Les récits polaires : l’héritage de Jack London

Les récits polaires : l’héritage de Jack London

Par SOLBACH Marie-Lou

L’appel de la route est un mouvement sans fin. C’est un chant du départ, un éloge des commencements et des utopies vagabondes, […] 1.

 

Les récits polaires désignent dans cette étude un corpus constitué de récits d’aventuriers-écrivains contemporains, dans le prolongement des « écrivains-voyageurs 2 », en route pour le Grand Nord (et le pôle, son point d’attraction). Dans Aventurier des glaces 3, Nicolas Dubreuil décrit son mode de vie, entre la France et le Nord depuis vingt ans ; Mike Horn se lance le défi de rejoindre le point géographique N°90 du pôle Nord de nuit et sans assistance 4 tandis que Nicolas Vanier raconte ses multiples odyssées dans les terres du Grand Nord 5. Ainsi, découvrons le Nord à leur suite, eux-mêmes s’étant lancés dans le sillon de Jack London, considéré comme l’un de ces path finders, les « ouvreurs de route6 » :

 

Mais étais-je allé vers le Grand Nord pour une autre raison ? […] Je voulais tenter ma chance de converser avec les loups. […] Douze ans de Grand Nord m’ont permis de réaliser une partie de mes rêves dont beaucoup étaient nés de mes lectures de Jack London. Enfant, je m’identifiais à ses trappeurs, à ses Indiens et à ses coureurs de bois  7.

 

Jack London est l’un des pionniers de l’aventure nordique, l’un des modèles antérieurs d’aventuriers qui ont donné envie à de jeunes lecteurs de partir à leur tour ; chacun devenant le maillon d’une chaîne intertextuelle 8. « La littérature de voyage fait en quelque sorte boule de neige 9 », ce qui se vérifie au Nord, cet espace découvert dans la superposition des territoires traversés en quête des passages du Nord-Est/Nord-Ouest 10 (quand l’Europe cherchait avant tout un passage et non un territoire à explorer 11).

Par ailleurs, dès le Moyen-Âge, la métaphore du monde tel un « livre de la nature » se développe, une métaphore s’étant extrapolée géographiquement puisque « le monde pourra apparaître comme le déploiement d’une carte 12 ». Ainsi, le voyageur se déplace simultanément sur la carte du monde et dans l’espace du texte.

 

Il n’est dès lors pas étonnant de constater combien ces deux variantes de la métaphore livre/monde – la projection plane et le répertoire paradigmatique – permettent souvent aux voyageurs de décrire l’origine et l’éveil de leur désir de voyager, comme si parcourir le texte du monde était autorisé par cette prégnance d’un pré-texte  13.

 

Ce pré-texte met en marche le voyageur potentiel, il porte en lui tous les récits de voyage préalablement lus qui engendreraient une matérialisation de l’espace dans son esprit.

 

Les mots, en effet, ne seraient-ils pas les données premières de la rêverie géographique ? [...] Il y en a des milliers. Ils se combinent entre eux et se pensent en nous. Ainsi, enfants, nous en évaluions le mystère et comme les recettes magiques, par eux, nous formulions l’univers  14.

 

Tout comme Jack London avant eux s’était imprégné de romans d’aventure, les récits de ces trois explorateurs transposent le bonheur de la découverte « sur les traces de ... » à un lecteur – initié ou non. La parenté littéraire constitue l’impulsion première du départ vers le loin, l’ailleurs, le froid 15. Ces explorateurs sont partis pour vivre le rêve qu’un autre avait formulé avant eux et répondre à cet appel d’évasion instinctif. Ce point central dans les œuvres du corpus permet de les rapprocher de l’univers littéraire de Jack London en s’attachant à démontrer l’héritage de celui-ci en leur sein, sans négliger leurs spécificités propres. De nombreux points communs subsistent entre les deux, il est opportun de mettre en perspective leurs convergences, tel le portrait de l’aventurier contemporain dont les traits se redéfinissent lorsqu’ils se reflètent sur la banquise. Cet aventurier expérimente l’ivresse de l’aventure – ressentie comme un appel sauvage – qui, bientôt, ne serait peut-être plus qu’un souvenir.

