
Le Clown d’Intervention Sociale et le Clownanalyste : ni salvateur, ni tueur ! Plutôt poète subversif
Introduction
Le thème de ce volume est centré sur une « ambivalence » clownesque fondée sur deux visages majeurs du clown.
La première figure (désignée ici comme « salvateur ») est l’héritière d’une longue tradition et le personnage qui lui est référé fait l’objet d’un travail assidu par des professionnels du théâtre, d’écoles de formation, de milliers de Compagnies, de comédiens et de metteurs en scène. À l’inverse, le « clown tueur » se trouve presque exclusivement être une représentation figurative dans les secteurs du cinéma et de la photographie. Cette figure est tellement populaire que des criminels et des délinquants s’en sont même emparé (voir la campagne des « clowns méchants » à l’automne 2014).
À mon sens, ce dernier phénomène instrumente et usurpe pour son propre dessein l’image du clown patiemment élaborée par le théâtre. C’est la thèse que je défendrai ici. Je ne pense pas que l’ambivalence dont il est question concerne les pratiques en elles-mêmes, car le cinéma et la photographie ne sont pas explicitement centrés sur la pratique du personnage du clown. Je considère que l’évolution des représentations sociales générales conduit le cinéma et la photographie à utiliser cet imaginaire. Dans ce cas, c’est cette utilisation en elle-même qui serait un fait sociologique à constater, à analyser et à discuter.
Dans le cadre de cette contribution, je commencerai par me référer à une pratique professionnelle du clown reconnue, désignée sous le nom « Clown d’Intervention Sociale », initiée par le Bataclown en 1980, puis j’en analyserai les fonctions sociales et leurs effets pour m’interroger enfin sur le sens de cette pratique par rapport aux deux figures du clown évoquées plus haut.
1. Présentation de la clownanalyse™ et du clown d’intervention sociale
Après être sorti du théâtre élisabéthain (1580), du temps de Shakespeare, puis du cirque, à la fin du XIXe siècle, le clown est entré récemment de plain-pied dans la société : on voit des clowns dans les hôpitaux, les maisons de retraite, les prisons, les entreprises … Le cercle des organisations qui lui résistent se restreint de jour en jour ! Après l’entrée – certes éphémère – de Gardi Hutter au parlement suisse, on peut penser qu’il continuera son avancée jusque dans les cercles politiques ! Jusqu’où ? On ose à peine l’imaginer 1 !
La pratique particulière de Clown d’Intervention Sociale a été lancée par le Bataclown 2 dès janvier 1981, lors d’un colloque tout à fait sérieux sur la voix humaine (IRAE-Bordeaux). De là est née, en 1983, la « clownanalyse », qui consiste en une pratique d’intervention « à chaud », en clown-théâtre improvisé, dans les institutions (colloques, congrès et séminaires d’entreprise). Dans ces interventions, les clowns proposent à l'assemblée un temps de détour improvisé par le jeu symbolique et la représentation scénique. Venu de la périphérie, le clown fait ainsi effraction dans le cours normal de la vie sociale et, dans cette parenthèse provisoire, il ouvre un espace potentiel permettant de voir et d'imaginer le monde autrement. C'est pour cela qu'à nos yeux, la clownanalyse représente un processus de création artistique plaçant le clown contemporain au cœur de la société.
Si la clownanalyse est une "marque déposée", la pratique elle-même est désignée, à un niveau générique, comme "intervention sociale par les clowns". Elle s'inscrit aussi bien dans le champ de la communication organisationnelle que dans celui de la formation et consiste à donner le point de vue des clowns sur ce qui se passe et ce qui se dit dans les réunions sérieuses, c'est-à-dire dans ces lieux où des acteurs sociaux sont rassemblés pour parler – et écouter parler – s'informer, se former, réfléchir, débattre, prendre des décisions ou célébrer un événement... Il s'agit donc d'une pratique qui combine de façon originale une dimension artistique – l'improvisation clown – et une dimension d'analyse de type institutionnel.
Les clownanalystes du Bataclown sont intervenus à ce jour dans plus de deux mille cinq cents manifestations que l'on peut catégoriser ainsi :
- Réunions d’entreprises : conventions, séminaires de cadres, assemblées du personnel, comités de direction...
- Congrès professionnels : rassemblant une catégorie professionnelle (agriculteurs, travailleurs sociaux, aides ménagères, avocats, médecins, infirmières, chercheurs, comptables, puéricultrices, graphistes, gardiennes d'immeubles, etc.)
- Congrès d’associations, de mouvements ou de syndicats (comme ADMR, Amnesty International, ATTAC, Caritas, CFDT, CGT, Secours Populaire Français, Emmaus, SOS amitié, etc.)
- Structures de formation : établissements scolaires et universitaires, universités d’été, organismes de formation…
- Colloques : scientifiques, médicaux, sociaux, de collectivités territoriales, d'organismes européens...
Ils ont ainsi rencontré une grande diversité d'institutions, de métiers, de thèmes, de types de réunions et de nombre de participants (d'une douzaine dans un comité de direction d'entreprise jusqu'à 3000 aux Assises du Travail Social…). C’est ainsi qu’aujourd’hui plus d’un demi-million de personnes ont assisté à une clownanalyse du Bataclown.
1.1. Un fil rouge dans les réunions
Comment une intervention de clownanalyse se déroule-t-elle concrètement ? Les deux intervenants sont présents dans la salle de réunion, comme de simples participants. Ils observent, écoutent, prennent des notes… Puis, juste avant d'intervenir, ils se retirent dans leurs "coulisses" où ils ont disposé leur matériel et leurs costumes de personnages. Dans ce lieu où ils peuvent encore voir et entendre ce qui se passe dans la salle, ils se métamorphosent en clowns (nez rouge et vêtements décalés), prennent les objets susceptibles de leur servir, et se préparent à entrer. Ils surgissent alors dans la salle pour improviser une scène en écho à ce qui vient de se dire et de se passer. Ils peuvent intervenir plusieurs fois au cours de la réunion et ainsi, le cas échéant, devenir comme un fil rouge courant, de séance en séance, le long de la trame des travaux.
Prenons un exemple, pour mieux se représenter une intervention de clownanalyse.
