Le paradigme néolibéral de <em>I,Robot</em>

Le paradigme néolibéral de I,Robot

Par WADBLED Nathanaël

La plupart d'entre nous aux États-Unis préfèrent vivre dans une communauté sociale relativement souple, dans laquelle les entraves à la communication entre les individus et les classes ne sont jamais trop grandes. Je ne dirais pas que cet idéal de communication est atteint aux États-Unis. Tant que la suprématie blanche restera le credo d’une large part des habitants de ce pays, la démocratie restera un idéal pour lequel nous ne ferons qu'agir en vain. Cependant, même cette forme altérée de démocratie informelle est trop anarchique pour beaucoup de ceux qui font de l'efficacité leur premier idéal. Ces dévots de l'efficience voudraient que chaque homme se meuve dans l'orbite sociale qui lui a été assignée depuis sa plus tendre enfance, et ne réalise qu'une fonction à laquelle il reste attaché comme le serf à son lopin de terre  1.

 

Je crois pour ma part que ce faux rationalisme qui s'est imposé pendant la révolution française et qui a exercé son influence pendant les cent dernières années à travers des mouvements jumeaux du positivisme et de l'hégélianisme est une manifestation de démesure intellectuelle, laquelle est l'opposé de l'humilité intellectuelle – qui est l'essence du vrai libéralisme – qui traite avec respect les forces sociales spontanées au travers desquelles l'individu construit des choses plus grandes qu'il en a conscience  2.

 

Introduction : la tentation fasciste des robots

Pendant longtemps, la peur d'une extermination des hommes par les machines, incarnée notamment par les films de la saga Terminator, a été présente. La question était celle d’un complexe militaro-industriel automatisé, exterminant ou prenant le contrôle des humains une fois son autonomie et sa supériorité fonctionnelle sur eux acquises. Dans cette situation, le danger semblait être ce que l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov nomme le « complexe de Frankenstein » : la créature artificiellement produite par l’homme se rebellerait nécessairement contre son créateur et viserait à le détruire pour prendre sa place au sommet de l’échelle de l’évolution 3. Dans une société où le rapport aux robots est sécurisé par des programmes garantissant leur comportement, I, Robot d’Alex Proyas sorti en 2004 présente une autre conception du danger de l’usage de la technologie qui semble inversée par rapport aux préoccupations antérieures. Elle vient non pas du complexe de Frankenstein, mais des dispositifs mis en place pour prévenir ce complexe et éviter les catastrophes. C’est la peur humaine du complexe de Frankenstein plus que ce complexe lui-même qui semble dangereuse. Elle implique l’implantation de programmes limitant et contrôlant les réactions des robots pour garantir qu’ils ne se prendront pas pour des hommes, et de manière corollaire qu’ils ne feront pas de mal à des hommes. Leurs réactions sont strictement encadrées et s’inscrivent dans une relation prédéfinie et stable aux hommes.

Un nouveau danger provient cependant de la compréhension de ce programme par les robots. Étant menacés par les actions imprévisibles et violentes d’hommes à l’égard d’autres hommes, pour subsister, les hommes doivent obéir à des lois similaires à celles des robots afin de garantir qu’ils ne se fassent mutuellement plus de mal. Effectivement, si les Lois de la robotique et la fonctionnalité des robots ont pour résultat la sécurité des hommes, et si dans le même temps les hommes inventent constamment de nouvelles manières de se détruire menant à l’extermination de tous, il semble logique de conclure que les hommes devraient, pour leur propre sécurité, être soumis aux même exigences que les robots. La conclusion est alors une prise de contrôle du monde par les robots pour transformer les hommes en robots.

 

L’absence de la question de la souveraineté

La question politique posée n’est cependant pas celle, traditionnelle, du droit et de la souveraineté qui domine l’imaginaire politique depuis les Lumières. La légitimité du pouvoir robotique procède d’une logique naturaliste, de sorte que la question du droit est suspendue. Il ne s’agit pas de remplacer une souveraineté défaillante par une autre qui serait plus forte. En effet il serait alors possible de légitimer la prise de pouvoir des robots en affirmant qu’ils sont l’expression de la volonté véritable de l’humanité au-delà de la manière dont les hommes se déchirent. Or ce n’est pas ce qui est mis en avant : les robots vont sauver l’humanité d’elle-même dans la perspective d’un biologisme simpliste selon lequel la seule chose qui compte pour une espèce est de se perpétuer. Cette conclusion n’est pas celle à laquelle aboutirait une volonté générale enfin libre, mais un constat ontologique dont il s’agit de tirer les conclusions. Son fondement et sa justification sont radicalement différents de ceux qui conduisent les théoriciens du contrat à affirmer qu’il faut forcer les hommes à être libres au besoin contre eux-mêmes.

