Le Potterverse : quand l’imaginaire se déverse dans le réel
La série Harry Potter de J.K. Rowling n’est plus à présenter. Elle enflamme le cœur des lecteurs depuis maintenant 20 ans et a déclenché une véritable révolution en matière de littérature de jeunesse. Depuis la parution du dernier tome de la série originelle en 2007, les éditeurs reconnaissent en effet volontiers que le marché est maintenant ouvert aux pavés de quelques 700 pages, pour peu que l’univers soit suffisamment captivant pour retenir même les plus récalcitrants des jeunes lecteurs. Mais ce n’est pas tout : avec Harry Potter est également né un important flou de démarcation entre lectures pour enfants et pour adultes. L’engouement est intergénérationnel, les plus jeunes jouent à faire semblant tandis que les grands collectionnent les souvenirs et multiplient les occasions de porter avec fierté les couleurs de leur « maison ». Ce qui, à première vue, ne semblait être qu’un récit d’apprentissage somme toute très britannique connaît un tel succès international que certains vont même jusqu’à parler de pandémie Potteresque. L’immersion est complète. Des livres, en passant par les films, les marchandises à collectionner, les blogs et les fanfictions, sans oublier les parcs d’Universal Studios, l’imaginaire du Potterverse (contraction de l’anglais Potter et universe) semble avoir infiltré le réel et s’y être implanté solidement, d’un point de vue économique comme culturel, avec, notamment, l’apparition officielle du mot ‘muggle’ dans le dictionnaire britannique en 2003 :
Muggle : dans l’œuvre de fiction de J. K. Rowling, désigne une personne qui ne possède aucun pouvoir magique. Ainsi, par extension et métaphoriquement : une personne dénuée de talents particuliers, ou qui est perçue comme inférieure d’une certaine manière 1.
L’année 2016, avec la sortie de la pièce de théâtre Harry Potter and the Cursed Child et du premier volet de la pentalogie cinématographique Fantastic Beasts and Where to Find Them, a confirmé — s’il planait le moindre doute — que l’univers de Rowling était bien vivant, tout comme ses fans. Mais de quoi est donc fait cet univers fantastique qui anime jeunes et moins jeunes ? Il est en effet étonnant qu’une réécriture de contes et mythes anciens, auxquels une grande partie des lecteurs s’était auparavant désintéressée, ait pu atteindre un tel fanatisme et déversement dans la vie quotidienne. Alors, qui se tient tapi dans l’ombre de cette machine lucrative ? Et, s’il existe, au sein de la série, un seuil visible de traversée entre le monde des sorciers et celui des muggles, une voie diagonale 2 à emprunter ou l’illusion d’un mur de briques à braver, qu’en est-il des traversées de l’imaginaire du lecteur dans un monde qui lui semble parfois plus tangible que ne l’est celui qui l’entoure?
Potterzilla, le colosse du profit
Cet engouement intense qui habite les fans de la série, ou Potterheads comme ils aiment à se revendiquer, abrite deux aspects ostensiblement opposés : le profit et la créativité. Le genre de la fantasy, auquel appartient Harry Potter, est défini comme une production relevant de l’imaginaire et fait référence à des histoires où les personnages doivent souvent traverser un portail vers un autre monde qui n’est pas confiné par les limites du monde réel. Si la fantasy est devenue la « nouvelle figure de proue de l’imaginaire 3 » au 21ème siècle selon l’écrivain André-François Ruaud, et ce aussi bien chez les enfants et adolescents que chez les adultes, elle est également celle d’un marché hautement lucratif. Dans le cas du jeune sorcier de Rowling, le profit s’est étendu bien au-delà du succès littéraire et se décline maintenant en franchise de films, jeux vidéo, parcs d’attractions, lieux de tournage, jouets et accessoires de collections en tous genres. Au 12 septembre 2016 les gains s’élevaient mondialement à plus de 7.3 trillions d’euros simplement en vente de livres, 6.8 trillions d’euros de vente de tickets de cinéma et quelques 6.9 trillions en produits dérivés, ce qui, si l’on ajoute les ventes et locations de DVD et Blu-Ray, donne un total de plus de 23.4 trillions d’euros de recettes. Et il s’agit uniquement de la série originale : si l’on ajoute à cela les sommes toujours croissantes liées à Cursed Child et Fantastic Beasts, les chiffres explosent. 