Le maniaque dans le giallo : une figure sans visage ?
Le giallo
En Italie, tout ce qui a trait au genre policier est désigné par le terme « giallo » (« jaune »). La couleur a même donné son nom à une chaîne de télévision qui diffuse exclusivement des séries policières 1. L’association de la couleur au genre trouve son origine dans les romans à énigme et les romans noirs publiés par les éditions Mondadori à partir de 1929, dans la collection I libri gialli. Se signalant par une couverture jaune et par une illustration explicite en médaillon, ces pulps à l’italienne participent alors du « système éditorial des grandes collections spécifiques de romans populaires 2 » qui se développe au XXe siècle. Dans le domaine des études cinématographiques, le giallo désigne spécifiquement certains films, essentiellement produits entre le milieu des années 1960 et le milieu de la décennie suivante. Les scénarios sont fondés, peu ou prou, sur la structure du whodunit, mais mettent en scène des séries de meurtres explicites, sanglants et spectaculaires. Les victimes sont, le plus souvent, de jeunes femmes : « le giallo introduit le corps féminin à l’image pour le sacraliser avant in fine de le profaner. L’un des marqueurs du genre tient précisément dans la multiplicité des personnages féminins et dans la systématisation de leur mise à mort 3. » En cela, le giallo doit autant au polar qu’au roman à énigme 4. Son originalité réside surtout dans sa prédilection pour les effusions de sang et pour un caractère érotique affirmé, choses alors assez inédites dans le cinéma italien soumis à la censure d’État 5.
On trouve l’essentiel des constantes visuelles et scénaristiques du giallo dans trois films de Mario Bava : La Fille qui en savait trop 6, le segment Le Téléphone dans le film à sketches Les Trois Visages de la peur 7, et Six Femmes pour l’assassin 8, au titre programmatique. Mais l’engouement pour ce type de films mêlant suspense et séquences de meurtres inhabituellement longues et travaillées est surtout déclenché par le succès du premier long métrage de Dario Argento : L’Oiseau au plumage de cristal 9. Dès lors, de nombreux réalisateurs inscrits dans le système de production à petits budgets des filoni d’après-guerre tels Sergio Martino, Lucio Fulci, Aldo Lado, Umberto Lenzi, Massimo Dallamano – parmi bien d’autres – pourvoient en gialli toute la péninsule, jusqu’à ce que le genre s’essouffle, supplanté par d’autres – notamment le poliziottesco, qui reflète davantage la criminalité et l’atmosphère pour le moins pesantes des années de plomb 10. Si l’on n’ignore pas l’inventivité de certains de ces cinéastes, on abordera surtout ici Bava et Argento qui, à mon sens, ont développé les enjeux esthétiques les plus complexes. Ce sont eux qui ont inventé et renouvelé les formes filmiques dont il sera question ici, formes reprises maintes et maintes fois, avec un bonheur inégal, par des films aux combinaisons scénaristiques similaires et au vocabulaire partagé, qui se sont cristallisées et dont on a pu faire a posteriori les schèmes structurels d’un genre. La présence centrale de la figure du maniaque fait partie de ces invariants.
Le giallo a donc pour particularité de mettre en scène une série de meurtres que le titre même du film annonce parfois. Il s’agit, la plupart du temps, de meurtres de jeunes femmes commis à l’arme blanche et savamment mis en scène, comportant un double aspect graphique et érotique. La mise à mal des corps va rarement sans leur mise à nu. Ces méfaits sont perpétrés par une personne dont, généralement, on ne connaît l’identité qu’à la fin de l’histoire. Néanmoins cette personne est rapidement qualifiée de « maniaque » au cours de l’enquête. Si le terme renvoie étymologiquement à toute forme de folie, les enquêteurs sous-entendent ou affirment « maniaque sexuel », ce qui tend à les conduire sur de fausses pistes.
