Le zombie à l’ère de la reproduction en série
Notre objectif est de montrer quelle est la portée métaphorique des fictions horrifiques, en nous appuyant notamment sur la figure du zombie. Sa démultiplication sur de nombreux supports de diffusion et de réception a contribué à sa popularité. Il est représentatif d’une société de consommation dans laquelle tout peut être soumis à une reproduction en série. Walter Benjamin a bien montré comment les procédés techniques de reproductibilité ont favorisé la duplication à l’infini des œuvres d’art, ce qui rend possible selon lui « leur existence en masse 1 ».
Nous verrons d’abord comment il s’est imposé au cours du XXe siècle comme une figure incontournable du cinéma d’horreur. Dans la mesure où plus rien n’échappe à la reproduction, à une facilité et une rapidité de diffusion et de réception, il est normal que le zombie enfermé lui-même dans un processus de répétition du même devienne une figure métaphorique privilégiée. Il s’inscrit dans un univers médiatique qui, en exploitant la démesure et l’excès de l’apocalypse zombie, parvient à la banaliser. Notre analyse nous permettra ensuite de montrer que ces fictions horrifiques, en entrant en résonance avec de nombreuses analyses prédisant une catastrophe à venir, traitent de manière frontale ces anticipations du désastre. Le virus dont le zombie est porteur et qu’il propage transforme l’humanité en créatures mues par une pulsion irrépressible de dévoration. Les zombies représentent une humanité prédatrice dépossédée d’elle-même, face à des groupes de survivants incapables de coopérer entre eux. Nous montrerons alors que le comportement des zombies et des survivants permet à ces fictions d’aborder de manière didactique les causes de cette situation catastrophique. L’avidité insatiable des zombies, l’uniformisation du monde qui découle de leur connexion virale et la rivalité qui oppose les survivants sont autant de moyens narratifs d’illustrer l’accélération de la catastrophe.
L’argumentation sur laquelle ces œuvres horrifiques reposent permet de rendre compte des dangers que représente une humanité désubjectivisée, isolée dans un collectif dominé par les mêmes pulsions de consommation et de destruction. Le comportement des zombies comme des survivants sert d’indicateur de ce contre quoi il faudrait se prémunir avant que le pire n’advienne. Ce qui rejoint l’analyse des mécanismes des écofictions faite par Christian Chelebourg. Selon lui, les écofictions engloberaient « l’ensemble des discours qui font appel à l’invention narrative pour diffuser le message écologique 2. »
Le zombie, un mythe pour notre temps
Le zombie, en ces premières années du XXIe siècle, est devenu une figure centrale du cinéma d’horreur. Il appartient également au registre des films catastrophes et post-apocalyptiques où il s’impose comme une figure archétypale de la fin d’un monde. Le surgissement du mort-vivant sur nos écrans n’est pas un phénomène nouveau car dès 1932, avec White Zombie de Victor Halperin, le cinéma va exploiter ce thème. Le cinéma a installé dans l’imaginaire collectif la présence d’un monstre décérébré et apathique mais riche de multiples facettes qui en ont complexifié la représentation. Comme le rappelle Jean-Bruno Renard, parce qu’ils sont des « formes vides, des "signifiants flottants" pour reprendre l’expression que Lévi-Strauss emploie à propos du mana, les monstres peuvent accueillir des signifiés divers et successifs 3. » Le zombie a été forgé par de multiples influences au cours de ses premières décennies d’existence au cinéma. Elles ont permis de mettre en place des repères visuels, des codes de comportement qui ont progressivement assuré son autonomie.
