
Le clown, figure de déviation photographique
La photographie s’est, au même titre que les autres mediums artistiques, intéressée tout au long de son histoire aux capacités visuelles et narratives de la figure du clown. On pense notamment aux portraits du mime Charles Debureau en Pierrot réalisés par les frères Nadar alors au début de leur carrière, dont le plus célèbre, Felix, verra par la suite défiler dans son studio tous les grands noms français de la scène culturelle et sociale de la seconde moitié du 19ème siècle ; aux nombreuses photographies d’artistes circassiens - et donc des clowns - produites durant l’âge d’or du Cirque américain ; aux figures clownesques que l’on croise dans le Paris des photographes humanistes au cours des années 1950/60. Si la figure est présente, elle semble néanmoins se tenir majoritairement dans une position illustrative.
Le traitement du clown dans la production photographique contemporaine semble plus précisément rallier les principes d’ambivalence et de coprésences antagonistes portés par celui-ci ; voire, la photographie contemporaine élabore un champ qui pourrait lui être spécifique, à savoir l’exploration d’un potentiel de l’écart, offert au spectateur dans l’immédiateté et l’unicité de sa nature d’image fixe. Il y aurait donc une conversation plus contemporaine avec l’image clownesque et ses esthétiques - et, sous-tendue, avec sa propre histoire en tant que medium.
Quelle est la nature de cet écart pressenti, et en quoi le clown est-il l’indicateur non pas tant d’une déviance, mais d’une déviation ? Où ce qui serait entendu comme une norme - ou en tout cas comme une représentation stéréotypée du clown – est-il travaillé, interrogé, vu comme une zone de formulation et de création d’un discours, plutôt que comme l’objet d’une transgression pure ?
L’idée de déviation que nous allons essayer de mettre en lumière est à la fois celle, physiologique et symbolique, du regard ; celle du signifiant ; et enfin celle de la représentation, en lien à la figure clownesque mais aussi dans l’idée de cette notion inscrite plus particulièrement dans le geste photographique.
Cindy Sherman
La photographe américaine Cindy Sherman a construit toute son œuvre sur un travail d’auto-représentation, se photographiant sous différentes formes, identités, allures, personnages depuis le milieu des années 1970. Le maquillage, et l’expressivité du visage explorée dans tout son spectre entretiennent des points de connexion avec la figure même du clown dès ses premières séries. Mais l’artiste lui consacre spécifiquement un travail en 2002, où elle apparaît en incarnations diverses de figures clownesques ; elle en convoque toutes les références codées et connues du grand public : maquillage, perruques, costumes colorés, panel d’expression parcourant le grotesque, l’amusant, l’angoissant et le triste. À cela elle ajoute une manipulation numérique et graphique du fond, une démarche qu’elle ne fait alors que peu encore à cette étape de son œuvre. Les fonds sont ici constitués de couleurs ultra saturées, leurs lignes modifiées voire déformées, notamment en forme de spirales. L’artiste déclare :
J’en suis venue aux clowns afin de montrer la complexité des abysses émotionnelles contenue dans un sourire peint. […] Quantité de choses ont subitement fait sens avec les clowns. J’étais dans une période de lutte, particulièrement après le 11 septembre ; je n’arrivais pas à savoir ce que je voulais dire. Je voulais que mon travail continue à être ce même mélange – intense, avec un côté mauvais ou laid, mais aussi avec un réel pathos concernant les personnages – et les clowns ont une tristesse sous-jacente tandis qu’ils essaient d’amuser les gens. Les clowns sont tristes, mais ils sont également heureux d’une façon hystérique, psychopathe 1.