Scènes de meurtres et avancées de l’enquête s’alternent, mais c’est bien la mécanique meurtrière qui structure et rythme le film. Aussi peut-on affirmer que le personnage essentiel en est l’assassin. L’enquêteur – un détective ou un quidam fortuitement lié à l’enquête – occupe bien le rôle principal au générique et à l’écran, mais il s’agit souvent d’une pâle figure, dont l’enquête trouve une issue heureuse par hasard, grâce à un détail. Dans un contexte de renversement des valeurs esthétiques et morales (Cinecittà a vu se tarir le filon du péplum, dont les musculeux héros avaient notamment pour tâche de réhabiliter l’Italie postfasciste), le giallo se construit bien autour de la figure du maniaque, dans laquelle se cristallise tout le mystère du film et dont les meurtres cyniques sont attendus comme autant de morceaux de bravoure. Il convient alors de comprendre en quoi le maniaque, que les enquêteurs peinent tant à démasquer au sens propre comme au sens figuré, constitue, davantage qu’une figure insaisissable du strict point de vue de l’intrigue, une figure de l’insaisissable en termes d’esthétique cinématographique.
Figures du maniaque
Pour ce faire, il faut avant tout déterminer quelques constantes de l’apparence, du mode opératoire et du mode d’apparition à l’écran du maniaque. Celui de Six femmes pour l’assassin est vêtu de noir de pied en cape, portant imperméable, gants et chapeau. Son visage est masqué par un bas écru qui entretient le doute quant au mobile de ses crimes. Plusieurs éléments narratifs mettent d’emblée le spectateur sur la piste d’un motif vénal, tandis que la police s’oriente rapidement vers l’hypothèse du prédateur sexuel. Ces discours contradictoires désorientent le spectateur auquel la silhouette de l’assassin, sombre et silencieuse, offre peu de prise. Ce personnage, ambigu et inquiétant, a fait école. C’est exactement ainsi qu’il apparaît dans la scène d’ouverture de L’Oiseau au plumage de cristal, film dont le succès national puis international se trouve à l’origine de la production de centaines de gialli dans la première moitié des années 1970. La seule différence est que le visage n’est pas masqué mais hors champ. Cependant, les films qui, par la suite, empruntent ce personnage au film de Bava, par l’intermédiaire de celui d’Argento, ne s’interdisent aucune variation. Je m’en tiendrai à quelques exemples représentatifs et à la seule question du visage. Dans La Peur au ventre 11, le bas qui recouvre le visage n’est pas couleur crème mais noir, ce qui efface un peu plus les traits et remet en cause l’idée même de visage, faisant du tueur une pure image (image de l’archétype de Bava, s’entend). Le visage peut aussi être couvert d’une cagoule, comme dans Torso 12, voire d’un casque de moto lorsque le giallo tend vers le poliziottesco, comme dans La Lame infernale 13. Enfin, le visage peut simplement rester dans l’ombre, comme dans L’Oiseau au plumage de cristal, et le motif iconique se confondre avec une idée de mise en scène : c’est la leçon retenue par Paolo Cavara dans La Tarentule au ventre noir 14, où l’assassin n’apparaît d’abord que comme une ombre aux contours rendus vagues par le jeu de la mise au point. Cette insaisissabilité est renforcée par le mutisme du tueur lorsqu’il opère. Si sa voix se fait entendre c’est, le plus souvent, médiatisée par le téléphone, une voix déguisée et elle-même masquée : c’est précisément ce que l’on trouve dans Le Téléphone.
Le tueur s’attaque généralement à des jeunes femmes lorsqu’elles sont seules, au moyen d’armes blanches : couteau automatique, couteau de boucher, feuille de boucher, voire machette. Ces moyens d’un grandguignolesque assumé (le maniaque fait aussi bien couler le rouge que le sang) sont tous bons pour joindre la pulsion à la préméditation et assurer le spectacle d’une chair qui se dévoile jusque dans son organicité, contrastant avec le caractère abstrait de l’assaillant.
