L'expérience lesbienne dans <em>El Mismo Mar de Todos Los Veranos</em> d’Esther Tusquets : engagement politique et/ou esthétique

L'expérience lesbienne dans El Mismo Mar de Todos Los Veranos d’Esther Tusquets : engagement politique et/ou esthétique

Par SAU OCAMPO Julie

 

Dans la postface de La Passion, œuvre de Djuna Barnes, Monique Wittig déclare : « écrire un texte qui a parmi ses thèmes l'homosexualité c'est un pari, c'est prendre le risque qu'à tout moment l'élément formel qu'est le thème surdétermine le sens, accapare tout le sens, contre l'intention de l'auteur qui veut avant tout créer une œuvre littéraire 1 ». Cette thématique saphique explore l'esthétique de l'amour entre femmes, fouillant l'implicite, le non-dit et l'inavoué. L’intérêt d’étudier cette question repose ici sur le langage, la voix des personnages féminins et le parallélisme avec la figure de Sappho qui représente à la fois le lyrisme et la femme en proie aux passions dévastatrices. Mireille Huchon met en avant cette double facette. Selon elle, « derrière la poétesse sublime, il y a, autre Sappho ou autre visage, celui de la femme de mauvaise réputation : courtisane pour les uns, aux amitiés féminines particulières pour d'autres, celle aussi d'une poésie amoureuse, à double destinataire, masculin ou féminin 2 ». Esther Tusquets, écrivaine et éditrice espagnole, met en mots des expériences lesbiennes et participe de la construction d’une nouvelle esthétique dans le paysage littéraire hispanique.

L'œuvre étudiée ici, El mismo mar de todos los veranos 3 ou La mer toujours recommencée 4, traduite en 1981 chez Robert Laffont par Edouardo Giménez, est un roman écrit sous la Transition démocratique espagnole, période où l'Espagne se libère des chaînes de la dictature franquiste et où les Espagnol·es retrouvent des libertés. Le peuple s’affranchit enfin du lot de restrictions et de frustrations imposées par un gouvernement autoritaire, patriarcal et dictatorial. En décembre 1975, quinze jours après la mort du général Franco, les premières journées pour la Libération de la Femme sont organisées par des groupes de femmes à Madrid et « dès lors, le développement des groupes, actions et revendications est très rapide et la “naissance” du mouvement féministe espagnol est déclarée 5 ». Les Espagnoles retrouvent les luttes qu’elles avaient menées sous la Seconde République espagnole entre 1931 et 1936. Elles souhaitent reconquérir des droits qu’elles avaient acquis, comme le suffrage féminin. En Catalogne, la légalisation de l’avortement à la fin de cette période s’était rapidement étendue au reste de l’Espagne avant que cette dernière ne soit prise au piège de la Guerre Civile. Cette guerre, ainsi que la dictature nationaliste qui lui a succédé, ont anéanti l’ensemble des droits auxquels les femmes pouvaient prétendre et leur condition est désormais régie par la Section Féminine. Cet organe du régime permettait de former des épouses et des femmes correspondant à l’idéal féminin en vigueur et les menait vers une soumission consentie et épanouie au régime patriarcal qui excluait, bien entendu, tout amour ou toute intimité hors mariage hétérosexuel. La mort de Franco laissait donc présager un souffle de liberté pour la population féminine opprimée. Néanmoins, malgré ce régime de fer, une opposition émerge et l’on entrevoit une agitation dans les milieux intellectuels 6. Avant la fin du régime franquiste, l’Espagne profite d’une ouverture progressive sur le monde et sur le reste de l’Europe. Une période de transition des idées et des mœurs s’ouvre alors. Esther Tusquets évolue, en effet, au sein de la Gauche divine 7, bourgeoisie intellectuelle et antifranquiste. La Catalogne, et plus précisément la ville de Barcelone, annonçait la Movida 8 madrilène et vivait déjà, dans l’époque qui précédait la mort du dictateur, une émulation culturelle et intellectuelle en réponse à l’autorité du régime. Le groupe de la Gauche divine provenait à la fois d’une classe sociale instruite et aisée mais se revendiquait libre et révolutionnaire par d’autres aspects.

Tusquets s'affranchit, par sa nouvelle écriture, de la censure imposée par le général Francisco Franco et du milieu bourgeois catalan dans lequel elle a grandi. Dans ce texte autofictionnel, la narratrice, issue elle aussi de la bourgeoisie catalane, va vivre une expérience d'amour lesbien à la fois romantique et charnel avec une jeune femme prénommée Clara. Cette expérience, aux antipodes des normes sociales espagnoles de l'époque, apparaît comme une parenthèse dans la vie de la narratrice qui correspond tout à fait au cadre hétéronormé : elle est mariée à un homme et est mère d'une jeune fille. Malgré l’intensité de l’épisode extra-conjugal et extra-normatif, le roman se terminera comme il a commencé : la narratrice regagnant sa vie d'épouse, prisonnière de ses carcans. Il s’agira alors de questionner le propos et l'intérêt de cette expérience lesbienne dans l'économie du texte.