 

L’aventurier polaire

Le concept d’aventurier naît avec la figure archétypale de Bougainville. Ses principales vertus sont attribuées à l’esprit d’aventure, à savoir : l’anticonformisme, l’aptitude au risque, le besoin de liberté et le désir d’explorer 16. Ces attributs font le lien entre les différents explorateurs étudiés : « Aujourd'hui, quand j’associe esprit et aventure, j’entends par là, la recomposition de l’homme éclaté, la réunion en lui de la réflexion et de l’activité, quel que soit le registre d’action dans lequel il s’exprime 17 ». Cet homme éclaté ne serait alors autre que la réunification de l’aventurier actif et l’aventurier passif de Mac Orlan, saisis comme deux entités antithétiques jointes en la personne de l’aventurier polaire qui de voyageur devient écrivain.

La voix qui appelle London au Nord, c’est la fièvre de l’or, cette folie collective ressentie par toute l’Amérique de la fin du XIXe siècle. Il en revient persuadé de la fragilité de l’espèce humaine face à la nature et sa loi impitoyable. Il y apprend les valeurs de la camaraderie et dresse, dans ses romans, le portrait d’hommes qui ne survivent que solidaires ; les trappeurs solitaires sont avalés dans le grand « Silence Blanc 18 ». L’aventurier polaire imite les codes du pionner du Fils du Loup et autres Odyssée du Grand Nord et intègre l’intime à l’aventure. Il ne se lance à l’assaut du Nord qu’accompagné, qu’il s’agisse d’une présence physique (Mike Horn et Borge Ousland partent ensemble, apprenant la cohabitation et le partage comme mode de survie ; Nicolas Dubreuil est initié par un trappeur plus expérimenté, etc. 19) ou d’une présence métaphorique. Les aventuriers de ce corpus, comme synecdoque de leur identité, emportent pour compagnie des effets personnels liés à leur famille : des photographies, des lettres, les skis de Mike Horn portent des dessins de ses filles, Nicolas Vanier par le biais de la caméra emmène le reste du monde avec lui. Ils expriment le besoin de savoir qu’il y aura un retour chez soi, que le voyage en terre polaire n’est que temporaire. Ces récits soulignent que l’explorateur, plus que le voyageur ordinaire, renonce à sa patrie pour en adopter une autre. Nicolas Dubreuil quitte tout pour voyager et choisit de se retrouver sans domicile fixe, mais il est rattrapé par le besoin humain d’avoir un repère, un chez soi, « [son] endroit sur la terre 20 » et de faire partie d’un groupe. Il achète alors une maison dans sa patrie d’adoption et acquiert un pied à terre au Groenland. Peu à peu, il devient partie intégrante de ce pays qu’il a apprivoisé : « Au fil des ans j’ai appris le groenlandais, passé des mois dans les villages Inuit, des semaines à la chasse avec eux. Je les connais, les respecte, les aime, j’espère les comprendre 21 ». Cette attitude est contradictoire avec le concept d’aventure dont l’un des schèmes (le nomadisme) se réactualise, faisant de la perspective de l’enracinement, la quête même de l’aventure. Le renoncement initial est motivé par un exil volontaire – cet Appel de la nature – mais se transforme au fil des années en besoin d’affiliation au monde. Quand London récrée sur son domaine la Maison du loup, il ramène l’aventure dans son quotidien (un échec qui le fait sombrer dans le « Silence Blanc » de l’alcool et de la dépression), alors qu’au contraire les aventuriers polaires portent le quotidien dans l’aventure – seul moyen d’atteindre une stabilité et d’échapper à « la grisaille de la vie quotidienne 22 » sans perdre pied avec le monde. Le retour à la civilisation produit toujours un décalage et pose la question de l’après, soulignant l’insatiabilité des aventuriers à repartir (évitant ainsi le retour). Plus encore, ce besoin d’appartenance à une terre n’annulerait-il pas le nomadisme implicite de la vie de l’aventurier ? Assurément, le nomade contemporain déplace son point d’ancrage du noyau nucléaire de la famille/tribu dans l’affiliation à une terre. Il revient vers le lieu factuel 23 et, de nomade, il devient résident temporaire. Il y aurait un nomade potentiel en chaque être humain : « Il se met en mouvement et, en chemin, il fait mieux que “penser” [...], il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche de monde 24 ». Il s’agirait alors d’une intériorisation de l’expérience nomade, renouvelant les schèmes de la découverte dans un monde moderne qui aurait livré tous ses mystères.

