L’invisibilité signifiante : du langage biotechnologique des corps
Posthumain : un corps parlant ne parle pas seul
L’aventure en ce tournant de siècle n’est plus à la géographie lointaine mais à la nanogéographie du corps dans laquelle se réduisent, à mesure qu’ils s’exposent, les mystères de l’homme : « La biologie moderne, précise Francis Fukuyama, finit par donner un contenu empirique au concept de nature humaine 1 […]. » De fait, il n’est pas tant question aujourd’hui de dématérialiser ou d’abandonner le corps que de le faire parler et de lui trouver des langages qui nécessiteraient de repenser l’identité de l’individu comme de l’espèce :
La biologie, identifiant de plus en plus précisément les gènes, abolit progressivement les frontières entre catégories du vivant et entre matière et vivant. […] Ainsi, l’identité conçue comme critère de différenciation des espèces, sous l’influence de la mutation biologique, ne peut qu’amorcer une redéfinition de l’homme qu’on appellerait posthumain 2.
Il revient manifestement aux sciences et aux biotechnologies d’inventer ces langages, que leurs accents soient ceux du posthumanisme, du transhumanisme, du bodyhacking, etc. En effet, si les discours collectifs comme les discours critiques ont beaucoup glosé sur la disqualification du corps par les nouvelles technologies, force est de constater que ces mêmes technologies font parler nos corps, et parler de nos corps. À l’heure où ceux-ci se captent, s’échangent et s’exposent par smartphone interposé dans une logique de socialisation en réseau, la fiction posthumaine problématise l’ère du corps commenté à l’aune des découvertes de notre chimie intime, révélant les pouvoirs de l’invisibilité signifiante des corps sur le collectif.
Paradoxalement, cette décomposition de la complexité physique fait du corps le vecteur d’une possible simplification du monde, ainsi que le relève Jean-Michel Besnier :
Quand la dépression tient à la seule recapture de la sérotonine, l’amour à la simple sécrétion d’ocytocine ou la moralité à l’état de notre cortex frontal, on se dit qu’il est vraiment inutile d’en appeler à l’ascèse philosophique ou aux subtilités de la cure psychanalytique pour régler les dysfonctionnements de la vie psychique 3.
Le découpage du corps par distinction et isolement de ses éléments particuliers au détriment de son tout participe d’un imaginaire de la complexité simplificatrice à partir de la mise au jour de leviers sur lesquels agir non pas pour seulement s’adresser au corps ou lui donner à dire, mais pour l’ordonner et lui ordonner. Dans le même temps, le corps comme outil de revendication, d’affirmation et de différenciation a partie liée avec l’avènement de la singularité et le règne du subjectivisme dans lequel « la consommation de conscience devient une nouvelle boulimie 4 », ainsi que le suggère Gilles Lipovetsky dans une formule qui associe l’immatérialité traditionnelle de la conscience à la matérialité engloutissante du corps.
On relève donc deux tendances principales : l’expression individuelle qui cherche à afficher l’irréductibilité du sujet par le corps, et l’expression scientifique qui, dans son exploration de l’infiniment petit, tend à réduire la subjectivité à des phénomènes physiques dépersonnalisants. Cette double tendance permet de distinguer le transhumanisme comme revendication d’une liberté du corps pour soi (l’expression individuelle dans l’augmentation, la modification, le bodyhacking…) du posthumain comme réflexion sur l’influence des découvertes scientifiques sur le collectif. Elle permet, surtout, d’insister sur l’importance symbolique de l’adolescence dans ce contexte – et ce pour trois raisons.
