Les relations entre les femmes : « continuum lesbien », érotisme et « contre-érotisme » dans quelques œuvres de J.-M.G. Le Clézio

Les relations entre les femmes : « continuum lesbien », érotisme et « contre-érotisme » dans quelques œuvres de J.-M.G. Le Clézio

Par DĂRĂU-ȘTEFAN Alexandra

Préliminaires

L’univers fictionnel de Jean-Marie Gustave Le Clézio regorge de personnages féminins éprouvés que l’écrivain décrit tout en privilégiant la dimension corporelle car, pour lui, « les leçons viennent du corps féminin – [...] de ces femmes héroïques qui vivent dans leur chair la difficulté de s’affirmer et de garder sa dignité 1 ». Assez souvent, ces femmes réussissent à se sauver grâce à l’amitié, à la solidarité, à la connivence féminine, unique voie envisageable dans un monde éminemment phallocrate, dominant, violent et malveillant. Pourtant, dans l’œuvre leclézienne, la rencontre entre les femmes a lieu non seulement sous le signe de l’amitié, de la tendresse et de l’amour, mais aussi sous celui de l’exploitation, de la violence et de l’agression. Quoi qu’il en soit, le lecteur de Le Clézio a assez souvent l’impression d’avoir accès à un corps raconté de l’intérieur, l’auteur s’introduisant dans ce que Marina Salles appelle des « territoires de l’intimité féminine 2 ». Ainsi, le bain ou la venue des règles, scènes qui ne font que renvoyer au « continuum lesbien », – ce « large registre […] d’expériences impliquant une identification aux femmes 3 » dont parle Adrienne Rich et auquel, selon la théoricienne féministe américaine, toute femme se rattache, qu’elle soit lesbienne ou pas –, sont présentées comme positives, le rapprochement entre ces femmes étant naturel, sororal, tandis que les relations explicitement homosexuelles sont dépeintes, pour la plupart, comme négatives, car il existe presque toujours une victime et un bourreau, en rapport de sujétion. La violence féminine, telle qu’elle ressort de l’œuvre leclézienne, atteint son acmé dans Poisson d’or 4, où l’on problématise le viol d’une femme par une autre femme. Dans ce roman, « la femme n’est plus violente mais la violence elle-même 5 », perdant non seulement sa féminité, mais aussi sa part d’humain.

La sensualité érotique faisant partie intégrante du « continuum lesbien » et se dégageant des relations explicitement homosexuelles revêt diverses formes chez l’écrivain franco-mauricien. Ainsi, tandis que dans Onitsha 6 l’onde saphique s’insinue à peine entre Maou, la mère de Fintan, et Oya, la prostituée muette que celle-ci rencontre au Nigéria, dans Ritournelle de la faim 7, Ethel éprouve une passion grandissante pour Xénia, sa charmante amie russe. Pour qu’il n’y ait aucune équivoque quant à la nature des relations entre les deux jeunes filles, le nom de Sapho est introduit dans le discours narratif du roman, étant mentionné par le personnage de Xénia même. Ensuite, si l’acte sexuel est manqué dans la nouvelle « Printemps 8 », le personnage principal, Saba, rejetant les attouchements de son amie Morgane, il est achevé dans Poisson d’Or. Dans ce roman, la jeune Laïla croit déceler l’onde saphique dans les touchers de Madame Fromaigeat, la neurologue qui l’abrite chez elle, mais la prend ensuite pour une affection maternelle. Ce n’est que trop tard que Laïla se rend compte des sentiments que l’autre femme éprouve pour elle, après que celle-ci la drogue au Rohypnol – la drogue du viol – et qu’elle abuse d’elle, dans son sommeil.

Dans ce qui suit, notre but sera de passer au crible les relations qui se tissent entre les personnages féminins, telles qu’elles ressortent de la novella « Printemps » et des romans Poisson d’or, Onitsha et Ritournelle de la faim : d’un côté, la sororité qu’elle soit ou non empreinte d’érotisme et, de l’autre côté, le lesbianisme qui révèle ici sa face négative, celle du « contre-érotisme 9 » se trouvant à l’origine de l’agression sexuelle et du viol. Nous nous donnons également pour but de démontrer que la conscience malheureuse du corps féminin, réveillée par l’agression qui connaît son acmé dans l’acte du viol, arrive à diluer l’atmosphère de sororité, l’amitié, la solidarité, la complicité protective qui lient et qui unisent les femmes tout au long de ces œuvres. Pour cette raison, nous suivrons les facettes antithétiques des rapports entre les femmes : le « continuum lesbien » – qu’il dégage ou non de l’érotisme – et le « contre-érotisme ».

 

1. Du « continuum lesbien »

L’univers féminin qui se dégage de l’œuvre leclézienne surprend par son ampleur et sa complexité. La galerie des personnages féminins se tisse d’une œuvre à l’autre et d’une histoire à l’autre à la manière d’une toile d’araignée, en mettant ensemble des femmes des quatre coins du monde portant des noms parmi les plus exotiques et les plus attachants : Alison, Aurore, Bitna, Dahlia, Esther, Ethel, Hoatu, Jeanne-Odile, June, Lalla, Laïla, Libbie, Lili, Laure, Marie-Ann, Maou, Mary, Mariam, Mariem, Marima, Nejma, Ouma, Oya, Saba, Salomé ou Xenia n’en sont que quelques exemples tirés de l’impressionnante production livresque de J.-M.G. Le Clézio. Ces personnages féminins vivent dans un monde éminemment phallocrate, pourtant entourés de femmes avec lesquelles ils entretiennent des relations duales et souvent équivoques, sororité, érotisme et « contre-érotisme » s’y immisçant sans cesse. Nous nous devons pourtant de remarquer que l’éros saphique ne sera jamais caractérisé par la joie et l’allégresse par les héroïnes lecléziennes, et que, au contraire, cette pulsion sera vécue sur le mode de l’agression et du viol.

 

1.1. Quelques scènes d’intimité entre femmes

Au sujet de ces scènes, Christelle Sohy affirme : « Ces moments sont de deux sortes : soit ils renvoient à un moment de la vie féminine, soit ils scellent la rencontre de deux femmes, instaurant un climat de sororité 10. » Dans ce qui suit, nous allons rapprocher deux scènes tirées de la vie quotidienne des jeunes filles – le bain et la participation à une fête de mariage – ainsi qu’une scène qui décrit l’un des moments clés de la vie d’une femme – la venue des règles –, en illustrant en même temps la connivence féminine qui s’exprime par l’assistance accordée lors de ces moments. Ces scènes s’inscrivent dans le « continuum lesbien » défini par Adrienne Rich comme une vaste gamme d’expériences qui implique une identification aux femmes, « et pas seulement le fait qu’une femme a eu ou a consciemment désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme 11 ». Ce continuum, ajoute la théoricienne, comporte « plusieurs formes d’intensité primaire entre et parmi les femmes, y compris le partage d’une vie intérieure riche, l’union contre la tyrannie mâle, donner et recevoir du soutien pratique ou politique […] 12 ». Force est d’observer que l’œuvre leclézienne abonde de scènes ayant trait à ce type d’expériences où les femmes se retrouvent entre elles, en s’isolant du monde des hommes, et participent soit aux événements notables qui marquent une nouvelle étape dans la vie féminine, soit à des activités du quotidien féminin :

 

Elles m’attifaient de robes longues, elles peignaient mes ongles en vermillon, mes lèvres en carmin, elles me maquillaient, dessinaient mes yeux au khôl. Selima, qui avait du sang soudanais, s’occupait de ma coiffure. Elle divisait mes cheveux par petits carrés, elle les tressait avec du fil rouge ou avec du savon de coco pour les rendre plus secs et gonflés qu’une crinière de lion. […] Tagadirt dessinait mes mains avec du henné, ou bien elle traçait sur mon front et sur mes joues les mêmes signes qu’elle portait, en utilisant un brin de paille trempé dans du noir de lampe. (PO, 43-44).

 

Laïla, l’héroïne de Poisson d’or, enlevée à l’âge de six ans de son village natal, battue et rendue à moitié sourde, finalement rachetée par Lalla Asma, celle qui allait devenir sa grand-mère d’adoption, se trouve, tout au long du roman, en compagnie de femmes avec lesquelles elle se lie d’une amitié sororale. « Dans le Fondouk (à Rabat), les six princesses – qui étaient en fait des prostituées – l’appellent ˮpetite sœurˮ. » (PO, 38) À Paris, la jeune fille trouve une autre famille de substitution : un grand-père dans la personne de El Hadj Mafoba, deux frères qu’elle reconnaît dans Hakim et Nono, mais aussi deux sœurs, Simone et Béatrice, et une tante, Marie-Hélène, la guadeloupéenne. Une fois arrivée aux États-Unis, Laïla côtoie deux autres figures sororales, incarnées par Sara Libcap, à Boston, et par Nada Chavez, la « princesse du Fondouk de San Bernardino » (PO, 280), perdue et retrouvée en Californie. C’est précisément cette multitude de figures féminines qui peuplent Poisson d’or qui nous pousse à affirmer que l’amitié et la solidarité féminine qui émanent du roman sont incontestablement plus saisissantes que nulle part ailleurs dans l’œuvre leclézienne.