Un congrès de médecins homéopathes
L’Institut Boiron, qui regroupait des homéopathes français et étrangers dans le giron de l’entreprise Boiron, proposait à ses adhérents des journées annuelles à thèmes. En 1996, alors que le Bataclown était déjà intervenu plusieurs fois, l’Institut nous a contacté pour un colloque où homéopathes et allopathes seraient mis en présence. Enjeu sensible s’il en est ! Tout au long de la journée, les clownanalystes prennent des notes, étudient, posent des questions lors de pauses et interviennent en clown à plusieurs reprises. Deux exemples de leur jeu :
- Lors de la première séance du matin, deux conférenciers avaient exposé l'examen clinique de dépistage du cancer du sein. Basile et Pissenlit (alias Jean-Bernard et Bertil) surgissent en fond de salle et expliquent qu’eux-mêmes sont des collègues, l’un homéopathe, l’autre allopathe, et qu’ils sont heureux de participer enfin à un colloque de ce type ! Le public, qui voit bien qu’il s’agit de deux clowns, reconnaissent l’enjeu principal et se trouvent curieux de voir comment ces collègues étranges vont s’y prendre.
Les deux personnages montent alors sur scène et recouvrent les deux protagonistes sous un grand tissu, leurs deux têtes devenant les seins que les clowns se proposent d'examiner. Le discours des conférenciers se trouve ainsi repris et illustré dans cette démonstration décalée. L'examen mammaire condense en fait plusieurs significations : les seins sont les têtes des conférenciers, c'est-à-dire un médecin homéopathe et un spécialiste (sénologue) allopathe. Or les homéopathes ont tendance à qualifier – avec une pointe ironique – les médecins allopathes de "médecins normaux", eux-mêmes étant considérés par ceux-ci comme "anormaux".
L'examen mammaire parodique est l'occasion pour chacun d'affirmer que le sein représenté par la tête du conférencier de sa propre école médicale est "normal" alors que celui du concurrent lui apparaît "anormal". Le rapprochement entre le thème du colloque et celui de la conférence fait mouche : les gens adhérent en riant.
- En fin d’après-midi, deux conférenciers vont traiter du thème : « Que faut-il mettre dans la trousse médicale de l’allergologue allopathe ? » On sent bien, à les entendre, que de fortes réticences se font jour, sans être explicitement pointées. Les deux clowns proposent un jeu : ils apportent une trousse (qui s’avère être une vraie trousse de toilette, pleine des éléments qu’on y trouve classiquement). Pendant que Basile l’ouvre largement, Pissenlit se propose d’y loger de l’homéopathie… Il a trouvé pour ce faire des balles de ping-pong, qui symbolisent bien les fameux granules homéopathiques. Il s’éloigne et lance les balles qui immanquablement rebondissent sur le contenu de la trousse et en ressortent. Les clowns se tournent vers le public et constatent ce que chacun avait vu : il est difficile de rendre compatibles les deux orientations thérapeutiques !
En fait, ce dispositif théâtral s'inscrit dans une longue tradition – la tradition bouffonne – celle des « amuseurs à résonance profonde », comme les nomme Serge Martin 3. Nous faisons référence ici aux « clowns sacrés » des sociétés primitives, aux bouffons et fous du roi mais aussi aux traditions carnavalesques et de théâtre populaire de tréteaux et de foire, s'inscrivant dans les lieux mêmes de la vie sociale (le parvis des cathédrales, le marché, le forum, la place publique, la rue...).
On retrouve dans le dispositif de la clownanalyse les mêmes caractéristiques structurelles que dans ces traditions – en particulier celle du Fou du Roi – où la scène parodique traverse et bouscule la scène sociale, tel un miroir tendu à ceux qui exercent ou subissent le pouvoir, le commerce ou le culte :
- Les clowns interviennent au cours de la réunion de travail, devant les acteurs sociaux rassemblés là et qui ont des préoccupations communes (professionnelles, institutionnelles, politiques, économiques, sociales...). En ce sens, ils appartiennent - tout comme les fous du Roi et au moins pour un temps – à la communauté humaine dans laquelle ils interviennent.
- La production des acteurs prend la forme d'un jeu improvisé et masqué, en interaction avec le groupe reconnu en tant que tel, c'est à dire dans son identité sociale (entreprise, corporation, organisation...).
- Réciproquement, le personnage du clown est reconnu en tant que tel par le public grâce à son image du corps décalée (vêtements) et grâce à ce mini-masque qu'est le nez rouge (issu de la tradition des Augustes).
1.2. Le rôle du nez rouge
Le nez rouge porté par les clownanalystes représente une sorte de "passeport" les identifiant comme clowns et qui leur confère une certaine immunité. Mais, pour le public, il est aussi le signe que le clown n'est pas ce qu'il prétend être ! Il peut apparaître dans une réunion prenant le rôle d’un salarié et protestant avec véhémence contre les décisions de la direction, ou en se présentant comme un confrère des psychiatres qui viennent de débattre ou comme un père de famille cherchant une crèche dans la salle d’un colloque "Petite Enfance", chaque fois le public sait qu'il n’est pas réellement ce qu’il prétend être, car son nez rouge annonce la couleur à tous : c'est du jeu ! Ainsi, le clown donne à la fois l'illusion de l'authenticité par sa conviction et sa pertinence – et en ce sens il est support d'identification pour les participants –et la révélation de sa supercherie par son décalage, son extravagance et tout un style de jeu qui a une fonction de distanciation. Le rire est sans doute l'effet produit par ce cocktail d'identification et de distanciation.
Bien sûr, ce n’est pas le nez rouge qui fait le clown ! À un niveau général, pratiquer l’art du clown demande de cultiver une façon personnelle d'être clown qui pousse l'acteur à travailler sur la simplicité, la fragilité, le présent, le concret, le dérisoire et l'humilité... En outre, les clownanalystes sont des acteurs clowns spécifiquement formés à cette pratique et ayant une expérience affirmée. Au-delà d’une véritable technicité, ils ne viennent pas donner des leçons mais apporter le regard poétique et profond du "naïf", ce qui demande un mode spécifique d'improvisation et de dramatisation.
Lors, quand ils surgissent dans une réunion, le public se trouve face à des personnages qui montrent à la fois qu'ils jouent et qu'ils vivent ! Ils réussissent à incarner la contradiction pointée par Brecht 4 "entre jouer (faire la démonstration de ) et vivre (s’identifier avec)". Au cours de leurs interventions, les clownanalystes prennent volontiers les rôles que leur inspirent les conférences et les débats des manifestations auxquelles ils assistent : ils se prétendent alors médecins, infirmières, enseignants, chercheurs, directeurs de services sociaux, éducateurs, cadres, responsables du marketing, techniciens, commissaires de police, avocats, juges ou comptables... Mais ils le font à leur manière, suivant des logiques de clowns. Le public n'assiste pas à la reproduction fidèle de la réalité, mais à sa distorsion.