Dans la plupart des films, le motif du meurtre, du strict point de vue diégétique et malgré la symbolique phallique évidente de l’arme, n’est pas directement d’ordre sexuel. Même dans un film tel que Mais qu’avez-vous fait à Solange ? 15, où il s’agit bien d’un tueur à la sexualité trouble qui introduit un très long couteau dans le vagin d’adolescentes, le geste renvoie surtout au tabou de l’avortement dans l’Italie du début des années 1970. Il est vrai que la piste, trop facilement tracée pour être suivie, du maniaco sessuale, est souvent entretenue par la mise en scène : corps à corps de l’assassin et de sa victime, plans rapprochés et gros plans qui s’attardent autant sur les moirures des vêtements du tueur que sur les déshabillés des jeunes femmes, filmage caméra à l’épaule, point de vue subjectifs, surdétermination des sons (voix, halètements, cris). Mais le motif du meurtre, donc, peut être vénal, comme dans Six femmes pour l’assassin ou La Queue du scorpion 16, une simple histoire d’argent, d’héritage ou de chantage. Il peut enfin être lié à un traumatisme d’enfance, cause du déséquilibre psychique de l’assassin, comme c’est systématiquement le cas chez Argento. Dès lors, le giallo met en scène une « monstruosité [qui] apparaît non pas dans l’extériorité (l’apparence physique), mais dans l’intériorité (le comportement et les actes) 17 », d’autant que « dans les années 1960 et 1970, le cinéma italien s’est fait une spécialité de décrire les pathologies qui font perdre à l’homme son humanité 18 ». L’auteur évoque ici le cinéma de Dino Risi mais ce qui s’affirme sur un mode satirique avec Les Monstres 19 et Les Nouveaux Monstres 20 s’affirme aussi bien dans le giallo, où la stylisation appelle à une certaine distanciation.
Que le mal soit intérieur ou motivé par un objet extérieur, le mode d’apparition, l’apparence et le mode opératoire du tueur demeurent inchangés. La figure stéréotypée du maniaque est confortée de film en film, malgré ses quelques variations. Sa manifestation dans l’indistinction tend à constituer une surface de projection assez abstraite pour absorber puis refléter les peurs de l’époque. Dans cette optique, on peut penser au retentissement de l’affaire du « Monstre de Florence », tueur en série que l’on soupçonne être l’auteur de sept doubles meurtres d’amants entre 1968 et 1985 (affaire non élucidée à ce jour). Un film tel que La Peur au ventre de Roberto Bianchi, au titre original autrement plus éclairant (cité supra), met en scène un maniaque qui prend des photos compromettantes de ses victimes en compagnie de leurs amants, avant d’assassiner les jeunes femmes et de laisser ses clichés sur le lieu du crime, en ayant pris soin d’effacer le visage de l’homme sur chaque image, comme un écho à son propre visage masqué. Néanmoins, ce giallo est surtout réalisé après le film d’Elio Petri, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon 21 – le titre même du film y renvoie, du reste – et la critique qui y transparaît, quoiqu’elle n’atteigne en rien la justesse et la virtuosité de celle de Petri, demeure plutôt politique. Et pour cause : à partir de la fin des années 1960 et surtout de l’attentat de la piazza Fontana en décembre 1969, marquant le début des années de plomb, les violences sont quotidiennes. Sur fond de tensions grandissantes entre chrétiens démocrates et communistes, elles atteignent leur apogée symbolique avec le meurtre d’Aldo Moro en 1978. Le maniaque des années 1970, image d’assassin plutôt qu’assassin aux traits et au caractère propres, pourrait donc être la personnification des diverses menaces terroristes qui pèsent sur l’Italie à cette époque, l’expression d’une menace sourde qui ne dit pas son nom, celle d’un retour de la droite inféodée à l’idéologie fasciste, ou, plus largement, l’expression d’une instabilité démocratique. On est d’autant plus enclin à le penser que ce personnage-type, qui relève donc volontiers de la silhouette ou de l’ombre, se révèle psychiquement instable, voire insaisissable, lorsqu’il semble, chez Argento en particulier, posséder des dons d’invisibilité et d’ubiquité, dons qui rappellent d’autres personnages littéraires et cinématographiques.
Antécédents
Afin d’éclairer, au moins partiellement, l’irruption d’une telle figure dans le cinéma italien, trois sources peuvent être évoquées. Ces trois anciens « visages de la peur », pour faire référence au film à sketches de Bava déjà cité, pourraient bien s’être superposés pour tracer les contours du maniaque. La première source est cinématographique et précède de peu l’apparition du giallo. L’hypothèse est émise par Serge Chauvin :
Si Argento est un auteur violemment singulier et obsessionnel, il est non moins flagrant que ses films s’inscrivent dans une filiation précise : celle bien sûr du giallo tel que l’a notamment fixé Mario Bava […]. Or le genre dans son ensemble apparaît comme une systématisation, une excroissance de Psycho [Psychose, Alfred Hitchcock, © Shamley Productions, 1960 – © Universal Studios à partir de 1998], film séminal par son parti pris de combiner violence explicite, érotisme morbide et abstraction formelle. Il est à peine exagéré d’affirmer que le giallo consiste à décliner en infinies variations la scène du meurtre de Marion sous la douche, voire à la dilater à l’échelle d’un film tout entier. De même qu’on a pu dire que la peinture de Nicolas De Staël était comme un grossissement de détails des tableaux de Cézanne, de même Argento (et De Palma aussi bien) isole une séquence hitchcockienne, fût-ce un morceau de bravoure, et la soumet à des torsions successives 22.