4 Les 1.8 millions d’investissement versés par Warner Bros pour les droits des quatre premiers volets ont été plus que rentabilisés, puisque la série est depuis devenue le deuxième plus grand succès financier (après l’univers Marvel) en terme de franchise cinématographique. « La série Harry Potter a démantelé les circuits littéraires conventionnels et est devenue le sumotori de la consommation de masse 5 », affirme la chercheuse australienne Anne Galligan. D’autant plus que tout ceci est sans compter les profits émanant des visites des studios de tournage de la Warner à Londres et des trois parcs Universal en Floride, en Californie et au Japon. Le premier The Wizarding World of Harry Potter™ a ouvert ses portes à Orlando en Floride, en juin 2010, après près de trois ans de travaux et un coût de construction estimé à 256 millions de dollars. Bien que situé dans les parcs Universal Studios, il s’agit d’un partenariat entre ceux-ci et la Warner. Une association fructueuse puisque la fréquentation des parcs dont The Wizarding World™ fait partie s’est vue augmenter de près de 76% depuis leur ouverture 6. Le parc d’Orlando, premier construit et le plus étendu, est constitué de deux mondes : d’un côté le château d’Hogwarts et le village d’Hogsmeade, et de l’autre Diagon Alley et une partie du Londres muggle. Pour passer de l’un à l’autre, on peut monter à bord du Hogwarts Express, véritable train à vapeur où défilent aux fenêtres Ford Anglia et Dementors sur fond de paysages écossais et voix off des acteurs pour une immersion complète, à condition bien entendu d’avoir acheté un billet pour les deux parcs. En effet, bien que la somme des attractions se rapportant au Potterverse soit de quatre au total (dont deux ne sont que des prétextes à montagnes russes avec de maigres décors), celles-ci ont été construites sur deux parcs situés côte à côte, afin de mieux rentabiliser les visites des fans 7. Si l’avidité des studios est flagrante, il n’en reste pas moins que les fans affluent pour vivre l’expérience du « sur place », si réduite soit-elle. Alors qu’offre donc réellement le Wizarding World™ à ses visiteurs ? Une chance de mettre les pieds dans un univers autrement inaccessible, de vivre pour un temps au sein de la fiction. En offrant une expérience mimétique des décors des films, le parc offre une sorte de tourisme in situ qui donne une illusion d’authenticité, à grands renforts de détails graphiques à explorer et de merchandising à savourer. Les hologrammes et vidéos 3D des acteurs tournés spécifiquement pour les besoins des attractions renforcent la sensation d’immersion des visiteurs qui se voient « redevenir ce qu’ils n’ont au fond jamais été 8 », à savoir partie intégrante du fictionnel. Daniel Radcliffe a même déclaré à l’ouverture du parc d’Orlando que celui-ci était plus authentique et complet que ne l’avait été le tournage, puisqu’à aucun moment l’illusion n’était brisée par de disgracieux échafaudages ou du plâtre 9. Universal vend ce que Barbara Kirshenblatt-Gimblett, professeure de performance studies à NYU, qualifierait de tourisme d’héritage, à savoir l’opportunité de voyager vers une destination réelle pour faire l’expérience d’un endroit virtuel et former une connexion active avec un endroit issu de l’imaginaire 10.
