Le récit d'esclavage à l'épreuve de la reconfiguration uchronique : <em>Les Cornes d’Ivoire</em> de Lorris Murail

Le récit d'esclavage à l'épreuve de la reconfiguration uchronique : Les Cornes d’Ivoire de Lorris Murail

Par CONNAN-PINTADO Christiane

Trente ans après un premier roman sur l’esclavage, en littérature générale, (Blanche-Ébène, Robert Laffont, 1985), Lorris Murail change de focale pour revisiter cette page d’histoire à destination du lectorat adolescent. Riche de l’expérience acquise dans le secteur du livre de jeunesse, il se tourne vers les genres sériels de l’imaginaire avec Les Cornes d’Ivoire 1, une trilogie uchronique fondée sur l’hypothèse d’un retournement historique : les Blancs, décimés par une épidémie, sont désormais esclaves des Noirs tout-puissants. Le fil conducteur de cette saga contrefactuelle suit les aventures de Mari, jeune esclave blanche en quête de liberté et de ses origines dans un monde géopolitique inversé. Le procédé de l’inversion domine la narration pour peindre comme en miroir l’histoire de l’esclavage dans un brouillage temporel qui flirte avec le steampunk. Cette proposition alternative s’inscrit dans le contexte éditorial qui a vu se multiplier les récits d’esclavage dans les livres pour la jeunesse depuis la promulgation de la Loi Taubira qui, en 2001, institue l’esclavage comme crime contre l’humanité et prescrit son enseignement dans les classes. L’adresse à la jeunesse combine les atouts de la fiction et le projet pédagogique : tout en faisant le choix du romanesque (amour, voyage, gore, traques, viols, rebondissements, reconnaissances miraculeuses, etc.), elle conduit à prendre du recul pour s’interroger sur l’histoire de l’esclavage et rappeler, par cette invitation au relativisme, à quel point les hommes sont égaux.

Pour Laurent Bazin et Philippe Clermont, « [l]e terme ʺuchronieʺ ayant été forgé sur le modèle d’ ʺutopieʺ, il est légitime de retrouver dans les récits considérés le sens d’une interrogation critique à l’égard du réel de référence (fonctionnement spéculaire) tout autant que la logique d’une expérience de pensée par la fiction (fonctionnement spéculatif) 2. » Ces deux adjectifs nous serviront de guide : après avoir observé la dimension spéculaire du monde diégétique mis en place dans la trilogie de Lorris Murail, nous nous attacherons à l’intérêt spéculatif de ce projet uchronique et à ses enjeux pédagogiques dans le cadre d’une littérature adressée.

 

L’esclavage en miroir au prisme de l’uchronie

Lorris Murail n’est pas le premier auteur pour la jeunesse à imaginer un monde dans lequel les Blancs auraient perdu leur suprématie au profit des Noirs. La série britannique initiée par Malorie Blackman en 2001 avec Entre chiens et loups 3 s’appuie sur le même postulat : elle situe ses Roméo (blanc) et Juliette (noire) dans un monde où règnent les Noirs. Mais il ne s’agit pas d’uchronie à proprement parler dans cette dystopie qui dépeint un monde régi par une forme d’apartheid et non par l’esclavage. En revanche, il arrive que les récits ancrés dans la période de l’esclavage quittent les voies du réalisme et empruntent celles de l’« imaginaire expérimental 4 » pour favoriser une proximisation propre à aider le jeune lecteur à mieux appréhender les contours et les tensions de la situation historique. Par exemple, deux romans, Le passage secret 5 et Le labyrinthe vers la liberté6, mettent en œuvre un subterfuge hétérochronique 7 au moyen duquel une jeune héroïne contemporaine effectue un voyage dans le temps et se confronte aux rigueurs de l’esclavage, en devient la victime et/ou s’engage au service de ceux qui les subissent.