On le voit, le jeu du clown est « oblique » 5 ; Sans viser la cible, il tombe juste en son cœur !
2. Analyse du sens et des effets de cette pratique théâtrale
2.1. La clownanalyse et ses fonctions sociales
L’effet immédiat de ces interventions inopinées et humoristiques est de déclencher le rire de l’assemblée, qui voit dans l’irruption des clowns à la fois une libération des contraintes liées au contexte (effet récréatif) et une reconnaissance des enjeux qui traversent l’institution (effet analytique). Mais, avant de voir ce qui se passe au-delà de ces effets immédiats, en terme de changement social, il importe d’aller plus loin dans l’exposé des fonctions de ces interventions.
Jean-Bernard Bonange 6 a distingué trois fonctions cardinales et une fonction synthétisante. Le clown est :
- Un perturbateur, qui transgresse les rituels institués et apporte un changement émotionnel dans l’assemblée, par son ton, son rythme, son jeu spatial et dramatique. Il relance l’attention, tout en déplaçant l’intérêt du public sur son propre terrain, qui est celui du jeu, de l’affectif, de l’imaginaire, de la naïveté.
- Un passeur, qui a perçu l’information (formelle et informelle) et la traite par des procédés divers tels que la dramatisation, l’illustration, l’analogie ou la métaphore. Il donne une lecture décalée de la même réalité et transmet une synthèse originale et artistique de l’information que tout le monde a reçue.
- Un révélateur, qui se réfère au non-dit et dévoile d’une manière transposée les blocages et enjeux à l’œuvre dans le groupe humain concerné, tout autant que le potentiel de changement.
Mais, à un niveau plus englobant, le clown opère ce que Bonange appelle, à l’instar, de Freud un processus spéculaire de « condensation symbolique ». Le miroir que le clown tend aux hommes envoie des significations obéissant à plusieurs ordres logiquement disjoints, mais que le clown condense dans une image qui donne un nouveau sens – le plus souvent décapant ! – à leur réalité.
Une fois avancées de telles assertions, il semble opportun de donner un petit exemple, même s’il est difficile de rapporter une réalité vécue habituellement très intensément par les acteurs et les spectateurs !
Exemple : la santé des jeunes lors d’un colloque organisé par les Missions Locales
Lors d’un colloque sur la santé des jeunes (où des jeunes des missions locales étaient effectivement présents), un médecin explique à la tribune combien il est difficile d’établir le contact, en raison de leur refus de l’institution. Il avoue un certain découragement devant le manque de moyens institutionnels pour y remédier et devant les tracasseries administratives. Il faudrait travailler main dans la main avec les jeunes, soupire-il, un peu désabusé.
Après cette intervention, les clowns arrivent en portant un tronçon d’escalier métallique de secours, du genre de ceux que l’on trouve accrochés au flanc des immeubles, qu’ils viennent de trouver en coulisses. Ils l’installent sur scène et en font une métaphore du colloque, ce qui a déjà un effet hilarant sur les participants.
Pissenlit, un des deux clowns, prend le rôle du médecin et s’installe au centre de la « cage » d’escalier, cependant que Basile, le « clown-jeune », vient lui rendre visite. Effectivement, pénétrer dans ce « cabinet » se révèle être un exercice malaisé ! Mais après un moment de jeu, l’acteur qui joue le clown-médecin, en voulant se dégager, se coince réellement dans la cage et tend la main à son comparse, qui fait ce qu’il peut pour le dégager. Tout en jouant, les acteurs réinvestissent concrètement tout ce qui s’est discuté pendant la matinée, devant un public comblé ! Enfin dégagés, ils sortent en constatant : « Qu’est-ce qu’elle est rigide, cette structure de soins ! » Grand succès dans la salle !
La fonction de perturbateur, au-delà de l’événement que constitue le surgissement des clowns dans un tel lieu, réside dans cette liberté évidente de ton qu’ils ont vis-à-vis de l’institution médicale, celle de passeur réside tout de même dans la légitimité du thème de la santé, soulignée fortement par les clowns et celle de révélateur réside dans l’exposé théâtral des limites institutionnelles et personnelles liées au projet d’accompagnement des jeunes dans ce domaine.
Mais ce qui fait le plus mouche dans une telle improvisation, c’est le phénomène de condensation symbolique. On peut imaginer que la cage symbolise l’institution et le jeu révèle que le médecin, autant que le jeune, peut se retrouver coincé dans les procédures et les structures. Mais dans le même temps, au-delà des conventions, le contact le plus intense entre deux protagonistes, habituellement étrangers l’un à l’autre, s’est opéré lors du « sauvetage » du médecin, coincé dans la structure, donc indirectement au sein même de l’institution. On peut noter aussi qu’ils ne sont pas sortis par le haut de l’escalier (ni par le bas), mais à travers la paroi, donc en transgressant les règles. Et d’ailleurs, où menait cet escalier ? Nulle part, puisqu’il ne s’agissait que d’un tronçon coupé de tout ! Ne pouvait-on donc prévoir aucune suite au rendez-vous ? La visite médicale n’est-elle qu’un coup ponctuel ? Dans ce cas, à quoi peut servir un accompagnement aussi « tronçonné » (si ce n’est à s’en sortir ensemble) ? On le voit, on pourrait multiplier les lectures symboliques. Ce qui fait le succès de cette improvisation auprès d’un public très concerné, c’est son côté à la fois polysémique et condensé, fondé sur une aventure affective entre deux personnages décalés et apparemment ingénus, qui tendent un miroir à ce public.
2.2. La question des effets de l’intervention : salvateurs ?
Où le Clown d’Intervention Sociale est-il « salvateur » ? La question des effets de la clownanalyse sur le changement social est en fait de nature tout à fait générale. Elle peut être posée à propos de toute intervention et à ce titre, on peut imaginer que les promoteurs de pratiques théâtrales investies dans le domaine social puissent aussi se la poser. Vraisemblablement, ils oscilleront eux aussi entre un effet de catharsis qui consistera à rééquilibrer le système sans le changer 7 et un effet de rupture qui consistera à déséquilibrer le système sans proposer de solution praticable à court terme. Pour le dire vite, on oscillerait entre un danger de récupération et un danger d’irresponsabilité !