Le Wizarding World™ répond aux attentes des visiteurs qui souhaitent explorer l’espace narratif tels de véritables personnages d’Harry Potter, ce qui rend son expérience bien plus authentique pour les fans que ne l’est apparemment celle vécue à Londres dans les studios de la Warner (Warner Bros. Studio Tour London – The Making of Harry Potter) où le tourisme est vécu de façon passive, sans l’illusion de liberté d’exploration qu’offrent les parcs. Ce qui semble intéresser les fans est bien moins l’envers du décor que propose la Warner, avec ses écrans verts et rangées de masques de gobelins, que le make-believe 11 empreint d’une nostalgie enfantine mise à disposition par Universal. Il ne s’agit pas tant pour le fandom de connaître ce qui a permis à l’univers de prendre vie à l’écran, mais bien de passer de l’autre côté du miroir, et d’en intégrer le quotidien. La plateforme de la gare de King’s Cross à Londres, qui a été reconvertie en opération photo par la Warner, est elle aussi qualifiée par les fans d’inauthentique et de trop « mise en scène », car elle ne permet pas de jouer au sein de la fiction, contrairement aux parcs Universal où la fausseté est célébrée par les visiteurs. Les internautes déplorent notamment l’absence d’interaction possible sur les sites de la Warner au profit d’une mécanique de rendement 12, tandis que tout est mis en place pour que l’expérience soit entière chez Universal. Le personnel du Wizarding World™ est en costume et se doit de connaître le Potterverse sur le bout des doigts pour être à même de tenir des conversations extensives dans le rôle qui leur a été attribué ; ce qui est régulièrement plébiscité par les visiteurs sur le Net. (Un incident technique dans l’attraction du château, au parc d’Orlando en janvier 2015, nous a d’ailleurs permis de constater ce fait en personne lorsque deux jeunes opérateurs-animateurs ont spontanément décidé de nous entretenir de leur vie d’étudiants sorciers pendant plus d’1h30 avec enthousiasme et sans nul autre but que de partager l’excitation des fans autour d’eux. Ainsi, à un moment où le pretend play aurait pu s’évanouir en raison d’une longue attente dans un couloir étroit, sombre et rempli de touristes, Madison, jeune étudiante Slytherin dans sa quatrième année à Hogwarts, et Joshua, Hufflepuff en pleines révisions de NEWTS 13, ont au contraire saisi l’occasion pour appuyer l’illusion, s’adressant aux visiteurs comme à des étudiants étrangers en visite pour quelque Triwizard Tournament — au grand bonheur des Potterheads, dont ils faisaient eux-mêmes indubitablement partie.)
Le succès faramineux que connaît l’univers d’Harry Potter ne serait assurément pas possible sans cette armée de fans sur laquelle il repose. Si l’attrait financier précédemment évoqué est une motivation on ne peut plus explicite du côté des entreprises, qu’en est-il cependant du pourquoi de l’attirance quasi obsessionnelle éprouvée par les fans ?
Se réinventer par le fandom : muggle quidditch, cosplay et sentiment d’appartenance à une communauté
Entre 1997 et 2011, dates de sortie respectives du premier tome et du dernier film de la série originelle, le phénomène Harry Potter s’est vu nourri d’innombrables fans, certains ayant grandi aux côtés des personnages, d’autres ayant adhéré sur le tard. Et la popularité a continué de croître, même durant l’arrêt de nouvelles productions entre 2011 et 2016 (arrêt qui a d’ailleurs longtemps été pensé définitif, Rowling ayant d’abord déclaré souhaiter se tourner vers autre chose). Qu’y a-t-il de si captivant dans l’univers du jeune sorcier ? Selon les fans, il s’agirait d’une « réplique de la vie réelle, mais en plus intéressant 14 ». Si les enfants jouent volontiers à faire semblant, éclair crayonné sur le front et bâton en main, les adultes ne sont pas en reste dans leurs façons d’appréhender ce qu’ils appellent le fandom. Le terme de fandom, mot-valise issu de l’anglais fan et kingdom créé vers la fin du 19e siècle par des amateurs de sport, a depuis été réinterprété par les fans d’œuvres littéraires et/ou cinématographiques comme la contraction de fan et domain, considérée par les fans en question comme « plus représentative de la portée [qu’ils ont sur ce qu’ils estiment être leur] propre communauté 15 ». Il s’agit d’une société de l’imaginaire, complète avec ses lois et règles, son lexique et ses rites, qui se prête au jeu du « mentir-vrai » — pour emprunter le néologisme de Louis Aragon — sous de multiples formes. Dans le cas d’Harry Potter, le fandom se décline de manières on ne peut plus diverses. Camps d’été, Live Action Role Playing, conventions, associations caritatives, parodies, comédies musicales, Tumblr, lancement de théories et échanges Twitter avec Rowling, cosplay, fanart, fanfiction, fanvidding, etc. Sans oublier le légendaire