’apparaît ce type d’images dédoublées […] le sujet est dans un moment de passage de contenus psychiques de l’inconscient vers le conscient. Le motif jusque-là inconscient se reflète comme dans un miroir : son image apparaît – son image et en même temps sa dénomination –, le langage étant alors l’étape suivante qui conduit à la prise de conscience réflexive : ce qui est vu est nommé, ce qui est nommé peut être compris 29.
Alors que selon Murielle Gagnebin, « une fête masquée […est] le lieu où l’individu oublie pour un moment sa réserve, sa timidité, son orgueil, en un mot : son personnage social 30 », le maquillage du clown pourrait démasquer l’archétype qu’il incarne, dissimulé dans son image archétypique. Si son reflet témoigne d’une prise de conscience, face au miroir, le clown pourrait alors se révéler en tant qu’archétype. En effet, « en prenant un masque drolatique, l’homme perd […] le masque social qu’il s’est forgé […] il retrouve son individualité, son visage authentique 31 ». Pourtant, face au miroir, les personnages de Jeux d’été remarquent l’incapacité du maître de ballet à « sortir de [s]on costume de paillasse » tandis que la ballerine ne peut ni se démaquiller, ni rester maquillée tant son costume est « coulé en [elle] ». Commentant cet instant face au miroir, le maître de ballet lui dit : « Une seule fois dans la vie on se voit clairement. Tous les remparts qu’on a construits tombent, et l’on demeure nu et grelottant. Une seule fois. À cet instant on n’ose ni vivre ni mourir. »
Ôtant en partie la persona qui, « comme son nom le dit […] n'est qu'un masque […] dissimul[ant] une partie de la psyché collective dont elle est constituée, et donn[ant] l'illusion de l'individualité 32 », le visage authentique de la ballerine ne lui est accessible qu’entre le masque matérialisé et le visage nu démaquillé, à travers ce discours du maître de ballet faisant figure de clown.
Ce démaquillage partiel laisse apparaître la laideur des personnages, dévoilant ainsi l’archétype de l’ombre qui demeure dissimulé dans l’inconscient tant qu’il n’a pas atteint la conscience. Pour Murielle Gagnebin, la laideur stimule à la fois « une violente anxiété ainsi qu’une vive fascination 33 » : à l’instar des archétypes dont l’expérience est numineuse, correspondant à un mysterium tremendum et fascinans et exerçant « un attrait irrésistible et paralysant 34 », les images laides sont autant repoussantes qu’elles sont attirantes. Au cœur de l’archétype selon Jung 35, le numineux est un « mystère qui fait frissonner 36 » et « qui captive, fascine 37 », provoquant terreur et effroi autant qu’il séduit et ravit.
Par ailleurs, la laideur se révèle dans le visible, comme quelque chose de trop visible et « relève de la surcharge ou de l’usure, en elle se lit un excès, un surplus 38 ». Cet excès trop visible se matérialise sur les visages reflétés dans les miroirs : le faux nez et la perruque du maître de ballet, les faux cils en partie ôtés et les larmes de la ballerine dans Jeux d’été ; le gros nez en mousse, la morve, la bave et les larmes de la clownesse dans Le Rite. Dans ce dernier, Thea se démaquille en se lamentant et en se déchargeant sur Hans au travers de propos détestables alors que le mot « merde » est inscrit sur le miroir. Ainsi, le clown révèle sa laideur, par l’image ou par les mots. Lorsque les miroirs sont absents, dans La Nuit des forains et En présence d’un clown, la vraie nature des clowns blancs se manifeste visuellement par leur déshabillage partiel tandis que leurs mots témoignent de leur laideur. Alors que pour Gagnebin, « [c]ertaines images artistiques fortement connotées sexuellement […] seraient […] susceptibles de fasciner l’homme 39 », rappelant la nature fascinante des archétypes, Rigmor exhibe ses seins et ses fesses, intimant Carl de la sodomiser en s’écriant des obscénités. Puisqu’elle peut s’identifier à travers sa relation avec la mort qui surgit soit de l’extérieur soit de l’intérieur 40, cette laideur annonce aussi la mort à venir, réelle ou fantasmée.