Le personnage de Clara influence très fortement la narratrice. Son regard sur la vie, son positionnement et son existence modifient en quelque sorte la trajectoire intérieure de la narratrice. Il sera pertinent d’analyser précisément en quoi les vibes, les « ondes » de la femme désirée, Clara, dans la relation physique comme dans la représentation de l'acte, permettent à la protagoniste de se libérer, de grandir et de construire son identité. Il conviendra d’interroger le sens de cette nouvelle identité selon l’autrice : s’agit-il d’une possibilité d’émancipation pour la protagoniste ou d’une expérience éphémère et absolue ?

Dans un premier temps, il importera d’étudier l'aspect politique de l'œuvre en tant que texte qui participe de la « visibilisation » des lesbiennes et de l'affirmation d'une ou de plusieurs voix de femme(s) tout en soulignant le caractère novateur de l’œuvre dans cette période post-dictatoriale. Puis, le développement se concentrera sur le rite initiatique de cette expérience lesbienne dans la construction d'un « je » narratif, d'un langage du moi. Enfin, il s’agira d’explorer la dimension esthétique du texte, l’écriture du corps par la relation charnelle que la narratrice forme avec celle qu’elle nomme « l’Amazone 9 ».

 

De la visibilité des femmes lesbiennes

Quelques années avant la fin de la dictature franquiste, la péninsule observe un tournant politique grâce au Plan de Desarrollo (Plan de Développement) de 1963 qui élargit la demande de main d’œuvre aux femmes dans les usines. La société réclame alors une redéfinition du rôle des femmes puisque leur place n’est plus « par nature » au foyer. La nomination de Manuel Fraga en 1962 au Ministère de l’Information et du Tourisme assouplit les conditions de censure et le secteur éditorial connaît un semblant de liberté. Le contexte historique et social alimente donc l’intérêt pour la traduction d’œuvres féministes et politiques. En 1966, la nouvelle loi de Fraga sur la presse et l’imprimerie garantit un peu plus de liberté. D’ailleurs, les deux tomes du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir ont pu être traduits en catalan et publiés en 1968 après un premier refus des censeurs quelques années auparavant. En effet, avant cette date, le chapitre de Beauvoir autour du lesbianisme renforce le rejet de publication de l’œuvre au motif qu’elle risquait de pervertir les femmes espagnoles. L’accès des Catalanes et de certaines Espagnoles aux réflexions beauvoiriennes permet ensuite la (re)naissance de convictions féministes et la quête émancipatrice des femmes. La situation d’ouverture en Espagne converge avec la réception de la deuxième vague féministe européenne et états-unienne. Cependant, la réception de la littérature étrangère s’accomplit à travers le filtre sélectif des transformations sociales et des attentes politiques du pays qui accueille les textes. L’Espagne crée, elle aussi, son féminisme national. Par exemple, le MDM (Movimiento Democrático de Mujeres 10) repose sur le féminisme espagnol des années 30 et est très orienté politiquement. De leur côté, certaines écrivaines, convaincues par le besoin d’un nouveau statut des femmes ont tenté de proposer des solutions littéraires et d’illustrer la figure féminine comme sujet. C’est le cas, par exemple, des romans d’Esther Tusquets et de ses textes autofictionnels, notamment de celui que nous analysons dans ce travail, La mer toujours recommencée. L’autrice illustre les conflits sentimentaux d’une narratrice issue de la bourgeoisie catalane. Elle dépeint, dans un temps assez restreint et dans un langage riche, l’amour de deux femmes, la sensualité qu’elles partagent et leur quête du plaisir. Tusquets refuse d’écrire des dialogues et ne donne à lire qu’un long enchaînement narratif. Cette expérience lesbienne survient alors que la narratrice est seule dans l'appartement de son enfance, dans un voyage de retour aux racines, abandonnée par son mari (qui est parti avec l'une de ses maîtresses), par sa mère et sa fille (qui sont en voyage ensemble). Cette expérience n'occupe donc pas une temporalité importante dans sa vie globale mais va prendre une large part dans la construction de son personnage comme sujet. Ce roman est publié en Espagne en 1978, soit trois ans après la mort du dictateur Franco qui, tout au long de ses années au pouvoir, a sévèrement réprimé le lesbianisme et l'homosexualité en général. Par exemple, en 1954, la loi sur les fainéants et les malfaiteurs est modifiée pour y inclure les homosexuels que l'on menace d'internement en établissement de travail ou en colonie agricole, à qui l’on interdit d'habiter en des lieux déterminés et que l’on soumet à la surveillance des autorités. Les textes officiels concernent très souvent les homosexuels hommes, notamment lorsque l’on préconise de les soigner pour qu’ils redeviennent « normaux » mais les lesbiennes sont, d’une certaine manière, invisibilisées. Cette invisibilisation leur donne néanmoins plus de latitude puisqu’elles sont moins stigmatisées et c’est peut-être cette aisance qui permet à l’autrice de publier son texte sans obstacles.