Un autre épisode du roman présente Laïla en compagnie de Tagadirt, l’une des « princesses », aux bains publics. Cette scène se focalise sur la proximité physique des femmes, la nudité de leurs corps ainsi que la manière dont elles interagissent, loin des regards indiscrets des hommes. Dans cet endroit, féminin par excellence, les femmes s’exposent, se montrent l’une à l’autre, se lavent, se touchent, se massent, en traçant les limites de ce qui s’apparente à un vrai topos du plaisir féminin, rendu saisissant par l’image auditive insérée à la fin du fragment qui en dit long sur la joie de vivre féminine :

 

Avec [Tagadirt], j’allais aux bains deux fois par semaine. C’était au bord de l’estuaire, près de l’embarcadère. […] Du temps de Lalla Asma, je n’avais pas l’idée qu’un endroit pareil puisse exister, et je n’aurais jamais imaginé me mettre toute nue devant d’autres femmes. Tagadirt n’avait aucune pudeur. Elle allait et venait devant moi sans vêtements, elle frottait son corps avec des pierres ponces, elle se frictionnait avec des gants de crin. Elle avait des seins lourds aux mamelons violets, et sur ses hanches et sur son ventre sa peau faisait des replis. Elle s’épilait avec soin le pubis, les aisselles, les jambes. […] Tagadirt voulait que je lui masse le dos et la nuque avec de l’huile de coprah qu’elle achetait au marché, qui répandait un parfum écœurant de vanille. Dans la grande salle de bains commune, les nuages de vapeur glissaient au-dessus des corps, il y avait un bruit de voix, des cris, des exclamations. (PO, 42-43)

 

La nouvelle « Printemps » donne au lecteur l’accès à la scène d’une noce marocaine, épisode auquel assiste Saba pendant son enfance. Cet événement, hautement symbolique dans la vie d’une femme, est dûment célébré dans la famille de Jamilla, la jeune mariée, conformément à la tradition et aux habitudes du pays. Jamilla s’entoure de femmes qui la préparent et la parent pour cette journée singulière qui marque le passage vers sa nouvelle vie d’épouse. L’atmosphère de sororité et de complicité féminine est, encore une fois, mise en exergue par l’écrivain :

 

Jusqu’au soir nous sommes restées dans la maison de la fiancée, pendant qu’elle se préparait. […] Elle était assise en tailleur sur un coussin, et les femmes autour d’elle peignaient ses cheveux et fardaient son visage. À côté d’elle, dans un coffre, il y avait ses bijoux qui luisaient dans la pénombre. Ma mère était avec les femmes, elle parlait et elle riait. On entendait un bruit de musique dans le lointain, des cris d’enfants. (P, 49-50)

 

Si, tout d’abord, Saba est émerveillée, enivrée, exaltée, par toutes ces choses nouvelles qu’elle expérimente – l’arrivée dans la ville de Kenitra dont les « bruits de voix, des musiques étranges qui sortaient des maisons » (P, 49) s’impriment à tout jamais dans sa mémoire, la halte qu’elle fait à côté de sa mère dans la maison de la jeune mariée, les odeurs enivrantes du cumin, du poivre, du gingembre et de la coriandre qui « montaient [et] se mêlaient à la fumée » (P, 50), « [l]es enfants [qui] couraient dans la cour pieds nus » (P, 51), la rencontre troublante, presque magique, d’une femme qui l’éblouit par sa beauté ou bien le spectacle des « danseuses obèses couvertes de bijoux et de pièces d’or » portant « des plumes d’autruches noires dans leurs cheveux » (P, 52) –, elle finit par se sentir très mal : « Je me suis assise par terre. J’avais le vertige. Les gâteaux me donnaient la nausée. » (P, 53) Saba est en proie à un maelström de sensations inouïes et enivrantes, amplifiées d’un côté par la fumée âcre, « [l]es éclats de lumière, [l]es lueurs rouges, [l]es ombres » qui animent la cour de la maison où a lieu la fête de mariage, et de l’autre par l’effet hallucinogène du haschich contenu dans les gâteaux qu’elle consomme abondamment : « Je me sentais ivre. Peut-être que j’avais mangé trop de gâteaux au haschich. » (P, 52) La belle femme mystérieuse sans nom intervient alors aux côtés de Saba, la tient par la main et la dorlote, en suppléant en quelque sorte l’absence de la mère que la fille perd de vue. La scène met en lumière la connivence féminine gratuite et spontanée, la sororité chaleureuse et bienveillante, qui unissent les personnages féminins des œuvres lecléziennes :

 

J’avais le vertige. Mon amie m’a guidée par la main, à travers la cour […] Je me suis couchée par terre, et il me semblait que j’étais sur un radeau qui s’en allait le long d’un fleuve interminable. La jeune fille est restée un long moment contre moi, pour me tenir chaud. Je sentais sa respiration calme, son bras autour de mes épaules. Jamais personne ne m’avait serrée comme cela.  (P, 54)

 

Quand Saba a ses premières menstrues, sa mère est présente auprès d’elle et participe activement à son initiation à la vie de femme. La venue des règles non seulement provoque à Saba de la souffrance physique, mais la plonge aussi dans un état de confusion, suivi par une forte sensation d’impureté qui la pousse à se lever du lit en dépit de son malaise afin de se purger de cette humeur nouvelle et inconnue. La mère lui parle affectueusement de ce « débordement périodique » qui rythme et qui affecte le corps féminin, en représentant en même temps la condition de son équilibre interne, auquel les femmes doivent le pouvoir de mettre au monde. Le sang menstruel, symbolisant généralement la violence interne dont sont victimes les femmes ainsi que la force dont elles font preuve, marque son entrée dans le monde des femmes, une entrée abrupte, tranchante, impétueuse et douloureuse :

 

Une nuit, j’ai commencé à avoir mal au ventre. J’avais si mal que je repliais les jambes et que je mordais ma main pour ne pas gémir. […] Je ne comprenais pas ce qui était en train de m’arriver. Quelque chose changeait en moi, et le sang coulait, inondait mes cuisses, tachait les draps. Personne ne m’avait jamais rien dit. […] Malgré la douleur, je me suis levée pour aller aux toilettes. Je voulais me laver, laver mes draps et ma chemise. Ma mère s’est réveillée, elle a vu le sang. […] Ma mère m’a aidée à me laver, elle m’a apporté des linges, une chemise propre. Ma mère a fait chauffer de l’eau pour le thé, elle a jeté les feuilles de menthe amère. […] « Alors, maintenant, tu sais ce que c’est une femme. » Ma mère me parlait doucement. Elle me caressait les cheveux, je sentais sa main chaude sur ma nuque. Jamais elle ne m’avait parlé comme cela. Elle me parlait de la lune qui règle les femmes, du sang qui coule pour que tout soit neuf dans leur corps, pour que les enfants puissent naître et grandir. » (P, 78-79)

 

Force est de remarquer que l’atmosphère de rituel et de sororité que dégage le texte est mise en exergue par l’intermédiaire du thé. Le passage de la jeune fille à l’âge adulte est facilité par la consommation de cette « boisson rituelle par excellence, qui contient l’énergie spirituelle et confirme l’adepte dans sa quête et dans sa pratique 13 » – dans le cas de Saba, la quête étant celle de la féminité. Mais le thé est aussi la boisson de l’engagement dans une nouvelle vie, c’est pourquoi en s’asseyant à côté de sa mère, en lui prêtant une oreille attentive et en buvant le breuvage que lui offre celle-ci, Saba acquiesce à la transition vers cette nouvelle étape de son existence.

Dans Ritournelle de la faim, la récurrence des scènes d’intimité entre Ethel, la protagoniste, et sa mère, est réduite au minimum. Le fond de guerre, la ruine causée par les opérations boursières hasardeuses du père, les nombreux invités qui défilent dans la maison des Brun, l’atmosphère froide, austère de la famille, les relations tendues, les trahisons du père et le malheur de la mère, nuisent à la relation mère-fille. Afin de goûter à la connivence féminine qui lui manque tant, Ethel se lie d’amitié avec la belle russe Xénia, fait qui lui permet aussi de s’échapper du milieu toxique de la famille et de vivre son adolescence, ne fût-ce que pour un temps, dans la joie et l’allégresse. Dans ce qui suit, nous nous donnons pour but de regarder de très près comment se lie et se défait une amitié imprégnée de saphisme, d’amour, de haine, de jalousie et de mépris.

 

1.2. L’érotisme saphique

Il conviendrait d’ouvrir cette partie en soulignant l’existence d’une dichotomie à l’intérieur du « continuum lesbien » tel qu’il ressort des relations plus ou moins explicitement homosexuelles illustrées dans les œuvres de notre corpus. Quand le tout se réduit à des attouchements qui ne sont pas rejetés par le personnage, mais, au contraire, acceptés et vécus sur le mode de la sensualité érotique, nous parlerons d’érotisme saphique. En revanche, quand les caresses provoquent de fortes émotions négatives, nuisant à l’intégrité personnelle du personnage, ou bien quand ces caresses sont suivies par un acte sexuel contraint, nous parlerons du « contre-érotisme » saphique.