On peut associer à l’importance de Psychose celle du Voyeur 23. Le giallo serait donc une sorte de distorsion hitchcocko-powellienne et le maniaque une ombre portée ou anamorphique des personnages de Norman Bates et de Mark Lewis, avec une teinte spécifiquement italienne, associant volontiers high and low culture, et, en l’occurrence, l’esthétique du Grand Guignol à la tragédie classique que constitue tout récit policier 24.
Mais on peut aller chercher les origines du personnage plus loin dans l’histoire du cinéma. Le maniaque est sans conteste une figure symptomatique de la violence d’une société et des inquiétudes d’une époque. On peut comprendre ainsi, sans qu’il s’agisse de la seule explication, le glissement du giallo au poliziottesco, c’est-à-dire de la série de meurtres perpétrée par un tueur isolé à la mise en scène du crime organisé au cours des années 1970. Néanmoins, ses ancêtres sont avant tout cinématographiques. L’archétype du tueur de film noir transparaît dans celui du giallo. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, celui de Deux mains, la nuit 25, Barbe-bleue des temps modernes 26, dissimule son visage derrière le col relevé d’un imperméable et le maintient dans l’ombre produite par son fedora, deux attributs vestimentaires des plus iconiques hérités des personnages de Dashiell Hammett ou Raymond Chandler. Sans être absolument improbable, il s’agit déjà d’un costume anachronique et citationnel lorsqu’il est arboré par le maniaque de Six femmes pour l’assassin près de vingt ans plus tard, et résolument distancié dans les gialli des années 1970 qui le reprennent. Le maniaque apparaît alors davantage comme une image fantomatique (voire fantastique) de ces représentations antérieures d’assassins que comme un assassin aux traits originaux ; sa particularité réside davantage dans son mode d’apparition et dans la mise en scène de ses forfaits. Ces deux aspects se trouvent confondus dans une esthétique du détail où les séquences de meurtre sont découpées par le montage (succession rapide de plans rapprochés, de gros plans et de très gros plans), comme la chair par le couteau.
Le maniaque en tant que souvenir et cristallisation de représentations antérieures est même revendiqué dans ce méta-giallo que constitue Les Frissons de l’angoisse 27. L’assassin – je le révèle nécessairement – s’avère être Marta, la mère de Carlo, le fils ayant d’abord été soupçonné par le protagoniste Marc Daly (David Hemmings 28). Les meurtres de Marta se comprennent a posteriori comme des répétitions de son premier méfait, commis une vingtaine d’années plus tôt : le meurtre de son mari, lequel ne lui a pas permis de poursuivre sa carrière d’actrice dans les années 1940 (carrière avortée qu’elle porte à la connaissance de Marc au début du film en lui présentant des photographies de plateau). Or le personnage de Marta est interprété par Clara Calamai, célèbre actrice du cinéma transalpin des années 1940. Elle joue notamment l’épouse adultère dans Les Amants diaboliques 29. Aussi apparaît-elle volontiers dans Les Frissons de l’angoisse comme une figure inquiétante venue des profondeurs du cinéma en noir et blanc dans un environnement profondément coloré, telle une sorte de monstrueuse résurgence esthétique et, possiblement, politique 30. En attestent ses vêtements noirs et son fardage blanc outrancier qui l’apparentent à ses propres représentations photographiques et filmiques.