En tant que genre littéraire non mimétique qui se fonde sur la proposition d’un passé alternatif, l’uchronie fait partie des « genres de l’imaginaire » qui font florès dans le secteur éditorial du livre de jeunesse 8. Spécialiste du roman pour adolescent, Laurent Bazin attire l’attention sur l’intérêt de ces récits contrefactuels :

 

[…] l’uchronie, loin d’être un simple divertissement de salon ou une sous-catégorie des paralittératures, constitue au contraire un lieu privilégié où penser tout à la fois la relation au réel et à l’imaginaire ; son originalité est précisément de proposer un cadre narratif qui emprunte à la fois aux deux domaines puisqu’on peut y voir, aussi bien, une réflexion spéculaire sur l’Histoire à partir de ce qu’elle aurait pu être et, simultanément, une exploration fictive des univers parallèles  9.

 

Avec Les Cornes d’ivoire de Lorris Murail, il s’agit bien de revisiter la question de l’esclavage à l’aune de l’uchronie. En 2013, les historiens Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou ont précisément proposé des ateliers d’écriture contrefactuelle sur l’histoire de la traite atlantique et de l’esclavage. Ils justifient le choix de ce sujet de réflexion à la fois par son intérêt historique et par son retentissement contemporain :

 

Pourquoi revisiter l’histoire de la traite atlantique et de l’esclavage ? D’abord parce que la traite et l’esclavage constituent de grands thèmes historiques.  […] En outre, la question et la mémoire de l’esclavage sont très présentes dans le discours médiatique et politique […].  Enfin cette question de la traite et de l’esclavage, depuis les années 1980, est revenue sur le devant de la scène en Europe, aux États-Unis et en Afrique à l’occasion des nombreuses campagnes de demande de réparation pour les préjudices subis par les esclaves et leurs descendants  10

 

Le chronotope de la trilogie des Cornes d’ivoire offre quelques repères spatio-temporels, mais en ce qui concerne la datation de l’aventure, Lorris Murail se dispense de données trop précises et celle du point de bascule qui préside à la mise en place du monde uchronique reste incertaine. Elle renvoie à un événement qui se serait produit dans un passé lointain, une épidémie qui aurait ravagé les contrées septentrionales et décimé leur population blanche. Chaque titre de volume convoque un toponyme – Afirik, Septentrion, Mauretania – qui correspond à une étape de la diégèse et se laisse facilement identifier : l’Afrique noire, berceau de l’aventure, l’Europe, destination du voyage exploratoire vers le Nord, puis l’Afrique du Nord, en tant qu’étape du retour. Le détail de l’onomastique sera tout aussi transparent – l’histoire débute en Kassamansa, au Sunugaal – et certains noms sont parfois repris tels quels, comme celui de Ziguinchor, ancienne ville coloniale dans la réalité. D’autres lieux sont facilement repérables sans être nommés, telle « L’île aux esclaves » dans laquelle on reconnaît Gorée, « [c]e lieu dont le souvenir hantait les récits qui se transmettaient entre Blancs depuis des générations, l’étape ultime par où passaient les anciens avant d’être conduits sur un marché du continent, où leur destin serait confié au plus offrant. » (III, 37 11)

Les données temporelles restent beaucoup plus vagues, aucune date n’est fournie et on ne saura pas si l’épidémie dévastatrice correspond à la Peste Noire qui sévit au milieu du XIVe siècle. Mais dans la mesure où un certain nombre d’inventions techniques sont mentionnées comme récentes et font de l’Afirik le foyer du progrès, par exemple pour la reproduction d’images, fixes ou animées – photographie et cinéma –, le train – dit vapeur-brousse –, l’enregistrement du son, les débuts de l’électricité, on pourrait situer l’aventure au XIXe siècle en accord avec l’esthétique steampunk qui met en valeur cette période. Le culte de la machine se note aussi en référence à une tout autre période historique, fournissant ainsi un repère majeur, grâce à la convocation d’une figure célèbre de la Renaissance. Il se trouve que Birayma Penda, l’homme dont Mari est amoureuse, est un ingénieur noir fasciné par les écrits d’un Blanc génial, un Itale, prénommé Léonardo, qui a conçu par le passé les plans d’une machine volante 12. Aussi lance-t-il une expédition vers le Septentrion dans l’objectif de retrouver les traces de cet homme à partir des écrits qu’il a laissés et qui restent à déchiffrer et à interpréter. Ce qui pourra être fait lorsque le traducteur comprendra que le génie était gaucher et qu’il pratiquait une écriture en miroir, ce qui est attesté par la biographie de Léonard de Vinci.