Nous nous devons d’ajouter que, chez l’écrivain franco-mauricien, l’érotisme ainsi que le « contre-érotisme » saphique sont indissociables de la manifestation d’une onde saphique à charge positive ou négative que le personnage perçoit toujours d’une manière flagrante. L’onde saphique, telle que nous l’envisageons, se définit comme la propagation d’une vive, mais fluctuante sensation dans le corps, ressentie tout d’abord au niveau de l’épiderme, à fleur de peau, s’avançant subrepticement et prenant possession de l’être tout entier. Cette vibration, aigue, mais indéfinissable, relative au lesbianisme, est ressentie par le personnage féminin comme quelque chose d’invisible qui le frôle à la suite de l’action d’un autre personnage féminin ou bien de l’interaction avec un autre personnage féminin.

Pour ce qui est de l’érotisme, son onde saphique est mise en exergue dans deux œuvres de notre corpus, plus précisément les romans Onitsha et Ritournelle de la faim. Tandis que dans Onitsha cette onde pourrait passer inaperçue par le lecteur, parce qu’on la présente comme un fait divers qui a lieu un jour d’été, dans le jardin, à l’ombre des goyaviers, et qu’on n’y revient plus, dans Ritournelle de la faim, elle est caractéristique de la relation entre les deux jeunes filles, Ethel et Xénia, maintenant l’atmosphère d’érotisme saphique pour un bon nombre de pages.

Dans Onitsha, l’onde saphique – non-nommée, mais implicite – que dégage la proximité des deux personnages féminins, l’africaine et l’européenne, devient saisissante quand les doigts d’Oya effleurent la peau de Maou. Cependant, ces caresses, tout comme le remarque Sophie Jollin-Bertocchi, loin de constituer une expérience nouvelle et inhabituelle pour Maou, sont « évocatrices d’autres caresses féminines plus anciennes 14 », fait qui semble vouloir suggérer un penchant du personnage féminin pour le saphisme :

 

Parfois, quand elle en avait assez de parler avec des gestes, Oya laissait aller sa tête contre l’épaule de Maou. Lentement ses doigts caressaient la peau du bras de Maou, s’amusait à faire redresser les poils. Maou d’abord s’était raidie, comme si quelqu’un avait pu voir et raconter des choses, puis elle s’était habituée à cette caresse. […]. C’était comme dans un rêve, Maou se souvenait de choses très anciennes, quand elle était, l’été à Fiesole, la chaleur de l’herbe et les cris des insectes, les doigts très doux de son amie Elena qui caressait ses épaules nues, l’odeur de sa peau, de sa sueur. L’odeur d’Oya la troublait, et quand elle se tournait vers elle, l’éclat de ses yeux sur l’ombre de son visage, tels des joyaux vivants. (O, p. 152)

 

Force est de rappeler aussi le fait que la philosophie voit dans le geste de la caresse féminine, grâce à la délicatesse avec laquelle elle s’effectue, le toucher de la mère. Si nous prêtons foi aux propos de Kristeva, l’onde saphique n’est qu’« un retour aux amours maternelles de nos enfances où la douceur du lait et de la caresse transforme nos peaux en vases communicants 15 ». Nous pouvons ainsi parler de l’existence d’un lien indéfectible entre le saphisme et le maternel, sujet auquel nous reviendrons vers la fin de notre article.

Quant à Ritournelle de la faim, c’est le roman qui focalise le plus et de la façon la plus suggestive l’érotisme saphique, c’est pourquoi nous considérons essentiel de lui accorder une attention particulière et de dédier à son analyse une partie conséquente de notre étude. Au tout début de ce roman, le lecteur apprend que le personnage principal, Ethel, s’éprend de Xénia, une belle blonde russe, et commence à découvrir les affres de l’amour et de la jalousie : « L’amour se nourrissait donc de ces chimères, ce sentiment pouvait être aussi impur ? Quelques fois elle avait l’impression d’être un jouet, le jouet de ses illusions, ou le jouet de cette fille, qui alternait la tristesse et la moquerie, le cynisme et la naïveté. » (RF, p. 37). Ses crises de colère, son isolement dans la chambre et son refus de manger sont habilement déchiffrés par son père qui voit dans ces manifestations l’expression flagrante d’un trop-plein amoureux : « Il y a que ta fille est amoureuse, voilà tout », explique-t-il à sa femme. À son tour, Ethel identifie cette émotion troublante qui « lui mordait le cœur » comme étant de la jalousie, « [l]e même [sentiment] qui rongeait sa mère […] à cause de la chanteuse Maude » (RF, 37).

Le portrait de la jeune fille russe est minutieusement tracé par un narrateur omniscient ayant accès aux pensées et aux vécus les plus intimes d’Ethel : « jolie comme un ange, ses yeux couleur de mer, ses cheveux couleur de miel coiffés en un sage chignon retenu par un ruban de velours noir, vêtue d’une robe neuve avec une ceinture à paillettes. » Cette description, concentrée sur les détails, trahit l’amour que la petite française porte à Xénia, sentiment renforcé par la phrase : « Ethel s’est sentie bête, ivre et bête, une coulée chaude est entrée dans son corps. »

Ethel essaie de se forger une nouvelle identité pour correspondre aux demandes de son amie. Amoureuse, parfois frôlant le ridicule, elle est prête aux durs sacrifices et renoncements pour sa chère Xénia : « Pour elle, pour lui plaire, Ethel avait changé son caractère. Elle plutôt pessimiste, renfermée, transformait sa personne au moment de rencontrer Xénia. Elle se faisait drôle, légère, insouciante. Elle jouait à être naïve, puisque c’était la qualité que lui reconnaissait son amie. » (RF, 39)

Le sentiment de la jalousie, qui est, selon Ion Biberi, « simultanéité de l’amour et de la haine, accompagnée par l’idée d’une troisième personne 16 », devient manifeste lorsque Xénia commence à sortir avec des hommes et qu’elle-même laisse « entendre qu’elle en savait long sur les hommes, sur ce qu’ils valent en général, sur leur frivolité » (RF, 39) .

La récurrence élevée des mots appartenant aux familles lexicales des mots « amitié » et « amour », tels « amie », « amoureux », « amoureuse », « aimer », « énamourée », aussi bien que celle des mots appartenant au champ sémantique de l’amour comme « affection », « sentiment », « élan », « plaisir », « frisson », « jalousie », « chimères », « illusions », « relation » « cœur », « battement (de cœur) », « nausée », « âme », « baiser », « battre », « ronger », « mordre (le cœur) », « embrasser », « étourdir » et « se nourrir »  utilisés pour décrire les rapports entre les deux filles renforce le sentiment de connivence et d’intimité féminine qui semblent dépasser, dans le roman, les limites d’une sororité chaste et innocente. Si, selon Simone de Beauvoir, la tribade se caractérise par « son refus du mâle et son goût pour la chair féminine » et si « le corps féminin est pour elle comme pour l’homme un objet de désir 17 », c’est que Ethel est, tout comme Xénia, digne héritière de Sapho. Voici un fragment représentatif de la relation entre Ethel et Xénia qui en dit long sur les sentiments de la jeune française :

 

Elle regardait à la dérobée le profil de Xénia, son front haut, son petit nez aux ailes délicates, le duvet blond sur sa nuque, au-dessus du chignon, et la bouche aux lèvres ourlées et très rouges, et les cils qui faisaient une ombre sur ses joues, elle a senti un élan amoureux au fond d’elle-même, irrésistible et délicieux comme un frisson, et elle a dit très vite, sans réfléchir : « Tu sais, Xénia, je n’ai jamais eu d’amie comme toi. » (RF, 40).

 

Au fur et à mesure que l’action du roman avance, l’existence d’un monde féminin lesbien devient de plus en plus saisissante car, autour de la protagoniste, tout se joue sur le mode de l’érotisme saphique. Sans souci d’exhaustivité, nous nous bornerons à fournir un florilège d’exemples, révélateurs de la représentation du monde et de l’amour lesbiens chez Le Clézio.