Le zombie s’est progressivement imposé dans l’imaginaire cinématographique comme un être hybride, un croisement d’esclave et de robot. Il apparaît, de manière plus spécifique, sous la forme d’une machine à tuer mise sous le contrôle d’une puissance ennemie. De nombreuses œuvres de fiction ont alors contribué à construire l’image d’un zombie abruti, sans émotion, victime du pouvoir d’un sorcier puis d’un savant fou ou d’un chef de guerre. Ces représentations révèlent les obsessions de cette époque liées aux expérimentations sur le cerveau qui auraient été pratiquées par la CIA et révélées par la commission Rockfeller en 1975 4. La crainte d’une guerre nucléaire alimente également un climat d’inquiétude dont de nombreux films de cette période témoignent. Dans une ère dominée par un climat de suspicion entretenu entre les USA et l’URSS, par la mise au jour de la nature totalitaire des régimes stalinien et maoïste, le zombie agit dans les marges des mentalités collectives. Il devient le représentant monstrueux d’une époque obsédée par le lavage de cerveau, par l’uniformisation des masses et par le péril atomique.
Le roman Je suis une légende 5 de Richard Matheson a inspiré cette tradition d’un mort revenu à la vie, infecté par une épidémie d’origine indéterminée, qui se nourrit du sang et de la chair des vivants. À la différence des zombies d’inspiration haïtienne, leur état n’est plus magique ni diabolique puisqu’il provient d’un agent pathogène. Ce roman va inspirer toute la trame des œuvres futures qui s’inscriront dans cette veine et qui, à partir d’elle, ont irrigué les imaginaires du zombie et ce, dès La Nuit des morts-vivants, réalisé en 1968 par George A. Romero. Celui-ci reconnaît qu’il s’est inspiré du livre de Richard Matheson à qui il aurait emprunté l’idée de départ 6. Ce film, de toute évidence, a renouvelé le genre des films de zombies. Si la dimension apocalyptique ou post-apocalyptique n’est pas encore présente dans ce long métrage, à la différence du roman de Matheson, puisque les forces de l’ordre parviennent à reprendre le contrôle de la situation, celle-ci va s’affirmer dans ses films suivants.
Le XXIe siècle a vu se renforcer et se normaliser le personnage du zombie au cinéma, depuis Resident Evil de Paul W. S. Anderson en 2002, adapté d’un jeu vidéo, et 28 jours plus tard de Danny Boyle en 2002, qui ont relancé sa popularité. Sa présence sur les écrans et sur de nombreux autres supports le consacre désormais comme un monstre incontournable de la culture populaire. À ce sujet, Jovanka Vuckovic écrit : « En dépit de la grande popularité des pulps, ce n’est qu’en apparaissant sur grand écran que le zombie s’est solidement ancré dans l’inconscient collectif, avant d’entamer sa véritable évolution en tant que créature mythique 7. » Gilles Deleuze et Félix Guattari considèrent d’ailleurs dès 1972 que dans nos sociétés déshumanisées, « le seul mythe moderne, c’est celui des zombis 8. »
La portée métaphorique du zombie explique cette popularité et sa mise en spectacle dans de nombreuses œuvres filmiques, télévisuelles ou vidéoludiques. Il est représentatif des nombreuses inquiétudes communes à nos sociétés et s’impose comme un monstre de la mondialisation par les conséquences globales de ses actions. Georges Atallah insiste sur la nécessité d’interpréter ce que les monstres signifient pour comprendre certaines facettes de notre humanité. Car selon lui, « il y a, dans l’homme, quelque chose qui peut être signifié par le monstre 9. » Indépendamment du fait qu’il soit devenu sujet de spectacle dans un grand nombre de productions, le zombie, en servant de métaphore pour un monde disloqué, nous renvoie à notre propre déshumanisation. Qu’il serve de prétexte à un spectacle gore, sanguinolent, grotesque ou jubilatoire, le zombie alimente nos cauchemars et ouvre une voie d’accès à nos peurs les plus intimes.