Muggle quidditch, inventé en 2005 par des étudiants américains de l’université Middlebury dans le Vermont et depuis bien répandu en tant que sport à part entière avec sa coupe du monde annuelle. Il s’agit d’un sport qui se joue au sol, balai entre les jambes tenu d’une seule main, avec des règles similaires à celle des romans. Le célèbre snitch n’y est non pas une petite balle ailée mais un être humain vêtu de jaune qui arpente en courant le terrain et ses alentours — une balle de tennis nichée au sein de la chaussette qui pend à l’arrière de son short. Le Potterverse ne manque certainement pas d’ingéniosité. Et si le fandom d’Harry Potter est notoirement très vaste, ce qui est particulièrement intéressant lorsque l’on y prête plus attention est le fort taux d’intensité et de sentimentalisme qui le caractérise. Des collectionneurs aux dévots qui soutiennent que la série les a sortis de la dépression ou leur a permis de se remettre du harcèlement, en passant par les cosplayers, qui se sentent plus eux-mêmes sous les traits d’un autre, les fans ont développé des liens très étroits avec l’univers fictionnel de Rowling. Dans le cas de ces amateurs de déguisement, une relation très intime au personnage se crée dans la proximité imaginaire offerte par l’identification physique. Le cosplay, contraction de l’anglais costume play désignant le fait de se déguiser en un personnage de fiction, offre une assurance parfois manquante dans la vie réelle et se veut une sorte de fenêtre ouverte sur le monde virtuel du Potterverse. En endossant l’attirail d’un personnage, les fans ont également le sentiment de revêtir sa personnalité, se réinventant l’espace d’un instant une vie loin des tourments et réflexions du quotidien. La timidité s’efface et les imperfections sont travaillées à leur avantage — on peut notamment penser à un nez proéminent pour interpréter Severus Snape ou bien à une abondance de tâche de rousseur pour appartenir au clan Weasley. Le cosplay permet de renaître autre que ce que l’on est, et ce avec plus de pouvoir, selon les fans. Le fait que cette incarnation de personnages se déroule principalement lors de conventions où déambulent des centaines d’autres cosplayers donne un sentiment d’appartenance collective à une communauté. Les fans en costume se reconnaissent et ne s’interpellent que par le nom du personnage qu’ils incarnent. Ils appartiennent véritablement, le temps d’une convention du moins, à l’univers d’Harry Potter. En redéfinissant leur identité via costume et accessoires, ils trouvent un sentiment de connexion parfois absent du monde réel. En apportant un élément créatif, celui de la construction minutieuse et longue de costumes, à un univers imaginaire déjà élaboré dans son entièreté, le fandom a trouvé le moyen de prendre un certain contrôle sur le Potterverse et de lui donner une nouvelle vie, pleine de possibilités hors texte.
L’art du braconnage textuel ou la (re)prise en main de l’œuvre, du mouvement Wrock à la fanfiction
L’une de ces possibilités hors-texte les plus excentriques est la création en 2002 du Wrock, contraction de Wizard Rock, phénomène musical permettant de développer en profondeur des éléments secondaires du texte de Rowling ou même d’en aborder de totalement absents afin de s’approprier au mieux l’univers qui en découle. Le genre musical, créé par les frères américains Joe et Paul DeGeorge du groupe Harry and the Potters, a connu un tel succès qu’il compte aujourd’hui 74 groupes 16 (dont les noms se veulent des clins d’œil à la série) — certains ayant même acquis une certaine notoriété hors communauté Potter, via YouTube, iTunes ou Spotify. Souvent écrits à la première personne du singulier, dans la peau d’un des personnages de l’univers, pour encourager un sentiment d’identification, les textes vont de l’expression d’émotions crédibles, tel qu’Harry pleurant la mort de son parrain, à la comédie avec le fantôme de Moaning Myrtle qui exprime son béguin pour Harry depuis le siège des toilettes où elle est morte, en passant par l’appel au ralliement des Gryffindors pour un match de Quidditch à venir, et même la suggestion de nouvelles tensions amoureuses lorsque Draco, constatant le manque de succès d’Harry auprès des filles, lui propose de se confronter à la vraie raison de leur animosité, à savoir le désir refoulé : « Harry Potter, don’t be shy. You got no luck with women so perhaps you need a guy 17 » [Harry Potter, ne sois pas timoré. Tu n’as aucune chance avec les femmes, peut-être qu’un mec tu devrais essayer]. Le Wrock incarne, en somme, ce que le théoricien américain Henry Jenkins a appelé le « braconnage textuel », à savoir la façon dont les fans altèrent leur expérience de l’œuvre originale pour en obtenir des façons d’être alternatives, au sein de cette communauté qu’est le fandom.