Le texte présent d’Esther Tusquets, publié lorsque la censure prend fin, porte donc les stigmates d'une société qui lutte pour la modernisation des normes et pour une ouverture du pays. Dans la représentation de cette expérience lesbienne, parfois érotique, deux voix singulières s’entendent et s'affirment : celle de l'autrice et celle de la narratrice. Bien que l'époque à laquelle Esther Tusquets écrit représente un renouveau et annonce des évolutions dans les mœurs, l'homosexualité reste un sujet qui inquiète la population dans son ensemble. La narratrice évoque la possibilité que la carrière de Clara soit mise en danger si leur entourage venait à connaître la nature de leur relation :

 

avec l'espoir fervent que personne ne nous aura aperçues dans le cabinet de toilette, que personne ne pourra mettre en danger le triste avenir, la brillante destinée d'un oiseau si élégant et si beau, mais aussi, pour son malheur, si opportunément réel et vivant  11.

 

En plus des mentions intradiégétiques sur la manière d'appréhender la sexualité des deux jeunes femmes, Silva Yamile précise que la publication de ce roman a laissé place à une série de controverses pour avoir décrit l'érotisme féminin d'une manière trop ouverte et inconcevable à la fin de cette période franquiste 12. Les descriptions des corps, de la sensualité et des tensions sexuelles qui sont exposées entre les deux femmes ne ravissent pas les plus chastes et les plus fervents défenseurs du régime franquiste. L'engagement est donc présent dans le traitement de la thématique abordée.

Ces femmes sont le symbole de la lutte contre l'ordre hétérosexuel et la pensée straight, loin de l'obligation de la reproduction de l'espèce. Elles refusent d'être des femmes comme catégorie sociale soumise au patriarcat. Selon Michèle Ramond, « le lesbianisme est un mouvement social et une théorie politique qui veulent en finir avec la différence des sexes 13 ». Les lesbiennes apparaissent en opposition aux « femmes amoureuses », comme les nomme Michèle Ramond, qui elles, défendent le primat de l'utérus. Monique Wittig définit une lesbienne comme « une fugitive, une esclave en fuite14 » qui tente d'échapper au régime hétérosexuel qui esclavagise les femmes et qui justifie le système entier de domination sociale. On observe, dans le texte, le désir puissant qui habite les deux femmes. Ce désir peut être entendu comme un instinct de l'une vers l'autre qui manifeste son envie d'avoir des rapports avec cette femme mais doit également être entendu en termes d'affirmation homosexuelle. Toujours selon Monique Wittig, ce désir est aussi le désir pour quelque chose qui n'est pas connoté, au sein d'une relation homosexuelle. Elle affirme, dans La pensée straight, que « le désir est résistance à la norme 15 ». Et l'expression de ce désir dans un langage clair, explicite et en termes lesbiens est aussi une forme de résistance. Il semble que Tusquets n’ait pas eu de problèmes particuliers avec sa maison d’édition ainsi qu’avec la commercialisation du roman. Néanmoins, cette nouvelle thématique écrite sous le prisme de la sensualité et de la sexualité peut surprendre voire choquer la société espagnole des années 70. Béatrice Didier aborde cette écriture dans sa dimension « neuve et révolutionnaire […] dans la mesure où elle est écriture du corps féminin, par la femme elle-même 16 ». Lorsque la dictature franquiste prend fin, de nombreuses associations et collectifs gays voient le jour, mais il faut attendre 1979 pour que la première association lesbienne « El Grup de Lluita per l'Alliberament de la Dona » soit fondée à Barcelone, soit un an après la publication du roman d’Esther Tusquets. Même après la création de l’association de 1979, les lesbiennes demeurent discrètes au sein du mouvement. En 1987, deux femmes qui s’embrassent en public sont arrêtées, provoquant une manifestation immense à Madrid. Le roman peut alors s’inscrire dans un mouvement de visibilité de l’expérience érotique lesbienne même s’il ne revendique pas une position militante. Nous avons souligné dans de précédents travaux l’aspect politique et engagé de l’œuvre de Tusquets mais l’étude de la réception critique des textes et des entretiens avec l’autrice nuance notre propos 17.