Lors d’une promenade à travers la ville de Paris, afin de « casser la solennité un peu ridicule » des déclarations d’amitié d’Ethel, Xénia s’écrie : « Je ne sais pas si tu as remarqué, mais nous sommes exactement dans l’endroit où les amoureux font leurs grandes déclarations ! » (RF, 40) Puis, elle continue par lui raconter l’histoire de Karvélis, la couturière lithuanienne chez laquelle travaille sa mère, « une grande femme un peu hommasse » qui « n’aime pas trop les hommes » et « sort avec les femmes » et qui avait lancé à Xénia une invitation d’amitié « hors normes » : « Si tu veux, nous pourrions être (là Xénia enflait la voix et faisait rouler les r à la russe) de trrrès trrrès bonnes amies ! » (RF, 41)

Un autre épisode notable a lieu un jour dans l’atelier de couture de la comtesse Chavirov, la mère de Xénia, quand Ethel leur rend visite : la fille russe invite son amie à danser, « plaçant les mains d’Ethel contre sa taille comme si elle était le cavalier ». Cette référence au rôle masculin que Xénia attribue à son amie ainsi que l’attention particulière prêtée aux sensations vécues par celle-ci qui « sentait [le] corps dur [de Xénia], les sangles du corset, et le parfum léger de ses cheveux » (RF, 42-43), renforcent l’atmosphère d’érotisme saphique. L’acmé est atteinte à la fin de la danse, quand Xénia embrasse Ethel « d’une embrassade fougueuse, presque brutale » et « [c]e baiser sur le bas de la joue, tout près du coin des lèvres, […] fait frémir Ethel. » (RF, 43) Même si Xénia fait semblant de donner une « représentation théâtrale » dans le but de ridiculiser Karvélis qui se trouve, elle aussi, dans l’atelier, et fait l’annonce de ses fiançailles avec Ethel, dans le même but elle ne pourra pas se faire complètement innocenter du saphisme auquel elle fait tant de fois référence. Afin de parfaire le climat érotique mis en scène par les personnages féminins et d’assurer le lecteur qu’il ne peut y avoir aucune équivoque quant à la nature des relations entre les deux jeunes filles, le nom de Sapho est introduit dans le discours narratif du roman. Bien que Xénia prétende vouloir se dissocier de la poétesse de Lesbos, tout en reniant l’« implication » que celle-ci puisse avoir dans sa relation avec Ethel, la jeune russe ne fait que confirmer son rattachement au saphisme : «  [Plus] tard, dans la rue, [...] Xénia expliquait la vie à Ethel : ‟Moi, je n’ai pas de problèmes avec Sapho, tout ce que je demande, c’est qu’elle n’ait pas envie de moi, tu comprends ?ˮ » (RF, 43).

Le dévoilement de la sexualité de Karvélis fait par Xénia s’avère révélateur pour Ethel dans la mesure où elle associera, à son tour, la figure de Mlle Decoux – « [c]ette femme épaisse aux petits yeux noirs comme des olives […] qui était toujours si familière, la tenait par le bras et l’embrassait avec une force très masculine », une sculptrice à qui elle rendait parfois visite dans son atelier « imprégné du tabac et de la sueur » (RF, 43) – au nom de Sapho. Cela nous enjoint d’affirmer que, dans l’œuvre leclézienne, la lesbienne active, confirmée, est incarnée par la figure d’une femme aux habitudes masculines, une femme d’un certain âge dont le but serait de leurrer les jeunes filles qu’elle croise, comme nous le confirmera l’analyse du roman Poisson d’or. Par conséquent, la relation saphique entre une adulte et une adolescente ne peut être vue que comme forcément négative, étant vécue sur le mode de l’occulte, du mensonge et de l’agression. Tandis que l’expérience de vie de la femme est associée à la ruse et à la tromperie, la jeunesse est mise en relation avec une certaine innocence, ou du moins avec une absence de sentiment de péché. L'acte confirmé, il y aura aussi cette association à la face méprisable et honteuse du lesbianisme. Âgée, secrète et malfaisante, voilà les attributs de la lesbienne leclézienne.

Ce qu’il faut noter aussi, c’est que l’amour de Xénia pour Ethel n’est pas non plus un sentiment paisible ou serein. Tout au contraire, il devient cruel, parfois jusqu’à l’intolérable, le comportement de la jeune russe étant semblable à celui d’un garçon amoureux qui prend du plaisir à torturer la fille qu’il aime, rappelant par cela l’« hainamoration lacanienne 18 » : « Xénia maniait très bien l’offense et la caresse, elle avait appris cela depuis son enfance, pour survivre. » (RF, 44) Quand Ethel achète une méthode de russe et apprend ses premières phrases dans la langue de son amie, et qu’elle accorde une attention particulière au verbe aimer – « elle ne gardait que ce qu’elle voulait, conjuguer le verbe aimer » (RF, 44), – Xénia se moque d’elle ouvertement :

 

[Elle] a donné une leçon particulière à Ethel, mais c’était particulier en effet, il n’y était question que d’amour, une suite de phrases sans aucune application pratique. Elle faisait répéter : ia doumaïou chto ana ievo lioubit, je crois bien qu’elle l’aime, ia znaïou chto on ieïo lioubit, je sais qu’il l’aime, et puis, lioubov, vlioubliommyï, vlioublionna, elle disait ces mots en glissant longuement sur la syllabe finale, et daragaïa, maïa daragaïa padrouga. Elle fermait à demi les yeux, disait : kharacho, mnie kharachooo ... Elle se tournait vers Ethel : t’y, davolnaïa ? Est-ce que tu es contente ? (RF, 44)

 

Cette amitié en marge du saphisme commence à se relâcher sans raison particulière. Pendant les vacances d’été, les chemins des deux filles se séparent : tandis que Ethel connaît en Bretagne d’autres jeunes gens avec lesquels elle se lie d’amitié, participe aux bals publics et acquiert le goût du flirt, Xénia brûle les étapes et vit en accéléré sa métamorphose en femme et décide de ne plus retourner à l’école une fois les cours repris. En très peu de temps, la jeune russe devient méconnaissable :

 

Et un jour, un peu avant Noël, Ethel a rencontré Xénia à la sortie du lycée. Elle a été stupéfaite du changement. C’était déjà une femme, vêtue d’un tailleur bleu sombre, coiffée d’un petit chapeau, sourcils dessinés au crayon et rose aux joues, ses beaux cheveux blonds retenus en chignon, disparues ses adorables boucles mêlées de rubans de soie. (RF, 94)

 

La transformation de Xénia entreprise par nécessité, dans le but de plaire aux hommes et s’échapper à la pauvreté par le mariage, se montrera assez vite efficace. C’est pendant sa dernière année d’école qu’Ethel reçoit une lettre de faire part aux fiançailles de son amie. Pourtant, les mois se succèdent sans qu’Ethel reçoive des nouvelles de Xénia, et elle croit que le mariage n’a pas eu lieu. Ce n’est que quelques années plus tard que les deux amies se retrouvent. Elles se rencontrent à la terrasse du Café du Louvre où elles bavardent un bon moment avant l’arrivée de Daniel que Xénia avait épousé, contrairement aux attentes de son amie. Ethel pense avoir retrouvé « l’engouement d’autrefois », mais son dialogue avec Daniel et l’observation de la relation trouble entre les deux époux débouchera sur la prise de conscience de la fin de leur amitié : « Ethel a compris que leur amitié n’existerait plus. Cela lui est confirmé l’instant d’après, par un bref regard que Xénia et Daniel ont eu entre eux, l’air de se dire : “ Bon, on s’en va ? ” » (RF, 195). Ce sera leur dernier rendez-vous.

 

2. Violence et « contre-érotisme » saphique

Chez Jean-Marie Le Clézio, l’image de la femme objet est indissociable de la violence qui lui est constamment infligée, qui l’amoindrit et la rapetisse, en la rendant vulnérable à tout moment de son existence : « Je pensais que j’étais un bien petit poisson pour des hommes si forts » (PO, 205), constate la protagoniste de Poisson d’or. Sur la quatrième de couverture du roman, l’on réitère le motif de la fragilité féminine qui y est illustrée par l’intermédiaire d’un proverbe Nahuatl se traduisant en français par « Oh poisson, petit poisson d’or, prends bien garde à toi ! Car il y a tant de lassos et de filets tendus pour toi dans ce monde ». La référence à ce proverbe qui résume en très peu de mots, pourtant d’une manière fort parlante, l’action du roman, place la vulnérabilité des femmes au centre des problématiques du livre, autour de laquelle se tissent toutes les autres, de moindre importance, reléguées au second plan de l’intrigue.

La violence contre les femmes connaît son acmé dans l’acte du viol, thème de prédilection dans l’œuvre leclézienne auquel l’auteur recourt « afin de mettre en évidence la vulnérabilité et la faiblesse des femmes devant la brutalité des hommes 19 », comme le remarque Ben Aïssa. Voilà les termes dans lesquels l’auteur explique leur impuissance devant cet acte honteux et inhumain : « Les femmes sont victimes de viols parce que ce monde est hostile à la communication entre les êtres 20. » Cette explication concise et tranchante de Le Clézio laisse place à l’interprétation, non sans rappeler les propos de Luce Irigaray exposés dans Speculum. De l’autre femme 21. Selon la philosophe, la langue est composée des symboles créés par l’homme, le phallogocentrisme excluant la possibilité du dialogue entre les sexes et perpétuant le statut inférieur de la femme. De l’incommunicabilité jusqu’aux viols dont sont victimes les femmes, suggère Le Clézio, il n’y aurait qu’un pas.