Une autre de ces façons d’être dans l’imaginaire fictionnel par braconnage textuel est l’écriture de fanfictions. Harry Potter est l’une des œuvres les plus exploitées sur les sites tels que fanfiction.net (plus de 755 000 récits) ou archiveofourown.org (plus de 110 000, et les chiffres grimpent quotidiennement sur les deux sites) avec des couplages hors canon — c’est-à-dire non existant dans l’œuvre originale (par opposition à canon, à savoir qui fait partie de celle-ci) — que le fandom estime avoir du potentiel. L’art du shipping, dérivé de l’anglais relationship, anime de plus en plus le Net et tout un lexique en a découlé. De shipping on parle désormais de ship, tel un navire, pour décrire un certain couple, et les fans mènent des « batailles navales » sans merci sur les réseaux sociaux pour hisser au plus haut point les couleurs de leur OTP (One True Pairing), à savoir l’association romantique ultime pour un fan. De tous les braconnages du fictionnel, le shipping est sans doute celui qui offre le plus grand potentiel d’appropriation de l’œuvre, grâce à la fanfiction. Dans la lignée de Roland Barthes qui estimait qu’un texte n’était pas la propriété limitée de son auteur mais bien le produit « d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation », les Potterheads eux aussi se voient comme le « lieu où cette multiplicité se rassemble 18 ». À l’ère d’Internet, les lecteurs ne sont plus seulement des espaces d’interprétation du texte mais bien des producteurs en parallèle de l’œuvre. Les fanfictions sont devenues le domaine d’une libération de l’auteur et d’une liberté d’expression. Si elles permettent de donner un nouveau souffle, alternatif, à l’œuvre, il est intéressant de constater que, dans le cas d’Harry Potter, les fanfictions et la popularité de certains couples ont également influencé l’écriture de l’originale, du moins dans ses derniers volets. En effet, lorsque le premier film sort en 2001, le succès d’Alan Rickman dans le rôle de Severus Snape est tel que l’on voit apparaître une nette augmentation des histoires mettant en scène le couple Snarry : Snape/Harry. Rapprochés par les fans qui voient d’abord des similarités dans leur enfance et leur relation respective à Dumbledore, puis les signes d’une étincelle dans la fascination qu’Harry portera au manuel de potions du Half-Blood Prince, le couple est aujourd’hui encore parmi les plus appréciés sur la toile, et possède même son propre site : walkingtheplank.org (en référence aux bateaux pirates, puisque le ‘ship’ Snarry est un OTP rebelle ; soit le lecteur l’adopte, soit il est jeté par-dessus bord). Les portraits révisionnistes de Snape font clairement écho à l’interprétation de Rickman, avec une insistance particulière sur la voix du personnage, décrite comme : « fondante », telle un « chocolat aromatisé au brandy », « douce et enivrante 19 », « langoureuse », « grave », « riche et ruisselante 20 », « profonde et sensuelle », « de velours», qui « fait frémir 21 », etc. ; alors que Rowling la décrivait très clairement dans les premiers volumes comme étant, au contraire, « froide », « cinglante », « hargneuse », « crachante », « glaciale » et « sèche 22 ». L’effet Rickman — dont la voix était si distinctive qu’elle évoquait aussi bien le « miel qu’une dague masquée dans un talon aiguille, » selon l’actrice britannique Helen Mirren 23 (ce qui n’est pas sans rappeler les récits des fanfictions), — combiné à la popularité du Snape réinventé par le fandom, a véritablement et subtilement changé la perception de Rowling de son propre personnage. En effet, quand le dernier tome de la série, Harry Potter and the Deathly Hallows, paraît en 2007, quatre films ont déjà été tournés, des milliers de fanfictions estampillées Snarry ont inondé la toile, et la description de Snape a changé de façon radicale. De résolument déplaisante, sa voix s’est vue, sous la plume de Rowling, attribuer de nouveaux adjectifs : « soyeuse » et « douce », un « murmure » « trainant », une « caresse 24 ». Le côté sériel et l’entrecroisement des livres et des films ont permis à l’imaginaire des fans d’opérer une véritable influence sur la production, faisant d’eux des participants actifs du Potterverse. La corrélation livres, films et fandom sur le long terme a autorisé l’intégration d’un feedback sur une œuvre qui n’est plus perçue comme la propriété unique de son auteur, mais bien comme un espace collectif, le lieu de naissance d’une communauté. Le personnage de Snape n’est qu’un des symboles de ce processus complexe de « réinvention, recréation et réévaluation constantes 25 » du réel et du fictionnel dont Harry Potter a fait preuve.