En premier lieu, l’idéologie contemporaine du « potentiel humain psychique et corporel 5 », dont Lipovetsky fait la manifestation éclatante d’un narcissisme hédoniste triomphant, trouve une résonance particulière dans la figure de l’adolescent dont est attendue la mise en branle d’un processus de réalisation de soi. Ensuite, ce même adolescent se forme parallèlement à la réalisation d’une performance propre à l’inscrire dans le champ du collectif : il est, à ce titre, une figure utile pour penser les mutations du corps social et des conditions d’inscription de l’individu dans le collectif. Enfin, à l’heure du corps voulu et du corps choisi dont rêvent les transhumanistes, le moment adolescent devient un outil conceptuel propre à interroger la nécessité structurante d’un corps parlant une autre langue que celle, technique, que nous voulons nous donner : celle de la métamorphose dite « naturelle. »
En particulier, la littérature de jeunesse contemporaine témoigne d’un besoin d’articuler l’adolescence au posthumain à partir de stratégies discursives du corps marquées par un contexte que la logique posthumaine envisage comme une « […] renégociation, un questionnement, un travail sur et avec la condition humaine et la tradition humaniste 6. » Entendons, notamment, un travail sur l’autodomestication de l’homme qui, si l’on suit les travaux des penseurs du posthumain consacrés aux produits neuropharmacologiques, replace l’accent sur le corps. Antonio Casilli le formule simplement : « L’adieu au corps n’a jamais eu lieu 7. » De fait, les fantasmes transhumanistes de désincarnation, de téléchargement de l’esprit ou d’« homo silicium » dont rend compte David le Breton sont loin de se réaliser : « À ce jour, précise Le Breton, les technologies, mêmes les plus avancées, ne rendent nullement le corps anachronique, l’expérience corporelle demeure le cœur indispensable de l’humain 8. » Et d’ajouter : « En revanche, on voit émerger une subjectivité nouvelle au croisement de l’informatique et de l’information 9 […]. » En témoignent certaines expressions dans lesquelles se lit déjà notre intimité avancée avec la technologie : ainsi du « digital native », de « Petite Poucette 10 » ou encore du « Smartphomme 11 » qui n’indiquent pas un abandon du corps mais une redéfinition des individus par la réponse des corps à la technologie.
Avec le posthumain, un corps parlant ne parle pas seul et expose, par des images de mutations, d’hybridités et de modifications, les façons dont l’individu contemporain accepte la relation particulière qu’il est tenu de nouer avec les nouvelles technologies. C’est ce dont cherche à rendre compte la littérature de jeunesse contemporaine, questionnant la capacité de la jeunesse à adopter et/ou à interroger de nouvelles habitudes discursives du corps.
Ranger le corps
Dans L’Empire des auras (Nadia Coste, 2016), des scientifiques mettent au jour l’existence d’une aura enveloppant le corps humain. Cette découverte supporte un nouvel agencement social construit sur la distinction entre les deux couleurs d’aura possibles : les bleus, jugés sains et détenteurs à ce titre d’un grand nombre de privilèges auxquels n’ont pas accès les rouges, généralement appréhendés comme déviants et dangereux. Si chacun naît bleu, nombreux sont ceux qui virent au rouge, transition inexpliquée et irrémédiable qui rompt avec l’innocence supposée de l’état de naissance.
L’investissement collectif que constituent les avancées biotechnologiques, loin d’évacuer le corps, le replace ici au cœur d’un réarrangement de la société nourri de différenciations et discriminations tantôt revendiquées, tantôt contestées :
Ce lycée est un lieu mixte, continuait le proviseur, où chacun doit pouvoir se sentir libre de circuler sans être jugé sur la couleur de son aura, celle de sa peau, son groupe ethnique, son orientation sexuelle ou ses choix religieux 12.
L’insistance ne fait en réalité que souligner l’importance du corps dont le réinvestissement s’exprime par la mise en place de dispositifs destinés à faire parler les corps : un portail scanne les élèves à l’entrée de leur établissement scolaire tout comme à l’entrée du métropolitain, révélant le bleu, le rouge et les nuances intermédiaires, et validant ou invalidant la présence des uns et des autres dans des espaces qui doublent le discours du corps sur le modèle de la ségrégation. Les individus eux-mêmes, armés de leur téléphone portable, usent d’une application pour se scanner les uns les autres et évaluer leur prochain. Loin de se détourner du corps ou de travailler à son obsolescence, les technologies en font un point de focalisation, la fiction s’appuyant en l’occurrence sur les utilisations contemporaines du téléphone comme objet de captation et de partage des images de soi et des autres.