Écriture en miroir que pratique à sa façon Lorris Murail pour présenter son univers fictionnel et décrire l’esclavage en inversant les couleurs des protagonistes, partant les situations et leurs conséquences. Si tout ce qui a trait au cadre spatiotemporel du roman reste relativement flou, la question de l’esclavage s’affiche en revanche de manière lisible à partir de ce jeu d’inversion systématique. Comme dans toute peinture d’un univers imaginaire, qu’il s’agisse d’utopie, de science-fiction, de dystopie ou d’uchronie, la première partie du premier tome est consacrée à la mise en place de ce monde à l’envers dont il faut décrire les rouages sociaux et culturels pour fournir des clés de lecture au jeune destinataire. Il s’agit certes de retenir son attention en le confrontant à une forme d’« estrangement cognitif », mais il n’aura pas vraiment affaire au « novum 13 » ni à la « xéno-encyclopédie 14 » qui caractérisent la peinture des univers de fiction dans les littératures de l’imaginaire, car il lui faut au premier chef identifier dans le miroir tendu les protagonistes et les tensions à l’œuvre dans le système de l’esclavage. La conversion des termes et des arguments s’effectuera spontanément une fois saisi le principe de l’inversion. Par exemple, dans la mesure où la périphrase « les Cornes d’ivoire » désigne les Blancs, les négriers deviennent « les ivoiriers ». Dès le premier chapitre, le contremaître traite les esclaves blancs de « Faces de Craie » (10) et de « Têtes de Lune » (11), s’exclame « A-t-on jamais vu plus fainéant que cette blanchaille » (12) et se plaint de « l’odeur de charogne de [leur] sueur » (14). Pour les maîtres, les Blancs ne sont « guère que des animaux doués de parole » (18) et ils « se reproduisent comme des termites » (144). Les critères esthétiques sont inversés : Mari admire « la beauté [d’un] personnage à la peau noire et aux reflets bleutés » (15) ; des enfants esclaves sont brûlés par le soleil pour avoir tenté de noircir leur peau (67). Une fois posée la grille de lecture de l’inversion des couleurs et des rôles, ce sont donc les Blancs qui subissent non seulement le travail forcé et les châtiments mais aussi l’aliénation et le déni de condition humaine : « Ils ne savaient rien. Ni d’où ils venaient, ni où ils étaient. Ils n’avaient plus de langue, plus de souvenirs, plus de culture. Quelques légendes absurdes qu’ils écoutaient comme s’il s’agissait de la vérité vraie, quelques chansons dont ils articulaient les syllabes sans saisir ce qu’elles signifiaient… rien de plus » (48). Ils trouvent une échappatoire dans ces bribes de chants anciens aux paroles déformées par les aléas de la transmission orale – Aux marches du palais, O gué vive la rose, Ave Maria – et ils se réfugient dans leurs « superstitions », en particulier leur adoration d’une croix de bois. Les différents paramètres de la situation d’esclavage et de la relation entre maître et esclave sont convoqués : la distinction établie entre « esclaves de maison » et « esclaves des champs », l’interdit fait aux esclaves d’accéder à la lecture et à l’écriture, vecteurs d’émancipation, la mainmise des maîtres sur le corps des femmes esclaves, à l’origine du métissage des populations, ou encore le marronnage de ceux qui parviennent à s’évader. Se dessine en filigrane dans ce miroir une histoire de l’esclavage avec l’établissement de Comptoirs dans les territoires du nord, la capture des Blancs transportés jusqu’en Afirik dans des bateaux spécialement affrétés, leur vente aux planteurs qui exploitent leur force de travail, mais aussi leurs tentatives d’évasion grâce à un réseau abolitionniste clandestin qui les aide à gagner le sud de l’Afirik où se trouve un pays, le Siidafirik, dans lequel ils seront libres. À partir de ce dernier exemple, pour lequel le lecteur averti opère naturellement le rétablissement des données et retrouve l’équivalent de l’Underground Railway américain qui aida les esclaves du sud à atteindre les terres libres du Canada 15, on peut se demander dans quelle mesure le jeune destinataire moins informé sur l’histoire de l’esclavage se trouve capable d’accéder au mécanisme uchronique. Tel est le défi posé à l’auteur qui écrit pour la jeunesse et qui ambitionne de lui donner accès à un jeu de lettré aussi nourrissant que divertissant.