En se démultipliant à l’infini, le zombie est opératoire dans des œuvres sérielles qui en font le témoin de la valeur d’exposition dans laquelle Walter Benjamin a vu le nouveau mode de réception de l’art 10. La facilité d’accès aux images par l’intermédiaire des nouveaux moyens de diffusion tels que les chaînes de télévision ou les plateformes de streaming est une caractéristique de notre culture médiatique. Comme le remarque Matthieu Letourneux, le développement de ces pratiques « définit notre appréhension du monde, elle accompagne l’essor d’une culture de consommation, puisqu’elle impose des discours qui circulent sur des supports commercialisés 11. » Le but étant d’atteindre le plus large public possible. Le zombie peut être pensé comme un instrument mis au service de ces industries culturelles et de leur logique commerciale mais aussi comme le symbole de l’appétit insatiable qui consume nos sociétés. La banalisation de l’apocalypse zombie due à sa facilité de diffusion sur les plateformes de VOD n’ôte pas au zombie sa puissance expressive. Et ce, indépendamment des logiques commerciales qui se partagent le même univers fictionnel. Il est parvenu à s’imposer comme une figure horrifique accélérant de manière ironique l’état de décomposition du monde.
Une anticipation du désastre
Les thèmes de l’infection et du cannibalisme ont fait dériver le zombie vers les thématiques de la pandémie et de l’effondrement. En menaçant l’humanité d’extinction, il devient un monstre associé à l’archétype universel de la fin du monde. Le cannibalisme provoqué par un virus inconnu devient l’arme ultime qui retourne l’humanité contre elle-même. Le zombie cannibale purge le milieu naturel d’une espèce agressive et destructrice. Ces actes de cannibalisme déréglé ne sont ni ritualisés, ni codifiés car le mort-vivant obéit à un instinct de dévoration dépourvu de toute forme de conscience. Le zombie anthropophage, qui « relève du degré zéro de la manducation » car « il ne s’associe à aucune symbolique et ne relève d’aucune médiation sociale et culturelle 12 », produit une humanité cannibale. Le retour au cru marque la déchéance du zombie au stade animal et amplifie la chute d’une humanité dénaturée, face à une nature vengeresse qui reprend ses droits.
Le nouvel ordre instauré par cette mécanique de la contamination ne contient pas les conditions de sa conservation ni de sa reproduction. Ce processus ne peut se révéler sur le long terme que sous l’angle de son caractère insoutenable, les zombies ne pouvant assurer la durabilité de leurs ressources. Les zombies donnent l’exemple de ce type de comportement irrationnel, fait d’agressivité et de prédation. Leur unique motivation est la consommation exponentielle de ressources, en l’occurrence humaines donc naturelles, qui ne sont pas inépuisables. Le zombie prédateur crée un climat d’insécurité systémique mais ne profite en rien de ce qu’il absorbe. Le corps des humains qu’il déchiquette, qu’il éviscère et dont il répand les organes internes ne lui apporte aucune satiété. Il renvoie à nos sociétés d’abondance, conditionnées par des désirs compulsifs de consommation de biens, de diffusion d’images et de messages. L’auto-dévoration du monde par les zombies représente de manière fictive, ironique et horrifique l’état de nos sociétés d’abondance. Elles s’appuient sur des substances non renouvelables qu’elles extraient, transforment, produisent, consomment et accumulent sous la forme de déchets. Ceci donne lieu à la construction d’un imaginaire de la survie s’inscrivant dans un horizon culturel marqué par des références obsessionnelles aux thèmes du dérèglement, du déséquilibre et de la précarité. Ils sont représentatifs d’un monde dans lequel rien n’est fait pour durer car tout n’est pas renouvelable.