 

Un espace vierge où se projeter

À l’heure où Lévi-Strauss proclamait la « fin des voyages 25 », entrainant dans son sillon la fin du récit de voyage, la mythologie du Nord réactualise les schèmes du voyage et réinsuffle de la découverte, de l’aventure dans ce monde dit « sédentarisé ». Pasquali, à l’instar de Lévi-Strauss, considère que l’esprit de découverte s’est essoufflé au XXe siècle, il convient que la solution à ce déclin se trouverait dans les expéditions aux « bouts de monde 26 » (s’intéresser à ces régions revenant à les replacer au centre). De fait, le Grand Nord, « bout de [l’extrême nord du] monde », est transcrit dans ces récits comme un espace imaginé indéfiniment vierge de toute trace humaine (dont la conquête est séduisante), un non-lieu en ce qu’il « […] offr[e] un monde “promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère 2728 », dans un monde justement conquis et nommé.

La banquise est constituée d’une couche de glace et recouverte de neige qui transforme et réinitialise le paysage perpétuellement. Le miroir de la banquise agit comme un absorbeur, c’est un mirage blanc infini dissolvant l’homme. Il se retrouve face à une puissance presque transcendantale qui commande son destin. Cette immensité blanche et silencieuse réveille une angoisse ontologique et renvoie l’explorateur à sa condition mortelle : « La mer polaire devant moi est comme l’infini qui souligne ma propre finitude 29 ». Ainsi, se rendre au pôle serait aller à la rencontre d’une extrémité à la fois géographique et humaine. Le pouvoir de recouvrement de la neige renouvelle continuellement l’espace et produit une carence cartographique. Cet espace vierge permet à l’explorateur de projeter sur sa surface réfléchissante tout ce qui l’habite intérieurement. Selon l’expression allemande Lebenskünstler, l’aventurier est appelé à être artiste de sa vie car le propre de son existence est d’être « toujours extrêmement dense, forte, immensément libre, bien sûr mais aussi capable de redevenir complètement vierge 30 ». Si chaque nuit la neige recouvre les traces de la journée, chaque matin présente au voyageur un paysage nouveau, une aventure nouvelle. Le territoire, miroir de l’explorateur, lui permet d’établir une « cartographie intime du territoire 31 » constituée d’événements marquants (les multiples accidents de Nicolas Dubreuil et de Mike Horn, notamment lorsqu’ils traversent la glace et se retrouvent dans l’eau glacée), d’émotions intenses (les émotions propre à l’aventure : l’exaltation de la vie décuplée par la proximité de la mort, l’expérience du sublime face à l’esthétique des paysages, etc.) et de rencontres pour former des « chemins de mémoire 32 » :

 

Les immensités que j’avais traversées m’avaient ramené aux sources de ma mémoire. J’avais toujours utilisé les vieux moyens de locomotion, et ainsi retrouvé des émotions anciennes […] du temps où les chevaux et les traineaux étaient les seuls moyens de transports. […] De cette quête, de cette longue marche, de ce cheminement presque philosophique, ma mémoire n’a retenu que des instants, des émotions, des histoires  33.

 

D’une part, l’expédition met en relation l’expérience commune et diachronique, par les moyens de transports notamment, de toutes les strates de l’histoire polaire et elle (ré)active ainsi une mémoire collective du Nord. D’autre part, elle est pour chacun de ces hommes un moyen de se réaliser personnellement. Le trésor miroité, quête de toute aventure, ne serait alors pas composé de richesses matérielles, mais de la découverte de soi-même. À l’instar de London qui revint du Klondike sans or, mais les poches pleines des histoires qui firent son succès. Dès lors, le mystère du monde tant recherché n’est ni plus ni moins que l’intemporelle interrogation du sens de la vie, sacralisant l’aventure au sein de ses récits, un axiome formulé ainsi : « Je suis libre de devenir ce que je veux 34 ».