En suivant J.-B. Bonange 8 (1998 :315), on oscille entre deux pôles, l’un qui considèreraient le clown comme force du désordre dont la fonction cathartique serait de désamorcer la crise (« on lui concède la part du feu […] afin de l’éteindre », dit Balandier) et l’autre comme agitateur, à l’affût des dysfonctionnements sociaux.
Il rapporte les réponses d’organisateurs de manifestations centrées sur les effets du jeu des clownanalystes, avant, pendant et après la manifestation. Les résultats montrent qu’il existe des effets d’animation, mais aussi de décalage sur le thème lié au climat de la réunion ; de renforcement des messages, mais aussi de distanciation critique par rapport à eux ; de resserrement du lien social, mais aussi d’analyse de ceux-ci.
L’auteur note en outre que les organisateurs souhaitent en général que la cohésion du groupe ressorte renforcée grâce à la manifestation et notamment grâce à l’intervention des clowns (ils souhaitent même que chacun se félicite que l’institution ait eu l’humour de les faire venir !). On apprécie donc une posture critique de l’intervention, accompagnée d’un effet positif sur le lien social.
Et l’on retrouve ici nos deux pôles. D’un côté, le phénomène de catharsis qu’Aristote identifie dans la tragédie : « La tragédie est l’imitation d’une action de caractère élevé, par des personnages en action, qui, suscitant pitié ou crainte, opère la purgation des émotions […] ainsi l’homme est-il libéré du poids de ces états […] il en ressort purgé et apaisé ». Et dans ce cas, l’intervention court le risque de la récupération. D’autre part, l’activation de processus de contestation sociale, non totalement maîtrisés, grâce à la distance critique opérée par les clowns. Et là, on serait plus proche de Brecht et de la tradition du théâtre engagé, avec le risque d’irresponsabilité. J’y reviendrai plus loin.
Dans un article récent 9, je suis parti de l’idée que l’efficacité de l’intervention sociale des clowns serait fondée sur le respect de la nature du personnage et de son jeu. J’ai proposé huit principes de l’intervention, auxquels j’ai fait correspondre huit qualités, dont quatre sont plus spécifiques du personnage et quatre plus spécifiques de son jeu dramatique.
Je voudrais dans la suite exposer quelques hypothèses sur les processus qui me semblent à l’œuvre pour produire les effets mentionnés. Je les regrouperai en deux catégories : l’effet de réappropriation des enjeux par le sujet et l’effet de dramatisation du réel.
L'intervention de clown acteur social | Le personnage du clown et son jeu | |
Réappropriation des enjeux | Intervention nécessairement extérieure | Etranger et voyageur |
Improvisation à chaud | Dans l'ici et maintenant | |
Perturbateur | Excentrique et naïf | |
Effet miroir | Empathique et fragile | |
Dramatisation du réel | Faire jouer le système | Généreux et générique |
Le jeu dramatique | Dans la réalité et dans l'imaginaire | |
La prescription 'analogique' | Le 'non'sens' | |
La parole du sage | La parole du fou |
Je ne redévelopperai pas ici chacun de ces points, mais je tenterai de les réinvestir dans le propos de cet article. Il semble en effet que les quatre premiers éléments vont dans le sens d’une réappropriation des enjeux par le sujet et les quatre derniers vont plutôt dans le sens d’une stimulation pour dramatiser le réel.
2.3. Une réappropriation des enjeux par le sujet
La nature du personnage le met dans la position de tendre un miroir aux hommes en société. Ce miroir, accessoire familier des fous du roi, symbolisait la vérité 10. Lorsqu’il est mis en jeu, il transforme les spectateurs en acteurs, car ils peuvent se reconnaître dans le clown. Dans mon exemple précédent, le médecin « réel » peut se retrouver soulagé de voir combien on peut refuser de jouer un rôle social convenu, rôle qui l’empêchait de se montrer comme un simple être humain, avec ses faiblesses et ses aspirations ; de son côté, le jeune se reconnaît dans celui qui doit se soumettre à des protocoles, alors qu’il a lui aussi ses forces et ses propositions. L’idée est que cet effet de miroir est grandement facilité par la nature du personnage du clown.
Le clown est un personnage qui passe sans s’attarder. Personnage fictif, il n’appartient pas au monde qu’il visite. Comme pour le fou du roi médiéval, que sa folie protège des projections du pouvoir, on assiste à son jeu sans a priori stratégique. Comme au théâtre selon Freud, en se projetant dans le clown, chacun effectue un premier pas de côté, un pas sur la diagonale du clown 11, sans danger d’être aussitôt étiqueté sur l’échiquier social.
En deuxième lieu, l’acteur clown improvise « à chaud », sur une situation et des enjeux immédiatement vécus par les participants. Ce travail « sans filet » a ses répercussions sur le public. Une fois que leurs interventions sont repérées par les participants comme basées sur l’improvisation, les acteurs clowns sont investis d’une attente et ce d’autant plus qu’ils vont jouer sur des événements qui viennent de se produire. Ce phénomène attise l’adhésion : on a peur pour le clown et on est curieux de savoir comment il va s’en sortir !
En troisième lieu, la naïveté du personnage exposée par le masque du nez rouge n’est guère menaçante. Il n’est pas là pour donner des leçons, mais, tel un enfant ou un fou, il développe un jeu à la fois innocent et pertinent, impertinent et profond. En cela, il est acceptable par tous, on peut se référer sans danger à lui, on peut même se reconnaître en lui.
Enfin, le clown est un personnage empathique, qui peut se mettre à la place de tous les rouages du système. Il ne s’agit pas de diaboliser ni de juger, mais, comme on verra plus loin, de faire jouer le système, en prenant un point de vue insolite et pénétrant. Loin des stéréotypes, il permet à tout un chacun d’élargir ses représentations du monde.
Ainsi, on peut formuler l’hypothèse qu’en adhérant au jeu développé par les clowns, les participants s’emparent symboliquement de leurs propres personnages sociaux. C’est pourquoi il n’est pas absurde de penser que ce phénomène les réinvestit comme sujet – ou acteur ! – de leur histoire. Ce faisant, ils ne sont pas loin de vouloir la changer !