« Le viol, ajoute l’écrivain, c’est la situation actuelle de la femme qui en s’aventurant se rend vulnérable à cette agression. Le fait qu’elle soit assez souvent victime de viols n’est pas une définition de la femme, c’est simplement sa vulnérabilité dans le monde présent 22. » Son discours, ponctué des noms tels « victime », « vulnérabilité », « faiblesse », des adjectifs « hostile » et « vulnérable », auxquels s’ajoute le verbe « s’aventurer » qui traduit le désaccord de l’auteur vis-à-vis du comportement frivole de la femme, semble frôler le sexisme. Nous pensons cependant qu’il ne faudrait pas se contenter d’une telle conclusion, mais de voir l’image d’ensemble, d’intégrer le cas de Laïla dans le contexte socio-historique et le passer par le filtre de l’idéologie de l’époque 23. Sa situation nous rappelle le fait que les victimes de viol ont été longtemps considérées comme étant « responsables des désirs qu’elles avaient suscités », tandis que l’acte du viol était vu comme « une manifestation classique de la masculinité 24 ». La première fois qu’un viol a été catalogué par un juge comme « une intolérable atteinte au droit des femmes à disposer de leur corps 25 » a été en 1978 au procès d’Aix-en-Provence. Cependant, ce fait n’a pas réussi à gommer de l’opinion publique l’idée selon laquelle les femmes seraient blâmables pour les viols qu’elles subissent.

Pour revenir au personnage de Laïla, celui-ci donne l’impression d’être incessamment puni pour son corps alléchant qui séduit tous ceux qui l’approchent. Trop visible et trop lisible, nombreux sont ceux qui veulent l’avoir, qui essaient de la séduire ou bien de l’agresser. En « s’aventurant » – pour reprendre le mot utilisé par l’écrivain – afin de dépasser sa condition, de s’échapper aux situations limites dans lesquelles elle se trouve la plupart du temps, ou bien simplement afin de mener sa vie, la jeune fille s’expose à toutes sortes de dangers, elle est agressée, violée, et risque, plus qu’une fois, de perdre la vie. Il convient d’insister sur le fait que, dans Poisson d’or, roman dans lequel se trouve « le plus grand nombre de portraits de femmes agressées, violentées ou violées 26 », comme le remarque à juste titre Ben Aïssa, les hommes ne sont pas les seuls agresseurs, car quelques femmes s’empreignent aussi de cette violence et agissent contre leurs semblables. Leur violence culmine avec le viol d’une autre femme.

 

2.1. Le script « contre-érotique » saphique

À l’origine de l’agressivité sexuelle qui débouche fréquemment sur l’acte du viol se trouve la pulsion érotique violente et incontrôlée, ou bien, si nous empruntons le syntagme de Sophie Jollin-Bertocchi, le « contre-érotisme » qui ne peut pas être défini autrement qu’en relation à l’érotisme 27. Le viol, quel que soit le sexe de l’agresseur, atteint l’être au plus intime, provoquant des traumas indélébiles. Tel est le cas de la jeune Laïla : tout au long du roman, elle a l’impression de vivre le même cauchemar qui non seulement se reproduit sans cesse, mais qui s’accroît, à chaque fois, en intensité, fait qui enjoint Roxana Dreve de parler du phénomène de « recrudescence de l’agressivité 28 » engendré par le rapport constant de domination charnelle. L’héroïne est victime de nombreuses agressions et tentatives de viol de la part des hommes aussi bien que de la part des femmes, dont la plus surprenante a lieu un jour dans la maison de la neurologue pour laquelle celle-ci travaille :

 

Elle disait des mots comme ceux-là, tout près contre mon oreille, bien d’autres choses, avec sa voix rocailleuse très grave et douce, et sa main chaude et sèche qui glissait sur mon visage, qui caressait mes cheveux dans le cou, ses doigts qui s’ouvraient dans mes boucles. Je ne sais pas si j’aimais cela. C’était étrange, c’était un rêve qui s’étirait, il me semblait que je flottais sur un nuage. Je frissonnais, je sentais une onde qui parcourait mon dos, qui remontait mon ventre, je sentais avec précision chaque nerf de ma peau, depuis mes pieds jusqu’à mes mains, et je ne pouvais pas bouger. (PO, 132-133).

 

Même si la jeune fille croit déceler l’onde saphique dans les touchers de Madame Fromaigeat, elle n’ose les associer au saphisme et les prend pour l’expression d’une affection maternelle. Le frisson qui parcourt le corps de Laïla, cette onde « contre-érotique » qu’on pourrait définir comme une manifestation biopsychique de défense de l’intégrité personnelle que celle-ci ressent suite à l’émotion forte provoquée par le toucher de la femme, en dit long sur son état de confusion mis en exergue par la phrase : « Je ne sais pas si j’aimais cela. » Ce n’est que trop tard que Laïla se rend compte de la nature réelle des sentiments que l’autre femme éprouve pour elle, après que celle-ci la drogue au Rohypnol et qu’elle abuse d’elle, dans son sommeil :

 

Mme Fromaigeat avait fait son thé du soir, des feuilles et des fleurs, un goût de poivre et de vanille, un peu écœurant. Je me suis endormie sur le canapé. J’avais l’impression de flotter. Non, je ne dormais pas, mais je sentais mon corps très léger, et je ne pouvais plus bouger les bras ni les jambes. Il me semblait que le visage de Madame était tout près de moi, brillant comme un astre, avec un sourire étrange, et ses yeux noirs, allongés, pareils à des yeux de chatte. […] Et je sentais sa main sèche et chaude qui glissait sur ma peau, par ma chemise déboutonnée, qui jouait avec les boutons de mes seins. J’avais le cœur qui battait à se rompre. J’entendais sa voix qui marmonnait : « mon tit’enfant », et je voulais qu’elle disparaisse, je voulais retourner dans un endroit où il n’y aurait personne […]. Le matin, quand je me suis réveillée, j’avais la bouche sèche, mal à la gueule. Je ne me souvenais pas bien de ce qui s’était passé. J’avais dormi sur le canapé du salon, mais j’étais enveloppée dans le peignoir de soie japonais de Madame.  (PO, 141-142).

 

Le « contre-érotisme » se dévoile dans cette scène hapaxique dans l’œuvre leclézienne comme une profanation de l’Éros, comme un anti-éros qui bouleverse la femme en la soumettant à sa violence interne et en la déshumanisant. De l’autre côté de la barricade, la victime – inconsciente et impuissante – se trouve objectivée, dépersonnalisée, démantelée en plusieurs plans, car, tout comme le remarque Byung-Chul Han, lors du viol, « l’autre n’est plus une personne ; au contraire, lui ou elle, a été fragmenté(e) dans des parties-objets sexuelles 29 » auxquelles on inflige la violence. Si l’érotisme fait de nous des « animaux érotiques 30 », tel que le pense André Comte-Sponville, le « contre-érotisme » transforme l’individu en prédateur, le déshumanise et le rabaisse. Tel est le cas de la neurologue dont la pléthore sexuelle engendre la violence qui la met hors d’elle et qui la pousse à agresser Laïla.

Tandis que l’acte sexuel est achevé dans Poisson d’Or, il est manqué dans la nouvelle « Printemps », le personnage principal, Saba, finissant par rejeter les caresses de son amie, Morgane :

 

Morgane s’est penchée sur moi, je sentais son souffle sur mon visage. Sa main défaisait les boutons de ma chemise, je sentais ses doigts sur ma peau, curieusement ils étaient durs, noueux, on aurait dit des bouts de bois. C’était curieux, cette main qui touchait ma poitrine, le souffle chaud sur mon visage, mais je ne pouvais pas voir ses yeux, ni sa bouche, je voyais seulement son ombre, ses cheveux qui faisaient deux grandes ailes rouges de chaque côté de sa tête. Il y a eu un moment où je trouvais ça bien, puis il y a eu un moment où je n’ai plus supporté. Je me suis mise debout, j’ai rattaché maladroitement les boutons de ma chemise. » (P, 105)

 

Il est à remarquer que, en première instance, Saba s’abandonne aux attouchements de son amie et donne l’impression d’adhérer ipso facto à l’érotisme saphique. C’est pourquoi nous empruntons le terme d’« agression sensuelle 31 » à Sophie Jollin-Bertocchi pour cataloguer cette relation. Il nous semble que la limite entre sororité et homosexualité féminine est très fine et facilement franchissable, le saphisme prenant « des détours plus complexes, plus invisibles, plus invaginés, moins spéculaires pour embrasser ce creuset de l’homologation à l’autre », n’étant aucunement similaire à « la ruée masculine vers la domination phallique 32 », comme le remarque Julia Kristeva. La douceur féminine joue un rôle non-négligeable dans l’abdication du personnage devant l’amour lesbien qui comporte, toujours selon Kristeva, « la plage délicieuse d’une libido neutralisée, tamisée, dépourvue du tranchant érotique de la sexualité masculine. Frôlements, caresses, images à peines distinctes plongeant l’une dans l’autre, s’effaçant ou se voilant sans éclats dans la douceur d’une dissolution liquéfaction, fusion … 33 ». Même si, tout d’abord, Saba ne se rend pas compte des intentions de son amie Morgane et se laisse, pour un instant, porter par l’onde saphique que dégage l’autre, elle est saisie par l’étrangeté de cet épisode qui la met mal à l’aise et qui la pousse à se libérer de l’étreinte de son amie.