La mort annoncée par l’archétype du trickster
Troisième motif récurrent relevé par Mandelbaum dans les films de Bergman, la mort n’est pas proprement liée aux archétypes. Toutefois, le caractère archétypique des personnages de clown se révèle en partie à travers leur relation avec la mort. En effet, comme les rêves possèdent parfois une dimension prospective 41 qui se manifeste par l’objectivation des archétypes, les clowns bergmaniens annoncent la mort à venir quand ils ne la provoquent pas. Jeux d’été en offre une exception puisque Henrik, l’ami de Marie, meurt avant la confrontation de la ballerine et du maître de ballet, qui n’est pas un clown à proprement parler.
Le flash-back de La Nuit des forains se termine sur l’agonie de Frost, bien qu’il y survive. Cette mort fantasmée est annoncée par la référence au destin tragique du personnage de Larmes de clown alors que la scène donne lieu à une autre citation quand
[p]ieds nus sous un soleil de plomb, [… Frost] trébuche sur les rochers coupants de la plage. Il finit par s’effondrer tel le Christ sur le chemin du Calvaire et Alma, honteuse et pleine de remords, le serre dans ses bras 42.
Lors de l’écriture d’En présence d’un clown, Bergman explique qu’il « avai[t] vraiment le sentiment d’avoir la mort qui [l]e suivait » 43. Dans ce film, la référence musicale est aussi une manière d’annoncer la mort pourtant incertaine de Carl : comme le remarque Jean Narboni 44, composé en 1827, quelques mois avant la mort de Schubert, le dernier lied du Voyage d’hiver, intitulé Le Joueur de vielle, chante la mort. En outre, alors que le nom de la clownesse Rigmor, fait appel à l’idée de rigidité cadavérique à travers sa référence au latin rigor mortis, elle est présentée comme Sa Majesté la mort elle-même, déjà mise en scène dans Le Septième Sceau (Bergman, 1957).
Cette mort, provoquée ou annoncée par la clownesse dans Le Rite et En présence d’un clown, est associée à la sexualité. Après la scène de confrontation face au miroir, vêtue en femme séduisante et non plus en costume d’auguste, Thea est violée par le juge qui l’interroge, avant de provoquer la mort de son agresseur lors de la représentation en huis-clos d’un spectacle intitulé Le Rite, dans lequel elle porte un costume laissant apparaître ses seins tandis que deux autres comédiens sont affublés de substituts de pénis. À l’instar de la lubrique Rigmor, Thea offre une incarnation de l’archétype du trickster, lui-même « symbole collectif de l’ombre, une somme de toutes les qualités de caractère individuelles inférieures 45 ». Présentant des aspects en relation avec les personnages de paillasse ou de clown 46, en tant qu’archétype, le trickster est un psychopompe, c’est-à-dire qu’il « transporte les âmes vers et depuis le monde souterrain/inconscient 47 » et qu’il peut « briser les distinctions entre réalité et fantasme 48 ». Figure de l’inconscient tant elle est une « tentative à moitié consciente […] de représenter [l’]intuition 49 » de Bergman, Thea conduit le juge d’instruction vers la mort en provoquant sa crise cardiaque. Quant à Rigmor, elle apparaît la nuit, alors que Carl est seul et endormi, et discourt sur la mort qu’elle incarne. À l’instar du trickster, les clownesses mettent en avant le côté obscur de leur personnalité. S’agitant et se pavanant, Rigmor bondit sauvagement, danse, séduit puis disparaît, laissant un silence de mort clore le film, une fois que la musique de Schubert a cessé. Elle figure le trickster, « dominé par la lubricité 50 », tout autant qu’il présente un « caractère enfantin et inférieur 51 ». De même, Thea offre une incarnation à cet archétype. Selon Bergman, elle n’est « [n]i positive, ni négative 52 » :
Elle n’a pas de visage, elle ignore son âge, elle est influençable avec un grand besoin de plaire. Prise d’inspirations soudaines, elle parle avec Dieu, avec les anges et les démons, croit elle-même qu’elle est une sainte, essaie de provoquer l’apparition de stigmates dans ses paumes, est d’une sensibilité insoutenable et ne supporte parfois même pas le contact de ses vêtements 53.