Le choix du clown répond donc pour Cindy Sherman à l’espace ouvert par l’écart du motif en lui-même, le décalage des émotions qui s’y trouve, cette « tristesse sous-jacente » sous l’amusement. Esthétiquement, l’art du grimage et du déguisement, devenu le cœur du discours artistique de Sherman, répond également à sa pratique. Mais plus précisément, la figure du clown permet à la photographe d’explorer de façon graphique l’écart entre vérité et simulacre, et la déviation offerte par cet espace est totalement créative. Car cet écart entre vérité et simulacre est l’essence même de toute l’œuvre de la photographe, qui tout en ne se prenant qu’elle seule comme modèle a systématiquement réfuté l’idée d’autoportrait. Le portrait d’un rôle, oui, un autoportrait, non. Sourire peint, oui, bonheur, gentillesse et bonhomie, non. La déviation du pacte de vérité de la représentation - qui reste malgré tout une notion attachée de façon plus ou moins consciente mais néanmoins persistante à la photographie - incarne ici un principe représentatif de toute l’œuvre de Sherman. Le dévié (l’objet, le passif) devient déviation (le sujet, l’action, le geste). La déviation adopte la forme circulaire de la spirale, comme celle présente dans certains fonds de cette série, à l’image d’une œuvre qui répète systématiquement le visage de son auteur sans pour autant en permettre l’identification. L’écart entre l’artiste et son personnage fait écho à celui existant entre les notions d’identité et de portrait. Qui plus est, la manipulation numérique des fonds, volontairement outrancière, annonce les expérimentations présentes dans des séries plus récentes où, indépendamment des possibilités technologiques, Cindy Sherman revendique une facture grossière et visible comme signature artistique, trace de son passage. Chez Sherman, le clown incarne une matière émotive, esthétique, et l’accès vers une forme plastique perturbatrice.
Le clown vu par la photographie contemporaine est ce lieu duel ; une co-présence d’oppositions ou de contradictions posées dans le cadre calme de l’image fixe. Celle-ci n’est pas capable, comme dans la temporalité d’une narration textuelle ou filmique, de construire la dramaturgie d’une révélation, le switch où éclaterait la véritable identité sous le sourire peint. La vraie identité, et donc, ici, la fausse identité de l’auteur, apparaît au même titre que le personnage joué, que le rôle maquillé. Le simulacre devient paradoxalement la vérité de l’auteur, et l’écart entre les deux, loin d’être vide ou aporie, est au contraire signifiant. En cela, le clown est alors capable d’incarner l’espace synthétique et symptomatique d’une démarche plus large de son auteur.
Erwin Olaf
L’écart en cours et à l’œuvre est présent de la même manière dichotomique dans la série The Paradise Portraits (2001) du photographe hollandais Erwin Olaf. Cette série est constituée de portraits de jeunes - et belles - filles, et de portraits au maquillage clownesque - où ce dernier apparaît quasi systématiquement abimé, dégoulinant, fatigué. Tous les visages sont photographiés en très gros plans, les photographies étant, en exposition, présentées en très grand format, de sorte que ces visages entament une relation scopique avec le spectateur, qui par ailleurs, en se rapprochant, discerne dans chaque pupille le reflet de la silhouette du photographe lui-même. Deux petites ombres dansant dans chaque pupille, élargissant encore plus la nature scopique du parcours du regard ainsi construit. Nous regardons ce visage qui nous regarde, nous regardons le photographe qui regarde ce visage clownesque et, à travers lui, qui nous regarde aussi.
La déviation s’active donc ici à plusieurs niveaux : celui de notre regard de spectateur, dévié dans l’image (visage, œil, reflet) ; celui de la figure thématique - où le motif du clown est lui aussi dévié de son usage représentationnel classique, pour venir incarner, en ponctuation aux visages des jeunes modèles féminins, rassurants en termes de codifications esthétiques, des figures déchues. Le titre même de la série nous l’indique : ces figures clownesques, travaillées comme matière de troubles - troubles de la tonalité, de l’émotion, de leur incarnation - campent ici des figures d’anges déchus, au milieu du paradis. La rythmique de Portraits of Paradise pourrait être celle d’une matière symbolique, archaïque, où cohabitent le bien et le mal, la belle et la bête. Le clown accède aussi à une incarnation symbolique du visage humain, transmettant une forme de vérité crue débarrassée, dévoilée derrière le maquillage, qui est ici le masque qui se dissout.