 

Séductions et enjeux du récit contrefactuel pour la jeunesse

Dans la mesure où les fascinantes singularités de son univers diégétique invitent à réfléchir sur l’histoire, le genre uchronique répond parfaitement à la double contrainte du livre de jeunesse qui vise dans le même temps à divertir et à enseigner. Éric Henriet formule le même constat à propos de l’uchronie dès qu’elle entend s’inscrire dans le domaine littéraire :

 

[…] une fois les prémisses de l’uchronie choisies avec soin, il faut que le romancier effectue son travail, c’est-à-dire développe une intrigue romanesque avec des personnages intéressants qui peuvent être ou non historiques Et le roman uchronique de devenir polar, chronique, roman sentimental, roman d’espionnage, thriller ou tout autre forme qui a vocation à se lire et à se vendre  16.

 

Rompu aux stratégies accrocheuses du livre de jeunesse, Lorris Murail veille à répondre à ces deux exigences : tout en construisant un édifice uchronique cohérent, il lui donne vie en s’attachant au destin singulier d’une protagoniste propre à captiver le lecteur qui tend à s’identifier à elle. Aussi la figure de Mari est-elle constituée en véritable héroïne. Omniprésente, elle parcourt les mondes, endure les violences, affronte les dangers au fil d’une trajectoire hautement romanesque et mouvementée, depuis le prologue où son père lui montre l’étoile du Nord en lui prédisant un destin hors normes jusqu’à la scène finale où elle revient à son point de départ, en Afirik, porteuse d’un espoir de liberté pour les siens. Alors qu’au début de la série elle appartient à la classe dominée, elle suit un itinéraire ascendant, à la manière d’un personnage de conte, en surmontant des épreuves qualifiantes : il s’agit de grandir, d’apprendre, de se former. À plusieurs reprises, Mari est désignée comme élue, chargée d’une mission et promise à un destin d’exception, d’après la prédiction d’une ancienne de la plantation (83) puis celle d’une sorcière du Septentrion (II, 260). À partir de cette figure, Les Cornes d’ivoire recoupe le schéma de nombre de séries – relevant de la fantasy ou de la dystopie – centrées sur un personnage féminin cristallisant les espoirs de tout un peuple et destiné à sauver le monde – telles Lyra de La Croisée des mondes ou Katniss des Hunger games. Isabelle Smadja étudie dans Le Temps des filles 17 l’avènement de ces héroïnes qui pourrait aussi être envisagé sous l’angle uchronique : et si ces filles puissantes – au moins en littérature – prenaient en main la destinée du monde ? Lors de son voyage dans le Septentrion, Mari est comparée à une figure historique dans laquelle on reconnaît sans peine une certaine petite bergère lorraine 18, occasion pour Lorris Murail de glisser l’une des « figures de style classiquement utilisées par les uchronistes » et qui contribuent au charme des récits contrefactuels, le « clin d’œil au lecteur 19 ». Ses compagnons de voyage invitent Mari à regarder une gravure sur laquelle est représenté un personnage qu’elle prend d’abord pour un homme :

 

Les cheveux courts, qui dépassaient à peine sous un casque. Elle portait une armure de métal. – Un soldat ? supposa-t-elle. – Oui. Une guerrière intrépide. C’était il y a longtemps. Notre terre, déjà, était soumise, occupée par des envahisseurs. Elle l’a libérée. – Je ne pense pas être une guerrière. Pas comme elle. – Elle n’était pas née pour cela. Mais elle a reçu des signes, comme toi. Elle n’a pas choisi son destin. Il lui a été dicté. (II, 292)