Yosr Aïssa dégage de Poisson d’or trois termes récurrents que ponctuent les descriptions des agressions que les hommes font subir aux femmes, « regard », « mains » et « force » 34. Notre question est de savoir si ces termes précis se retrouvent aussi dans le texte leclézien là où l’agresseur est une femme. Nous nous arrêterons tout d’abord au regard. Tandis que dans « Printemps », au moment où Morgane s’approche de Saba, elle cache son regard, en cachant en même temps ses intentions, ses vécus, ses sentiments – « je ne pouvais pas voir ses yeux, ni sa bouche, je voyais seulement son ombre » (P, 105) –, dans Poisson d’or, Laïla aboutit à voir les yeux de Mme Fromaigeat qu’elle compare à ceux d’un chat – « ses yeux noirs, allongés, pareils à des yeux de chatte » (PO, 141). Il n’est peut-être pas anodin que Laïla associe le regard de sa violeuse à celui d’un chat, animal connu comme une créature sournoise, traître et perfide 35. Le deuxième élément récurrent repéré par Yosr Aïssa, la main, est présent dans les deux fragments, marquant le passage à l’acte contre-érotique : « Sa main défaisait les boutons de ma chemise […] » (P, 105), « Et je sentais sa main sèche et chaude qui glissait sur ma peau […] » (PO, 141). Finalement, le dernier élément récurrent que l’exégète puise des scènes ayant trait à l’agression sexuelle, la force, est remplacé par la dureté, l’apprêté du toucher de la femme-agresseur : « ses doigts […], curieusement ils étaient durs, noueux, on aurait dit des bouts de bois. » (P, 105), « sa main sèche » (PO, 141).

Mais à part ces trois termes récurrents repérés par Aïssa, nous observons aussi la présence de quelques constantes érotiques à partir desquelles l’écrivain construit le scénario de séduction mis en œuvre par les personnages féminins pour d’autres personnages féminins. Nous constatons tout premièrement une récurrence des préliminaires érotiques saphiques spécifiques de l’œuvre leclézienne : l’héroïne est leurrée dans la maison de l’agresseur, femme plus âgée que la victime qui y cherche refuge et qui finit par retrouver dans ce foyer un sentiment de sécurité induit par la confiance qu’elle a dans l’autre femme, – dans le cas de Laïla, source de son désarroi et de sa descente future aux enfers. Deuxièmement, si les passages érotiques et contre-érotiques se focalisant sur des relations hétérosexuelles se caractérisent par une dynamique des corps 36 qui met au premier plan des actions d’une violence inouïe qui se succèdent en accéléré, on remarque une certaine torpeur qui domine les scènes à relent érotique entre femmes, une impression d’inertie, de statisme qui se dégage à chaque fois que « l’érotisme-sensualité » ou « l’érotisme-violence 37 » se déchaînent. La réaction de la victime est retardée, entravée par l’état d’engourdissement, d’immobilité dans lequel elle se trouve, état dû à la fatigue, dans le cas de Saba, ou à la drogue dans celui de Laïla. Les autres constantes du script érotique leclézien que nous avons dégagées du texte sont l’impression de réalité voilée 38 doublée par la fumée des cigarettes qui remplit les pièces 39, la sensation d’étrangeté ressentie par les jeunes femmes 40, le silence 41, la pluie 42, la proximité des agresseurs 43 ainsi que la position horizontale des agressées 44.

Le passage à l’acte érotique se fait par l’intermédiaire de la caresse, expression du désir qui engendre l’« agression sensuelle » infligée à Saba par Morgane, ainsi que le « contre-érotisme » auquel Madame Fromaigeat soumet Laïla. La caresse va de pair avec le déboutonnage des chemises 45 auquel se livrent les deux agresseurs, scènes qui marqueront cependant la fin du script érotique saphique. Si lors de cette scène Saba réagit comme réveillée d’un rêve profond et veut se sauver en courant, en mettant, par cela, fin à l’agression saphique amorcée par Morgane, dans Poisson d’or, le narrateur garde le silence sur le déroulement de l’acte sexuel proprement dit – l’auteur se servant habilement du motif de la drogue. Il serait peut-être utile de nous attarder sur les points de suspension qui se substituent à cette scène : quelle serait la raison pour laquelle l’écrivain choisit de ne rien dévoiler ? La pudicité ou le fait d’avoir adopté une « stratégie littéraire de discrétion 46 » ? Ou bien le sentiment d’avoir franchi des limites interdites ? Celui de s’être introduit dans des « territoires de l’intimité féminine », alors que la féminité et le lesbianisme restent des facettes propres à une altérité infranchissable, insurmontable qu’il ne peut pas assumer ? On ne saurait répondre à cette question qui reste, dès lors, ouverte.

 

2.2. De l’objectivation de la femme par une autre femme

Dans les relations saphiques exposées dans la nouvelle « Printemps » et le roman Poisson d’or, nous repérons un phénomène d’objectification du personnage féminin principal. L’objet de désir n’est plus, dans ce cas, sujet de désir, le personnage est objectivé, chosifié sans qu’il puisse objectiver l’autre à son tour. À l’opposé de la doctrine platonicienne, dans laquelle l’âme subjuguée par l’Éros se donne pour but de produire seulement de belles choses à valeur universelle, le « contre-érotisme » agit sur le corps de l’autre, devenu objet de plaisir, se libérant de toute la violence interne qu’il lui inflige. Le comportement de la neurologue vis-à-vis de Laïla, qui entre parfaitement dans le scénario du « contre-érotisme », est moralement condamnable à plusieurs niveaux car il implique non seulement l’exploitation de la jeune fille, leurrée par la femme adulte dans sa maison, isolée du reste du monde et assignée aux devoirs ménagers, mais aussi son avilissement, son humiliation, son rabaissement, par le truchement de l’acte du viol. Le lendemain matin, quand l’effet de la drogue commence à se dissiper, Laïla a la révélation d’avoir, tout ce temps-là, vécu dans le mensonge. L’amour filial est vite remplacé par un vif sentiment de haine pour la femme qu’elle croyait sa « mère » :

 

Et tout d’un coup, comme ça, en buvant mon café, c’est devenu clair : il fallait que je m’en aille d’ici. […] Et je me souvenais des thés que Madame me servait, ses yeux noirs qui brillaient pendant que je dodelinais de la tête. Hier, elle avait dû forcer sur le Rohypnol, et j'avais perdu connaissance. Je la détestais. Elle m’avait trompée. Elle n’était pas mon amie. Elle était quelqu’un comme les autres, comme Zohra, comme M. Delahaye, comme l’employé au commissariat. Je la haïssais, je l'aurais tuée. « La conne, la vieille conne ! » (PO, 142-143)

 

Si, conformément aux propos de Georges Bataille, l’érotisme est l’« approbation de la vie », par opposition, le « contre-érotisme » doit nécessairement être la négation de celle-ci. Dans le même orbe de pensée, tandis que « l’essence de l’érotisme est la souillure 47 », comme continue Bataille, il nous semble que celle du « contre-érotisme » ne peut l’être que davantage, car celui-ci met en exergue, à chaque fois qu’il se déchaîne, ses attributs dérangeants, voire horrifiants : violence, laideur et déshonneur. Quant à la situation particulière du « contre-érotisme » engendré par la femme, nous l’analyserons en nous appuyant sur les propos fort judicieux de Christelle Sohy sur la violence féminine : « [l]orsqu’une femme incarne la violence, au moment où l’on pourrait saisir et rendre visible cette association entre féminin et violence, l’on se rend compte que le féminin disparaît : la femme n’est plus violente mais la violence elle-même 48. » Pour renchérir, force est d’affirmer que, dans le cas du « contre-érotisme » saphique, la femme-agresseur ne perd pas seulement sa féminité, mais aussi sa part d’humain, tandis que, de l’autre côté de la barricade, la femme-victime se voit objectivée dans cette relation non-canonique et non-consentie, qui ne peut revêtir des valeurs positives que dans l’imagination de l’autre, de la lesbienne.