 

The Call of the Wild

Dans sa volonté de traduire le monde, London incorpore au texte le réel préexistant dans un excès de représentation, ce qui lui permet d’installer une atmosphère, de donner « une longueur, une largeur et une épaisseur 35 » à l’histoire. Cette écriture visionnaire, attentive aux détails, élabore à l’infini une forme de « réalisme idéalisé 36 », forme fondatrice de son « imaginaire du Nord 37 ». Son grand Silence Blanc métaphorise un environnement insensible dans lequel la nature, loin d’être idéalisée, n’est que blanche et silencieuse. Ce qui n’est pas nécessairement une expérience négative mais sous-tend l’idée que chacun doit faire face à lui-même 38. Pour les historiens du Moyen-âge, le Nord est l’espace de la barbarie, l’océan nordique constitue une frontière naturelle entre les barbares et la civilisation 39. London s’approprie cette schématisation de l’espace et y cristallise une bestialité primitive : « [le Nord] subit une sorte d'expansion symbolique chez London, pour devenir le lieu des pulsions archaïques et sauvages, qui hantent tout être humain 40 ». De fait, issu du roman éponyme, le topos de The Call of the Wild véhicule le magnétisme irrésistible qui entraîne vers le Nord. Cette extrémité, au-delà du monde habitable, attire l’explorateur avec la même force qui pousse Buck à renouer avec ses racines sauvages : « But he did not know why he did these various things. […] Irresistible impulses seized him. […] From the forest came the call, distinct and definite as never before 41 ». Ce procédé de l’Appel se manifeste de la même manière chez les explorateurs polaires qui témoignent d’une force inexpugnable – une urgence de vivre propre à l’aventurier :

 

Si j’ai changé si radicalement de vie, c’est parce que je n’avais pas le choix, je ne pouvais faire autrement. C’était vital, je serais mort à petit feu. Cette force qui m’a fait renoncer à une existence ordinaire, à une carrière prometteuse, je ne la comprends pas, je ne l’analyse pas. Je la ressens, elle est en moi depuis le premier coup de pagaie […]. Elle me tient debout, me fait vivre, justifiant les sacrifices, la solitude, le froid, la douleur, les risques encourus  42.

 

Tous expriment cette attraction irrésistible mise en relief par un sentiment d’exaltation de la vie : « L’impression d’être dans un film, de vivre un rêve, d’être entré dans un de ces livres “dont vous êtes le héros” que je lisais il n’y a pas si longtemps 43 ». Le besoin d’aventure est frénétique et se nourrit de la soif de découverte et d’inconnu qui les pousse continuellement à repartir : « Comme un drogué j’ai besoin de ma dose d’aventure. Et les doses augmentent. Toujours en manque de sensations fortes, d’adrénaline […]. Et en quête de découverte, d’exploration de territoires inconnus, vierges de traces 44 ». Ces pulsions se résument parfaitement par le credo de Nicolas Dubreuil : « Toujours un peu plus loin 45 ». Les récits polaires magnifient le sentiment d’exaltation de la vie et le communiquent au lecteur. Ce dernier, à distance, envisage la possibilité du voyage pour ressentir la même exaltation. L’expérience de la lecture représente une fuite d’un quotidien potentiellement morne et répétitif. Le lecteur cherche dans les récits d’aventure à assouvir ses fantasmes de voyage dans la sublimation de la perspective de l’ailleurs.

La performance sportive, à l’instar de Nicolas Vanier traversant le Grand Nord canadien d’Ouest en Est 46 ou Mike Horn traversant la banquise menant au pôle Nord durant la nuit polaire, a médiatisé l’aventure et l’a banalisée. L’aventurier ne fait plus partie d’une élite, chaque voyageur moderne est un aventurier susceptible de réinventer les normes préétablies. Sur ce modèle, le lecteur est l’aventurier en partance, désigné ainsi par l’explorateur qui lui tend la main : « En nous accompagnant dans notre équipée, chacun se retrouvera face à un miroir où il reconnaitra un troisième “héros” : lui-même 47 ». Dans sa préface, Mike Horn inscrit le lecteur dans son histoire, il l’invite à venir avec lui sur le « toit du monde ». Il le place dans une position à la fois supérieure (matériellement, le lecteur est au-dessus du livre) mais aussi égale, comme une part du monde et de la narration. De surcroît, l’ajout d’un mini-reportage photographique est aussi une caractéristique des récits de voyage qu’ont largement exploité les auteurs de ce corpus. D’un point de vue narratologique, ce petit recueil crée un récit enclavé qui intègre le lecteur dans l’expédition (et donc dans la narration – symboliquement, il est placé au centre de l’œuvre, là où sont placées les photographies). Ainsi, quand Mike Horn tire sur la corde, c’est le lecteur qu’il tire pour l’entraîner avec lui. Par ailleurs, ce lecteur, appelé à devenir aventurier, devient l’enjeu de la littérature viatique puisqu’il est inscrit dans sa fonction initiatique : « Si ce récit aide une seule personne à trouver l’impulsion qui manquait à sa vie, à faire jaillir l’étincelle qui faisait défaut à ses rêves, il n’aura pas été écrit en vain 48 ». Par l’inclusion du lecteur dans les préfaces 49, les récits polaires s’apparentent au ready-made. Il s’agit de « transformer les lecteurs en destinataires actifs et complices 50 ». Dans cette idée d’affiliation littéraire, par l’invitation de l’explorateur, le lecteur reçoit un passe-droit pour les régions polaires. Le nouvel aventurier – ou aventurier potentiel – c’est le lecteur, comme un aventurier passif, qui se projette au Nord pour s’approprier, le temps de sa lecture, l’exploit accompli et ressentir lui aussi le Call of the Wild (transposable à son propre quotidien).