 

Pour mettre en mouvement son héroïne, Lorris Murail réunit tous les ingrédients d’un page-turner au rythme soutenu, qui brasse les ingrédients du roman d’aventures, du roman d’amour et de la quête initiatique. Comme dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Mari est toujours en route et emprunte les différents modes de déplacement en vigueur pour parcourir pays et continents. Après avoir découvert le Septentrion et le Nord de l’Afirik, elle boucle la boucle pour rejoindre, au terme du voyage, la plantation de son enfance : l’ancienne esclave enrichie de son expérience a conquis « la confiance des Afirikains […] si difficile à gagner pour une Corne d’ivoire » (III, 398), changé de statut et, ultime renversement, se trouve promue « maîtresse » des lieux à la demande de la jeune héritière noire qui la désigne comme sa tutrice. Incontournables composantes de l’attractivité de la série pour le lecteur adolescent, ces aventures débridées et ce destin spectaculaire ne s’inscrivent pas moins dans la trame d’une uchronie dont les modalités et les enjeux portent à réfléchir sur l’histoire. Si l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, ici, la proposition alternative qui pourrait avoir vertu réparatrice ne dessine pas pour autant un monde meilleur : quel que soit l’esclave ou le maître, leurs relations sont les mêmes puisqu’elles se fondent sur l’exploitation, le mépris, la brutalité, les abus, ce qui met Lorris Murail au défi de brosser néanmoins un tableau inscrit dans une perspective pédagogique pour mieux faire comprendre une page d’histoire qui éclaire les tenants et les aboutissants du système esclavagiste.

L’intérêt pédagogique du recours à l’uchronie est affirmé dès la première occurrence du genre, Uchronie de Charles Renouvier en 1857, comme le rappelle Ugo Bellagamba à propos du « rôle-clef de l’instituteur [pour] enseigner le catéchisme républicain, en remplaçant le sacré religieux par la sacralisation des vertus républicaines 20. » Lorsqu’ils proposent des ateliers de réflexion sur l’uchronie, Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou se disent intéressés par trois de ses aspects : « son caractère réflexif fondé sur une comparaison, sa dimension pédagogique qui invite le lecteur à remobiliser ses connaissances pour repenser des enchaînements logiques et formuler des interprétations, et enfin sa capacité à susciter et structurer un débat collectif 21. » Laurent Bazin précise que cette visée pédagogique se note a fortiori dans le cadre du livre de jeunesse :

 

[…] l’uchronie a des valeurs pédagogiques réelles, qui permettent non seulement de sensibiliser les jeunes générations à des périodes cruciales mais encore de leur faire appréhender de façon originale les notions complexes d’Histoire partagée ou encore d’imaginaire collectif. 

[…] L’étude de telles uchronies constitue une sensibilisation puissante à l’histoire des idées dans la mesure où la comparaison de parti-pris idéologiques décalés permet de décentrer le regard selon les époques, les conceptions du monde et les aires géoculturelles.

[…] À mi-chemin de l’expérimentation scientifique en laboratoire et de la métaphysique des univers parallèles, l’uchronie est par excellence le mode d’être du possible et, à ce titre, constitue un terrain pédagogique privilégié  22.

 

Substituant une histoire alternative à celle qui est transmise par l’enseignement, l’uchronie implique à la fois une culture historique et une prise de recul pour mettre en regard des trames divergentes. En bousculant les données acquises et la démarche traditionnelle de transmission, elle dérange les modes de pensée acquis et porte à réfléchir pour appréhender un matériau inédit qui révèle la complexité du monde. Ce mode de communication non linéaire, qui vise à rendre le lecteur actif, se nourrit des argumentaires développés par les différents protagonistes. Par exemple, l’ingénieur Biramay Panda tient des propos progressistes qui ne se fondent pas seulement sur les valeurs humanistes mais sur une approche pragmatiste de l’esclavage :