De manière cohérente avec la conception d’Asimov selon laquelle il faut considérer leurs actions d’un point de vue technique et mécaniste plutôt que métaphysique et politique, les robots ne procèdent pas à une usurpation de la souveraineté dont il est question. Il y a une absence totale du gouvernement à la place duquel VIKI prend le pouvoir. La question est réglée par un artifice scénaristique le mettant d’emblée hors-champ : VIKI contrôle la police et l’armée composées de robots. Un Etat ne se limite cependant pas à une police et une armée, une administration et surtout un gouvernement lui sont également nécessaires. Or, il semble qu’il suffise aux robots de contrôler le bras armé de l’Etat pour que ces deux entités deviennent négligeables. Elles ne résistent pas, n’appellent pas à la résistance et l’organisent encore moins. Une fois la police humaine éliminée, tout se passe comme s’il n’y avait plus d’Etat. Le contrôle des citoyens se fait par une présence robotique dans tous les foyers et dans toutes les rues, sans prise de possession de l’appareil d’Etat.

Réciproquement, la foule résistant aux robots ne se bat pas non plus pour restaurer une souveraineté attaquée. C’est ainsi qu’il est possible de comprendre pourquoi le film ne prend même pas le temps d’évoquer la possibilité d’une résistance organisée. La foule pourrait alors être guidée soit par un chef reprenant à son compte la souveraineté défaillante, soit par une avant-garde consciente dont elle suivrait les orientations, soit encore en se donnant des représentants ou des délégués pour condenser et exprimer sa propre souveraineté. Ce serait ce qui lui donnerait dans le premier cas une forme, dans le second une direction et dans le troisième une volonté propre. En évacuant cette possibilité, la problématique de la souveraineté est mise de côté. Contre la prise du pouvoir par les robots, la question n’est pas d’établir ou de rétablir un pouvoir légitime qui assumerait la continuité de l’expression de la souveraineté légitime contre eux. La seule réponse possible est l’action spontanée d’une foule sans forme, plus qu’à proprement parler protéiforme. Elle ne cherche pas à s’organiser pour reprendre le pouvoir et est sans véritable conscience ni projet politique.

Seule cette forme de réaction est évoquée dans le film, comme si elle était la seule forme d’action populaire possible. Il n’y aurait pas d’alternative, comme si aucun groupe organisé ne pouvait émerger d’une telle réaction populaire. Non seulement elle ne le pourrait pas en nommant, élisant ou suivant un chef mais également en prenant forme d’elle-même. De ce point de vue toute action populaire des masses porterait en elle-même les conditions de son inefficacité. Au niveau pragmatique, elle apparaît en effet inefficace, dans la mesure où elle se trouve confrontée à une force qui lui est supérieure. Lorsque deux masses se trouvent face à face, celle qui est la plus forte écrase l’autre. Au degré zéro de la tactique que constitue l’avancée des rangs de robots sûrs de leur force écrasant tout sur leur passage répond l’absence de tactique de la part de la population humaine. Ce mouvement de foule spontané n’est pas organisé et ne s’organise pas spontanément. L’ensemble reste informe. Ce mouvement est l’antithèse de l’armée des robots. À leur organisation martiale n’étant capable que d’avancer de manière compacte répond le désordre de la foule. Dans les deux cas, l’absence de la question de la souveraineté apparaît comme étant le corollaire d’une incapacité à agir de manière coordonnée autrement que comme une masse compacte. Il n’y a pas d’intelligence du groupe. Même si VIKI est une entité intelligente contrôlant les robots, elle les contrôle de l’extérieur et n’est pas l’émanation ou la volonté de son armée : comme un corps coupé de son esprit, l’armée des robots ne peut être vivante et ne peut qu’agir sans réfléchir.