 

L’expérience lesbienne ou la création d’un langage nouveau

Le roman d’Esther Tusquets ne prône pas une manifestation publique du combat lesbien mais s’attache au contraire à la dimension intime de l’expérience. La complicité des deux femmes se construit au sein de la maison d’enfance de la narratrice, dans ce lieu qui semble échapper au reste du monde. Près de Clara, la narratrice retrouve une voix et s’épanouit pleinement dans le langage. Elle est fascinée par la jeune femme d’une vingtaine d’années qu’elle admire et dont elle fait un véritable objet de désir. La narratrice s'approprie en fait cet objet et c'est dans cet instinct de possession qu'elle s'anime, qu'elle redonne vie à son corps. Son obsession se retrouve dans la répétition du prénom « Clara » et du pronom qui renvoie à cette jeune femme à chaque début de nouveaux paragraphes 18, ou dans une répétition successive de son prénom qui intervient à huit reprises en deux pages 19. Très vite, Clara va devenir un pilier pour cette narratrice, un soutien duquel elle devient dépendante et duquel elle ne semble pas vouloir se détacher. Il y a peu de phrases au discours direct, dans le roman, mais l'une des seules qui apparaît sous cette forme c'est le cri de la narratrice qui demande enfin à Clara « ne t'en va pas 20 ». Une distance s’installe alors entre le discours narratif de la protagoniste, la narration de son passé et de son expérience et sa voix qu’elle retrouve près de son amante dans un élan spontané, impulsif et presque vital. Finalement, Clara et la narratrice entrent dans une sorte de fusion, où l'interdépendance s'installe et où la narratrice se donne sans limites. C'est cet état qui la fait exister. La narratrice reconnaîtra d'ailleurs que dans les yeux de Clara « il n'y a plus que moi, remplissant le monde 21 ». Cette relation qu'elle construit rapidement avec cette jeune femme va lui permettre de gagner une capacité d'agir ; elle va se situer du côté de l'action et non plus de la passivité. Nous retrouvons cette émulation, cette envie de devenir sujet dans l'accumulation de verbes d'actions au participe passé : « maintenant au contraire j'ai ajouté du bois dans le feu, tiré les rideaux, pris des couvertures 22 ». L'amour puissant qu'elle ressent pour Clara la pousse à dire ses émotions, à s'exprimer, à retrouver son propre langage là où elle sombrait dans un silence et une solitude troubles. Elle se réapproprie également des sentiments dont elle se sentait dépossédée jusque-là : son désir, ses envies, ses besoins.

Elle exprime son « je » narratif, son propre langage dans le discours dirigé à Clara. En réalité, c'est cette dernière qui est l'interlocutrice directe de la narration ou la lectrice de son roman de vie, « la plus attentive et exceptionnelle de tous mes auditeurs 23 ». Alors qu’elle narre son histoire et la partage avec le lecteur, elle s'adresse en réalité à Clara et l’inclut dans son discours. C'est la présence de Clara qui, une fois encore, l'autorise à s'exprimer à la première personne. Clara a donc plusieurs rôles, à la fois son « alter-égo, son amante et “sa fille” 24 ». La narratrice joue, en effet, à plusieurs reprises, un rôle maternel protecteur et multiplie les gestes affectueux envers Clara lorsqu’elle décrit, par exemple, qu’elle « la serre, la berce, caresse mille et une fois ses longs cheveux, soyeux, raides, les joues trempées, les épaules frissonnantes 25 ». Elle tente ici de se reconnaître en tant que mère, place qu'elle n'a jamais su trouver avec sa propre fille, qu'elle ne comprend pas et qui est beaucoup plus proche de sa grand-mère que d'elle-même. La narratrice du texte d’Esther Tusquets n’entretient pas de lien personnel avec sa mère. La relation maternelle est rompue et elle exprime tout au long du roman son ressentiment, ses frustrations et même la haine qu’elle éprouve pour sa mère. Elle oscille entre admiration, fascination et rancœur, dégoût pour cette mère à la fois divine et diabolique. Cette non-relation ou non-attachement semble être également à l’origine du rejet de son propre rôle de mère qu’elle ne parvient pas à assumer. La mention de sa fille n’apparaît que de rares fois dans le texte comme s’il s’agissait d’un personnage de second plan, insignifiant. En revanche, aux côtés de Clara, elle s’épanouit dans un rapport protecteur et maternel. Les deux femmes prennent soin l’une de l’autre, sans relation hiérarchique et sans rapport de domination. La narratrice se libère de cette manière des codes hétéronormatifs ainsi que d’une logique patriarcale. Nous retrouvons une idée semblable chez Monique Wittig lorsqu’elle évoque la posture de non-mère dans une configuration filiale. En effet, cette position peut être entendue comme une caractéristique des lesbiennes de ne pas se reconnaître dans la catégorie des femmes dans la mesure où cette catégorie n'existe que par la maternité et par la possibilité d'enfanter. Dans le texte, la dimension protectrice et maternelle de la relation entre les deux femmes est choisie mais n’est pas imposée par un lien génétique. Toujours selon Wittig, les lesbiennes ne sont pas des femmes puisqu’elles ne répondent pas aux caractéristiques et aux attentes féminines. En étant dans l’impossibilité de faire naître un enfant, elles s’émancipent de la catégorie femme. Elles deviennent alors un autre sujet, hors cadre, hors norme. La narratrice prend à cœur sa posture d'adulte face à Clara, elle « joue » ce rôle et théâtralise sa scène. Ce « rite d'initiation 26 » dont elle se saisit est une expérience partagée à laquelle les deux femmes sont confrontées. Chacune découvre un voyage, un rituel qui précède la passion. Ce rite initiatique annonce la relation charnelle et passionnelle que les deux femmes vont vivre ensemble mais annonce également la récupération de la voix de la narratrice, du langage du moi à travers une écriture qui suit le flux de la pensée, le monologue intérieur de la narratrice. Cette recherche peut être souffrance, déchirement, silences mais se révèle être également une renaissance vers l'affirmation de soi et vers l’expression de sa condition de femme comme sujet. Le langage littéraire de Tusquets trouve son originalité dans la dimension esthétique du corps et dans la description de l’interaction de ces deux corps féminins.