 

Je suis contre l’esclavage car j’estime que c’est un frein au progrès. […] Nous pourrions très bien former la main d’œuvre blanche à des tâches plus nobles. Beaucoup sont moins sots qu’ils ne le paraissent. Mais tant que cette force humaine ne nous coûte rien ou presque, nous nous contentons de faire couler leur sueur. Eh bien, j’estime que cela bride l’ingéniosité de nos inventeurs… à moins que cela ne soit l’inventivité de nos ingénieurs. Le jour où nous renoncerons à exploiter les muscles de nos serviteurs sera un grand jour pour la science et la technique. (146-147)

 

Lorsqu’il revient sur l’histoire de l’esclavage, l’ingénieur l’envisage sous l’angle d’une colonisation : « au lieu d’aller chercher au Septentrion des dizaines de milliers d’esclaves, nous aurions été mieux inspirés d’envoyer dans ton pays des sages capables de convertir ces peuplades à la civilisation » (338). Le discours qu’il prononce lors de son expédition dans les pays du nord, bien qu’il se défende de tout objectif de conquête, mêle des arguments colonisateurs aux propos humanistes et scientifiques : « seuls doivent nous guider le respect de l’autre et la passion du savoir. Nous sommes venus là pour apporter un peu de culture dans ces lieux assombris par le malheur, mais aussi pour mettre en lumière les richesses du Sud au profit de ceux, hélas bien nombreux, qui les ignorent » (II, 123). Mari adopte en revanche spontanément une attitude empathique face à la déréliction des Blancs dont la description n’a rien à envier à celle des paysans par La Bruyère. À Biramay Penda qui déclare « Nous n’avons pas les moyens de soulager toute la misère du monde », elle répond : « Pourquoi sont-ils si pauvres, si démunis, ces gens ? N’est-ce pas parce qu’on pille leur terre et qu’on a asservi leurs ancêtres au lieu de leur venir en aide ? Ma terre, mes ancêtres. » (II 131).

Cependant, la découverte des avancées techniques accomplies par les Blancs plusieurs siècles avant que les Noirs ne découvrent le Septentrion, plonge l’ingénieur dans la perplexité :

 

N’étaient-ils pas plus avancés que nous ne l’étions nous-mêmes à cette époque ? Qu’avons-nous fait ? […] Avec leurs catérales, leurs peintures, leurs sculptures, leurs livres magiques… et tout ce que nous ignorons encore. […] Il existait ici l’embryon d’une civilisation qui aurait pu être brillante. Au lieu de l’aider, nous l’avons étouffée. […] Comme nous avons été injustes […] (II 379-380)

 

Ces différentes réflexions poussent à mettre en perspective la fiction relatée par Lorris Murail et l’histoire des grandes découvertes ; elles rejoignent le propos de Montaigne qui dénonce l’ethnocentrisme des Occidentaux dans le chapitre « Des Cannibales ». Un autre personnage masculin joue un rôle important auprès de Mari, l’ancien esclave lettré, Éloi, que Biramay Penda a chargé de traduire les écrits de Leonardo. Formé par son ancien maître à déchiffrer « les écritures barbares », il est parvenu « à distinguer le franche, le spagne, le portugue, l’itale… » et il a « compris le principal. Que nos peuples avaient une histoire et une mémoire » (II 55-56). Pétri de culture, il apprend à lire à Mari et lui parle du monde en termes de tolérance et de relativité tant en ce qui concerne les races et les classes sociales que les orientations sexuelles ou les pratiques religieuses. La religion joue un rôle important dans la trilogie, reflet de celui qu’elle a tenu dans l’histoire en tant que ferment des conflits. Quand les Maures déferlent sur la Kassamansa, les « indigènes » du Septentrion sont enrôlés pour défendre le pays (II 427), et c’est leur armée, « la force blanche » qui parviendra à le délivrer (III, 358). Héritiers du christianisme dont on voit la marque dans une onomastique orthographiquement simplifiée (Mari, Ani, Toma, Jan, Luc), les Blancs sont attachés à leurs grigris – croix et médailles – et à leurs prières. Les Noirs sont polythéistes et les Maures se réclament d’un dieu exigeant et guerrier. Le Maure que Mari rencontre dans le premier volume s’indigne devant sa vision du monde et son propos fait écho à l’histoire de l’islamisation de l’Afrique que Maryse Condé raconte dans Ségou 23 : il brandit « son livre sacré » et prophétise : « Voilà pourquoi nous reviendrons. Nous serons des milliers, avec des fusils et des sabres, et nous couperons la langue de tous les menteurs. Un jour, il n’y aura plus que des croyants sur cette terre » (210).