À l’image des réseaux informatiques qui dévorent le monde, le zombie est porteur de sens pour un public capable de reconnaître en lui les systèmes d’oppression et les dispositifs hypnotiques, qu’ils soient religieux, politiques ou numériques. Comme l’écrit François Cusset, « Avec la "sauvagerie" nouvelle du délire productiviste et de l’autovalorisation consumériste, on touche aux circuits sociaux et psychiques majeurs de la violence contemporaine 13. » C’est un monstre dont la laideur et l’abjection sont les signes d’identification. Son aspect grotesque, qui prête à rire, est contredit par la violence de ses attaques, laquelle fait naître un sentiment de répulsion face aux scènes de cannibalisme qui permettent l’exhibition d’entrailles, d’organes et de cervelles. Il éviscère les corps, les déchiquette et dans une débauche de sang, fait de chacun de ses repas un véritable carnage. Le festin cannibale, grâce auquel ces films assurent des scènes conformes au cinéma gore, renvoie de manière symbolique au déclin de notre humanité. Les zombies, connectés entre eux de manière virale mais isolés, portent atteinte à la singularité de chaque humain qu’ils infectent. Dans un monde dominé par les zombies, la différence est annulée. Les zombies composent une collectivité désubjectivisée et tendent inexorablement à assimiler l’altérité. L’homme déchoit, en masse, au stade du mort-vivant et perd toute conscience de son individualité.
Par son aptitude à se reproduire en masse, le zombie est en adéquation avec les imaginaires collectifs de notre époque, conditionnés par le caractère répétitif des productions culturelles. Les hordes et les meutes formées par les zombies sèment l’indifférenciation et créent un paysage dominé par la multitude. Selon René Girard, l’effondrement des institutions « efface ou télescope les différences hiérarchiques et fonctionnelles, conférant à toutes choses un aspect simultanément monotone et monstrueux 14. » Le zombie peut être n’importe qui, dans n’importe quel pays, de n’importe quel milieu et de tout âge. C’est un monstre qui recueille, rassemble et nivelle toutes les différences. L’attroupement des zombies en un même lieu est facteur de panique et crée un état de terreur, accentué par leur uniformisation et leur progression incontrôlable. Le fait que les zombies soient en nombre toujours croissant rend le danger omniprésent et leur attribue un pouvoir de mort permanent qui est à l’origine de ce qui, pour Éric Dufour, est le propre du cinéma d’horreur « une situation bloquée de laquelle on ne peut pas sortir 15. » Cela fait de ces récits horrifiques des histoires sans fin. Elles sont sans fin à l’image des menaces qui peuvent compromettre notre avenir.
Nous voyons à l’œuvre, à travers les trois dimensions qui caractérisent ce monstre – l’extrême, la dérision, la désesthétisation –, le style d’une époque. Il pousse jusqu’à l’excès, le choc des images qui désamorce celui que provoque la vie réelle et ses différentes représentations par le biais des médias d’information. La réception du public peut être, comme l’exprime Bruno Icher, distanciée et jubilatoire : « Plus de quarante ans après George Romero, le zombie redevient le damné de la terre, la force brute et inarrêtable qui fait trembler notre monde à l’agonie. Il était temps 16. » Avec les zombies, nous avons affaire à une créature qui échappe à toute forme de maîtrise. Ni l’armée, ni les scientifiques ne trouvent un moyen d’enrayer l’épidémie ou de contenir l’invasion. Les hordes de zombies qui envahissent les villes désertées et réduites à l’état de ruines transforment le monde en bidonville global. La pénurie et l’insécurité contraignent les survivants à édifier des systèmes de protection, des mécanismes de fuite et des stratégies de défense achevant de plonger le monde dans un état de barbarie. Dans The Walking Dead, le groupe de héros rencontre, au hasard de sa fuite, une communauté de cannibales. Ceux-ci, comme dans La Route 17, font de la consommation de chair humaine un moyen purement utilitaire lié à des nécessités alimentaires. Le zombie déshumanisé et le survivant inhumain sont les deux modes d’être que ces films développent. Le déséquilibre créé par cette pandémie fait basculer ce qu’il reste de l’humanité dans l’inhumanité. Les zombies sont les agents réciproques d’un climat d’indifférenciation qui renvoie à « un processus d’uniformisation par réciprocité 18 ». La violence de l’attaque des zombies fait surgir une violence comparable, de la part des survivants, et ces deux formes de violence sont responsables de ce que René Girard appelle « la perte radicale du social lui-même 19 ».