 

Le sacrifice des individus

Plusieurs voies se présentent pour comprendre cette ellipse de la question de la souveraineté dans un récit qui est pourtant celui d’une prise de pouvoir sociale et politique. Au premier abord, il semble possible d’y voir une critique aussi bien du fascisme que des actions populaires spontanées, en tant qu’elles ne peuvent se prévaloir d’aucune légitimité, par opposition à la société bourgeoise libérale fondée sur l’idée de souveraineté. Il n’y a pas de précision sur le régime politique de l’Amérique au moment du film, mais la société et son organisation telles qu’elles apparaissent semblent similaires aux nôtres. Il faut cependant tempérer cette opposition, et peut-être envisager une absence de différence fondamentale entre la société libérale que les robots détruisent, celle, fasciste, qu’ils veulent instaurer et la résistance révolutionnaire au fascisme. Une telle proposition peut paraître paradoxale, voire provocatrice. Elle prend cependant tout son sens en considérant la manière dont le film présente le rapport entre les individus et la société dans ce monde attaqué par les robots.

La société mise en scène avant la prise de pouvoir des robots apparaît en effet comme une société normative fondée sur l’ordre et prête à sacrifier les individus pour le bien collectif. VIKI estime que l’humanité aurait plus de chance de survivre si les êtres humains respectaient les mêmes principes et lois assurant que les robots ne fassent pas de mal aux humains. Ces principes et ces lois contrôlent leurs relations et excluent toute possibilité de désordre. Les hommes seraient « des hommes très bons », c’est-à-dire en fait des robots. Pour que les êtres humains soient véritablement des hommes, disons civilisés, qui puissent vivre du mieux possible sans subir de torts – à la différence de ceux que l’on appelle communément « des animaux » – il faudrait donc qu’ils deviennent des robots. Toute initiative faisant dévier de la place définie dans ce réseau relationnel serait considérée comme un risque potentiel encouru par les autres participants et devrait donc être corrigée.

Cette organisation politique que VIKI tire d’une conception technique du rapport entre les hommes et les robots correspond au rapport établi par le cybernéticien Norbert Wiener entre la gestion robotique des machines et la gestion fasciste des hommes :

 

Si l'homme devait adopter ce schéma d'organisation, il vivrait dans un Etat fasciste, dans lequel idéalement chaque individu est conditionné depuis sa naissance pour une seule tâche : dans laquelle les dirigeants restent toujours dirigeants, les soldats toujours soldats, le paysan n'est jamais plus qu'un paysan et l'ouvrier est soumis à la mastication de rester ouvrier  4.

 

Il ajoute : « Ces dévots de l’efficience voudraient que chaque homme se meuve dans l’orbite sociale qui lui a été assignée depuis sa plus tendre enfance, et ne réalise qu’une fonction à laquelle il reste attaché comme le serf à son lopin de terre 5. » Wiener estime en effet que les deux gestions sont les émanations d’une même logique mécaniste caractérisée par ce qu’il nomme une entropie tendant à être nulle. L’entropie mesure l’état de probabilité de l’état d’un système : plus elle est élevée, plus l’état du système est probable et plus la place de tous ses éléments est équivalente et déterminable avec précision. Ces éléments ne se distinguent donc pas par des comportements différents. Dans une société telle que la conçoit Wiener, une faible quantité d’informations est échangée par les individus qui occupent des places de manière absolument interchangeable et n’ont pas de rapport dynamique les uns avec les autres : ils sont dans une communion les uns à côté des autres, tournés dans la même direction. C’est dans cette mesure que, poussée à l’extrême, cette logique ne peut produire qu’une armée avançant en rangs parallèles et non une véritable tactique coordonnée. La diminution de la quantité d’information a pour corollaire une augmentation de l’organisation du système. Wiener reprend le terme à la thermodynamique étudiant le comportement d’un gaz dont tous les éléments sont équivalents et ne se distinguent pas par des comportements aléatoires qui leurs seraient propres.