Avec ses allures de spectre, elle n’est pas sans évoquer une autre source possible de la figure du maniaque, tout aussi liée au cinéma : celle du vampire 31. On note plus d’un trait commun entre le vourdalak (autre nom du vampire) et le maniaque. En effet, tous deux sont des tueurs en série vivant et agissant dans la solitude. Ils ont une même capacité à s’affranchir, fantastiquement, des contingences spatiales et temporelles par la magie du montage et des cadrages. Finalement, ni tout à fait hommes ni tout à fait autres, jouant de la frontière entre vie et mort, ils possèdent ce même caractère d’insaisissabilité quant à leur identité et à leur nature. Tout comme le vampire, le maniaque renverrait donc à l’expérience esthétique même du cinéma :
Sa nature même est d’ordre vampirique […]. Le dispositif technique suppose l’enroulement d’une bobine sur une autre, processus proche de l’acte vampirique qui consiste en une sorte de transfert d’énergie […]. Les conditions mêmes du visionnement sont assez proches du phénomène vampirique. Le spectateur est placé dans une obscurité qui simule la nuit (heure propice pour les vampires) dans un état intermédiaire entre veille et sommeil […]. Ainsi le vampire, créature nocturne, technique moderne de reproduction de l’image, en raison de la captation et de l’accumulation d’énergie inhérentes à son activité, mais aussi en tant que créature de l’entre-deux se situant entre vie et mort, réalité et illusion 32.
Ainsi le maniaque s’inspire largement de figures contemporaines de tueurs en série au cinéma mais s’inscrit dans une filiation plus ancienne encore. Le vampire de cinéma qui sommeille dans le maniaque du giallo – ce que le passage rapide du fantastique gothique au giallo par Bava corrobore 33 – en fait non pas un personnage bien campé, à la psychologie complexe (Norman Bates), mais plutôt une figure de tueur cinématographique hantée par d’autres qui l’ont précédée. Figure aux contours flous, ombre, silhouette, son caractère abstrait ne renvoie pas tant au dispositif de la salle obscure qu’à la mécanique du film lui-même. Sa stylisation le dénonce en tant que rouage essentiel du film, qui conditionne le rythme (montage et cadrages) et la forme (éléments profilmiques) des séquences de meurtre, s’affirmant comme le véritable générateur (et metteur en scène) des images les plus caractéristiques du genre.
Maniac cinema
Ce dernier point invite donc à penser davantage encore les liens que ce personnage entretient avec la structure narrative et avec la mise en scène cinématographiques :
[Dans le giallo,] le meurtre n’est […] pas une simple incise, mais un texte fondateur qui secondarise l’intrigue. D’essence moderne, le giallo assure le primat de la scène sur l’histoire. Parce qu’il requiert toute l’attention du cinéaste, le meurtre devient l’endroit de la création, du renouveau des formes, de l’interrogation sur le cinéma 34.
Ce n’est donc pas un hasard si tant de gialli ont pour cadre un environnement artistique (studio de photographie, galerie d’art) et mettent en scène des artistes (compositeur, plasticien, écrivain) qui enquêtent à la place d’une police absente ou impuissante. De ce point de vue, l’ouverture de L’Oiseau au plumage de cristal est programmatique. Ce n’est ni avec le protagoniste-enquêteur Sam Dalmas (Tony Musante) ni avec un meurtre à proprement parler que s’ouvre le film, mais bien avec le personnage du maniaque. Dans le silence et l’obscurité, qui font abstraction de tout environnement identifiable, comme si son anonymat contaminait l’espace alentour, l’assassin installé à son bureau prépare un meurtre. Il tape des indications à la machine à écrire. Les scènes du bureau alternent avec des scènes de rue, qui se gèlent en noir et blanc au son surdéterminé d’un obturateur. On comprend alors que l’assassin a filé sa future victime. Ce procédé se répète quatre fois, puis on retrouve l’assassin à son bureau, considérant sa collection d’armes blanches. Sur l’une des photographies, sa main gantée inscrit le chiffre 3 au feutre rouge avant de ranger les lames dans son tiroir (hormis une, qu’il conserve) et d’éteindre la lampe – le geste de l’assassin et celui du réalisateur se confondent dans la forme du fade out. Un cri de femme retentit, le meurtre est réduit à cette simple expression et à cette stylisation ultime, comme si le maniaque l’imaginait plus qu’il ne le commettait. La séquence présente donc un fou fétichiste et voyeur, mais aussi un meurtrier méthodique et, finalement, en extrapolant un peu, un écrivain ou un scénariste à son bureau ou à sa table de travail, qui tape à la machine et établit le plan de son histoire.