À ce point de notre analyse, il conviendrait de nous arrêter sur le mot « lesbienne ». Monique Wittig le définit comme étant « le seul concept qu[’elle] connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme), parce que le sujet désigné (la lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement 49 », puisqu’elle échappe à l’appropriation privée par un homme. Paradoxalement, dans Poisson d’Or, la neurologue Fromaigeat, cette autre « transfuge » de sa propre classe, celle des femmes 50, comme la cataloguerait Monique Wittig, se débarrasse des obligations féminines que la société impose habituellement aux épouses, telles l’assignation à résidence, l’accomplissement des corvées domestiques et du devoir conjugal, ainsi que la production d’enfants 51, rien que pour tourner Laïla en une sorte d’épouse forcée, de femme au foyer :

 

Je restais chez elle toute la journée, je nettoyais la maison. J’avais retrouvé les gestes que je faisais autrefois, à la maison du Mellah, chez Lalla Asma. Je commençais par balayer la cour, puis le porche, je ramassais les feuilles qui tombaient des marronniers, les brindilles, les scories des immeubles voisins. Puis je lavais les carreaux, je secouais les tapis. Je balayais la moquette avec un balai de racines que j’avais trouvé à la cave. (PO, 128)

 

Laïla tombe dans le piège de la femme, elle s’enlise volontiers dans cette vie domestique afin d’oublier l’existence de sa « tante » Houriya, malade et en manque d’affection, qu’elle avait abandonnée. Non seulement elle est « assignée à résidence » où elle accomplit toutes les tâches ménagères, mais elle est aussi contrainte à accomplir une sorte de devoir conjugal envers sa « bienfaitrice » ; certes, à son insu, inconsciemment, sous l’effet de la drogue. Laïla, qui ne se doute de rien, décide de ne plus quitter l’appartement de Passy, au grand bonheur de la neurologue qui commence à manifester son affection de façon ouverte et à la combler de preuves d’amour :

 

Alors, je dormais jusqu’à neuf ou dix heures. Quelquefois, c’était madame qui me réveillait. Elle écartait le rideau et la lumière du soleil se glissait entre mes paupières. […] Je restais en boule sur le lit, pour retarder le moment de me lever, et madame s’asseyait au bord, elle passait doucement sa paume sur ma joue, comme si j’étais un petit chat. Sa voix aussi me caressait. Elle disait des mots très doux, qui glissaient comme dans un rêve. « Ma chérie ne bouge pas, reste comme ça, ici c’est ta maison, laisse-moi te bercer, tu es ma petite-fille, tu es celle que j’attendais, laisse-moi te protéger, avec moi tu n’auras plus rien à craindre, je vais bien m’occuper de toi. Tu es ma fille, mon petit enfant … » Elle disait des mots comme ceux-là, tout près, contre mon oreille, bien d’autres choses, avec sa voix rocailleuse, très grave et douce, et sa main chaude et sèche qui glissait sur mon visage, qui caressait mes cheveux dans le cou, ses doigts qui s’ouvraient dans mes boucles. (PO, 132-133).

 

Il serait difficile de délimiter nettement entre la fin de l’affection maternelle et le commencement de l’amour saphique que la docteure manifeste envers la jeune fille, car, comme le remarque Beauvoir, les deux sentiments comportent « avarice et générosité, désir de posséder l’autre et de tout lui donner ; mais c’est dans la mesure où toutes les deux sont narcissistes, caressant dans l’enfant, dans l’amante, leur prolongement ou leur reflet, que la mère et la lesbienne se rencontrent singulièrement 52 ». Dans Poisson d’or, il existe une ressemblance physique saisissable entre les deux personnages féminins : elles sont petites, vives, brunes, les yeux pétillants, incarnant le portrait typique des femmes du Sud qui peuplent l’univers fictionnel leclézien. En poussant à ses ultimes conséquences l’interprétation de l’amour narcissique dont parle Beauvoir, nous pouvons affirmer que, à travers le visage de la jeune fille, la neurologue voit son propre reflet rajeuni et s’aime soi-même et son image, au lieu d’aimer Laïla.

Un autre sentiment caractéristique de cette relation est la jalousie. Quand Madame Fromaigeat apprend le fait que Nono, le jeune boxeur portoricain, prend l’habitude de rendre visite à Laïla, « [e]xigence, récrimination, jalousie, tyrannie, tous ces fléaux de la vie conjugale se déchaînent sous une forme exaspérée 53 ». La relation lesbienne, affirme encore Beauvoir, « entraînera comédies, déséquilibre, échec, mensonge » à chaque fois qu’elle « sera vécue dans la mauvaise foi, la paresse et l’inauthenticité 54 », comme c’est aussi le cas de la relation saphique dépeinte dans Poisson d’or. Aussitôt qu’une présence masculine fait irruption dans la vie de la jeune fille, la mégère prend la place de la bonne mère aimante :

 

Elle est devenue brusque, méchante, elle me grondait pour un oui ou pour un non. Ou bien elle rentrait à l’improviste, l’air furieux, comme si elle avait oublié quelque chose, un trousseau de clefs, un dossier, n’importe quoi. Mais c’était pour voir si j’étais avec Nono, pour nous surprendre. (PO, 139)

 

La relation entre les deux femmes prend fin brusquement quand la fille découvre la tromperie mise en scène par la neurologue. Cet épisode bouleverse la vie de Laïla, dans une mesure comparable à celle des agressions et des viols précédents dont les exécutants étaient des hommes. Ici, seul le sexe de l’oppresseur change, tandis que les implications psychologiques de l’acte du viol restent les mêmes, car, remarque Kristeva, « [p]eu importe l’organe, la confrontation au pouvoir demeure 55 ». Il en découle que le « contre-érotisme » saphique n’est nullement moins nuisible au personnage que le « contre-érotisme » phallique, c’est pourquoi la prise de conscience du viol lesbien auquel Laïla avait été soumise débouche sur une descente psychique aux Enfers, suivie par une longue maladie physique :

 

Après, je suis tombée très malade. […] Je ne savais pas ce que j’avais. Je restais couchée presque tout le temps sur le matelas que Nono avait mis dans sa chambre, pour moi seule. […] Il était désespéré de me voir comme ça, immobile sur le matelas. Je fumais, je toussais. Je n’avais pas de forces, même pour bouger un bras, même pour tourner la tête. Je ne mangeais plus. Je n’avais jamais faim. Quelquefois, la salive emplissait ma bouche, il fallait que je me penche sur le côté pour cracher. Je n’avais plus mes règles. C’était comme si tout s’était arrêté au fond de moi. (PO, 145-146)

 

Toutes les agressions subies par Laïla, sur le fond d’avitaminose affective provoquée par la rupture de la mère et l’incapacité du personnage de la remplacer par une figure maternelle stable et solide, doublée par l’anorexie spirituelle due au brouillage de tout repère dans la vie, ont comme résultat la catabase de l’héroïne. « [L]a violence sexuelle ouvre une plaie 56 », affirme encore Bataille, une fêlure qui ne peut se renfermer d’elle-même, c’est pourquoi la convalescence de Laïla sera longue et pénible et ne s’achèvera en réalité qu’à la fin du livre quand elle retournera à l’ornière d’origine, au village natal de Foum-Zgouid. Ce périple débouchera sur la renaissance symbolique du personnage : « Maintenant, je suis libre, tout peut commencer. » (PO, 296)

Chez Le Clézio, « [o]n dirait que les masses physiques masculines sont conçues pour les agressions et les viols des corps féminins 57 », remarque Az-Eddine Nozhi. Pourtant, dans Poisson d’or, à la galerie des violeurs on ajoute la figure d’une femme, maternelle au premier regard, mais qui révèle ensuite sa face cachée, agressive, abusive. La conscience malheureuse du corps humain, réveillée par l’acte répété du viol, dont le dernier est de nature saphique, arrive à diluer l’atmosphère de sororité, l’amitié, la solidarité, la complicité protective qui lie et qui unit les femmes tout au long du roman. Si Laïla est toujours entourée de femmes, qu’elle suit ou qui la suivent pour faire un bout de chemin ensemble, s’aidant les unes les autres et faisant front commun devant la menace masculine, il suffit qu’une femme fasse irruption dans la vie de la protagoniste, qu’elle la trompe et qu’elle abuse d’elle pour mettre en question la fiabilité du monde féminin, la véracité de sa connivence.

 

Conclusion

Si nous devions décortiquer les relations entre les femmes telles qu’elles ressortent des œuvres lecléziennes soumises à notre analyse, pour les encadrer ensuite dans une typologie, nous distinguerions entre cinq directions possibles.

Primo: la sororité et la complicité féminine ressortant du « continuum lesbien » et impliquant une vaste gamme d’expériences ayant trait à la vie des femmes, mais n’incluant cependant pas de rapports sexuels entre celles-ci ou un quelconque désir exprimé ou ressenti par les personnages féminins pour les personnages féminins. Ce type de relation, caractéristique de la relation mère-fille ou bien substitut de mère-fille, est illustré dans le roman Poisson d’or par l’intermédiaire de Laïla et les six princesses du fondouk à Rabat, de même que dans la nouvelle « Printemps » par l’intermédiaire de Saba et la jeune femme sans nom d’un côté, ainsi que par celui de Saba et sa mère d’un autre.

Secundo: la sororité en marge du saphisme, – puisque, comme le remarque Nicole Albert, « [l]e saphisme reste l’un des plus puissants motifs érotiques des plumes masculines 58 » qui, de toute évidence, fait également partie intégrante de la palette des scénarios érotiques lecléziens –, où l’on décèle, à côté de l’amitié, trait saillant de cette relation, une onde saphique qui sourd de la proximité des deux personnages féminins. Tel est le cas de la liaison entre Maou et Oya, dépeinte dans le roman Onitsha.

Tertio: le saphisme inaccompli dans le cadre duquel le jeu amoureux est interrompu avant qu’une relation proprement lesbienne ne commence. Pourtant, il y aura déclaration d’amour, affection, attouchements, serments, jalousie, souffrance, pleurs, haine et mépris, tant de prémisses de la passion amoureuse. Ce type de saphisme, identifiable dans Ritournelle de la faim entre Ethel et son amie Xénia, s’avère, à la fin du roman, un jeu d’enfance, une étape passagère dans la vie des deux filles, puisque, à l’âge adulte, elles nous sont présentées en tant que femmes hétérosexuelles, mariées à des hommes bien présents dans leurs vies. Pourtant, pour un bon nombre de pages, le lecteur ne cesse de se demander : Ethel est-elle ou non digne héritière de Sapho ?