En déviant la matière même inhérente au clown - son maquillage, son expressivité - Erwin Olaf formule son geste photographique, qui est celui d’une interrogation de la représentation photographique. Il oscille dans son œuvre, toujours dans une facture esthétique extrêmement maîtrisée, entre un lissage de l’image si poussé qu’il en vient à interroger la matérialité même de l’image photographique et, plus ponctuellement, une intervention sur la matière photographique elle-même. C’est par exemple le cas dans une série antérieure, Mind of their Own, où des enfants trisomiques photographiés selon les codes du portrait flamand, sont célébrés au milieu de déchirures et de brulures de la gélatine photographique. Ainsi, le clown semble ici incarner dans son apparat même la façon dont l’artiste s’incorpore à son sujet, rappelant via une intervention physique, sa signature, sa présence en tant qu’individu aux côtés de ses sujets. La série Portraits of Paradise et ses figures de clowns, par l’endroit de symbolisation dont ils font l’objet, propose là encore une forme synthétique de l’œuvre de leur auteur, en associant une esthétique très plastique et, à l’intérieur de celle-ci, une intervention tangible dans le trouble de la matière. L’empreinte de la silhouette du photographe dans chacun de ces portraits termine de rappeler l’apposition de sa signature charnelle.
Par le biais un petit retour en arrière dans l’histoire de la photographie, évoquons également la série photographique réalisée en 1958 par le photographe américain Bruce Davidson, The Dwarf ; Bruce Davidson a suivi pendant plusieurs semaines le Clyde Beatty Circus, et s’est particulièrement intéressé à Jimmy Armstrong, un nain qui officiait comme clown, et à qui il a dédié la série en ces termes : « Pour Jimmy Armstrong, connu sous le nom du "Petit Homme" ; à mes yeux c’était un géant. » La première image de la série est celle de la première rencontre du photographe avec son modèle. Jimmy Armstrong attend de rentrer en scène, il porte un costume noir et son maquillage de clown, tient un bouquet de fleurs en papier dans la main gauche et fume de la main droite. Derrière lui, l’arrière d’un chapiteau et un terrain pluvieux. L’esthétique de l’image, son noir et blanc dense et chargé, l’atmosphère générale de la scène et l’attitude de Jimmy Armstrong, dont nous discernons les traits fatigués sous le maquillage de clown, annoncent la démarche de l’auteur qui s’attachera à photographier les coulisses, les à-côtés et les moments d’attentes ; mais qui surtout photographiera l’individu plus que le personnage circassien. « Il se tenait pensivement, dans l’intimité de ses propres pensées. (…) Je voulais qu’il soit lui-même, pas qu’il se comporte comme un clown parce que je prenais sa photo 2 », raconte le photographe.
Les vingt et une photographies qui constituent « The Dwarf » ne dérogent pas à ce principe, elles suivent Jimmy Armstrong dans son quotidien, en dehors du chapiteau et du rôle qu’il incarne pour les spectateurs, et de fait c’est essentiellement de la gravité qui s’en dégage. Jimmy Armstrong semble emmener partout son propre masque aux traits tirés, la bouche vers le bas. D’autres images le montrent au repos dans sa caravane, se maquillant, ou bien s’échauffant avec sa trompette. Il porte le plus souvent son maquillage, et il se dégage des deux visages - celui du clown et celui de l’individu - un profond décalage d’émotions. Renvoyé par son métier et sa condition physique à la figure du bouffon et un objet d’amusement, Jimmy Armstrong est devant l’appareil du photographe un homme qui semble fatigué et taiseux. Ainsi Bruce Davidson réalise un portrait à rebours du clown et de l’univers du cirque, où la matière granuleuse de la photographie semble permettre la continuité d’une lecture sensible, voire psychologique, d’un individu et de son ressenti, échappant totalement au dispositif classique de monstration alors traditionnellement en cours autour des corps vus comme en dehors des normes. Certaines images en particulier offrent au spectateur la réalité de la disposition des regards envers le corps nain, où celui-ci, vu par les corps dits normaux, est éternellement – et de manière encore plus cruelle en dehors de la piste du cirque – un objet de moquerie, un corps dominé par le regard de la norme.