Une accélération de la catastrophe
La dangerosité des zombies s’incarne dans un corps que la décomposition ne détruit pas mais qui accélère la décomposition du monde existant. Le virus dont est victime l’humanité entraîne des répercussions mondiales, il est invisible et incontrôlable et gagne toujours en puissance du fait des échanges multiples au sein des sociétés. Ce qui contribue à construire l’image d’une nature imprévisible, étrangère à toute volonté de maîtrise et de domestication qui a marqué la pensée de l’Occident depuis le XVIIe siècle. La nature devient la matrice originelle de laquelle peuvent s’extraire des germes de mort, dès lors que l’humanité en a déséquilibré l’ensemble du fait d’une gestion inconsidérée des ressources naturelles. Le virus en attaquant l’organisme humain et par extension l’organisme social, livre le zombie au pouvoir de la nature qui le transforme en organisme tueur. Le fait que seuls les humains soient contaminés donne la preuve de leur culpabilité. Son lien avec l’épidémie, la contagion, l’inscrit dans un lieu anthropologique qui devient principe de sens pour les spectateurs. Le virus qui détruit l’organisme est un indicateur métaphorique des dangers qui menacent nos sociétés. Celles-ci se sentent en proie à de multiples agressions qui se propagent dans leur alimentation, leur eau, leur atmosphère, leurs ordinateurs. Les bactéries, les radiations, la pollution, les ondes magnétiques, les gaz à effet de serre sont autant de facteurs de risque, amplifiés par de nombreuses analyses relayées par les médias. Catherine Larrère dit du catastrophisme contemporain qu’il « est l’irruption que Gaïa menace de faire inopinément dans nos vies, les condamnant sinon à une destruction immédiate, du moins à une telle réduction des possibles qu’il n’y aura plus de place que pour un lent effondrement de nos existences appauvries 20. » Le zombie est un monstre qui nous fait signe et donne du sens à un monde qui se sent potentiellement menacé par des agents pathogènes, invisibles, incontrôlables mais d’origine humaine.
Ces différentes œuvres nous font envisager un futur perçu sous l’angle de la ruine. Elles mettent en perspective une civilisation moribonde qui accompagne l’effondrement des institutions reconnues, jusqu’alors, comme des facteurs d’ordre et de stabilité. Le fléau qui se propage, par démultiplication du même, entraîne l’évacuation des lieux dans lesquels la mort croît et se développe. Les zombies, comme les survivants, vivent hors-sol, rattachés à aucun lieu et retenus par aucun lien. L’individu isolé est condamné et ne pourra trouver d’issue que dans son affiliation à un groupe, un clan, une tribu, censé le protéger de la sauvagerie d’un monde livré à un état de terreur pure à cause de ce que René Girard appelle « l’éclipse du culturel 21 ». Tout système de protection s’avère inefficace : mur, barricade, forteresse, hôpital, prison, île, ce qui accroît le sentiment d’impuissance de ceux qui ont survécu. Dans le film World War Z, la ville de Jérusalem, perçue pourtant comme un site inviolable, est prise d’assaut par une masse compacte de zombies qui franchissent son mur d’enceinte. Le seul espoir laissé aux survivants d’un ailleurs pacifié et épargné est remis en cause par le caractère mondial de la situation.