Conclusion
Le concept du fandom brouille les frontières entre lecteurs et auteur, ainsi que celles entre imaginaire et réalité. La nature transmédiatique de la franchise Harry Potter rend la membrane entre création et réception très poreuse. Il s’agit avant tout d’une relation d’interdépendance. C’est dans ce contexte seul qu’une histoire peut prendre vie et répondre au désir profond d’appartenance, d’affiliation et de communauté qui anime la société. L’ampleur du Potterverse est telle qu’il est difficile d’établir avec certitude ce qui l’entretient, d’un succès littéraire et cinématographique, d’un business on ne peut plus florissant, ou d’une armée de fans exaltés.
Lors de son discours à la cérémonie de remise des diplômes d’Harvard en 2008, J.K. Rowling a déclaré que :
[…] l’imagination n’est pas uniquement cette capacité propre à l’être humain de concevoir ce qui n’est pas, et de ce fait la source de toute invention ou innovation. Dans sa capacité sans doute la plus transformative et révélatrice, elle est le pouvoir qui nous permet de nous identifier à des êtres humains dont les expériences nous sont [pourtant] étrangères. […] Beaucoup de gens préfèrent ne jamais exercer leur imagination. Ils choisissent de rester confortablement dans les confins de leur propre expérience, ne se donnant jamais la peine de s’interroger sur ce que ce serait d’être nés autres que ce qu’ils sont 26.
Le fandom d’Harry Potter ne fait naturellement pas partie de ces pauvres êtres qui vivent dans le déni de leur imaginaire. De l’écriture en passant par l’interprétation et le sport, les Potterheads ont trouvé le moyen de se libérer des contraintes du réel en autorisant l’extraordinaire à s’y déverser. Qu’il s’agisse de profit, d’échappatoire, d’un besoin de reconnaissance ou d’un désir de vivre dans la périphérie qu’offre le liminal, le Potterverse perdure et semble éliciter un sentiment d’infini possible. Sur le seuil entre réel et imaginaire où il repose, le Potterverse est un non-espace qui renferme tous les espaces, pour peu qu’ils puissent simplement être imaginés. Après tout Rowling aurait montré la voie, quand, à la fin de Deathly Hallows, Harry, qui pense être mort, demande à un Dumbledore qui, lui, est définitivement mort : « Est-ce que tout cela est réel ? Ou bien est-ce dans ma tête que ça se passe ? » Ce à quoi l’ancien directeur répond : « Bien sûr que ça se passe dans ta tête, Harry, mais pourquoi donc faudrait-il en conclure que ce n'est pas réel 27 ? » Ou, peut-être simplement : « C’est réel pour nous, 28 » diraient les Potterheads. Et si le fait qu’il s’agit principalement d’adultes captivés par une série de littérature jeunesse trahit peut-être une immaturité latente, c’est également le signe d’une plus grande liberté ou libération de soi. Le critique américain Anthony Oliver Scott a ainsi conclu de cette inclination grandissante pour la littérature jeunesse que « l’imprenable ascendance du fan a fait des enfants de nous tous. […] [Cependant, quand] les identités sont en fluctuation perpétuelle, […] le monde [entier devient aussi] notre terrain de jeu 29 ».
- « Muggle (1997) : In the fiction of J. K. Rowling: a person who possesses no magical powers. Hence in allusive and extended uses: a person who lacks a particular skill or skills, or who is regarded as inferior in some way. » « Muggle, n.4 » Oxford English Dictionary Third Edition, 03/2003, http://www.oed.com/view/Entry/254297.
- Dans le texte original, le chemin de traverse est intitulé Diagon Alley, un jeu sur la sonorité du mot diagonally, soit diagonalement. Cet article utilisera les noms d’origine donnés par Rowling, qu’il s’agisse de lieux ou de personnages.
- André-François Ruaud, « La Fantasy : nouvelle figure de proue de l’imaginaire », p. 149-161, in Léa Silhol, Estelle Valls de Gormis (dir.), Fantastique, fantasy, science-fiction : Mondes imaginaire, étranges réalités, Paris, Editions Autrement, 2005, p. 161.
- « Total Harry Potter Franchise Revenue », Statistic Brain, 12/09/2016, http://www.statisticbrain.com/total-harry-potter-franchise-revenue/.