2.4. Une stimulation pour dramatiser le réel
Comment les qualités de jeu du clownanalyste iraient plutôt dans le sens d’une stimulation pour dramatiser le réel ?
Au cours de leurs interventions, les clownanalystes prennent volontiers les rôles que leur inspirent les conférences et les débats des manifestations auxquelles ils assistent : médecin et jeune, comme je l’ai raconté plus haut, mais aussi enseignants, chercheurs, directeurs de services sociaux, responsables du marketing, commissaires de police, avocats ou juges. Mais ils le font à leur manière, suivant des logiques de clowns. Le public est donc loin d’assister à la reproduction fidèle de la réalité, mais à sa distorsion. Dans mon exemple, la scène où le jeune aide le médecin à se dégager est sans doute matériellement fantaisiste, mais elle est symboliquement juste. Cela vient du fait que les clowns ont fait jouer le système. Le protocole du rendez-vous dans un cabinet dédié aux soins a été mis au travail. Pour cela, la première condition est d’accepter généreusement d’entrer dans tout personnage, quel qu’il soit, pour explorer sa logique interne, mais tout en conservant évidemment la logique générique du clown. Grâce à ce cocktail, selon notre formule, le clowanalyste va « jouer le ballon et pas le joueur ».
En deuxième lieu, la capacité des clowns de faire se rejoindre en des synthèses inédites la réalité et l’imaginaire démultiplie la perception du réel et le potentiel de résolution des intrigues. Dans mon exemple, en prétendant que la cage d’escalier est un cabinet d’auscultation, les clowns combinent deux univers disjoints, dont l’assemblage donne un sens nouveau à la réalité. Cette faculté donne quelque chose d’unique aux dramaturgies clownesques, comme un reflet distordu, mais hautement intelligible de la réalité traitée 12.
En troisième lieu, ce qui souvent chez le clown déclenche le rire, réside dans sa maestria à manipuler l’absurde. J’avais signalé, dans un article ancien 13 qu’une qualité essentielle du clown pour produire ce résultat réside dans le non-sens, définie par Benayoun « non comme absence de sens […] mais par l'absence d'un certain sens, attendu par le lecteur, et dont on a suggéré l'approche imminente ; l'offre subversive, puis le retrait de ce sens, constituant le piège primordial du genre 14 ». Un des meilleurs exemples de ce genre est présent chez Groucho Marx, qui prend le pouls d’un homme inanimé et dit : « Ou bien cet homme est mort, ou bien c’est ma montre qui est arrêtée. »
Cette mise en relation de deux univers qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre est liée aux changements de niveaux logiques, fondement à la fois de l’humour et de la thérapie 15. Le clown a par nature une certaine maestria dans ce genre ! On peut sans doute dire que le phénomène de condensation symbolique est du même ordre que le non-sens, car il opère des rapprochements au sein du jeu qui étonnent le spectateur et en même temps lui proposent un nouveau sens percutant vis-à-vis de la situation vécue.
Enfin, la dernière qualité propre au jeu de clown est sa capacité à prononcer ce que Serge Martin appelle la parole du fou, qui n’est pas celle que les clowns échangent entre eux au cours de leur visite, mais celle qui, en une phrase sidérante, va droit au but et donne un nouveau sens immédiat aux choses. Elle emporte en général l’adhésion unanime et instantanée de la salle.
Le clown, en effet, dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas et cela n’est pas sans évoquer le « mot d’enfant », qui a une origine philosophique plus profonde qu’on ne le croit 16. Ce mot a en effet la particularité de transformer instantanément une connaissance imparfaite et émiettée en ce que Lewis appelle une « Common Knowledge » (CK), une connaissance essentielle, acquise par tout le monde en même temps. Ce concept de CK, est considéré par le philosophe J.P. Dupuy (1989) comme un outil de régulation sociale.
Pour nous en convaincre, je raconterai ici brièvement le conte d’Andersen Les habits neufs de l’empereur.
Un jour, deux fripons malhonnêtes viennent proposer à l'empereur de lui confectionner des habits neufs extraordinaires, mais ils lui signalent que ces derniers seraient invisibles pour ses sujets incompétents et bornés. Lorsque le "travail" est terminé, l'empereur est le premier à s'extasier sur un habit neuf évidemment inexistant. Alors qu'il inaugure en public ses nouveaux atours, tout le monde fait semblant de les voir et les admire (pour ne pas être taxé d’être un mauvais sujet). Un enfant arrive alors, voit la simple réalité et dit naïvement : « L'empereur est tout nu ! » Et tout le monde ouvre les yeux.
Chaque acteur de ce conte pense qu'il est peut-être le seul à ne pas voir les habits neufs, mais il ne peut vérifier cela auprès des autres, car il sait qu’il risque de se démasquer. Comme personne ne sait ce que les autres savent, ce qui pourrait devenir une connaissance collective (Common Knowledge = « l'empereur est nu ») n'en est pas une, car elle n’est pas partagée. L'enfant, qui n'est pas au courant de la condition émise par les soi-disant tailleurs et qui, de toutes façons, n'a aucun enjeu de pouvoir prononce un "mot d'enfant", qui transforme instantanément la non connaissance en CK.
Le discours scénique du clownanalyste est du même ordre que le mot d'enfant. Le changement social se heurte souvent au fait que l’on redoute d'agir face à un enjeu grave, à cause de la représentation erronée qu’on se fait des conséquences supposées de notre action. La clownanalyse, en dramatisant la fiction de manière humoristique, a tendance à dédramatiser les enjeux de la réalité et à autoriser les gens à parler enfin de choses qu’ils n’osaient pas aborder. Maurice Lever qualifie le fou du roi de « morosophe » (à la fois fou et sage) et nous pourrions prendre à notre compte cette expression pour parler du clown acteur social.
2.5. Alors ? le Clown d’intervention sociale est-il salvateur ?
Quelle leçon tirer de ces qualités du jeu de clown, qui permettent de stimuler ce que j’ai appelé une dramatisation du réel ? La prise de rôle sans conditions, le choc parfois insolite de la réalité et de l’imaginaire, le dévoilement par le non-sens et le surgissement de la parole du fou sont tout autant de facteurs autorisant le sujet à agir. Autrement dit, cela permet de poser au moins la question : « la personne ayant été réinvestie comme sujet, quel usage peut-elle faire de ce surcroît de liberté ? ».