Même si l’enjeu principal de cette série semble être le processus d’individualisation du corps hors norme, et, pour faire un léger raccourci, de son humanisation, il reste que la portée sensible et l’engagement artistique de cette série sont d’autant plus forts qu’elle est servie par la figure du clown. L’écart qu’il y a entre le maquillage et la fonction de Jimmy Amstrong, et l’état émotionnel et social que racontent ces photographies, sur ce corps considéré comme anormal, ce corps moqué à cause de sa condition physique, est rendu plus évident encore d’accès pour le spectateur via le motif du clown, qui parle du décalage entre apparat et réalité, surface et profondeur, de manière limpide.
Nous pourrions dès lors formuler l’idée que la photographie, à partir du moment où elle s’intéresse à la complexité de la figure clownesque, et non à sa seule nature illustrative, à partir du moment où la représentation photographique interroge plus qu’elle ne reproduit – en d’autres termes, à partir du moment où la photographie s’autonomise de son statut de medium technique pour embrasser sa destinée artistique, connecte directement à la nature ambivalente et au potentiel du clown comme figure d’oxymore.
Andres Serrano
Le troisième exemple issu du champ contemporain que nous avons souhaité présenter ici n'est pas une série mais une image unique, réalisée par le photographe américain Andres Serrano. Avant d’interroger celle-ci, nous nous permettons une rapide contextualisation de son travail. Serrano est né au marché de l’art avec la polémique, désormais célèbre, de son Piss Christ en 1989 - qui, comme son nom l’indique, représente un crucifix photographié dans un bocal d’urine. Dans un texte biographique, Dian Hanson rappelle :
En 1989 Serrano connaissait un succès modeste, lorsqu’une de ses œuvres [Piss Christ] le révéla instantanément à la conscience du public, faisant de lui le représentant de l’art provocateur. […] Les séries qui suivirent : Nomads, The Klan, The Morgue, A History of Sex, The Interpretation of Dreams et actuellement America ont été acclamées dans le monde entier, et occasionnellement brûlées par la censure 3.
L’accession de Serrano à la reconnaissance en tant qu’artiste se fit donc dans un contexte exclusif et tout à fait bénéfique de provocation, et de fait Piss Christ a continué d’être régulièrement vandalisé lors d’expositions, l’un des derniers cas en date ayant eu lieu à Avignon en 2011 à l’occasion de la présentation de la collection d’Yvon Lambert.
Si la notion de provocation reste solidement associée à l’œuvre de Serrano, il reste qu’un moteur plus conséquent pour celle-ci peut être celui de la révélation. Le photographe, qui a toujours revendiqué sa foi catholique, (un Piss Satan accompagnait d’ailleurs le Christ, mais a beaucoup moins marqué les esprits) n’a cessé de construire à travers ses séries un geste de dévoilement. The Klan est une série de portraits des dignitaires du Ku Klux Klan ; The Morgue rassemble des photographies de cadavres, photographiés dans une proximité très intime et esthétique – trop esthétisante pour certains ; la série America, réalisée elle aussi en réaction au 11 septembre 2001, rassemble plusieurs dizaines de portraits où se succèdent des personnalités et des anonymes, enfants, vieillards, hommes et femmes issus d’une pluralité de milieux, de fonctions, de parcours. Le dispositif est toujours le même, et la mise en regard et en équivalence d’identités, de fonctions et de conditions aussi diversifiés qu’une pinup, un scout, une actrice, un sans-abri, un membre du Ku Klux Klan, un aveugle, etc., construit un geste de représentation très spécifique, qui est celui d’une monstration positive : une monstration aux nouveaux codes, contemporains et fiers, positive, et qui savoure librement sa visibilité criarde au milieu du public. Andres Serrano déclare :
L’Amérique adore les héros et les anti-héros. Nous sommes autant fascinés par le type honnête que par le salaud. Tout le monde se repaît du malheur des autres. […] Nous sommes un pays qui prospère sur les échecs des autres autant que sur leurs succès. Dans mon cas, il semble qu’il y ait encore un doute, dans l’esprit de certaines personnes, si je suis un type honnête ou un salaud 4.