 

L’écriture du corps ou l’affirmation d’une recherche esthétique

Esther Tusquets bouleverse les codes littéraires dans son écriture du corps. Elle adopte un langage nouveau qui traduit la relation charnelle que la narratrice expérimente avec l'autre femme, « l'Amazone 27 », la « jeune Colombienne 28 » ou la « princesse aztèque 29 » qu'elle décrit comme « une aristocrate sauvage et solitaire, chevauchant à cru des coursiers pur sang et fouettant de sa cravache la domesticité du palais, une adolescente intelligente, sensible et délicate 30 ». À travers cette écriture du désir, de l'extrême désir, les yeux de l'homme s'éloignent car les femmes ne sont pas représentées à travers un regard masculin mais bien à travers le prisme d’une autrice et d’une narratrice. Cette expérience apparaît littéralement à plusieurs reprises comme un jeu où l'imagination, les fantasmes et la réalité se rejoignent. La narratrice parvient à décrire la passion, la fusion, la tension sexuelle qui ne sont pas nécessairement tangibles. Voici un exemple lorsque la narratrice évoque le plaisir sexuel de Clara :

 

Sous le regard fébrile, étrangement fixe, de deux yeux trop ouverts – je ne suis pas sûre qu'ils me voient, pas plus que moi les choses –, une bouche s'agite anxieuse et ignorante, comme si elle avait entrevu dans les rêves ou appris lors de vies antérieures tous les baisers, une bouche saline et ardente, aux lèvres coupées et légèrement rugueuses, qui s'obstine en assauts répétés – dans une houle intense, furieuse, désespérée – et vient s'écraser contre la mienne, tandis que le corps de Clara tremble tout entier parcouru de convulsions irrépressibles et sa tête roule de part et d'autre de l'oreiller, et l'un de ses bras entoure ma taille avec une force surprenante – et je suis agenouillée par terre près du lit, à côté d'elle –, et une main s'accroche à ma nuque, à mes épaules, à ma chevelure, attirant constamment ma tête vers la sienne, vers sa bouche entrouverte, haletante, altérée et embrassée, sa bouche qui m'embrasse et pousse en même temps – ou entre chaque baiser – des gémissements étouffés, inhumains, pas même animaux  31.

 