L’épidémie devient représentative de sociétés marquées par la multiplication de risques invisibles, irréversibles, dont l’impact est global du fait des interactions sociales. Le pouvoir politique et les autorités scientifiques se révèlent incapables de gérer leurs conséquences. Il devient un symbole pour des sociétés qu’Ulrich Beck définit comme des sociétés du risque. Ces sociétés se posent la question de savoir comment les risques produits par les effets de la modernisation pourraient être limités afin de ne pas rendre impossible, à l’avenir, le processus de modernisation. Celui-ci devient réflexif et se perçoit lui-même comme un problème, d’autant plus que le niveau maximum de sécurité est attendu par tous ceux qui en bénéficient 22. Comme le remarque Dominique Bourg, les changements risquent d’affecter « les conditions mêmes de la possibilité du déploiement des sociétés humaines, et de l’existence de chacun de nous 23. »
Les références auxquelles il se rattache sont celles de sociétés qui s’inquiètent des impasses auxquelles pourraient nous mener notre modèle de développement. Celui-ci est le catalyseur de nombreux maux qui pourraient faire perdre à la Terre son caractère d’habitabilité. Henri-Pierre Castel prédit dans Le Mal qui vient 24 que la pénurie, l’insécurité et l’ensauvagement du monde accompagneront l’effondrement de la civilisation. La dangerosité du zombie ne peut lui être reprochée, du fait de l’inconscience de son état, mais l’instinct de mort dont il est porteur retourne contre lui l’agressivité des survivants. Sa présence en un lieu est un risque de mort et fait naître, de la part des survivants, des réactions sécuritaires. Le zombie est un monstre de la mondialisation faisant ressortir les peurs liées au fantasme de l’invasion. Les extraterrestres, assimilés à des envahisseurs, ont déjà joué ce rôle que le zombie incarne de manière horrifique. Le zombie, figure d’apocalypse, pousse la pensée aux limites de l’humain. Il est un symptôme qui permet de déceler un sentiment de crise, à travers la construction d’un imaginaire de l’extrême et d’un imaginaire de la subversion. C’est dans l’excès de la représentation que peut être décelé le mal, qu’il rend visible, de sociétés qui se perçoivent comme fragilisées.
L’état de décomposition du monde contredit l’idée de croissance, remet en cause la gestion irrationnelle des richesses, des connaissances et des ressources naturelles. Les survivants font l’expérience d’une civilisation qui, malgré les processus de modernisation, n’a pas pu maîtriser le fléau. L’invasion des morts-vivants est à l’origine d’une société éclatée qui perd tous ses repères dans un paysage de villes désertées par les hommes. Tous les lieux d’exercice du pouvoir et du savoir sont désertés et, à travers eux, s’effondrent les symboles de la civilisation qui unissaient de manière symbiotique la modernité technologique, la croissance économique et l’émancipation des peuples. Le film World War Z 25 débute par un enchaînement de flashs télévisés qui énumèrent toutes les agressions commises par l’homme à l’encontre de la planète. Dans The Walking Dead, le dernier scientifique encore vivant du CDC, Centre de Contrôle et de Prévention des Maladies, finit par faire exploser celui-ci 26. Les idéaux et les faux espoirs sont détruits dans un excès jubilatoire, ce qui permettrait au spectateur, selon Maxime Coulombe, de prendre sur notre monde une revanche symbolique. Il écrit : « La fin de l’humanité serait notre revanche, nous n’en serions plus victime, car nous l’aurions, du moins imaginairement, rêvée, souhaitée 27. »
Les morts-vivants, en faisant table-rase du passé, deviennent les acteurs d’un basculement qui initie les survivants à de nouveaux modes d’être ensemble dans un monde disloqué. Celui-ci est à l’image de ces hordes de zombies, eux-mêmes comparables à des pantins grotesques, maladroits et pathétiques. Ces productions entretiennent un état d’esprit selon lequel, face à un enfermement planétaire, seul un nouveau mode d’être ensemble peut être source de vie, ce que confirme dans ces œuvres l’extrême sensibilité accordée aux conflits entre les survivants, qui donnent la preuve que leur opposition peut autant mener à leur destruction que l’invasion des morts-vivants. La mise en spectacle macabre de l’Apocalypse renverrait selon George A. Romero « à un désir de changement 28 ». Le mort-vivant, figure de l’extrême, adhère au réel et exprime l’esprit de notre temps, tiraillé entre une peur panique de l’effondrement et une aspiration au renouveau.