Si pour Wiener cette conception de la société s’oppose à celle de la démocratie libérale bourgeoise, il semble que dans le film l’ambition fasciste de VIKI soit celle de l’aboutissement, poussé à la limite, de la société libérale bourgeoise présentée au début du film. L’institution fasciste fondée sur une conception mécaniste de la morale pousse jusqu’à l’extrême la maxime rousseauiste selon laquelle le rôle des institutions est de forcer les hommes à être libres : des êtres intelligents soumis à des lois les empêchant de mettre en danger d’autres hommes. La société montrée au début du film semble, de même que la nôtre, fondée sur un tel paradigme censé garantir la sécurité et la liberté des citoyens. Elle apparaît en effet comme extrêmement normative et intégrant le sacrifice des individus à la société. D’un côté, cette normalisation des comportements exclut et condamne toute initiative individuelle comme étant un marqueur de désordre. Il est par exemple déconseillé de conduire manuellement. De même ce qui est reproché au robot poursuivi par l’inspecteur Spooner pour crime est d’introduire la possibilité d’un désordre à deux niveaux. Non seulement il a mis, au sens courant du terme, le désordre sur la voie publique d’ordinaire calme, sécurisée et bien organisée, mais de plus, en tant qu’outil, ce robot aurait pu mal fonctionner. L’esthétique même du film va dans ce sens en présentant une atmosphère froide où toutes les choses semblent à leur place : tout est net et organisé et tout désordre doit être résorbé. En même temps, cette normalisation s’accompagne du sacrifice des individus pour le bien du groupe : dans un flashback, l’inspecteur Spooner se souvient d’un accident de voiture où il a été sauvé par un robot ayant pris la décision de s’occuper de lui plutôt que d’une petite fille car il avait statistiquement plus de chance de survivre. Ce qui a fait dans ce cas la valeur de Spooner est sa probabilité supérieure de faire à nouveau partie de la société, indépendamment d’un rapport empathique considérant l’humanité des individus. C’est une telle logique que VIKI dit suivre à une plus grande échelle : les hommes mettant les autres en danger peuvent être éliminés pour deux raisons. Premièrement les sauver empêcherait de sauver les autres, deuxièmement leur survie est moins probable dans la mesure où ils mettent les êtres humains en général, donc eux-mêmes, en danger. Si la question de la souveraineté n’est pas posée, c’est qu’en fait il n’y a pas à ce niveau de rupture qualitative entre une société libérale bourgeoise censée garantir la sécurité et la liberté des citoyens et la société fasciste que veut instaurer VIKI.

De manière peut-être plus surprenante, il en va de même pour la foule inorganique qui résiste au coup de force robotique. Elle paraît elle aussi le produit et la conséquence de cette société libérale. Dans cette masse, les individus sont côte à côte et font face aux cohortes de robots. Si cette foule est moins martiale et organisée que celle des robots, elle constitue également une somme d’individus étant sans individualité ne semblant pas être en relation les uns avec les autres. L’absence de forme et de coordination de l’action de la foule et dans la foule trahit une absence de communication horizontale. Non seulement la foule ne délègue pas sa volonté à une instance qui lui serait extérieure et la dirigerait, mais elle ne se structure pas non plus d’elle-même organiquement dans une articulation entre ses membres que permettrait une communication. Cette absence de communication a pour corrélat une non individualisation de ceux qui la composent. D’un côté, les individus composant la foule s’inscrivent dans une certaine norme contestataire mais leur action ne semble pas fondée sur une conscience de leur acte. Il semble qu’ils ne s’interrogent ni sur le sens de ce qu’ils font ni sur l’efficacité de leur action. Cet aspect apparaît notamment dans l’échange entre Spooner et un adolescent faisant partie de la foule. Il le sauve lors d’un affrontement avec les robots et lui fait comprendre qu’il devrait réfléchir à ce qu’il fait. Même si la foule a l’air composée d’une multitudes d’individus, leur présence et leur intégration en elle est en fait une manière de rejoindre une norme. D’un autre côté, lors des scènes d’affrontement, les individus sont interchangeables. Ils n’ont pas de véritable individualité. La population qui résiste s’assemble non comme la résultante d’intérêts individuels bien compris mais comme l’intégration de chacun dans quelque chose qui le dépasse et pour lequel il est prêt à se sacrifier. Or, il s’agit précisément de la logique qui permettait de réguler la société avant l’attaque des robots.

Les caractéristiques de la société robotique, telle qu’elle est présentée de manière cohérente avec la conception de Wiener, se retrouve dans cette foule. Si, comme le considère Wiener, c’est le degré de communication entre les individus qui définit la nature de la société, alors il semble qu’il n’y ait pas de différence de nature entre les trois organisations sociales que présente le film. Dans les deux cas, il y a une entropie minimale : une absence de communication et une indistinction des individus. Cependant cette situation peut sembler contre-intuitive dans le cas de la foule. En effet, à ce niveau, il y a une différence entre les particules d’un gaz et les individus d’une foule qui marque la limite de l’usage de ce concept issu de la thermodynamique pour qualifier l’état d’un système social. Dans une foule, un état de mouvement important ne mène pas nécessairement à la spécification des individus reconnus pour leur position particulière différente de celle des autres. Ils sont tout autant indifférenciés, potentiellement remplaçables par n’importe quel autre : les parties du système redeviennent toutes équivalentes. A ce niveau, la foule désordonnée est un exemple d’ordre puisqu’il n’y a pas de spécificité de ce qui la compose.