Montrer tous les corps, toutes les identités, toutes les âmes de l’Amérique pour en célébrer non pas vraiment sa richesse ou sa force – mais avant tout, sa réalité, via son ultra-visibilité. Là est l’acte de révélation pour l’auteur, auquel nous sommes libres d’associer ou non l’idée de vérité (voire de choisir ou pas d’y mettre un grand V) – quoi qu’il en soit, c’est ici que se tient le photographe. Et dans cette mise en lumière portée à bout de bras, cette mise en spectacle profondément laudative, le photographe rejoint la foule des regardeurs : « Je veux me rapprocher d’eux mais je reste un outsider. C’est au public de juger 5. »
À l’aune de ces quelques informations et déclarations, regardons désormais la photographie concernée, et laissons les lecteurs, peut-être, la juger. Elle est tirée de la série A History of Sex, constituée de dix-neuf photographies réalisées en 1995 et 1996. Toujours selon le principe d’une représentation systématique de différents modèles, avec une continuité de cadrage et, pour la plupart, de décor, Andres Serrano propose là encore un principe d’inventaire, ici de pratiques sexuelles, avec le but d’en montrer la diversité - qu’il s’agisse des accessoires utilisés, des rôles distribués, des profils (âge, sexe, corps) mis en jeu. La présentation et sa représentation se veulent sans tabou, appelant là encore ce qui peut être perçu par certains comme de la provocation. Il y a mise en scène, en ce que les modèles photographiés posent à un instant précis, représentatif de ce pourquoi le photographe les a choisis. Il y a également mise en scène par le dispositif : travail à l’éclairage artificiel, composition de l’image, et récurrence dans la majeure partie des portraits d’un décor naturel, un paysage maritime qui construit dans l’arrière-plan flou une ligne d’horizon séparant de grands aplats colorés. Outre l’effet pictural de la mise en scène, le choix du décor renvoie à une autre dimension esthétique, celle, mythologique, de personnages revenus à un état naturel, décontextualisés de leur identité sociale, seuls en présence de ce que l’auteur semble nous proposer comme une innocence originelle - mais nous savons au même moment que l’image est loin d’être aussi naïve. La représentation est frontale, soulignée par la nudité victorieuse des modèles qui nous font face. Tout un ensemble d’éléments, symboliques, visuels et techniques s’actionnent pour créer une ultra-visibilité de corps et de pratiques. Voici ce qu’en disait la galerie qui fit la première présentation publique de cette série :
A History of Sex n’est pas l’histoire définitive du sexe, c’est une histoire parmi d’autres. Serrano ne nous force pas à accepter un nouveau contexte sexuel, ni à condamner ou à rejeter un certain comportement. Pas plus qu’il ne cherche à titiller. Tandis que le sujet de la sexualité lui-même est chargé, les images ne sont pas stylisées d’une manière pornographique ; elles ne sont pas dans la séduction. L’accès facile et direct à la nature et au comportement sexuel des individus dans A History of Sex démontre qu’ils n’ont pas peur de montrer leur sexualité ; ils la présentent afin qu’elle soit visible de tous. Le spectateur est libre de déterminer ce qu’il en pense 6.
Mais revenons à la photographie dont il est ici question, qui s’intitule Head, présentant un couple hétérosexuel – en tout cas hétéronormé – où la femme se tient de trois quarts vers nous, assise, les jambes écartées et au milieu desquelles s’active la tête de l’homme. Dans la perspective de la série, cette image pose question : si l’on peut comprendre en quoi A History of Sex a pu être perçue comme rien d’autre que provocatrice, voire pornographique, et telle que décrite par ce journaliste français, qui écrit lors de la présentation parisienne de la série : « A History of Sex, réaliste et précis jusque dans les détails les plus sordides - masochisme, hermaphrodisme, bondage, bouche de vieille contre sexe de jeune homme 7 », on peut se demander en quoi la pratique ici représentée - outre sa représentation même - relève de la déviance, voire même d’une pratique dite originale. Mais l’autre question est bien entendu celle du clown. Andres Serrano décrit sa série comme l’exploration de pratiques extrêmes ; il n’y a pas d’information spécifique sur cette image précise ou bien ses modèles. On pourrait alors peut-être imaginer qu’il s’agit de l’image d’une pratique fétichiste en lien au clown ; mais pourtant, la pose, l’absence de réelle fétichisation du motif du clown semble dire que là n’est pas non plus le véritable enjeu.