La narratrice a la capacité de dire l'immatérialité des choses et de transmettre des sensations au lecteur, à la lectrice. Dans cette citation, Clara est décrite par des synecdoques qui se concentrent successivement sur certaines parties de son corps (ses yeux, sa bouche, sa tête, sa main). C’est le corps de Clara qui est, ici, porteur de désir et d’ardeur. La narratrice décrit la fragilité et la passivité de la jeune femme mais également sa force et la puissance de son plaisir. Par ailleurs, la narratrice semble à la fois impliquée physiquement dans la scène et en dehors de cette relation comme le montrent ses incises qui précisent de manière plus objective sa narration. Ainsi, Clara la pousse dans ses retranchements, loin dans son intimité, dans un voyage corporel et charnel synonyme de liberté au cours duquel le désir et le plaisir prennent le pas sur la dimension réflexive. Le plaisir libre et libéré est ici revendiqué sans conventions ni contrôle masculin. La narratrice veut être spectatrice de la jouissance de Clara pour elle aussi jouir à son tour et laisser son corps s'exprimer. Silva Yamile précise à ce propos que le plaisir est analogue au corps féminin seulement dans une satisfaction et une reconnaissance de ce corps où le langage du père, ou autrement dit le discours patriarcal hétéronormé, a disparu 32. Sans présence masculine, la narratrice du texte dépasse la loi du Père. Il n’y a que deux femmes qui renouvellent, découvrent, explorent la poésie du corps féminin. Hélène Cixous rappelle que Lacan considérait que « de sa jouissance une femme ne peut rien dire 33 ». Lorsqu'une femme peut enfin parler de son plaisir, elle récupère ce pouvoir discursif émancipateur et réintègre le symbolique donc le langage. L'ardeur de leurs ébats, soulignée par une accumulation de verbes et renforcée par une allitération comme « ces lèvres qui frottent et frappent et mordent les miennes 34 » qui évoquent une certaine violence, fait appel à tous les sens des personnages et éveille la curiosité du lecteur, de la lectrice qui est sous tension. Les moments de sensualité et de sexualité sont en fait d'une intensité telle que la narratrice utilise le champ lexical animalier et violent pour s'y référer. Le désir et le besoin d'amour charnel, qu'elle compare à « la faim ou la soif 35 » semblent inexpliqués, dans un dépassement de soi, dans l'implicite. Le texte est à la fois peuplé de non-dits et de silences mais il est également tout à fait novateur dans les descriptions claires et crues de l’expression de leurs corps.

La narration est donc dotée d'un fort potentiel sensuel qui émane, en plus du désir suprême entre les deux femmes, du corps qui émerge comme protagoniste. Selon Michèle Ramond, l'écriture du corps des femmes doit être totalisante :

 

De la féminité les femmes ont presque tout à écrire : de leur sexualité, c'est-à-dire de l'infinie et mobile complexité, de leur érotisation, des ignitions fulgurantes de telle infime-immense région de leur corps, non du destin, mais de l'aventure de telle pulsion, voyages, traversées, cheminement, brusques et lents éveils, découvertes d'une zone naguère timide tout à l'heure surgissante  36.

 

La narratrice semble fascinée par le corps de Clara, qu'elle sublime dans ses descriptions. Elle peut se focaliser sur des parties de son corps comme ses mains qui :

 

amorcent une lente caresse à partir de mes épaules, gracieuse, presque une ébauche de pantomime de ballet, semblant plutôt me dessiner dans l'air que me toucher ; elles glissent de chaque côté, effleurant la taille, s'attardent un instant avant de remonter vers les seins et de s'immobiliser là, ayant sans doute atteint leur but, avec un tremblement imperceptible  37.

 

Pour Simone de Beauvoir, le lesbianisme est comme une délectation narcissiste, comme la prolongation d’un état adolescent. Selon elle, « en l’autre, c’est la douceur de sa propre peau, le modelé de ses courbes que chacune convoite ; et réciproquement, dans l’adoration qu’elle se porte à elle-même est impliqué le culte de la féminité en général 38 ». C’est dans l’accès à son propre corps et au corps de l’autre que la narratrice de Tusquets trouve sa voix/e. Le corps de Clara semble jeune, très délicat, sans blessures. La narratrice se concentre également sur ses seins comme objet de désir, les « seins petits et érigés aux pointes dures, rugueuses et quasi violettes 39 » et elle n'hésite pas à les décrire par le menu, renforçant ainsi la dimension visuelle de sa narration et le désir charnel qui en ressort. Certaines parties de son corps sont personnifiées et deviennent protagonistes des moments d’échanges charnels. C'est par le langage du moi et par le langage du corps que se met en place une résistance face à un système de domination masculine et d'oppression patriarcale. Le langage entre ainsi dans les mécanismes de pouvoir et produit du pouvoir.

Néanmoins, même si nous pouvons penser que le roman d’Esther Tusquets a œuvré pour la défense de l’amour entre femmes, pour la visibilité du lesbianisme et pour l’acceptation d’une sexualité à la marge d’un cadre normatif, la réception de son œuvre par la critique littéraire et les différents témoignages de l’autrice ajoutent une dimension nouvelle au texte. En effet, Esther Tusquets affirme elle-même que, dans les nombreuses lettres qu’elle a reçues de ses lecteurs et en majorité de ses lectrices, ces dernières lui font part de leur soulagement de pouvoir enfin s’identifier à une narratrice en quête de son orientation sexuelle et vivant l’expérience du désir pour une autre femme. Cette catharsis s’arrête cependant avant la fin du roman puisque, rappelons-le, la narratrice retourne près de son mari et abandonne Clara. Elle décrit la rencontre sexuelle entre son mari Julio et elle-même avec des mots empreints de violence et de brutalité :

 

je finis par me retrouver comme de juste étendue sur le dos, les yeux fixés au plafond blanc, son corps pesant sur le mien, ses bras et ses jambes m’enfermant dans un piège mortel, et je ne peux ni voler, ni marcher sur la mer, ni même bouger désormais et alors, dans une poussée brutale, son sexe me transperce comme une épingle au rouge vif, non, comme une boule de feu franchissant adroitement le cercle, comme la flèche qui se fiche exactement au centre de la cible sans que l’archer ait dû utiliser ses yeux et ses mains  40.