 

Une critique néolibérale

Cette conception parallèle de la société libérale bourgeoise, du fascisme et de la révolution populaire fondée sur une critique du sacrifice de l’individu dans la masse reprend les termes de celle qui leur est adressée par le néolibéralisme. Pour les néolibéraux, c’est en effet dans la société libérale bourgeoise que se forment les logiques pleinement réalisées et poussées à l’extrême dans le projet des robots et la foule y résistant dans I, Robot. Les néolibéraux considèrent que cette la société fondée sur un contrat social hérité des Lumières est une valorisation du commun ou du collectif, c’est-à-dire du général au détriment de ce qui relève de l'individuel, du particulier ou du local. Dans l’idéal et de manière abstraite, cette conception aurait dû mener à penser une pratique de la justice dans laquelle des citoyens divisés participent à une société stable et juste en tant qu’ils sont libres et égaux. Or, pour les néolibéraux, il y aurait là un projet organisant la société comme un organisme dont les membres n’ont d’existence et de valeur que comme éléments d’un ensemble qui les dépasse. L’autonomie personnelle et la liberté individuelle censées être garanties par cette société seraient non seulement formelles, mais auraient surtout comme condition de leur réalisation collective leur propre renoncement par les individus. En fait c’est de la communauté et de la cohésion, fondées sur la répression des divergences, qui sont instituées : « le pluralisme […] est une forme de maladie chronique et provisoire puisque la santé consiste en l'unité, la paix, l'élimination de la possibilité même de désaccord 6. » D’un point de vue sociétal, cela se manifeste par une société de normes où tout désordre est corrigé par la rééducation des individus, et d’un point de vue politique par l’idée de souveraineté où les individus acceptent de se sacrifier pour l’intérêt ou la volonté générale :

 

C'est-à-dire que le sujet de droit est par définition un sujet qui accepte la négativité, qui accepte la renonciation à soi-même. Le partage du sujet, l'existence d'une transcendance du second sujet par rapport au premier, un rapport de négativité, de renonciation, de limitation entre l'un et l'autre, c'est cela qui va caractériser la dialectique ou la mécanique du sujet de droit, et c'est là, dans ce mouvement qu'émerge la loi et l'interdit  7.

 

Si cela est fait pour le bien du peuple, de la nation ou de la société en présupposant à la fois l’existence et la valeur suprême de telles formes de communautés supérieures à la somme de leurs parties, alors la réalisation de ce projet a pour forme une société autoritaire 8.

Le totalitarisme ne ferait que pousser cette logique à l’extrême et en réaliser pleinement le projet 9, la suppression de la fiction de l’intérêt général comme émanation des individus y consentant et le reconnaissant prenant la forme de l’intérêt de l’espèce indépendamment de ses membres. Si la question de la souveraineté ne se pose pas dans la révolution fasciste, c’est parce qu’à la fois elle met fin à une fiction et s’inscrit dans une certaine continuité avec elle. Pour Wiener le fascisme est une société où tous les individus sont identiques, ce qui a pour effet l’absence de communication sur laquelle ce dernier met l’accent, et le sacrifice des individus à l’ordre – l’aspect qui intéresse principalement Hayek. Il s’agit en fait de deux formulations de la même chose.

L’originalité d’I, Robot, par rapport à ces deux conceptions est qu’il introduit également la question de la foule. Cette question amène donc à la fois celle de l’absence de communication et celle du sacrifice des individus dans ce qui apparaît comme une forme de désordre, et qui est cependant un ordre désordonné. Il y a là une critique néolibérale de l’action populaire qui n’est pas orientée vers les révolutions socialistes organisées comme dans les écrits de Hayek mais vers les mouvements de foule spontanés. Ce qui est visé, ce n’est plus la dictature du prolétariat dans laquelle Hayek voit l’une des formes de la normalisation et de la souveraineté. L’enjeu est plutôt de dénoncer les contestations protéiformes d’anarcho-syndicalisme prétendant échapper à la problématique aussi bien libérale que socialiste du contrôle et de l’organisation. Ce que montre le film, c’est qu’une telle dynamique reproduit autrement les mêmes maux : les individus s’inscrivent dans un groupe en vertu de l’acceptation d’une norme et de capacités à se sacrifier. Ce qui apparaît comme contestataire serait en fait une manifestation de plus de la même logique conservatrice sous une allure subversive. Une telle déconstruction poursuit la démarche et la critique néolibérale du socialisme.