Ainsi Argento signifie-t-il d’emblée, dans la première séquence de son premier film, qu’il n’y a pas, d’un côté, l’enquêteur rigoureux, garant du paradigme scientifique qu’on lui attribue dans le roman à énigme traditionnel depuis Edgar Allan Poe (avec le personnage de Dupin dans La Lettre volée, The Purloined Letter, 1844) et, de l’autre, le tueur qui procède de manière pulsionnelle. Il s’agit plutôt, en l’occurrence, d’un maniaque calculateur, froid, d’une grande stabilité dans son mode d’apparition sériel et, face à lui, d’un écrivain en manque d’inspiration, promu enquêteur, qui doit réapprendre à imaginer, à adopter une logique qui est celle de l’image et de la sensation. La figure du maniaque devient donc ici une sorte de part sombre de la création, une part métafilmique (l’écrivain comme scénariste du film), et un miroir déformant tendu au protagoniste-créateur (objet de réflexion qui joue un rôle central dans Les Frissons de l’Angoisse, redoublé par la flaque de sang répandu par Marta et qui, dans le dernier plan du film, reflète, inversé, le visage de Marc).
Le maniaque, par la constance de son apparence et de ses agissements, constitue donc moins l’aboutissement d’une enquête linéaire que la garantie d’une stabilité de la forme de l’enquête, laquelle, par ailleurs, progresse par réminiscences, remarques inattendues, détails infimes relevés presque par hasard. L’assassin, quant à lui, incarne le retour du même et devient, de scène en scène et de film en film, une figure de la répétition : celle des meurtres aux victimes interchangeables (figures génériques de jeunes femmes) et celle du mode opératoire (tenue, mutisme, agression à l’arme blanche). Sur un plan métafilmique, il incarne à lui seul la mécanique narrative : on l’a dit, le récit progresse par répétition du côté du maniaque et par différences du côté de l’enquêteur. Enfin, les constantes cristallisées dans ce personnage constituent une image qui est celle de la répétition structurelle de la paralittérature dont est issu le giallo cinématographique. On comprend mieux ainsi, dans un mouvement réflexif (plus ou moins affirmé selon les longs métrages) qui va des motifs iconiques du giallo à la dimension métaculturelle, puis revient à ces motifs, que le tueur possède souvent des objets mécaniques essentiellement répétitifs : appareil photo, boîte à musique (notamment dans Une hache pour la lune de miel 35), automate, magnétophone…, autant d’appareils qui apparaissent au cours des scènes de meurtre et lient étroitement le maniaque à la mise en scène cinématographique. Participent également de cette association les nombreux plans de gialli filmés caméra à l’épaule, exprimant des points de vue subjectifs d’assassin mais qui semblent se substituer à une focalisation zéro (i. e. à un point de vue non assignable). Soit ils se dénoncent comme points de vue subjectifs a posteriori seulement : rien n’indique que le point de vue est celui d’un personnage, mais la caméra opère un mouvement de recul ou un brusque mouvement latéral, comme si quelqu’un craignait d’être découvert (ouverture d’Amour et mort dans le jardin des dieux 36) ; soit le point de vue est celui d’un voyeur, mais impossible à attribuer rationnellement à un être humain : c’est le cas dans une célèbre séquence de Ténèbres 37. Ici, le début de la séquence laisse penser à la présence d’une personne physique qui espionne ses futures victimes, mais la figure du maniaque, sans corps, est on ne peut plus abstraite. Réduite à un point de vue bientôt impossible, elle effectue fantastiquement le tour de l’immeuble où se trouvent deux jeunes femmes, en passant d’un étage à l’autre par l’extérieur, en longeant les murs et le toit dans un mouvement fluide (plan obtenue grâce à une Louma). On observe alors une corrélation étroite entre point de vue du tueur et forme donnée au film par le réalisateur. On peut même dire que les deux se confondent, ce qui fait une nouvelle fois écho à Hitchcock :
Hitchcock s’appuie […] sur les dysfonctionnements perceptifs de l’image cinématographique pour construire les pathologies de ses personnages. La dimension pathologique de la perception cinématographique n’est plus l’objet d’une dissimulation nécessaire à la restitution de l’illusion fictionnelle mais au contraire devient l’instrument même de la fiction 38.