Il arrive parfois que les éléments historiques qui renvoient à l’histoire de l’esclavage fassent place à des allusions à la société contemporaine, et que le temps de l’aventure rejoigne celui de l’écriture. Ces allusions se multiplient dans le dernier volume, lorsque l’esprit critique de Mari, plus acéré, lui fait porter un regard averti sur les Afirikains en considérant la question de l’esclavage sous l’angle d’une problématique non seulement raciale mais aussi sociale. Par exemple, lorsque Mari est confrontée à une logeuse raciste qui s’inquiète de l’évolution de la société et redoute moins les Maures que les Blancs : « On sera plus chez soi. On recevra plus qui on veut. On en aura partout, des Blancs, des Gris, des Jaunes, des Rouges, et si y a des Verts quelque part, on aura des Verts. […] Il me le disait, mon père. Fallait pas les faire venir. Tu mets deux rats dans ton mil et après tu t’étonnes d’en avoir toute une colonie ? » (III 120-121).

 

Parmi les six raisons qui, pour Érik Henriet, incitent à écrire une uchronie, la trilogie Les Cornes d’ivoire relève sans doute du « deuxième cas […] constitué par les textes de fiction ayant pour but de faire passer au lecteur un message à simple vocation pédagogique ou dans l’optique d’alerter, voire d’alarmer sur un danger potentiel24. » En l’occurrence, les deux arguments s’avèrent pertinents, d’une part en raison de la visée pédagogique inhérente à la littérature de jeunesse, d’autre part pour aborder une page d’histoire douloureuse, toujours envisagée comme question sensible aux incidences multiples sur la société contemporaine 25. Pour sensibiliser le lecteur adolescent à ces problématiques cruciales, Lorris Murail sait qu’il doit le séduire, le dépayser, éveiller sa curiosité, aussi propose-t-il une fresque ambitieuse, déployée sur deux continents, une aventure humaine pleine de risques et des personnages attachants. Dans le même temps, il s’agit de répondre à la mission éducative du livre de jeunesse. Par sa position singulière entre histoire réelle et fiction, l’uchronie met en exergue les points de rupture et de convergence qui permettent d’interroger l’histoire autrement. De plus, le tableau du monde alternatif présenté répond à une visée axiologique exigeante : il invite à la tolérance, valorise le savoir et rappelle que tous les hommes sont égaux. Ce que disait déjà le prière d’insérer de Blanche-Ébène – le premier roman sur l’esclavage de Lorris Murail, dont l’héroïne éponyme était une jeune femme albinos – : « Blancs et Noirs, nous sommes tous blancs comme l’ébène et noirs comme la neige. Il n’y a pas de races, il n’y a que des caractères. »

 

 

 

 