En réalité, à l’image de l’auteur qui revendique sa position d’observateur neutre, et au sujet duquel certains ont parlé de « neutralité subjective », l’expression clownesque relève, dans cette image, du neutre également : via le maquillage, classique, ni fatigué comme chez Olaf, ni hystérique comme chez Sherman, et l’expression du modèle qui nous regarde calmement. Qu’indique cette neutralité ? Qu’elle est celle-là même de la fonction du masque ? Ou bien celle de la pratique ici illustrée, d’une certaine conformité au regard des autres pratiques représentées dans la série ? Une autre direction est de regarder ce clown neutre comme l’image indicatrice d’une démonstration théorique du photographe.
Au risque de convoquer un lieu commun de la photographie, qui, malgré les décennies et les tentatives régulières de « tuer le père » dans la réflexion théorique du domaine photographique, ne cesse néanmoins de rappeler son efficacité, nous pouvons appeler les fameux outils de Roland Barthes que sont le studium et le punctum. Le studium, donc, est l’environnement, le contexte culturel d’une image, ce qui légitime envers l’extérieur, en quelque sorte, l’intérêt que l’on peut avoir pour une photographie. Le punctum à l’inverse, est un détail, quelque chose qui pointe et pique, et qui peut d’ailleurs n’avoir d’intérêt et de sens que pour moi. Ou encore, qui peut ne bouleverser que moi-même.
Serrano déploie dans cette image une sorte de système massif et pluriel du punctum, et dans lequel l’objet, le levier, le mot clef symbolique, est le clown. Le titre est dès le départ un indice : la tête, le visage, est ici le lieu maquillé, officiellement et esthétiquement mis en avant. Ce clown qui nous regarde fixement, étrangement neutre au vu de l’action en cours, est notre porte d’entrée dans l’image. Il est le titre et donc le sujet officiel de la photographie. Or bien sûr, une fois happés, nous ne pouvons nier qu’il y a deux têtes dans cette composition : celle qui nous regarde, et celle qui pratique entre les jambes ouvertes présentes dans cette photographie. Le punctum textuel n’est qu’un leurre vers son double visuel – c’est bien la seconde tête, bord cadre, qui est le véritable et vertigineux puntum orchestré par Serrano. Et si le visage féminin invite notre regard, c’est pour que ce dernier soit pris au piège dans une circularité infinie de déviations et de ricochets de regard et de signes. Spectateur de cette deuxième tête, nous devenons, sous le regard impassible de la première, voyeur. Car le punctum s’amuse aussi avec nos attentes et nos certitudes : quel est vraiment le masque qui nous attire le plus, entre les deux proposés par le photographe ?
Le clown est donc l’incarnation synthétique, théorique, plastique, et ludique de là où l’auteur - et en vérité toute son œuvre - veut nous faire regarder ; tel un immense panneau de déviation, le clown nous dévie, et nous indique exactement là où Serrano souhaite que nous allions : entre les jambes de cette femme – ou, plus symboliquement, dans la réalité, la lisibilité et la visibilité de la nature charnelle de l’être humain. Une physicalité qui est ici explicitement illustrée, mais également incarnée par toute l’œuvre - des corporalités toutes différentes, et pourtant, pour l’auteur, équivalentes, jusqu’à la morgue. « La pornographie stimule l’organisme tandis que l’art stimule l’esprit. C’est ce qui fait que l’art a bien plus de valeur 8 », déclare le photographe. Le clown, grâce à sa valeur iconographique et sa capacité réflexive, est en l’occurrence l’un des outils permettant à Serrano de positionner son image dans le champ artistique ; ce faisant, il est aussi le motif qui lui permet d’actionner un jeu théorique sur la photographie et toutes les problématiques qu’elle embrasse en terme de références, de construction et de regard.