Conclusion
Le zombie est un opérateur mythique donnant forme à un discours explicatif sur l’état de notre monde et sur les dangers qui pèsent sur lui. Les liens de filiation sont tranchés avec les revenants précédents car le zombie ne participe plus d’une culture populaire inspirée par la religion, la magie ou la sorcellerie. Le zombie s’inscrit dans une thématique dominée par un sentiment de crise et par la peur de l’effondrement planétaire. La crise telle qu’elle est perçue serait à la fois écologique, climatique et géopolitique. Les imaginaires sociaux qui se développent dans ce climat de crise sont marqués par des obsessions récurrentes, telles que la perte de contrôle sur les processus naturels, les innovations technologiques, l’accélération de ces processus et le caractère global de leurs effets. Le zombie manifeste par la rapidité de la propagation du virus, par l’effondrement de tous les États et par l’impuissance de la science face à ce fléau, la synergie de toutes les crises dont il devient un symbole. Le déséquilibre environnemental qui pourrait entraîner de nombreuses catastrophes écologiques et humaines, dont l’épidémie fait partie, est au centre de cette hantise.
L’imaginaire s’adapte à chaque époque à laquelle il sert de réservoir de symboles et de mythes. La figure du zombie peut servir de métaphore à la mondialisation et à la globalisation des dérégulations et des échanges qui favorisent la propagation de dangers multiples. Le zombie s’épanouit dans un monde dans lequel l’attachement au progrès, basé sur une croissance illimitée, est remis en cause. Il fait barrage à toute tentative de remise en ordre mais impose un nouvel ordre que seuls les survivants, sans l’aide de l’État, seront obligés d’instaurer. Les imaginaires cinématographiques s’appuient sur des êtres monstrueux et les transforment en êtres emblématiques de peurs et d’obsessions qui marquent chaque période historique. La nôtre est particulièrement sensible à des menaces écologiques, climatiques, technologiques et géopolitiques que les récits cinématographiques ou télévisuels transforment en situations apocalyptiques.
Dans la mesure où sa portée métaphorique est adaptée aux inquiétudes de notre temps, le zombie peut continuer de hanter nos écrans indépendamment de leurs lieux ou moyens de diffusion et de réception. Sa signification symbolique n’a pas été supprimée, ni par l’apparition des techniques numériques ni par le passage de l’écran de cinéma à l’écran global. Sa puissance expressive facilite son utilisation dans de nombreux récits filmiques et télévisuels qui en exploitent son adéquation avec les imaginaires de nos sociétés. L’interprétation qui peut en être faite en restitue la signification pour un public qui, comme le dit Walter Benjamin, « peut jouir de son propre anéantissement comme d’un plaisir esthétique de premier ordre 29. »
- Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Éditions Allia, 2013 [1939], p. 22.
- Christian Chelebourg, Les Écofictions. Mythologies de la fin du monde, Paris, Les Impressions Nouvelles, 2012, p. 11.
- Jean-Bruno Renard, Le Merveilleux : sociologie de l’extraordinaire, Paris, CNRS Éditions, 2011, p. 153.
- Frank Daninos, CIA : une histoire politique 1947 à nos jours, Paris, Éditions Tallandier, 2011 [2007], p. 237-250.
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- Jean-Baptiste Thoret, Politique des zombies : L’Amérique selon George A. Romero, Paris, Ellipses, 2007, p. 153.
- Jovanka Vuckovic, Une histoire illustrée des morts-vivants, Paris, Hoëbeke, 2013, p. 31.
- Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe : capitalisme et schizophrénie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 401.
- Georges Atallah, « S’ouvrir à nos ombres », in Frédéric Jacaud, Universal Monsters, Chambéry, Les Collections de la Maison d’Ailleurs, 2020, p. 8.
- Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, op. cit., p. 38.
- Mathieu Letourneux, Fictions à la chaîne : littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil, 2017, p. 505.
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- François Cusset, Le Déchaînement du monde : logique nouvelle de la violence, Paris, La Découverte, 2018, p. 151.
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- John Hilcoat, La Route, © 2929 Productions, 2009, 111 min.
- René Girard, Le Bouc-émissaire, op. cit., p. 23.
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- Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, op. cit., p. 94.