 

L’aventure moderne : une fiction ?

Le tourisme de masse naît dans la pratique du Grand Tour, ce voyage effectué par la jeunesse aristocratique britannique au XVIIe siècle afin de parfaire sa connaissance du monde. Les récits rapportés de ces périples sont les premiers témoignages d’une vision stéréotypée du monde. Or, les récits polaires, dans des mises en scène parfois exagérées, participent à figer le Nord dans la représentation d’une terre d’aventures qui l’a livré au tourisme de l’extrême. Tout en décrivant l’espace polaire qu’ils arpentent, ces voyageurs véhiculent principalement une idée du Nord qui correspond aux stéréotypes classiques de la banquise, du blizzard, des ours polaires et des autochtones qui mangent du phoque cru (ce qui est vrai mais ne saurait donner une représentation exacte du Nord 51). Plusieurs procédés thématiques participent à une scénarisation du Grand Nord – dont l’expression est elle-même un parangon de cette fictionnalisation, le Grand Nord n’étant rien d’autre que la projection sublimée du Nord comme territoire vide, loin, froid, hostile. Une des manifestations les plus évidentes concerne l’aventurier lui-même, souvent « maquillé » par le récit en baroudeur de l’extrême et dont les descriptions se font écho d’un voyageur à l’autre : « J’avais laissé en pays évène le souvenir d’une “gueule” de trappeur, des cheveux aux épaules, une barbe épaisse et un visage brûlé par dix mois d’hiver, de soleil et de blizzard 52 » ou encore « ce grand gars barbu, hirsute, visage brûlé par le soleil et le gel […] fait peur 53 ». Les énumérations et descriptions de l’habillement et de l’équipement technique sont également foisonnantes, parant le voyageur du costume de l’aventurier polaire archétypal. Par ailleurs, ce processus de fictionnalisation se développe également par le recours à la représentation du Nord comme terre des origines du monde, berceau d’une mythique civilisation perdue. Décrit comme la « terre des chasseurs-cueilleurs du paléolithique 54 », le Nord apparaît nimbé de l’aura nostalgique du paradis inéluctablement perdu : « Pendant plus de dix ans, j’ai parcouru le Grand Nord, traversé des immensités vides à la recherche d’un passé disparu. […] j’ai pagayé des mois sur des rivières et des lacs sauvages comme aux premiers temps du monde 55 ». Cette dramatisation d’un monde à l’agonie ayant perdu ses origines primitives est concomitante d’une écriture presque romanesque qui installe une atmosphère de mystère propre à l’aventure. Ainsi, le Nord n’est plus seulement un territoire à conquérir mais également une fiction à inventer. Les épilogues, dont les derniers mots appellent de leurs vœux une nouvelle aventure (« La vie en Nord continue 56 » – « Elle doit être fabuleuse, cette exploration-là… 57 » – « Je ne crois pas qu’il reste grand-chose à accomplir, aujourd'hui, dans l’Arctique. Quoique… 58 »), en sont le principal vecteur à l’instar du to be continued cinématographique. De plus, les préfaces et les épilogues sont également le lieu de questionnements existentiels, accentuant l’effet de dramatisation du voyage polaire. Ces discours liminaires sont prétextes aux sentences philosophiques (et paternalistes) par lesquelles l’explorateur communique au lecteur les leçons qu’il a apprises dans le Grand Nord. L’objectif de ces leçons de vie (ces mantras) est encore d’initier le lecteur à l’aventure de son propre quotidien. Elles confèrent aux récits polaires l’aspect d’une littérature publicitaire : « On ne peut jamais savoir, il faut prendre le risque, essayer, se laisser porter 59 » / « tu es libre à condition d’en accepter le prix 60 » / « […] n’oubliez pas de vive, tant que vous le pouvez. La vie est très courte, chaque minute compte 61 ».