Comme le trickster, elle adopte un comportement puéril et séducteur témoignant de son absence des valeurs morales attendues (elle vit avec deux hommes), tout en « imitant les dieux et en envoyant leurs messages 54 ». Ainsi, toujours à l’instar du trickster, elle semble « à la fois sous-humain[e] et surhumain[e] car [elle] est à la fois divin[e] et animal[e] 55 » et peut « changer de forme 56 », passant d’une apparence de clown auguste à celle d’une séduisante jeune femme. Alors que le trickster peut être masculin ou féminin, il semble ainsi trouver une incarnation dans les personnages bergmaniens de clownesses.
Porteurs de mort à travers sa laideur ou les références dont il est empreint, le personnage de clown bergmanien, aux discours sages ou aux attitudes puériles et inconscientes, présente des caractéristiques l’apparentant à l’archétype du trickster, lié à celui de l’ombre. Par cette figure ambivalente, Bergman manifeste son obsession pour la mort tout autant que son « impulsion créatrice […] profondément associée à un aspect de l’enfance, ou à un vestige de l’attitude de l’enfant à l’égard du monde extérieur 57 ». Evoluant au fil des œuvres, à la fois double du même et altérité pour l’autre personnage, le clown passe de victime à bourreau, exprimant de plus en plus son caractère primitif alors qu’il est incarné par des femmes. Personnalité chaotique à « double face qui change de forme entre les sexes 58 », le trickster trouve une incarnation dans la figure clownesque : double masqué reflété dans le miroir ou dans les citations qui l’habitent, qu’elle soit homme ou femme, tantôt clown blanc, tantôt auguste, elle dissimule et révèle l’archétype.
- Jacques Mandelbaum, Le Livre Ingmar Bergman, Paris, Cahiers du cinéma, 2007, p. 81.
- Carl Gustav Jung, Károly Kerenyi, Paul Radin, Le Fripon divin : un mythe indien, Genève, Georg, 1997 [1958].
- Pour une définition synthétique du concept, voir notamment Viviane Thibaudier, 100% Jung, Paris : Eyrolles, 2011 et Aimé Agnel (Dir.), Le Vocabulaire de Jung, Paris, Ellipses, 2011.
- Viviane Thibaudier, 100% Jung, op. cit., p. 34-35.
- Voir notamment Patricia Berry, « Image in motion », in Christopher Hauke et Ian Alister (dir.), Jung and Film. Post-Jungian Takes on the Moving Image, Londres, New York, Routledge, 2001, p. 70-80.
- Viviane Thibaudier, 100% Jung, op. cit., p. 37.
- Carl Gustav Jung, Essai d’exploration de l’inconscient, Paris, Gallimard, 1988 [1942].
- Ibid.
- « Clown portant un costume déformé, des souliers en bateau et une chevelure hirsute », (CNRTL, « Auguste », http://www.cnrtl.fr/definition/auguste/1.
- Viviane Thibaudier, 100% Jung, op. cit., p. 37.
- Carl Gustav Jung, Les Racines de la conscience, Paris, Le Livre de poche, [1954] 1995.
- Jacques Mandelbaum, Le Livre Ingmar Bergman, op. cit.
- CNRTL, « Simulacre », http://www.cnrtl.fr/definition/simulacre.
- Carl Gustav Jung, Les Racines de la conscience, op. cit.
- Typologie spatiale et visuelle proposée par Paolo Bertetto, Le Miroir et le simulacre, Rennes, Pur, 2015, p. 123.
- Carl Gustav Jung, « Ma vie ». Souvenirs, rêves et pensées, Paris, Gallimard, 2014 [1961], p. 86-87.
- Emma Jung, James Hillman, Anima et Animus, Paris, Seghers, 1981.