Tout sujet qui aspire au changement a bien souvent, en même temps, une vision limitée des solutions possibles pour dépasser ses difficultés, du fait même qu’il est intimement plongé dans une situation qui le dépasse. Beaucoup d’approches ayant pour objet pratique le changement social ont déjà remarqué qu’il importait d’amener le sujet à élargir ce spectre des possibles. Notre idée est donc que le jeu du clownanalyste donne envie d’agir au sujet. En effet, ayant assisté au jeu débridé de personnages particulièrement créatifs, les participants acquièrent une compréhension beaucoup plus large de la réalité que celle qu’ils avaient dans leur quotidien et ils repartent souvent stimulés.
Pour le sociologue G. Herreros, spécialiste de l’intervention, l’intervention est une pragmatique. Il cite des auteurs comme S. Peirce, J. Dewey et W. James pour lesquels comprendre, c’est avoir la capacité de transformer : « La production cognitive est donc non seulement référée à ses éventuelles vertus intrinsèques, mais aussi à ce qu’elle contient de potentialités d’usage 17. » Ainsi, comprendre le réel, c’est déjà avoir acquis des outils pour le transformer 18.
C’est pourquoi la désignation de « salvateur » ne convient guère au clown d’intervention sociale, car il induit une connotation d’intervention bienfaitrice, de l’extérieur au sujet, qui risque de le déresponsabiliser. Certes l’acte de faire sortir le théâtre de ses murs traditionnels pour l’emmener dans la société vise le plus souvent à apporter une vision transformatrice ou au moins contestatrice de l’ordre établi. Mais il s’agit dans la clownanalyse de dépasser l’opposition entre récupération et irresponsabilité. Et là, le mot « drame » prend tout son sens. Entre la comédie réaliste (celle des boulevards), qui décrit la triste réalité, sans proposer aucun moyen de la changer (et confine à la récupération) et la tragédie militante, qui dénonce la réalité et veut la détruire (sans non plus proposer aucun moyen praticable de la changer), j’opterais pour le drame social, qui conserve aux acteurs leur liberté d’agir, mais surtout d’inventer concrètement, ensemble et au quotidien, de nouveaux rapports sociaux. Dans la première forme, il n’y a ni destin, ni liberté, dans la deuxième, le destin tragiquement révolutionnaire précipite (on le sait aujourd’hui) les hommes vers les totalitarismes et dans la troisième, le sujet-personnage est acteur de son changement. Il n’est pas sauvé, il se « sauve » lui-même 19.
3. Ambivalence des figures du Clown ?
Je ne pense pas que le Clown d’Intervention Sociale soit à proprement parler « salvateur ». Mais élargissons le propos : quel est le sens de la question posée entre salvateur et tueur ? Elle met en tension deux figures mises sur le même plan : le clown du spectacle vivant et les figures plus ou moins effrayantes véhiculées par le cinéma et le théâtre.
Sur ce deuxième plan, on peut citer (liste non exhaustive bien sûr !) : le Joker de Batman (apparu dans les années 40 et 50), Amicalement vôtre et son un tueur grimé en « clown » (1971 et 1972), Poltergeist (Tobe Hooper, 1982) avec sa marionnette de « clown » infanticide, Ça (Stephen King,1986), l’adaptation audiovisuelle de Tommy Lee Wallace (1990), American Horror Story, saison 4 avec Freak show (2014), Clown de Jon Watts (2014).
On peut également établir la relation avec les rumeurs sur les « clowns criminels » de l’automne 2014, qui elles aussi mettent sur le même plan un personnage façonné par la profession du clown-théâtre et l’usurpation opportuniste d’une figure de l’imaginaire social.
On l’aura compris, pour nous, cette assimilation est abusive ! Comme l’a écrit Bonaventure Gacon à l’occasion de cette campagne de presse : « Pourquoi la presse titre-t-elle : "Les clowns terrifiants " au lieu de dire que des gens se déguisent en clown pour terrifier ? S’ils s'étaient déguisés en bonnes sœurs, auriez-vous titré : "Les bonnes sœurs attaquent" ? »
On pourrait donner (au moins) deux approches de cette question de l’usurpation de l’image. La première est fondée sur la question théorique de la définition du clown et la seconde se réfère à la sociologie des professions.
3.1. Approche par la définition
Selon la tradition philosophique 20, on peut définir un concept de deux manières : en intension et en extension. On parle de l’intension pour désigner les propriétés communes aux objets qui tombent sous un terme donné (ex : « chat »). L’intension définit les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’un individu (ex: mon chat) appartienne à l’extension d’un terme (« chat »). Le terme « chat » possède donc à la fois une intension et une extension. Son intension, c’est le sens du mot « chat », c’est ce qu’on signifie par « chat ». L’intension s’exprime dans la définition de « chat ». Elle cible les propriétés essentielles, nécessairement possédées par un individu qu’on dit « chat ». Si un individu est bien un « chat », il doit avoir ces propriétés. C’est parce qu’il les possède qu’il appartient bien à l’extension du terme « chat ». C’est-à-dire à l’ensemble des entités auxquelles s’applique le terme « chat ».
Il s’agit donc ici de mettre en perspective une approche en extension de la figure du clown : si toute personne a bien le droit d’appeler clown ce qu’elle veut, les illustrations que nous avons tous en tête sont des clowns (on peut faire une vague référence à un grimage, même minimal : visage maquillé en blanc par exemple). Mais le danger est qu’on ne sait plus bien de quoi l’on parle et surgit alors l’objection de Bonaventure Gacon citée plus haut.
Si on entre dans une approche en termes d’intension, un autre danger se présente : celui de définir le clown et ses attributs, ce qui présenterait à l’extrême le risque d’aboutir à une quelconque « norme du clown ». Ce serait absurde et insupportable, car ce personnage est né avant tout libre !
Dans un récent ouvrage collectif 21, Jérôme Dubois introduisait ainsi le clown contemporain :
[…] le clown résiste à la pensée parce qu’il refuse la logique, échappe à la fixité du rôle ou de l’évidence, cultive l’ambiguïté et contourne la règle. En se donnant pour fonction d’échapper à toute catégorisation, le clown ne répond jamais à ce qu’on attend de lui, vit dans l’imprévu et secoue tout ce qui s’enkyste ou s’engourdit.