Les récits des explorateurs polaires fictionnalisent le Nord par le script de ce territoire « très loin, très blanc, très froid 62 » ainsi que par les schèmes de l’aventure qui embellissent le voyage en exaltant les sentiments et en permettant au voyageur de devenir héros de son odyssée. Par ailleurs, internet a démocratisé l’aventure et Google Earth a mis le monde à portée de clic. Un enjeu que les explorateurs contemporains ont tous compris puisqu’ils partagent leurs expéditions sur les réseaux sociaux tout en proposant, via des agences de voyages, l’organisation de treks sportifs dans le Nord. Nicolas Vanier notamment propose de partir à sa suite, son nom devenant « le sésame ouvre-toi ! » des régions polaires (il est parrain de l’agence de voyages polaires « Grand Nord Grand Large »). Nicolas Dubreuil est guide d’expédition et conférencier/consultant pour des reportages sur les deux pôles – il est une figure emblématique du monde des glaces. Mike Horn a créé une émission de télévision dans laquelle il entraine des célébrités à sa suite. Cette modernisation de la figure de l’aventurier et de ses modalités de déplacement transforme l’expérience viatique et conditionne le récit de voyage à la pratique touristique, l’un et l’autre inséparables : « […] le goût et le plaisir seraient redevables à des performances athlétiques et techniques. Le voyage se serait ainsi réduit à l’accomplissement d’un exploit, à l’aide d’une technique nouvelle ou du repérage d’un nouveau circuit qui aussitôt devient touristique 63 ». L’aventurier moderne, démystifié mais déchu, ne serait donc plus qu’un tour opérateur dont les expéditions servent à baliser la route vers le Grand Nord :

 

On parvient à ce paradoxe : le voyageur, qui met un point d’honneur à se distinguer radicalement du touriste en faisant de lui son antithèse, est aujourd'hui le premier promoteur du tourisme. Créant des routes et des manières nouvelles de voyager, c’est maintenant pour le tourisme que le voyageur « travaille », professionnel sponsorisé et médiatisé et non plus héros solitaire du voyage. Chaque itinéraire qu’il trace est un nouveau circuit  64.

 

Conclusion

À une époque où historiquement et culturellement, le voyage est indissociable de l’aventure, la vie de Jack London incarne les schèmes de l’aventurier. Les explorateurs polaires, au contraire, personnifient l’aventure : ils incarnent l’idéal aventurier, le trappeur de London, dont ils ont fait un enjeu à la fois spirituel et médiatique, individuel et collectif. De fait, leurs exploits et leurs récits sont interchangeables. S’inscrire dans cette filiation littéraire permet de revendiquer un statut littéraire. Qu’il s’agisse du norvégien Fridtjof Nansen en 1895 ou de Mike Horn en 2006, les héros du pôle se situent sur un axe temporel proche de nous, ce qui confère à leurs récits une forme d’instantanéité de la découverte, une contemporanéité qui démocratise l’accès à ces terres et les inscrit dans la mythologie du Grand Nord. Paradoxalement, l’effet d’intertextualité a vidé le voyage de son exotisme car il n’est plus d’endroits non explorés. Ce Nord, avant tout l’objet d’un imaginaire de représentations, est alimenté par les récits polaires dans leur mise en scène médiatisée. Nonobstant, la littérature polaire réactualise l’héritage de Jack London en ce qu’ils appréhendent également le Nord par l’expérience de l’hiver et du territoire – de facto temporaire. Ainsi, l’aventure est réinitialisée à chaque expédition et, dans un perpétuel chassé-croisé avec la mort, relance le défi et permet de faire de chaque départ quotidien, une nouvelle conquête dont l’explorateur est le seul à fixer les limites car « L’aventure ! Ce n’est pas sur les honnêtes pistes de la terre tropicale ou arctique qu’on peut en rencontrer les limites. L’Aventure est dans l’homme 65 ».