Les actes de socialisation s’accomplissent dès lors sur la base d’un préambule hybride techno-physique, condition nécessaire à des échanges sans tension. Lorsqu’une camarade propose de prendre place à côté de Chloé, celle-ci de s’inquiéter intérieurement avant toute autre forme de réponse : « L’avertissement de sa mère répétant “Ne parle qu’à des bleus” tourna en boucle dans l’esprit de Chloé, renforçant sa vigilance 13. » De fait, Chloé n’engagera de véritable conversation avec sa future amie qu’après un rassurant scannage respectif.
Cette détermination du sujet par les conditions matérielles de sa socialisation reprend en substance les formulations de Karl Marx, tout en déplaçant la focalisation des rapports de production vers les rapports d’évaluation induits par la lecture des corps et la mise au jour des auras. Ainsi peut-on modifier la proposition de Marx pour l’adapter aux enjeux biotechnologiques contemporains d’eugénisme, d’augmentation, d’amélioration, et d’évaluation de la pertinence des corps :
Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports [d’évaluation, notamment des corps] qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports [d’évaluation] constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience 14.
De fait, si les forces productives matérielles favorisent désormais les possibilités d’expertise, de fabrication et d’exposition du corps (tant, donc, dans ses performances que dans ses intimités), ces possibilités induisent des rapports d’évaluation (la distinction entre bleus et rouges dans L’Empire des auras) qui formalisent une structure sur laquelle s’élabore l’ensemble d’une superstructure à laquelle correspondent de nouvelles formes de conscience sociale. Ainsi de la découverte des auras et de son influence progressive quant à la détermination des arrangements collectifs :
Le tout jeune Dr Peysson en avait fait son domaine de prédilection, révélant au grand public cette aura que chacun portait en soi. Mais l’opinion publique ne s’y était intéressée que distraitement. Il y avait eu une mode, une application pour se scanner, et puis c’était tombé dans l’oubli. Le Dr Peysson, lui, avait continuité ses recherches, notamment dans les prisons. En 2025, il prouva que la plupart des personnes incarcérées présentaient une aura rouge, tandis que les prisonniers à l’aura bleue clamaient leur innocence pour que leur dossier soit réexaminé. Cela instilla le doute dans l’esprit du grand public qui finit par réagir : les auras rouges qui vivaient au milieu des bleues furent observées avec méfiance, puis avec hostilité. La séparation s’était faite en quelques années sous l’impulsion d’un gouvernement adepte du principe de précaution. Aucun président n’affirma officiellement que les rouges étaient mauvais par nature, mais l’idée était là. Chloé n’avait jamais remis en question ce système où tout était fait pour la protéger 15.
Relevons que si le corps, au cours des dernières décennies, a été hissé au rang de support privilégié du désir de singularisation par exposition de « signes d’identité 16 », l’inventaire scientifique du corps conduit en revanche à établir de grands ensembles, pensés par la fiction sur le modèle des classes. Faire parler le corps dans le contexte du posthumain ne suppose donc pas de signaler, par exploration du détail, la singularité de chacun mais engage à polariser la vie collective et à fondre le sujet dans des ensembles rigides.