Quarto: le saphisme partiellement accompli par le truchement duquel l’élan amoureux est décrit comme étant unidirectionnel, non-partagé par le personnage féminin principal. Ce type de relation saphique est esquissé dans « Printemps » entre Saba et Morgane, la première finissant par rejeter les attouchements de son amie, qu’elle accepte au tout début.

Quinto: le saphisme accompli se rattachant paradoxalement au « contre-érotisme » qui met en doute la sororité et la solidarité féminine caractéristiques de l’univers fictionnel leclézien. Cette variante de saphisme contraint est saisissable dans Poisson d’or, exposée par l’intermédiaire de la relation entre Laïla, ce petit poisson qui est censé exaucer, à son insu, un vœu « d’amour », et Madame Fromaigeat, la maîtresse qui la lui « demande » sans se servir des mots.

 

  1. Marina Salles, « Questions de femmes : Entretien avec J.-M.G. Le Clézio », Les Cahiers J.-M.G. Le Clézio, no6, « Voix des femmes », Marina Salles et Eileen Lohka (dirs.), Paris, Éditions Complicités, 2013, p. 33-46, p. 39.
  2. Id., p. 35.
  3. Adrienne Rich, ‘Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence’, Signs, Vol. 5, No 4, Women: Sex and Sexuality, 1980, p. 631–660, p. 648 [En ligne]. Disponible sur : http://links.jstor.org/sici?sici=0097-9740%28198022%295%3A4%3C631%3ACHALE%3E2.0.CO%3B2-2 (Consulté le 30 janvier 2020).
  4. Jean-Marie Gustave Le Clézio, Poisson d’or, Paris, Gallimard, 1997. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (PO), suivi du numéro de la page.
  5. Christelle Sohy, Le Féminin chez J.-M. G. Le Clézio, Paris, Éditions Le Manuscrit, Collection « Féminin/Masculin », 2010, p. 92.
  6. Jean-Marie Gustave Le Clézio, Onitsha, 1999, Paris, Gallimard. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (O), suivi du numéro de la page.
  7. Jean-Marie Gustave Le Clézio, Ritournelle de la faim, 2008, Paris, Gallimard. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (RF), suivi du numéro de la page.
  8. Jean-Marie Gustave Le Clézio, « Printemps », Paris, Gallimard, Collection « Folio », 1989. Dorénavant désigné à l’aide du sigle (P), suivi du numéro de la page.
  9. Sophie Jollin-Bertocchi, J.M.G. Le Clézio : L’Érotisme, les mots, Paris, Éditions Kimé, 2001, p. 23.
  10. Christelle Sohy, op. cit., p. 52.
  11. Adrienne Rich, op. cit., p. 648.
  12. Id., p. 648-649 (Notre traduction).
  13. Corinne Morel, Dictionnaire des symboles, mythes et croyances, Paris, Archipel, 2004, p. 862.
  14. Sophie Jollin-Bertocchi, op. cit., p. 52.
  15. Julia Kristeva, Histoires d’amour, Paris, Éditions Denoël, Collection « Folio/Essais », 1983, p. 80.
  16. « [Gelozia este] simultaneitate dintre iubire şi urǎ, întovǎrǎşitǎ de ideea unei a treia persoane […] ». (Ion Biberi, Eros, Bucureşti, Albatros, 1974, p. 77. Notre traduction.)
  17. Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Vol. II, L’Expérience vécue, Paris, Gallimard, 1949, renouvelé en 1976, p. 195.
  18. L’« hainamoration » est un néologisme créé par Jacques Lacan dans son Séminaire, Livre XX, Encore, 1972-1973, pour souligner le fait que la haine et l’amour sont des sentiments complémentaires. (Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller, Encore. Séminaire Livre XX (1972-1973), Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2016.)
  19. Yosr Bellamine-Ben Aïssa, Altérité et marginalité dans les œuvres de Jean-Marie Le Clézio et Amin Maalouf, Université d’Angers, 2013, p.72.
  20. Cité dans Gérard de Cortanze, J.M.G. Le Clézio, Vérités et légendes, Paris, Chêne, 1999, p. 155.
  21. Luce Irigaray, Speculum. De l’autre femme, Paris, Minuit, 1974.
  22. Gérard de Cortanze, op. cit., p. 101.
  23. Il ne faut pas perdre de vue le fait que le roman Poisson d’or a été écrit en 1997 et que l’interview pendant lequel il parle du viol a eu lieu en 1999.
  24. Anne-Marie Sohn, « Le corps sexué » Jean-Jacques Courtine (dir.) , Histoire du corps 3 : Les mutations du regard. Le XXe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 125-126.
  25. Id., p. 126.
  26. Yosr Bellamine-Ben Aïssa, op. cit., p.733.
  27. Sophie Jollin-Bertocchi, op. cit., p. 23.
  28. Roxana Dreve, J.M.G. Le Clézio et Göran Tunström. Analyse fractale du thème de l’enfance, Cluj-Napoca, Casa Cǎrţii de Ştiinţǎ, 2014, p. 146.
  29. “[The] Other is no longer a person; instead, he or she has been fragmented into sexual part-objects.” (Byung-Chul Han, The Agony of Eros, traduit par Erik Butler, London, The Mit Press, 2017, p. 12. Notre traduction.)
  30. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité, Paris, Albin Michel, Collection « Le Livre de Poche », 2012, p. 264.
  31. Sophie Jollin-Bertocchi, op. cit., p. 52.
  32. Julia Kristeva, op. cit., p. 80.
  33. Id., p. 104.
  34. Yosr Bellamine-Ben Aïssa, op. cit., p. 73.
  35. Corinne Morel, op. cit., p. 217.
  36. « Il m’a attrapée par les poignets, il m’a serrée avec une force incroyable, sans dire un mot. […] J’ai voulu crier, mais il a appuyé un poing sur mon ventre, et il a serré d’un coup, comme s’il voulait me casser en deux, et j’ai perdu le souffle, et je me suis effondrée, les bras et les jambes coupés. […] Il a défait les boutons de mon jean, d’une main, il était fort et habile, et de l’autre il me maintenait renversée contre le mur du renfoncement. [Il] avait sorti son sexe et il essayait d'entrer en moi, en donnant de grands coups de reins, et sa respiration raclait, résonnait dans le recoin de l’immeuble. » (PO, 211-212)
  37. Sophie Jollin-Bertocchi, op. cit., p. 113.
  38. « Il y avait comme une brume dans la grande pièce. » (P, 105), vs. « J’avais l’impression de flotter. » (PO, 141)
  39. « C’était peut-être à cause de la fumée des cigarettes. » (P, 105), vs. « [J]e fumais avec elle des cigarettes américaines […] » (PO, 141).
  40. « C’était curieux, cette main qui touchait ma poitrine […] » (P, 105) vs. « [le] sourire étrange [de Madame Fromaigeat] » (PO, 141).
  41. « Elle ne parlait plus […] et le dernier disque s’était arrêté. » (P, 105) vs. « Tout était tranquille rue des Marronniers […] » (PO, 141).
  42. « Il pleuvait. » (P, 105), vs. « [I]l y avait un peu de pluie qui tombait sur les feuilles. » (PO, 141)
  43. « Morgane était à côté de moi. » (P, 105), « [L]e visage de Madame était tout près de moi […] » (PO, 141).
  44. « J’étais allongée sur les coussins, la tête appuyée contre mon bras. » (P, 105), vs. « Je me suis endormie sur le canapé. » (PO, 141)
  45. « Sa main défaisait les boutons de ma chemise […], cette main qui touchait ma poitrine […] » (P, 105), vs. « Et je sentais sa main […] par ma chemise déboutonnée, qui jouait avec les boutons de mes seins. » (PO, 141-142)
  46. Georges Molinié, Alain Viala, Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives littéraires », 1993, p. 297.
  47. Georges Batailles, [1957], L’Érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 156.
  48. Christelle Sohy, op. cit., p. 91- 92.
  49. Monique Wittig, « On ne naît pas femme », rééd. in La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, p. 53-65, p. 64.
  50. Monique Wittig, « Homo Sum », in op. cit., p. 88-100, p. 90.
  51. Monique Wittig, « On ne naît pas femme » in op. cit., p. 64-65.
  52. Simone de Beauvoir, op. cit., p. 209.
  53. Id., p. 213.
  54. Id., p. 218.
  55. Julia Kristeva, op. cit., p. 104.
  56. Georges Batailles, op. cit., p. 19.
  57. Az-Eddine Nozhi, « Jean-Marie Gustave Le Clézio : Pour une poétique du corps au sud », Recherches en Langue et Littérature Françaises, Revue de la Faculté des Lettres, Année 7, N0 12, p. 143-156, p. 155.
  58. Nicole Albert, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, La Martinière, 2003, p. 239.