 

  1. Sébastien Jallade, L’Appel de la route. Petite mystique du voyageur en partance, Paris, Transboréal, « Petite philosophie du voyage », 2012, p. 85.
  2. Gérard Cogez, Les écrivains voyageurs au XXᵉ siècle, Paris, Editions du Seuil, 2004.
  3. Nicolas Dubreuil, L’Aventurier des glaces, Paris, Éditions Points, 2014.
  4. Mike Horn, Objectif : Pôle Nord de nuit, Paris, XO Éditions, 2007.
  5. Nicolas Vanier, La vie en Nord. Douze ans sur la piste des trappeurs, Paris, Robert Laffont, 1993.
  6. Julien Gracq, Entretiens, José Corti, « Domaine Français », 2002, cité par Gérard Chaliand dans une collaboration avec Patrice Franceschi et Jean-Claude Guilbert, De l’esprit d’aventure, Paris, Points, « Aventures », 2016, p. 11.
  7. Nicolas Vanier, La vie en Nord, op. cit., p. 13.
  8. Sophie Linon-Chipon, Véronique Magri-Mourgues, Sarga Moussa (dir.), Miroirs de textes : récits de voyage et intertextualité, Université de Paris IV: Paris-Sorbonne, Nice : Paris, Publications de la Faculté des lettres, arts et sciences humaines de Nice ; Centre de recherche sur la littérature des voyages (Sorbonne), « Publications de la Faculté des lettres, arts et sciences humaines de Nice », nouv. sér, n° 49, 1998.
  9. Pierre Brunel, « Préface », in François Moureau (dir.), Métamorphoses du récit de voyage. Actes du Colloque de la Sorbonne et du Sénat, Paris, Champion et Genève, Slatkine, 1986, p. 8.
  10. Territoires de Nouvelle-Zemble/Sibérie/Groenland/Islande/Canada.
  11. Louis-Edmond Hamelin, « Introduction », in Pierre Biays, Le Nord canadien et ses référents conceptuels, Ottawa, Secrétariat d’État, « Réalités canadiennes », 1988, p. 9.
  12. Adrien Pasquali, Le Tour des horizons. Critique et récits de voyage, Paris, Klinckieck, 1994, p. 52.
  13. Ibid.
  14. Jacques Meunier, Le monocle de Conrad, Paris, La Différence, 1987, p. 11.
  15. Il faut ici préciser que les représentations d’un Nord comme un ailleurs froid, loin et hostile procèdent d’une simplification : le monde froid « se décline en des imaginaires différenciés […] qui se présentent le plus souvent dans un amalgame s’appuyant sur une simplification des formes […] et des couleurs […], sur la présence de la glace, de la neige et de tout le registre du froid, sur des valeurs morales et éthiques […], mais aussi, à sa jonction avec un “au-delà” où commence l’Arctique, sur la fin de l’écoumène européen et sur l’ouverture vers un monde “naturel”, inconnu, vide, inhabité et éloigné : le Grand Nord », Daniel, Chartier, « Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord ? », Études Germaniques, vol. 282, no. 2, 2016, p. 1902 – cependant nous nous tiendrons à cette représentation car c’est celle volontairement véhiculée par les explorateurs de ce corpus.
  16. Patrice Franceschi, De l’esprit d’aventure, op. cit., p. 13.
  17. Ibid.
  18. Jeanne Campbell Reesman, professeur de littérature, Université du Texas, San Antonio – Reportage Arte, « Jack London, une aventure américaine », diffusé le 26/01/2019.
  19. Le motif initiatique est un autre topos important de la littérature polaire (et sans doute aventurière), l’accès aux mystères du Nord se fait par l’initiation, c’est un droit qui se gagne.
  20. Nicolas Dubreuil, L’Aventurier des glaces, op. cit., p. 179.
  21. Id., p. 187.
  22. Patrice Franceschi, De l’esprit d’aventure, op. cit., p. 11.
  23. À ce sujet, voir Bertrand Westphal pour qui deux approches fondamentales des espaces sont perceptibles : l’une serait plutôt abstraite, l’« espace » conceptuel (space), l’autre davantage concrète, le « lieu » factuel (place), in Bertrand Westphal, La Géocritique. Réel, fiction, espace, Paris, Editions de Minuit, 2007, p. 15.
  24. Kenneth White, L’espace nomade, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1987, p. 12.