Les trois exemples proposés ont dessiné une sorte de cartographie à trois pôles - positif, négatif, neutre ; les trajets de déviation actionnés à l’intérieur de ces bornes nourrissent l’articulation du discours artistique. La photographie contemporaine face au clown ne tergiverse donc pas sur ses différentes facettes mais les actionne en même temps et s’y engage ; la nature de l’image fixe permet de figer, encadrer, éprouver cet écart, cette déviation, comme une matière stable, et dont la finalité ne semble pas tant l’autre chemin possible – l’itinéraire bis, si l’on peut dire – que la coexistence de deux chemins qui peuvent sembler antagonistes ou paradoxaux.
Nous écrivions un peu plus haut que l’ampleur de cette problématique se développe au moment où la photographie abandonne son statut de medium technique pour embrasser sa destinée artistique. Or, et parce qu’il y a toujours une exception qui confirme la règle, il y a en réalité une production photographique qui a fait date au tout début de l’histoire de ce medium ; un ensemble d’images qui, par leur importance scientifique et esthétique, ont profondément marqué l’histoire de la photographie, créant ce que nous pourrions ici considérer comme la grande déviation originelle de la photographie.
Duchenne de Boulogne
« Lorsque l’âme est agitée, la face humaine redevient un tableau vivant 9 » ; c’est une déclaration de Guillaume Duchenne de Boulogne (1806-1875), médecin-photographe (et non pas médecin et photographe) du 19e siècle, qui mena ses recherches en neurologie conjointement aux dispositifs techniques alors en élaboration, tels que la photographie, et l’électricité. Grande figure de la Clinique, il publie en 1862 l’ouvrage qui le rendra célèbre dans l’histoire de la photographie : Mécanismes de la physionomie humaine ou analyse électrophysiologique de l’expression des passions. Duchenne de Boulogne a découvert que l’usage du courant alternatif lui permet de stimuler avec précision un seul faisceau musculaire à la fois. Grâce à cette technique, il réussira à décrire plusieurs affections tout en localisant leur origine – notamment la myopathie de Duchenne, une maladie génétique provoquant la dégénérescence progressive de l’ensemble des muscles de l’organisme, nommée en son honneur.
Le livre Mécanismes de la physionomie humaine s’organise en deux parties : la première, dite « scientifique », la seconde, dite « esthétique ». Elles rassemblent les portraits photographiques de six modèles : l’un dénommé comme « vieillard », pensionnaire de la Salpêtrière atteint d’une légère paralysie faciale, une jeune fille aveugle, deux petites filles, un autre homme âgé, et le sixième modèle, dénommé homme « jeune et beau », qui s’avère être l’anatomiste Jules Talrich, qui sera dans les expériences celui capable de mimer les expressions demandées sans l’aide de l’électricité. Duchenne de Boulogne recherche la décomposition d’expressions considérées comme complexes, le projet est donc de re-créer, grâce à la stimulation électrique de certains muscles faciaux, des émotions que Duchenne de Boulogne définit comme « grande attention », « méditation », « pensée sombre », « dureté, agression », « méchanceté », « surprise, étonnement, stupéfaction, ébahissement », etc.
Cette expérimentation, qui, on le notera, ne concerne que les corps anonymes issus de l’assistance publique - la population objet de la Clinique -, puisque le collègue anatomiste n’en fait pas les frais, permettra à Duchenne de Boulogne de conclure notamment que le rire est la seule expression étudiée qui ne puisse être simulée. Le rire naturel ne peut être obtenu par la seule contraction des muscles du visage, et l’électrisation du grand zygomatique ne produit qu’un « rire faux » - un supplément d’âme, en quelque sorte, lui est nécessaire pour être vrai.