Argento, plus que tout autre réalisateur de giallo, exacerbe cet autre héritage hitchcockien. Non seulement il fait du maniaque un personnage sans visage presque jusqu’au terme du film, mais il tend à en faire une entité sans corps, une pulsion scopique ou un point de vue difficilement assignable qui se confond avec le fantasme d’une vision spectacle, voire démiurgique, et avec l’acte spectatorial lui-même, pure virtualité qui évoque par ailleurs la conception wellesienne de l’audience camera 39.
En résumé, le maniaque du giallo, personnage plus composite et plus complexe qu’il n’y paraît, est riche de multiples visages (historiques, esthétiques, politiques) qui finissent par former un masque sans traits, à l’instar de ces écrans de cinéma sans images, photographiés par Hiroshi Sugimoto avec un temps de pose égal à la durée du film projeté et où ne subsiste qu’une empreinte lumineuse quadrangulaire 40. Comme c’est le cas pour ces films fantômes, le palimpseste que constitue le maniaque le rend d’autant moins saisissable, ce qui ne fait qu’accroître son aura, son mystère et sa force d’attraction. Au point que l’enquête s’enroule autour des séquences de meurtres et que cette figure d’assassin détermine largement la structure du film.
- Disponible sur le canal 38, la chaîne appartient au groupe Discovery Communications. Un programme équivalent est proposé par la chaîne Top Crime du groupe Mediaset (canal 39).
- Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, « Poétique », 1992, p. 30.
- Frédéric Astruc, « Zoya, image(s)-creuset », p. 23-48, in Frédéric Astruc (dir.), Représenter l’horreur, Pertuis, Rouge profond, « Débords », 2015, p. 36.
- Benoît Tadié a efficacement noté la différence entre les deux genres : « en schématisant, on pourrait dire que, dans le roman à énigme, le cadavre est prétexte à la production d’un récit, alors que dans le polar, le récit est prétexte à la production de cadavres. » Benoît Tadié, Le Polar américain, la Modernité et le Mal, Paris, PUF, 2006, p. 71.
- Une exposition en ligne de l’Institut d’études politiques de Paris consacrée à la censure au cinéma, « Censure et cinéma, un tour du monde », propose une page qui résume bien ce point : https://www.sciencespo.fr/bibliotheque/statique/censure-cinema/italie/index.html.
- Mario Bava, La ragazza che sapeva troppo, © Galatea Film /Coronet s.r.l. / American International Pictures, 1963.
- Mario Bava, Il Telefono. I tre volti della paura, © Emmepi Cinematografica / Société Cinématographique Lyre / Galatea Film / American International Pictures / Alta Vista Productions, 1963.
- Mario Bava, Sei donne per l’assassino, © Emmepi Cinematografica / Les Productions Georges de Beauregard / Monachia Film / Top Film, 1964.
- Dario Argento, L’Uccello dalle piume di cristallo, © SEDA Spettacoli / Central Cinema Company Film, 1970.
- Pour une synthèse sur ce filon relativement méconnu, voir Jean-Baptiste Thoret, « L’Italie à main armée », Forum des Images, 02/11/2012, https://www.forumdesimages.fr/les-programmes/toutes-les-rencontres/litalie-a-main-armee.
- Roberto Bianchi, Montero Rivelazioni di un maniaco sessuale al capo della squadra mobile, © Produzioni Cinematografiche Romane, 1972.
- Sergio Martino, I corpi presentano tracce di violenza carnale, © Compagnia Cinematografica Champion, 1973.
- Massimo Dallamano, La polizia chiede aiuto, © Primex Italiana, 1974.
- Paolo Cavara, La tarantola dal ventro nero, © Da Ma Produzione / Produzioni Atlas Consorziate, 1971.
- Massimo Dallamano, Cosa avete fatto a Solange ?, © Italian International Film / Clodio Cinematografica / Rialto Film Preben-Philipsen, 1972.
- Sergio Martino, La coda dello scorpione, © Devon Film / Copercines, Cooperativa Cinematográfica, 1971.
- Éric Dufour, Les Monstres au cinéma, Paris, Armand Colin, « Les Fiches de Monsieur cinéma », 2009, p. 123.
- Ibid.