- Viviane Thibaudier, 100% Jung, op. cit., p. 85.
- Ibid., p. 84-85.
- Peter Cowie, « La Nuit des forains », in Paul Duncan, Bengt Wanselius (dir.), The Ingmar Bergman Archives, Londres, Taschen, 2016, p. 47.
- Ibid.
- Ibid.
- « Le drame avait pour origine un rêve et, dans le retour en arrière sur Frost et Alma, j’ai donné forme à ce rêve » (Bergman, Ingmar, Images, Paris, Gallimard, 1992, p. 176).
- Jacques Mandelbaum, Le Livre Ingmar Bergman, op. cit., p. 33-34.
- William Shakespeare, Macbeth, Acte V, scène 5.
- Carl Gustav Jung, Les Racines de la conscience, op. cit. p. 21-73.
- Jacques Aumont, Ingmar Bergman, « Mes films sont l’explication de mes images », Paris, Cahiers du cinéma, 2003, p. 159.
- Jacques Aumont, Du visage au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 1992, p. 14.
- Marie-Claire Dolghin-Loyer, Les Concepts jungiens, Paris, Entrelacs, 2015, p. 22.
- Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur. L’en-deçà psychanalytique du laid, Seyssel, Champ Vallon, 1994, p. 32.
- Ibid., p. 33.
- Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l'inconscient, Paris, Gallimard, 1964 [1935], p. 84.
- Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur. L’en-deçà psychanalytique du laid, op. cit., p. 14.
- CNRTL, « Fascination », http://www.cnrtl.fr/definition/fascination.
- Aimé Agnel, « individuation (processus d’) », in Aimé Agnel (dir.), Le Vocabulaire de Jung, op. cit., p. 81-83.
- Rudolf Otto, Le Sacré, Paris, Payot, 2001 [1949], p. 36.
- Ibid., p. 69.
- Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur. L’en-deçà psychanalytique du laid, op. cit., p. 275.
- Ibid., p. 17.
- Ibid., p. 273.
- Voir Carl Gustav Jung, Aiôn : études sur la phénoménologie du Soi, Paris, Albin Michel, 1983 [1951].
- Peter Cowie, « La Nuit des forains », op. cit., p. 47.
- Ingmar Bergman, « En présence d’un clown », in Paul Duncan et Bengt Wanselius (Dir.), The Ingmar Bergman Archives, op. cit., p. 198.
- Jean Narboni, En présence d'un clown, d'Ingmar Bergman : Voyage d'hiver, Crisnée, Yellow Now, 2008.
- Carl Gustav Jung, Károly Kerenyi, Paul Radin, Le Fripon divin : un mythe indien, op. cit., p. 196.
- Ibid., p. 178.
- Terrie Waddell, Wild/Lives. Trickster, Place and Liminality on Screen, Londres, New York, Routledge, 2009, p. 11.
- Ibid.
- Ingmar Bergman, Images, op. cit., p. 170.
- Carl Gustav Jung, Károly Kerenyi, Paul Radin, Le Fripon divin : un mythe indien, op. cit., p. 165.
- Ibid., p. 186.
- Ingmar Bergman, Images, op. cit., p. 170.
- Ibid.
- William J. Hynes, « Mapping the Characteristics of Mythic Tricksters : A Heuristic Guide », in William J. Hynes et William G. Doty (Dir.), Mythical Trickster Figures. Contours, Contexts, and Criticisms, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1997, p. 33-45.
- Carl Gustav Jung, Károly Kerenyi, Paul Radin, Le Fripon divin : un mythe indien, op. cit., p. 188.
- William J. Hynes, « Mapping the Characteristics of Mythic Tricksters : A Heuristic Guide », op. cit.
- Ingmar Bergman, Le Cinéma selon Bergman, entretiens recueillis par Stig Björkman, Torsten Manns et Jonas Sima, Paris, Seghers, 1973.
- Terrie Waddell, Wild/Lives. Trickster, Place and Liminality on Screen, op. cit., p. 6.