  1. Lorris Murail, Les Cornes d’ivoire, I Afirik. Petite sœur blanche (513 p.), II Septentrion. La ballade du continent perdu, (478 p.), III Mauretania. Celle qui lève le vent (408 p.), Paris, Pocket jeunesse, 2011, 2012 et 2014.
  2. Laurent Bazin et Philippe Clermont, « Des dieux qui joueraient aux dés : églises et métaphysiques dans l’uchronie contemporaine » dans Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay et al. (dir.), Les dieux cachés de la science-fiction française et francophone (1950- 2010), Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, « Eidôlon » 111, 2014, p. 208 (p. 202-212).
  3. Malorie Blackman, Entre chiens et loups, trad. Amélie Sam, Toulouse, Milan, 2005 [Noughts and Crosses, 2001], suivi chez le même éditeur de La couleur de la haine, Le choix d’aimer, Le retour de l’aube et Entre les lignes.
  4. Natacha Vas-Deyres et Lauric Guillaud, « Avant-propos » de L’imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, « Eidôlon » 91, 2011, p. 7.
  5. Janet Lunn, Le passage secret, trad. Martine Delattre, Flammarion, 1987 [The Root Cellar, 1981].
  6. Delia Sherman, Le Labyrinthe vers la liberté, trad. Michèle Nikly, Paris, Helium, 2014 (The Freedom Maze., 2011).
  7. Voir la définition de l’hétérochronie dans Brenda Dunn-Lardeau, Le Voyage imaginaire dans le temps : du récit médiéval au roman postmoderne, Grenoble, Université Stendhal, ELLUG, 2009, p. 6.
  8. En 2007, Flammarion lance une collection pour adolescents sous le titre « Ukronie » (7 titres entre 2007 et 2011).
  9. Laurent Bazin, « Devoir de mémoire, pouvoir de l’imaginaire : propédeutique de l’uchronie » dans Jean-Louis Dumortier, Veronica Granata, Philippe Raxhon, Julien Van Beveren (dir.), Devoir de mémoire et pouvoir des fictions, Namur, Presses universitaires de Namur, 2015, p. 189 (185-200).
  10. Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Écrire ensemble l’histoire. Retour d’expérimentation contrefactuelle », Écrire l’histoire, n° 12 – automne 2013, p. 121 (119-132)
  11. Pour ne pas multiplier les notes, nous indiquons entre parenthèses les numéros des pages citées, précédés de II et III pour les tomes 2 et 3 de la trilogie.
  12. En tant qu’inventeur de machines, Léonard de Vinci s’impose comme personnage parfaitement représentatif pour le genre du steampunk : voir la BD d’Erik Svane (scénario) et Dan Greenberg (ill.), Général Leonardo, I Au service du Vatican, II Croisade vers la Terre sainte, Genève, Paquet, 2006 et 2007.
  13. Irène Langlet, La Science-fiction Lecture et poétique d’un genre littéraire, Paris, Armand Colin, « U », 2006.
  14. Richard Saint-Gelais, L’Empire du pseudo. Modernités de la science-fiction, Québec, éds Nota Bene, « Littératures », 1999.
  15. Le roman de Ben H. Winters, Underground airlines (trad. Éric Holstein, Chambéry, Actusf, 2018) est une uchronie fondée sur ce thème à partir de l’hypothèse que quatre états américains n’ont pas aboli l’esclavage.
  16. Éric B. Henriet, L’uchronie, Paris, Kliencksieck, « 50 questions », 2009, p. 51.
  17. Isabelle Smadja, Le Temps des filles, Paris, Presses universitaires de France, 2004.
  18. Voir la 27e question posée par Éric Henriet : « Moyen Âge : fallait-il brûler Jeanne d’Arc » ?, personnage symbolique « et les uchronistes aiment bien les symboles », L’uchronie, op. cit., p. 120.
  19. Éric B. Henriet, L’uchronie, op. cit.., p. 43.
  20. Ugo Bellagamba, « L’instrumentalisation de l’histoire dans la pensée politique de Charles Renouvier » (2006), cité par Éric B. Henriet, dans L’uchronie, op. cit., p. 21.
  21. Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, « Écrire ensemble l’histoire. Retour d’expérimentation contrefactuelle », 2013, op. cit., p. 120.
  22. Laurent Bazin, « Devoir de mémoire, pouvoir de l’imaginaire : propédeutique de l’uchronie », 2015, op. cit., p. 185, 191 et 192.
  23. 22 Maryse Condé, Ségou Les Murailles de terre et Ségou La Terre en miettes, Paris, Robert Laffont, 1984 et 1985.
  24. Érik B. Henriet, L’uchronie, op. cit., p. 198.
  25. Voir Pap Ndiaye, La condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008.