  25. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955.
  26. Adrien Pasquali, Le Tour des horizons, op. cit., p.5-6.
  27. Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, « Librairie du XXe siècle », 1992, p. 101.
  28. Harri Veivo, « Lieux, rencontres, littérature : espace et identité dans Journal du dehors et La Vie extérieure d’Annie Ernaux », in Jean-Marie Grassin, Juliette Vion-Dury, Bertrand Westphal (dir.), Littérature et espaces. Actes du XXXe congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée – SFLGG –, Limoges, 20-22 septembre 2001, Presses Universitaires de Limoges, « Espaces Humains », 2002, p. 223.
  29. Reinhold Messner, le, Mézaize Sidonie (trad.), Paris, Flammarion, 2012, p. 68.
  30. Patrice Franceschi, De l’esprit d’aventure, op. cit., p. 27.
  31. Sébastien Jallade, L’Appel de la route. Petite mystique du voyageur en partance, op. cit., p. 47.
  32. Id., p. 48.
  33. Nicolas Vanier, La vie en Nord, op. cit., p. 13.
  34. Sébastien Jallade, L’Appel de la route, op. cit., p. 20.
  35. Simone Chambon et Anne Wicke, Jack London. Entre chien et loup, Paris, Belin, « Voix américaines », 2001, p. 17.
  36. Ibid.
  37. Daniel Chartier, « Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord ? », op. cit.
  38. Jeanne Campbell Reesman, professeur de littérature, Université du Texas, San Antonio – Reportage Arte, « Jack London, une aventure américaine », diffusé le 26/01/2019.
  39. Ecatarina Lung, « L'imaginaire géographique chez les historiens du Haut Moyen-Âge », in Michel Viegnes, Imaginaires des points cardinaux : Aux quatre angles du monde, Paris, Imago, 2005, p. 338-348.
  40. Dominique Massonaud, « Des romans qui perdent le Nord. Verne, London, et Céline », in Michdl Viegnes, Imaginaires des points cardinaux : Aux quatre angles du monde, op cit, p. 240.
  41. « Il ne savait pas ce qui le poussait à agir ainsi. Une force invisible le poussait, […]. L’Appel se faisait entendre […] », Jack London, The Call of the wild, Madame de Galard, Marie-Pierre Coutelle (trad.), Paris, Gallimard, « folio bilingue », 1997, p. 240-241.
  42. Nicolas Dubreuil, Aventurier des glaces, op. cit., p. 209.
  43. Id., p.18.
  44. Id., p. 74.
  45. Id., p. 32.
  46. Accomplissant 8 600 kilomètres en moins de cent jours.
  47. Mike Horn, Objectif : Pôle Nord de nuit, op. cit., p. 12.
  48. Id., p. 13.
  49. Ce procédé n’est pas nouveau, les écrivains-voyageurs en Orient usent du même truchement comme invitation à lire le texte, Écrire des récits de voyage (XVe - XVIIIe siècles) : esquisse d’une poétique en gestation, chapitre IV, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, p. 80-105.
  50. Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil, 1987, p. 88.
  51. Daniel Chartier, « Qu’est-ce que l’imaginaire du Nord ? », op. cit.
  52. Nicolas Vanier, La vie en Nord, op. cit., p. 16.
  53. Nicolas Dubreuil, L’Aventurier des glaces, op. cit., p. 208.
  54. Id., p. 43.
  55. Nicolas Vanier, La vie en Nord, op. cit., p. 74-75.
  56. Id., p. 189.
  57. Nicolas Dubreuil, L’Aventurier des glaces, op. cit., p. 209.
  58. Mike Horn, Objectif : Pôle Nord de nuit, op. cit., p. 213.
  59. Reinhold Messner, Pôle, op. cit., p. 25.
  60. Nicolas Dubreuil, L’Aventurier des glaces, op. cit., p. 32.
  61. Mike Horn, Objectif : Pôle Nord de nuit, op. cit., p. 85.
  62. Jean Echenoz, Je m’en vais, suivi de Dans l’atelier de l’écrivain, Paris, Éditions de Minuit, « double », 1999, p. 68.
  63. Adrien Pasquali, Le Tour des Horizons, op. cit., p. 63
  64. Jean-Didier Urbain, L’idiot du voyage. Histoires de touristes, Paris, Plon, 1991, p. 74-75.
  65. Pierre Mac Orlan, Mademoiselle Bambu, in Pierre Mac Orlan, Petit manuel du parfait aventurier, Paris, Mercure de France, 2016, p. 14.