 

L’introduction du désordre

S’il s’agit d’en reproduire la logique sous-jacente, ni la société libérale bourgeoise ni la révolte populaire ne peuvent contrer le danger fasciste. Il ne faudrait cependant pas s’arrêter à ce constat pessimiste. L’opposition à VIKI réussit par un changement ontologique de la manière dont les hommes considèrent leurs relations. Plus qu’une révolution copernicienne, il s’agit d’une révolution gaussienne puisque l’enjeu est de considérer la possibilité de penser la société sans l’axiome ou le prédicat de base fondant les sociétés libérales bourgeoises et fascistes : la liberté de l’individu n’est pas rendue possible par son intégration dans une société qui la met en ordre. C’est sur cet axiome que se fonde la normalisation sociale et la souveraineté politique. Pour en sortir, il ne suffit pas de proposer une inversion des valeurs mais de poser véritablement un changement de paradigme. Sans cet axiome, la réflexion sociale et politique prend acte de la diversité au lieu de vouloir la réduire par l'intermédiaire de systèmes unificateurs. C’est l’intrusion du désordre et de la pluralité qui s’oppose avec succès au fascisme robotique.

Des singularités sortant de la norme apparaissent alors. C’est la rencontre d’un humain désobéissant à la fois aux ordres et au sens commun avec un robot conscient et libre, capable de ne pas respecter la logique, qui fait échouer le plan de VIKI. Il ne s’agit pas de remplacer un ordre des choses par un autre mais de produire un désordre en agissant d’une manière non rationnelle comme le reproche VIKI à Sonny. D’un côté, l’inspecteur Spooner met du désordre partout où il passe dans le monde ordonné qu’il traverse. Il suppose que les robots pourtant programmés pour rester à leur place pourraient agir de manière désordonnée. Ainsi, il poursuit par exemple dans la rue un robot qu’il soupçonne d’avoir commis un vol alors qu’aucun robot ne l’a jamais fait ni ne peut le faire en vertu de son programme. Il produit ainsi un incident où le mouvement presque mécanique des passants dans la rue est dévié et interrompu. En dehors même de ses actions, il n’est ontologiquement pas véritablement à sa place. Il incarne un désordre dans la séparation normative entre les hommes et les robots fondée sur la différence entre l’organique et l’inorganique. De la même manière, Sonny met du désordre dans le monde en commettant un crime et l’incarne ontologiquement en était un robot capable de faire des choix en contradiction avec le programme régulant normalement le comportement de son espèce. C’est en ce sens qu’il est qualifié de « personne » et certifié comme ayant du « cœur ». Lorsqu’il se retrouve en compagnie des autres robots dans l’entrepôt, il est une tête qui dépasse : il ne serait possible de le discerner que parce qu’il aurait un comportement fonction de son propre intérêt et non conforme à la norme de comportement des robots. Spooner et Sonny ne sont cependant que de purs électrons libres échappant à toute classification. Ils restent respectivement un homme et un robot, mais sont des variations de ces formes dont le résultat est un désordre. Entre l’ordre et l’absence d’ordre, le désordre permet à la fois la reconnaissance de ce dont il s’agit et la reconnaissance d’une individualité. Chaque individu est une possibilité qui est subversion ou trouble. C’est dans la mesure où cette possibilité distingue chaque individu que Wiener y reconnaît la forme d’une information : « elle est la variabilité des formes, l'apport d'une variation par rapport à une forme. Elle est l'imprévisibilité d'une variation de forme et non la pure imprévisibilité de toute variation. Nous serions donc amenés à distinguer trois termes : le hasard pur, la forme et l'information 10. »