- « The Harry Potter series has broken through conventional literary circuitry and become the Sumo wrestler of mass consumption. » Anne Galligan, « Pottermania: The Marketing behind the Magic », p.129-138, in Sonia Maasik, Jack Solomon (dir.), Signs of Life in the USA: Readings on Popular Culture for Writers, 6ème édition, Boston, Bedford, 1997, p. 137.
- « Since [opening] day, annual attendance at Islands of Adventure has increased 76 percent — from 4.6 million to 8.1 million a year, according to the TEA/AECOM annual attendance report. » Robert Niles, « Happy Fifth Birthday to the Wizarding World of Harry Potter », Theme Park Insider, 18/06/2015, http://www.themeparkinsider.com/flume/201506/4619/.
- Universal Orlando Resort est divisé en trois parcs adjacents : Universal Studios Florida™, dans lequel se trouvent Diagon Alley et Muggle London, Universal’s Islands of Adventure™, où l’on retrouve Hogwarts et Hogsmeade, et enfin Universal’s Volcano Bay™. Pour avoir accès à l’ensemble de ce qui constitue le Wizarding World of Harry Potter™ et pouvoir monter à bord du Hogwarts Express, il faut acheter un billet spécifique, le « Park-to-Park Admission », plus onéreux ($155 la journée en basse saison pour les deux parcs, contre $105 pour un seul). Pour voir le plan du resort dans sa totalité, consulter : https://site.universalorlando.com/Images/PrintableMapsUOR_8.16.16_tcm13-58140.pdf.
- « Restored behavior offers to both individuals and groups the chance […] to rebecome what they never were but wish to have been or wish to become. » Richard Schechner, Between Theatre and Anthropology, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1985, p. 38.
- « Well, I mean, I think the thing we’ve all been saying over the past few days is that in a way it’s kind of, you know, not to be disparaging to the film sets, which are incredible, but in this world it’s sort of even more complete because you got the back of the film sets and you see that it is in fact held together by scaffold and plaster. And here you can’t, there’s none of that. There’s never a moment where the illusion is broken so it’s kind of, yeah, I mean, I was just amazed by the place when I first got off. I thought it was fantastic. » Attractions Magazine, « Daniel Radcliffe, Rupert Grint and other Harry Potter stars discuss Wizarding World, movies and more », YouTube, 17/06/2010, https://www.youtube.com/watch?v=7IH2N1hMvuc, 00:00:42.
- Voir : Barbara Kirshenblatt-Gimblett, Destination Culture: Tourism, Museums, and Heritage, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 9.
- Make-believe, également pretend play : appellations anglo-saxonnes désignant les jeux de l’enfance qui consistent à faire semblant et permettent de sculpter l’environnement grâce à l’imaginaire.
- Pris en quelques secondes, le cliché, avec écharpe aux couleurs de la « maison » du fan et pose identique pour tous, est facturé £9.50, après une attente souvent très longue derrière des barrières peu esthétiques.
- Les NEWTS (Nastily Exhausting Wizarding Tests), traduits en français par l’acronyme ASPIC (Accumulation de Sorcellerie Particulièrement Intensive et Contraignante), sont les examens de fin de scolarité à Hogwarts.
- « I like the Harry Potter books because they are like real life but more interesting. » (Melissa, 14 ans). Roni Natov, The Poetics of Childhood, New York, Routledge, 2003, p. 247.
- « “Fan domain” is a more practical way to talk about the purview that fans have over their own community, not to mention the creative works, discussions, and other kinds of fanworks that they produce. » Gavia Baker-Whitelaw et Aja Romano, « A Guide to Fanfiction for People Who Can’t Stop Getting it Wrong », The Daily Dot, 17/06/2014, http://www.dailydot.com/parsec/complete-guide-to-fanfiction/.
- Recensés par le site communautaire, géré par le fandom, Harry Potter Wiki. Harry granger et ProfessorTofty (contributeurs), « List of Wrock Bands », Harry Potter Wiki, harrypotter.wikia.com/wiki/List_of_wrock_bands.
- Par ordre de référence : « That veil was the death of you. [...] Sirius, I'm seriously missin’ you » [Ce voile fût ta mort. […] Sirius, tu me manques sérieusement]. Oliver Boyd and the Remembralls, « Bridge to the Other Side », The Bare Bones Collection, 01/11/2014.
- Roland Barthes, Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 69.