 

Il ne s’agit pas cette fois de violence passionnelle mêlée au plaisir mais de brutalité froide et abjecte. À travers plusieurs métaphores, la narratrice s’approche de la description d’une scène de viol : elle est passive, spectatrice de la relation avec son mari, observatrice des gestes de ce dernier et elle vit la pénétration comme une intrusion violente et bestiale. Les premiers mots de la citation illustrent l’idée du devoir conjugal aux antipodes de la parenthèse enchantée, épanouissante et libre qu’elle a vécue avec Clara. Elle se sent étouffer aux-côtés de Julio et se définit elle-même comme « un pauvre papillon agonisant 41 ». Au moment même où Julio la pénètre, il la possède de nouveau et la prive de sa liberté. Elle n’a plus d’ailes pour voler. L’autrice du roman ne défend pas dans son écriture fictionnelle l’expérience lesbienne comme une solution viable pour sa protagoniste. Elle oppose dans son roman la liberté d’un amour absolu entre deux femmes à l’oppression patriarcale et à la domination de la relation hétéronormée dans laquelle s’enferme la protagoniste. Cette dernière ressort transformée, dans son esprit et dans sa chair, par cette courte expérience émancipatrice mais l’autrice ne présente pas le lesbianisme comme une véritable option de vie. Rosalía V. Cornejo-Parriego, dans son article qui traite des références mythologiques dans le roman d’Esther Tusquets, déplore l’absence de militantisme chez l’autrice et regrette que ses textes ne puissent pas servir d’arme dans les combats LGBT :

 

Malgré la fréquence à laquelle Tusquets explore les relations lesbiennes dans ses œuvres, elle n’a pas été capable, jusqu’à aujourd’hui, d’offrir un espace réel et envisageable au lesbianisme ou de le considérer comme une véritable option. Nous appuyons toujours, cependant, le caractère osé et audacieux de La mer toujours recommencée. Le défi découle de sa capacité à interroger et à dé-centrer le lecteur hétérosexuel. Tusquets a créé ce que Barthes nomme un « texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte… fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur… 42 ». Le roman de Tusquets nous laisse face à l’ambigüité, à l’instabilité et à l’insécurité qui résulte du manque d’essences et de l’absence de limites et de positions inamovibles  43.

 

De la même manière que Tusquets ne se revendique pas militante féministe et qu’elle ne souhaite pas entrer en lien direct avec ce mouvement, on ne peut la considérer comme fervente défenderesse de la cause lesbienne.

Lors d’un entretien durant l’été 2020 avec l’une des libraires de la Librería Cómplices de Barcelone 44, Connie a reconnu le travail novateur d’Esther Tusquets dans l’écriture du lesbianisme. Elle a souligné le fait que Tusquets a été une référente pour certaines femmes lesbiennes dans l’après-franquisme mais elle déplore que cette autrice n’ait, à sa connaissance, jamais prononcé le mot « lesbienne » en public. Ce regret, cette amertume nous permettent de revoir ici nos positions quant à la dimension politique de l’œuvre de Tusquets. Affirmer que son roman est une démarche politique de visibilité des lesbiennes ne tient pas compte du contexte de réception de l’œuvre ainsi que des positions ambiguës de l’autrice. En revanche, il semble opportun de questionner ce positionnement à l’aune du contexte de l’époque : l’autrice qui évoluait en tant qu’éditrice dans un milieu masculin ne cherchait-elle pas l’adhésion consensuel d’un lectorat ? Nous tendrons donc à conclure davantage ici que l’engagement d’Esther Tusquets réside dans la dimension esthétique de l’œuvre. Elle donne à lire, sans détours, l’expérience amoureuse et charnelle de deux femmes entre elles et s’affranchit de quarante années de censure et de dictature. Elle libère son écriture des carcans et des non-dits et s’exprime au risque de choquer la classe conservatrice espagnole. L'affirmation du « je » narratif par la rencontre entre la narratrice et Clara ainsi que l'expression d'un langage du corps et des émotions composent donc cette voix féminine narrative qui construit son identité et se construit comme sujet. La narratrice et l'autrice sont passionnées et racontent cette passion. Par l'esthétisme de son texte, l’autrice rénove les codes de l’écriture. Au-delà de la question d’orientation sexuelle, Esther Tusquets pose, dans une langue sensuelle et riche, la question de l’amour absolu, passionnel, volcanique mais éphémère.