Dans un article de cet ouvrage, je soulignais :
Le clown n’a aucune fonction, aucune vocation, aucun métier, aucun engagement, aucune responsabilité sociale : c’est un personnage de théâtre, fictif et poétique. Peut-être est-il aussi tout cela à la fois, mais, à cause de son côté fantasque, il n’est en même temps rien de tout cela. Le clown, en effet, « vient d’ailleurs et y retourne ». C’est un être intrinsèquement et complètement libre 22.
Nous nous sommes pourtant risqués, Jean-Bernard Bonange et moi-même 23, à présenter le personnage, du moins tel que nous le travaillons depuis 1980 dans notre compagnie, sans prétendre en faire une généralité :
Le clown est un personnage fictif. Il est émotif, capable de vivre toute la palette des émotions et de leurs mélanges. Il est décalé, naïf, en contact avec le concret tout en dérapant dans l’imaginaire, ce qui entretient un genre de dramaturgie particulier. Il est toujours en relation avec le public et en empathie avec le monde. Il est parfois cruel mais jamais méchant, subversif (non par volonté mais par nature profonde), mais sans jugement sur les autres ni sur le monde. Il est aussi riche et aussi unique dans son expression que chaque personne l’est. Cette richesse se constate dans les situations variées qu’il est capable de susciter et qui ne se limitent pas à la volonté de faire tomber l’autre dans un piège. En même temps qu’il s’engage dans les intrigues qu’il noue, le clown se voit vivre et nous le témoigne, sans être ni complaisant vis-à-vis de lui-même, ni dupe de ce qu’il représente. Le clown existe lorsqu’il vit sa vie et sa mort symbolique à tout moment sur scène. Sa courte existence en notre présence est une épreuve existentielle pour lui. A cette occasion, il nous apprend toujours quelque chose d’essentiel sur lui, sur nous et sur le monde. Ces traits génériques du personnage constituent une trame générale sur laquelle chaque acteur-clown tisse son personnage unique.
Si on devait encore résumer les choses, nous dirions que le clown se caractérise par l’humour de ce que J.M. Ribes appelle « le rire quand même », distance intérieure qui fait que le personnage n’est pas dupe de ce qui lui arrive et rit de lui-même avant de rire de l’autre. Cet aveu fondamental requiert de la part de l’acteur une compétence affirmée, que de nombreuses compagnies théâtrales travaillent assidûment et que l’on retrouve d’ailleurs dans certains personnages de la tradition cinématographique (avec Charlot ou Buster Keaton).
3.2. Approche par la sociologie des professions
L’inconvénient de l’approche précédente, qui devait néanmoins être au moins évoquée ici, est qu’elle manque de généralité et qu’elle n’est donc pas opposable. En effet, si le clown est libre (bien malin qui pourrait le mettre dans une boite), l’acteur-clown doit, lui, travailler dur afin de faire partie de la profession du théâtre vivant et, dans ce secteur professionnel, le Clown d’Intervention Sociale n’échappe pas à la règle. Il s’agit en effet d’une activité artistique : en clownanalyse, toutes les règles qui président à la qualité d’une représentation théâtrale sont convoquées (présence des personnages, lisibilité scénique ou progression dramatique par exemple). À ces règles s’ajoutent celles que nous avons vues plus haut reliées à la pertinence du jeu, qui doit, pour créer un effet révélateur, être pertinent par rapport aux enjeux sociaux identifiés par les acteurs. On doit en tant que professionnel de l’activité combiner excellence et pertinence.
Cette profession donne lieu à une certification d’Acteur-clown d’Intervention Sociale, délivrée par le Bataclown, qui existe depuis 1989 24 et inscrite au Registre National des Certifications Professionnelles (RNCP) depuis 2018, au niveau III.
Dans la dynamique de cette formation, pas moins de 81 compagnies ont été créées 25, avec environ 200 contrats par an (la moitié pour le leader de marché que sont les Clownanalystes du Bataclown – 12 comédiens). On observe le même phénomène de développement à l’étranger (Suisse, Québec, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Hollande, Pays Scandinaves).
La sociologie des professions met notamment en tension les représentations sociales (dont les principaux théoriciens sont Moscovici, Jodelet ou Abric) et les pratiques professionnelles dans une nécessité de cohérence de concepts. Jean-François Blin 26 montre l’importance de cette cohérence pour que la profession existe et que ses membres conservent une identité propre à développer leur métier de manière satisfaisante. Ce dispositif collectif est – pour la plupart des professions – à la fois très élaboré et très fragile, car reposant sur l’identité au travail.
Conclusion
C’est pourquoi il semble hasardeux de mettre sur le même plan les acquis anciens et les développements constants des techniques théâtrales de nature à faire vivre un personnage et l’usurpation superficielle de figures qui lui sont complètement extérieures.
Un signe particulièrement éclairant de la manière dont une profession peut réagir à cet amalgame est cette tribune tragique parue dans Le Figaro du 2 novembre 2014 :
Aujourd'hui, on dirait que les clowns n'existent plus... Ce ne serait plus qu'une figure, un déguisement. Pourquoi la presse titre-t-elle : « Les clowns terrifiants » au lieu de dire que des gens se déguisent en clown pour terrifier ? S’ils s'étaient déguisés en bonnes sœurs, auriez-vous titré : « Les bonnes sœurs attaquent ? »
Ces gens qui attaquent et qui font peur ne sont pas des clowns, ils sont déguisés en clown. Les médias font tranquillement l'amalgame, oubliant ainsi ce long et difficile travail de réhabilitation du clown qui a mis des années à sortir du rôle tarte à la crème qu'on lui réservait. Maintenant : « Il fait peur », « il pourrait tuer peut-être ». Mais ceux dont vous parlez, ce sont des dérangés qui se gorgent de fictions et profitent des réseaux sociaux pour déverser leur mal être sur des passants.
Le clown, le vrai, il affronte sa propre peur avec courage parce que c'est sa nature d'aller vers les autres sans arme. Le public, dans les salles de théâtre et dans les cirques, le sait, pour l'avoir vécu, mais celui ou celle qui entend que les clowns sont ceux que vous décrivez, risque de ne plus venir voir un spectacle de clown.
Sous prétexte qu'il y a deux ou trois couillons qui s'amusent avec une image, vous fustigez tout un pan de l'histoire du spectacle vivant, de la poésie, du sensible, du cirque, du théâtre. Vous ne parlez que de Stéphane King et de « l'image du clown ». Que faites-vous des vrais clowns qui ont fait l'histoire, le rire, l'art, le cirque, qui eux appartiennent à l'enfance, à l'imaginaire ?