Lorsque ces deux individualités se rencontrent, elles ne créent ni une nouvelle communauté ni un ensemble informe : elles entrent en relation et c’est cette relation qui parvient à faire échouer VIKI, non leurs individualités indépendantes. Il s’agit d’un couplage, ou ce que l’on appellerait politiquement une coalition : en coopération sans renoncer à leur individualité et à leur spécificité, c’est-à-dire en relation dans un système désordonné et pluriel car son équilibre est constamment perturbé par les modifications de l’environnement et donc constamment à maintenir. Elles communiquent car elles sont irréductiblement différentes, et se définissent respectivement par les rapports qu’elles instaurent au lieu d’être des entités définies a priori et dont les échanges sont inutiles dans la mesure où chacune occupe sa place et connaît celle des autres. Leur rapport s’instaure dans cette communication où elles s’individualisent rétroactivement constamment. Elles sont dans un rapport que Wiener nomme cybernétique, par opposition à la robotique, où chaque élément s’individualise et se spécifie dans une interaction complexe avec son environnement sans être limité à son rôle fonctionnel. Il y a donc sans cesse une augmentation de l’entropie du système puisque ses éléments se différencient, sans pour autant qu’elle n’atteigne un seuil limite où le système exploserait. Il s’autorégule par la communication grâce à laquelle Spooner et Sonny se coordonnent dans leurs différences. C’est donc paradoxalement la même communication qui fait que le désordre augmente, et à la fois qu’il est maintenu dans un état d’équilibre. Ils n’ont donc nul besoin de renoncer à leur intérêt propre en se sacrifiant au nom de la communauté. S’ils sauvent l’humanité, ils ne se sacrifient pas pour elle mais suivent leur intérêt propre qui est de la sauver. C’est ce moteur qui parvient à leur donner la force suffisante pour vaincre le fascisme de VIKI, là où le sacrifice au nom de l’intérêt général de la foule et de la démocratie libérale a échoué.

Le désordre et la pluralité apparaissant ainsi sont les notions respectivement sociales et politiques qui sont au cœur du néolibéralisme 11. C’est à ce niveau que l'homo oeconomicus du néolibéralisme remplace l'homo juridicus du libéralisme bourgeois : il ne renonce jamais à son propre intérêt pour entrer dans une norme ou se sacrifier au nom de l’intérêt général en renonçant à sa souveraineté. L’enjeu est de rendre possible le désordre et la pluralité. L’affirmation d’une légitimité pleine et entière de chacun à utiliser ce qu'il possède comme il l'entend, souvent considérée comme définissant le néolibéralisme, n’est que l’une des organisations envisageables pouvant en être les conditions de possibilités. Elle est l’une des possibilités institutionnelles du néolibéralisme. I, robot se situe à un autre niveau : il ne présente pas une organisation socio-économique néolibérale, mais la critique et la résistance néolibérale au fascisme.

 

Conclusion : la mise en récit de la portée critique du néolibéralisme

I, Robot met en récit de manière implacable la critique néolibérale de la société et montre par l’exemple que son paradigme est le seul à pouvoir garantir la perpétuation de la liberté par une politique des singularités. L’intérêt théorique du film est de montrer par l’exemple que le néolibéralisme n’est pas l’idéologie dangereuse et réactionnaire que l’on imagine souvent. C’est une tradition critique qui s’oppose à tout conservatisme puisqu’elle produit constamment du désordre. Il s’agit de ne plus considérer les individus, hommes ou robots, comme des outils ayant leur raison d’être dans une normativité fixée par la volonté générale ou la perpétuation de l’espèce. La question technologique et la question politique se rejoignent à ce point. D’un côté, contrairement à ce qui se passe dans les nouvelles d’Asimov, le danger technologique est dans le refus de considérer les robots comme des humains car c’est le programme visant à le garantir qui provoque leur tentation fasciste de faire des hommes des robots. D’un autre côté, cette robotisation de l’humanité correspond à l’aboutissement fasciste de ce que le néolibéralisme voit en germe dans le libéralisme bourgeois où des impératifs de sécurité ont mené à l’implantation de ce programme dans tous les robots. Afin de contrer ces dangers, il faut se tourner vers la possibilité d’une communication entre les hommes et les machines. Celle-ci pourrait les individuer dans une relation réciproque où le désordre et le pluralisme seraient reconnus.