 

  1. Monique Wittig, postface de La passion de Djuna Barnès, Paris, Flammarion – Le livre de Poche, 1982, p. 114.
  2. Mireille Huchon, Louise Labé une créature de papier, Genève, Droz, 2006, p. 100.
  3. Esther Tusquets, El mismo mar de todos los veranos, Madrid, Anagrama, 1978.
  4. Esther Tusquets, La mer toujours recommencée, traduit par Jiménez Eduardo, Paris, Robert Laffont, 1981. Nous tirerons nos citations de cette œuvre traduite.
  5. María Martínez, « Troisième vague, transféminismes et la question générationnelle : reconfigurations des féminismes dans l’Espagne contemporaine », in Karine Bergès, Florence Binard, Alexandrine Guyard-Nedelec, Féminismes du XXIe siècle : une troisième vague ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, p. 77.
  6. Robert Gauthier, « La libéralisation du régime franquiste, apparence ou réalité ? », Le Monde diplomatique, juin 1965, p. 5-9.
  7. La « Gauche divine » correspond à un mouvement d’intellectuels et d’artistes de gauche qui évoluent dans un milieu bourgeois barcelonais des années soixante au début des années soixante-dix.
  8. Mouvement culturel underground qui émergea au début de la Transition démocratique en réaction à la répression et aux frustrations accumulées durant les quarante années de dictature. La liberté retrouvée bouleverse le contexte de création par « les modalités d’appropriation de l’objet culturel, l’exercice individuel et collectif des nouveaux habitus et, surtout, la projection internationale de la culture ». Bartolomé Bennassar et Bernard Bessière, Espagne, Paris, La Découverte, 2017, p. 194.
  9. Esther Tusquets, op. cit., p. 49.
  10. Mouvement démocratique des femmes : organisation féministe fondée à l’origine pour aider les prisonniers politiques et leur famille, pour lutter contre le franquisme puis qui s’intéresse aux problèmes que rencontrent les femmes.
  11. Esther Tusquets, op. cit., p. 100.
  12. Silva Yamile, « Penélope subvirtiendo textos: reflexiones sobre la escritura de Esther Tusquets », University of Massachussetts on Amherst, p. 412.
  13. Michèle Ramond, Quant au féminin, – Le féminin comme machine à penser, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 145.
  14. Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 13.
  15. Id., p.103.
  16. Béatrice Didier, L'écriture-femme, Paris, PUF, 1999 [1981], p. 35.
  17. Sau Ocampo Julie, « Esther Tusquets, El mismo mar de todos los veranos : L’expérience lesbienne comme engagement au féminin », in Denooz Laurence et alii (dir.), Femmes engagées dans l’espace euro-méditerranéen – Mise en récit(s), mise en image(s), Nancy, Éditions Universitaires de Lorraine, 2021.
  18. Esther Tusquets, op. cit., p. 89, 120, 142, 146 et 179.
  19. Id., p. 89-90.
  20. Id., p. 151.
  21. Id., p. 154.
  22. Id., p. 146.
  23. Id., p.170.
  24. Mercedes Mazquiarán de Rodríguez, « El mismo mar de todos los veranos y Carta a la madre : un diálogo intratextual », Actas XIII Congreso AIH (Tomo III), p. 675.
  25. Esther Tusquets, op. cit., p. 131.
  26. Id., p. 76.
  27. Id., p. 49.
  28. Id., p. 56.
  29. Id., p. 57.
  30. Id., p. 48.
  31. Id., p. 107.
  32. Silva Yamile, art. cit., p. 419.
  33. Hélène Cixous, « Le sexe ou la tête ? », in Les Chahiers du GRIF, n°13 (1976). Elles consonnent. Femmes et langages II : p. 8.
  34. Esther Tusquets, op. cit., p. 115.
  35. Id., p. 121.
  36. Michèle Ramond, op. cit., p. 55.
  37. Esther Tusquets, op. cit., p. 96.
  38. Simone De Beauvoir, Le deuxième sexe II, Paris : Gallimard « Folio essais », 1976 [1949], p. 107.
  39. Esther Tusquets, op. cit., p. 105.
  40. Id., p. 202.
  41. Id., p. 203.
  42. Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 25-26.
  43. Rosalía V. Cornejo-Parriego, « Mitología, representación e identidad en El mismo mar de todos los veranos de Esther Tusquets », in Anales de la literatura contemporánea, Volume 20, issue 1-2, United States, Society of Spanish and Spanish-american studies, 1995, p. 59.
  44. Entrevue avec Connie, libraire chez Cómplices qui est une librairie gay, lesbienne, bisexuelle et transsexuelle créée en 1994 à Barcelone.