Allez hop ! Fellini, Buster Keaton, Pierre Etaix, Devos, Zouc, Grock, Charly Rivel, George Carl, les Fratellini, Coluche, Zavatta et les contemporains comme Arletti, Adèll, Madame Françoise, Gilles Defacque, Zig, Otto et bien d'autres...
Allez hop ! Tout le monde au placard, à la poubelle, car aujourd'hui « les clowns ne font plus rire personne » et cela juste parce qu'on a volé leurs froques, leurs silhouettes.
Vous les médias vous sautez à deux pieds dans le gros gâteau gras. Vous ne défendez pas la culture, la fragilité, la sensibilité ; vous jouez le jeu de ces voyous. Juste l'image, uniquement l'image... Il n'y a plus que ça qui intéresse aujourd'hui. Pour vous l'art n'existe pas !
Qu'avons-nous fait pour nous retrouver, nous, « Les clowns au pilori » juste parce qu'on nous a volé notre nez, notre costume ?
La lorgnette par laquelle vous regardez est bien petite et bien triste 27.
- Nous avons décidé en 1983 que nous procéderions à la dissolution de notre compagnie le jour où nous serions sollicités par le soviet suprême, instance considérée à l’époque comme la plus coercitive et la moins douée d’humour. Mais, après la chute du mur de Berlin en 1989, nous ne savons plus quel objectif suprême nous donner … Corée du Nord ?
- Bataclown, compagnie de Clown-théâtre née en 1980 et installée dans le Sud-Ouest (voir www.bataclown.org). Fondée par Anne-Marie-Bernard, Jean-Bernard Bonange et Bertil Sylvander. Elle regroupe actuellement douze formateurs. Les « clownanalystes du Bataclown » fondés avec M.C. Rosier et C. Gimat, regroupent douze intervenants professionnels.
- Serge Martin, « Le fou, roi des théâtres », Bouffonneries, n°13/14, 1985.
- Bertolt Brecht, Ecrits sur le théâtre, Paris, L'Arche, 1972-1979.
- D’où le slogan de notre Compagnie « Bienvenue sur la diagonale du clown ». Voir aussi le poème d’Emily Dickinson (1263) : « Tell the truth, but tell it slant / Success in Circuit lies / Too bright for our infirm Delight / The Truth's superb surprise / As Lightning to the Children eased / With explanation kind / The Truth must dazzle gradually / Or every man be blind »
- Jean-Bernard Bonange, Le clown intervenant social, le miroir du clown dans les situations institutionnelles, Thèse de 3e Cycle, Université de Toulouse Le Mirail, 1998, p. 111-176.
- L’art console l’homme de vivre, dit Freud
- Jean-Bernard Bonange, Le clown intervenant social, le miroir du clown dans les situations institutionnelles, op. cit., p. 315.
- Bertil Sylvander, « Qui est ce clown au chevet du monde ? profil d’un visiteur », Cahiers de l’idiotie, n°3, « Le Clown, une utopie pour notre temps ? », Québec, 2011.
- Maurice Lever, Le Sceptre et la marotte, Paris, Fayard, 1983.
- Diagonale du clown : slogan mis en avant dans les programmes du Bataclown. Voir Jean-Bernard Bonange, « L’intervention des clowns dans les réunions de travail. Mettre du jeu dans le système social », Humoresques, n°27, 2008.
- Bertil Sylvander, « Les ressorts des dramaturgies clownesques », Culture Clown, n°14, 2008.
- Bertil Sylvander, « Rechercher son clown, se trouver soi-même », Art et Thérapie, n°18, 1984. Repris dans Jocker documents, n°1, 1995 et dans Culture Clown n°1, 2001.
- Robert Benayoun, Les Dingues du non-sens, Paris, Balland, p. 17-18.
- Paul Watzlawick, John Weakland, Richard Fisch, Changements, Paradoxes et Psychothérapie, Paris, Le Seuil, 1975.
- Bertil Sylvander, « Un cactus clownanalyse : conseils de culture », Jocker Documents, n°2, 1991.
- Gilles Herreros, Pour une sociologie de l’intervention, Paris, ERES, 2002, p. 181.
- Je dis bien « comprendre » et non « expliquer », me référant en cela à la tradition weberienne, qui consiste à construire les modèles d’appréhension de la réalité à partir du point de vue des acteurs. Comprendre l’activité sociale c’est comprendre le sens que les sujets eux-mêmes donnent à leurs comportements.
- Cette posture rejoint celle de l’analyse transactionnelle, qui énonce que le sauveur n’est pas dans une posture d’aide envers le sujet, car il l’infantilise. (Bernard Raquin, Sortir du triangle dramatique : Ni persécuteur ni victime ni sauveteur, Paris, Jouvence, 2007.
- Christian Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, 2004.
- Jérôme Dubois, Les usages sociaux du théâtre hors ses murs, Paris, L’Harmattan, 2009.
- Bertil Sylvander, « Clownanalyse et changement social : le sujet et le drame », Jérôme Dubois, Les usages sociaux du théâtre hors ses murs, Paris, L’Harmattan, 2009.
- Jean-Bernard Bonange, Bertil Sylvander, Voyage(s) sur la diagonale du clown, en compagnie du Bataclown, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 59-72. Définition reprise et résumée dans la « Charte du Bataclown » (www.bataclown.org).
- Notre formation de base en clown-théâtre existe depuis 1980.
- Quatorze compagnies créées avant 2000, vingt-sept créées entre 2000 et 2010 et quarante créées après 2010.
- Jean-François Blin, Représentations, pratiques et identités professionnelles, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 69.
- Bonaventure Gacon, « Les Clowns sont morts ! Vive les clowns ! », Le Figaro, 2 novembre 2014, disponible en ligne, http://blog.lefigaro.fr/theatre/2014/11/bonaventure-gacon-un-texte-pou.html.
1. Présentation de la clownanalyse™ et du clown d’intervention sociale
1.1. Un fil rouge dans les réunions
2. Analyse du sens et des effets de cette pratique théâtrale
2.1. La clownanalyse et ses fonctions sociales
2.2. La question des effets de l’intervention : salvateurs ?
2.3. Une réappropriation des enjeux par le sujet
2.4. Une stimulation pour dramatiser le réel
2.5. Alors ? le Clown d’intervention sociale est-il salvateur ?
3. Ambivalence des figures du Clown ?
3.1. Approche par la définition