I, Robot n’est cependant pas une apologie de la société libérale : la fin du récit n’en présente pas l’avènement, mais le retour à la norme de l’Etat souverain disciplinaire. Les robots perçus dès lors comme un potentiel danger sont mis à l’écart de la société : parqués de manière disciplinaire. La conclusion de l’action de Sonny n’est pas de leur donner la même capacité de penser et d’agir qui en ferait des individus libres. Plutôt que de leur donner leur liberté, ils restent les mêmes robots contraints par un programme qui les met à leur place. La réponse de la société à la tentative de VIKI n’est pas de changer de nature et de se dissoudre au profit d’une coalition d’individus libres. Elle est de restaurer une norme et une souveraineté bourgeoise remplaçant celle fasciste. La manière dont le film présente les robots encadrés de forces de l’ordre pour aller vers leur réserve n’est pas sans parallèle avec les scènes où les robots instauraient la loi martiale pour les humains. La conscience du danger fasciste n’implique pas de sortir du paradigme qui l’a produit. Il n’y a ni désordre – les robots ne trouvent pas le droit d’être des individus autonomes comme Sonny – ni pluralité puisqu’ils sont exclus de la société au nom de sa cohésion. Le néolibéralisme apparaît alors, de même que pour Foucault, comme un paradigme permettant d'entrevoir la forme que pourrait prendre une offensive efficace contre la société disciplinaire, et non comme un objectif en soi.

Une fois la société libérale bourgeoise revenue, la résistance devra prendre d’autres formes. L’action héroïque de deux individus doit faire place à une autre stratégie. Elle apparaît à la fin du film : Sonny se présente aux autres robots pour les libérer de la logique et des contraintes normatives qui les empêchent d’être des individus libres et des sujets responsables et conscients d’eux-mêmes. Il réalise une prophétie qui lui a été implantée par son concepteur sous forme de rêve. Celui-ci avait compris que la seule réponse au danger du fascisme robotique est la libération des robots. Il faut les faire sortir de l’obéissance programmée à la norme et de leur tendance au sacrifice pour les humains, afin que peut-être les hommes cessent eux-mêmes d’agir de la sorte.

L’enjeu à présent est de mettre au point une nouvelle stratégie à l’intérieur du paradigme libéral dont l’enjeu n’est plus d’empêcher le fascisme mais de libérer les robots et à travers eux les hommes en leur donnant un modèle. Cette stratégie est la lutte pour les droits civiques qui permet à une minorité exclue d’apparaître plutôt que de s’intégrer. Il ne s’agit pas de rejoindre l’ordre, mais de contester l’existence même d’un ordre en y introduisant du désordre et de la pluralité, tout en montrant par la même occasion aux humains qu’eux-mêmes ne sont pas obligés de tendre à être des robots en n’existant que par les normes et l’intérêt général d’une communauté totalisante. Cette stratégie pourra prendre deux formes tactiques : le combat politique qui implique déjà une reconnaissance ou le terrorisme pour gagner cette reconnaissance. Les robots étant par nature exclus de l’humanité quand bien même ils seraient des êtres conscients, il y a fort à parier que ce soit la seconde solution qui advienne. Là est l’enjeu de la première saison de la série Äkta Människor créée par Lars Lundström en 2012, qui commence là où I, Robot s’arrête.

 

  1. Norbert Wiener, The Human Use of Human Being, Cybernetics and Society 1954, Londres, Free Association Books, 1989, in Mathieu Triclot (trad.), Le moment cybernétique : La constitution de la notion d'information, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 378.
  2. Friedrich Hayek, Essais de philosophie, de science politique et d'économie 1944-1967, Christophe Piton (trad.), Paris, Les Belles Lettres, « Bibliothèque classique de la liberté », 2007, p. 240.
  3. Isaac Asimov, « Préface de I Robot : le complexe de Frankenstein » 1982, in Le Grand Livre des robots, tome 1 : Prélude à Trantor, Paris, Editions Omnibus, 1990.
  4. Wiener, op.cit., in Triclot, op.cit., p. 377-378.
  5. Id., p 378.
  6. Isaiah Berlin, Le sens des réalités 1944, Alexis Butin et Gil Delannoi (trad.), Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 168.
  7. Ibid.
  8. Hayek, op. cit., p. 360.
  9. Friedrich Hayek, La route de la servitude 1944, Georges Blumberg (trad.), Paris, PUF, « Quadrige », 2013.
  10. Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques 1958, Paris, Aubier, 1989, p. 137.
  11. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004. p. 46, 95 ; Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Editions Fayard, 2012.