- Dino Risi, I mostri, © Fair Film / Incei Film / Mountfluor Film / Dicifrance, 1963.
- Mario Monicelli, Dino Risi, Ettore Scola, I nuovi mostri, © Dean Film, 1977.
- Elio Petri, Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto, © Vera Films S.p.a., 1970.
- Serge Chauvin, « Tapis dans l’image ou le vrai comme trompe-l’œil : le coupable donné et dérobé (sur Profondo Rosso et Trauma de Dario Argento) », p. 177-184, in Gilles Ménégaldo (dir.), Le Cinéma en détails, Poitiers, La Licorne, 1998, p. 181.
- Michael Powell, Peeping Tom, © Michael Powell, 1960.
- Rappelons à ce propos le mot de Gilles Deleuze dans son court texte consacré à la Série Noire : « Étonnons-nous de ce que l’Œdipe de Sophocle soit policier, et non de ce que le roman policier soit resté œdipien. » Gilles Deleuze, « Philosophie de la Série Noire », Arts et Loisirs, n° 18, 26 janvier -1er février 1966, p. 12-13, repris dans L’Île déserte, textes et entretiens, 1953-1974, Paris, Éditions de Minuit, « Paradoxe », 2002, p. 116.
- Robert Siodmak, The Spiral Staircase, © RKO Radio Pictures / Dore Schary Productions / Vanguard Films), 1946.
- Sur la figure de Barbe-bleue dans le film noir et le giallo, je renvoie à mon article « Des Secrets derrière les portes : La Barbe-Bleue selon Mario Bava et Dario Argento », p. 111-124, in Florence Fix, Hermeline Pernoud (dir.), Le Conte dans tous ses états. Fragmenter et réenchanter le merveilleux au XXe siècle, La Licorne, n° 127, 2018.
- Dario Argento, Profondo rosso, © SEDA Spettacoli, 1975.
- Acteur expressément choisi pour faire écho à Blow-up de Michelangelo Antonioni (© Premier Productions / Carlo Ponti Production / MGM / Bridge Films, 1966), film dans lequel il campe le photographe Thomas. Les deux films, de toute évidence, posent la même question du rapport incertain de l’image au réel.
- Luchino Visconti, Ossessione, © Industrie Cinematografiche Italiane, 1943.
- Le souvenir du cinéma fasciste mis à part, on peut faire le parallèle entre ce personnage et celui de Nora Desmond (Gloria Swanson) dans Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, Sunset Blvd., © Paramount Pictures, 1950).
- Rappelons que l’engouement pour ce personnage, grâce au succès de Dracula (1897) de Bram Stoker, est strictement contemporain des premières vues Lumière.
- Gilles Ménégaldo, « Figurations du mythe de Dracula au cinéma : du texte à l’écran », p. 157-186, in Claude Fierobe (éd.), Dracula. Mythe et métamorphoses, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005, p. 158.
- On observe même la cohabitation des deux genres dans Les Trois Visages de la peur qui présente successivement Le Téléphone, déjà évoqué, puis le segment Les Wurdalaks (I wurdalak).
- Frédéric Astruc, « Zoya, image(s)-creuset », op. cit., p. 36.
- Mario Bava, Il rosso segno della follia, © Pan Latina Films / Mercury Films / Películas Ibarra y Cía, 1970.
- Sauro Scavolini, Amore e morte nel giardino delgi dei, © Hermann Film / Lido Cinematografica, 1972.
- Dario Argento, Tenebre, © Sigma Cinematografica Roma, 1982.
- Clélia Zernik, Perception-cinéma. Les enjeux stylistiques d’un dispositif, Paris, Vrin, « Philosophie et cinéma », 2010, p. 50.
- Cette conception, Orson Welles l’expose à Peter Bogdanovitch qui la relate dans son ouvrage Moi, Orson Welles : entretiens avec Peter Bogdanovitch (Paris, Belfond, 1993, notamment p. 77-123). L’audience camera est définie par Patrick Louguet comme : « celle qui donne à voir au spectateur dans une relation directe, hors médiation d’un quelconque personnage de l’intrigue ». Patrick Louguet, Sensibles Proximités, les arts aux carrefours, Arras, APU, 2009, p. 377.
- Cf. Hiroshi Sugimoto, Theaters, Paris, Éditions Xavier Barral, 2016.