- « The voice melted like chocolate on the stove, coating Harry all over and inside with its heady sweetness. […] The chocolate was shot with brandy, like a very strong and intoxicating drink. » Mortianna, « If I Fell », FanFiction, 29/10/2002, https://www.fanfiction.net/s/1037633/1/If-I-fell.
- « Snape said, in that languid drawl, […] voice low, smoky with desire. […] Poison, richer than any potion, dripped from the simple syllables, […] voice a low rumble in his chest. […] Until the low roar of Snape’s “yes” made him shiver. » Dementordelta, « Dumbledore’s Folly », Skyehawke, 30/04/2005, http://archive.skyehawke.com/story.php?no=8151.
- « Snape murmured, his voice low and sultry as he stared down at Harry. […] That deep voice was murmuring in his ear and he wanted to drown in its velvety tones. » (Chapitre 12) ; « Harry shuddered under him, driven to the edge by the velvet voice. » (Chapitre 15). Diana Williams, « The Courtship of Harry Potter», Ink Stained Fingers, c.2005, http://inkstain.inkquill.net/isf/archive/7/courtshipof.html.
- « whose laugh become high and cold » (1, p. 257), « said Snape coldly » (2, p.166 / 3, p.265/355) ; « snapped » (1, p.272 / 2, p.167) ; « snarled Snape » (1, p. 273) ; « Snape spat at Seamus » (1, p.274) ; « his voice icy » (1, p. 440), « said Snape icily » (2, p. 302) ; « barked » Snape (2, p. 550).
- « Mirren remembered Rickman as “a great friend” and “a towering person, physically, mentally and as an artist” whose voice “could suggest honey or a hidden stiletto blade, and the profile of a Roman Emperor”.» Catherine Shoard, Liese Spencer, Chris Wiegand, Nancy Groves, et Ben Beaumont-Thomas, « ‘We are all so devastated’: tributes pour in to Alan Rickman from acting world », The Guardian, 15/01/2016, https://www.theguardian.com/film/2016/jan/14/alan-rickman-death-movies-actor-harry-potter-snape.
- « said Snape silkily » (6, p. 63) ; « said Snape smoothly » (6, p. 74), « said Snape softly » (6, p. 1103/1117) ; « whispered Snape » (6, p. 1110 / 7, p. 1408), « Snape murmured » (7, p. 1458) ; « said Snape lazily » (6, p. 62), « his voice trailed away » (7, p. 1413) ; « a loving caress in his voice » (6, p. 379).J.K. Rowling, Harry Potter (6) and the Half-Blood Prince, London, Pottermore Limited, 2012 (2005), Digital.J.K. Rowling, Harry Potter (7) and the Deathly Hallows, London, Pottermore Limited, 2012 (2007), Digital.
- Vera Cuntz Leng, « Snape Written, Filmed and Slashed: Harry Potter and the Autopoietic Feedback Loop », p. 55-74, in Lisa Brenner (dir.), Playing Harry Potter – Essays and Interviews on Fandom and Performance, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, 2015, p. 70.
- « Imagination is not only the uniquely human capacity to envision that which is not, and therefore the fount of all invention and innovation. In its arguably most transformative and revelatory capacity, it is the power that enables us to empathize with humans whose experiences we have never shared. […] Many prefer not to exercise their imaginations at all. They choose to remain comfortably within the bounds of their own experience, never troubling to wonder how it would feel to have been born other than they are. » Harvard University, « J.K. Rowling Harvard Commencement Speech | Harvard University Commencement 2008 », YouTube, 01/12/2014, https://www.youtube.com/watch?v=UibfDUPJAEU, 00:14:31.
- « “Is this real? Or has it been happening inside my head?” […] “Of course it is happening inside your head, Harry, but why on earth should that mean that it is not real?” » J.K. Rowling, Harry Potter and the Deathly Hallows, op. cit., p. 1530. Traduction française de Jean-François Ménard pour Gallimard.
- « It’s real for us », slogan des Potterheads qui vient faire écho à la réplique de Dumbledore évoquée précédemment.
- « The unassailable ascendancy of the fan, has made children of us all. […] [However, when] identities are in perpetual flux, [...] the [whole] world [can also be] our playground. » A.O. Scott, « The Death of Adulthood in American Culture », The New York Times, 11/09/2014, http://www.nytimes.com/2014/09/14/magazine/the-death-of-adulthood-in-american-culture.html?_r=0.