La question d’un rire vrai ou faux, de son artificialité dictée par une intentionnalité rejoint, en cela, la question du masque clownesque, de la réalité derrière le sourire peint et l’expression maquillée. Ici l’artificialité n’est pas le maquillage mais l’électricité, la finalité n’est pas le divertissement mais le Savoir. Néanmoins, et c’est en cela que savoir scientifique et mise en scène des corps sont, au 19e siècle, liés via la photographie d’une manière bien plus obscure que ce qui est alors revendiqué, l’intentionnalité des photographies de Duchenne de Boulogne est également nourrie d’une charge esthétique. Rappelons que la seconde partie du livre est dite esthétique ; Duchenne de Boulogne, au même titre que son collègue de la Salpêtrière, Charcot, lorsqu’il « invente » les hystériques, réinjecte dans son travail scientifique l’iconographie artistique occidentale ; il s’appuie sur celle-ci jusque dans la structuration de ses images, et en revendique l’apport dans la qualité esthétique de ses photographies. Monique Sicard, dans un article consacré à son travail, écrit :
Duchenne, sous l’emprise de la peinture et de la sculpture occidentales, privilégie les expressions de l’extrême concentration, de peur, d’effroi et de douleur, ses visages résonnent comme s’ils naissaient d’un acte de torture 10.
Charcot, quand il met en place toute l’arborescence de savoirs autour du corps des hystériques, utilise lui aussi la photographie, et les images dites scientifiques trahissent un profond ancrage dans l’iconographie picturale occidentale, notamment dans les expressivités liées aux Passions, qu’il met en scène lors de ses séances publiques et dans ses publications scientifiques. Charcot, neurologue reconnu, et tandis qu’il définit une condition pathologique qui colle, aujourd’hui encore, au corps féminin, est également l’auteur d’un ouvrage d’histoire de l’art intitulé Les Démoniaques dans l’art ; le travail de Georges Didi-Huberman sur l’iconographie de la Salpêtrière 11 a bien montré en quoi la photographie dite scientifique de Charcot était en réalité une concordance de regards, de désirs, d’intentionnalité et d’artificialité, bien loin de l’objectivité rationnelle alors portée officiellement par le medium.
Nous sommes donc en présence d’une répétition à plusieurs niveaux de l’écart du simulacre : ce qui est donné à voir par l’image et ce qui en est véritablement à l’origine (ici l’électricité) ; ce qui est revendiqué en termes d’objectivité scientifique et ce qui en constitue véritablement les influences. Nous voyons en quoi, ici aussi, le motif de déviation est activé, qu’il s’agisse du parcours des regards, des gestes de savoir, et du véritable sujet contenu par ces photographies. Duchenne de Boulogne parle « d’excitation électrique » durant ses expériences ; l’excitation esthétique qu’elle contient se fait également entendre. Certaines photographies de l’ouvrage Mécanismes de la physionomie humaine sont signées « Nadar jeune » et auraient été réalisées par Adrien Tournachon, l’un des deux frères Nadar qui, justement, réalisèrent les photographies du mime Charles Debureau en Pierrot ; les historiens de l’art interrogent la part exacte prise par Tournachon dans la réalisation des photographies de Mécanismes, les influences qui existent entre le projet de Duchenne et celui des frères Nadar - et, au final, dans quelle mesure les expérimentations de Duchenne inspirèrent les Nadar dans leur choix de photographier Charles Debureau.
- Betsy Berne, « Studio : Cindy Sherman », www.tate.org.uk, 1er juin 2003.
- Bruce Davidson, Circus, Göttingen, Steidl, 2012, s.p.
- Dian Hanson, « Biography » in Andres Serrano, America and other work, Taschen, 2004, s.p.
- Ault, Julie, « Interview with Andres Serrano » in Andres Serrano, op. cit.
- Ibid.
- Paula Cooper Gallery, New York, 1997.
- Jade Lindgaard, « Andres Serrano – Saint Andres des arts », Les Inrockuptibles, mai 1998.
- Hélène Nguyen-Ban, « Andrès Serrano, au-delà des évidences », Prussian Blue #9, printemps-été 2015.
- Guillaume Duchenne De Boulogne, Préface à Mécanisme de la physionomie humaine ou analyse électro-physiologique de ses différents modes d’expression, Paris, Asselin, 1862.
- Monique Sicard, « Duchenne de Boulogne, médecin - photographe (1806-1875) », Institut des textes et manuscrits modernes, article en ligne, http://www.item.ens.fr/articles-en-ligne/duchenne-de-boulogne-medecin-photographe-1806-1875/.
- Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’iconographie de la Salpétrière, Paris, Macula, 1982.