Corps parlant et corps marchand
Il reste que si la focalisation sur la connaissance du corps est actuellement pensée comme une voie de connaissance des mécanismes émotionnels humains, la fiction tente au contraire d’en faire une voie majeure de méconnaissance de soi. Dans L’Empire des auras, la bipolarisation du monde en bleu et rouge produit un manichéisme bon/mauvais qui finit par voler en éclats lorsqu’on découvre que la transition du bleu au rouge s’accomplit par le seul sentiment de culpabilité profonde, entraînant avec lui la compassion, conscience de soi et l’ensemble des nuances d’émotions nécessaires à la relation à l’autre. Dans leur prétention à faire parler le corps, les biotechnologies n’en donnent ici qu’une traduction incomplète, réductrice et idéologique : faire parler le corps, certes, mais lui faire dire ce qu’on souhaite qu’il dise.
Le sentiment de soi ne sort pas indemne de cette aventure du corps embrigadé, ainsi que le souligne David Le Breton qui s’intéresse au discours porté par les chantres de la métaphore cybernétique de l’esprit :
Toute forme, vivante ou non, tend désormais à être perçue comme un agrégat d’informations en mouvement, déjà déchiffré ou en voie de l’être. Son infinie complexité et ses ambivalences se résolvent en un modèle unique de comparaison mettant sur le même plan des réalités différentes en liquidant leur ancien statut ontologique. La frontière s’efface entre le sujet et l’objet, l’humain et la machine, le vivante et l’inerte, le naturel et l’artificiel, le biologique et le prothétique. La conscience, le sentiment de soi, sont dans ce contexte des termes maladroits pour nommer l’organisation informationnelle et cybernétique du cerveau 17.
La résolution de toutes les distinctions par un modèle informationnel unique rendrait ainsi obsolète le principe de subjectivation.
Dans Interface, de M.T. Anderson (Feed, 2003), un émetteur implanté dans le cerveau, appelé interface, modifie le sujet dans sa relation au monde : l’externalité traditionnelle du corps comme agent de rencontre avec le monde se voit supplantée par le règne d’une intériorité saturée d’informations et d’échanges, privés aussi bien que commerciaux : discussions, visionnages, téléchargement de musique, commandes incessantes d’articles amicalement recommandés, etc. Le corps parlant possède donc ici une valeur littérale puisqu’il multiplie les niveaux de dialogue : les échanges parlés sont augmentés d’échanges pensés, communiqués depuis l’interface, tandis qu’elle-même communique avec le sujet émetteur par une offre commerciale personnalisée permanente. Là encore, la fiction contredit l’utopie transhumaniste qui postule une utilisation des bio- et nanotechnologies à des fins d’amélioration et d’augmentation des capacités et performances intellectuelles : il s’agit ici de donner une leçon de réalisme à certains théoriciens du transhumanisme en accentuant les usages effectifs (c’est-à-dire commerciaux) des nouvelles technologies qui accréditent l’appréhension néo-libérale du sujet implanté, id est du cyborg, tel que pensé par Thierry Hoquet :
Cyborg n’a pas une destinée enviable. La fiction nous le présente non comme l’avenir radieux de l’humanité, mais comme ce qui advient par corruption et mutilation de l’humain naturel. La définition de Cyborg se fait donc par défaut : défaut d’humanité, défaut de liberté, défaut de pensée, défaut de perfection organique. Pour le reste, Cyborg est un produit marchand, un dispositif pour remplir efficacement des fonctions, un esclave des puissants, l’incarnation de l’application inflexible de la règle […] 18.
Avec l’interface, le corps est parlant malgré soi, abandonnant un espace intérieur de parole à un autre indéfini qui ne me singularise pas dans mon propre usage discursif mais par l’enregistrement de datas et leur utilisation afin de personnaliser les offres qui me sont soumises en flux continu. La singularisation n’est pas ici effort de subjectivation mais de circonscription méthodique du soi.
Ainsi, à l’heure où s’animent les débats quant à l’éveil d’une conscience technologique désignée par le terme de singularité, la fiction interroge au contraire le décroît de la singularité humaine par l’entremise d’un corps tenu, dans L’Empire des auras tout comme dans Interface, de parler malgré soi et d’être parlé malgré soi : à l’accroissement du devenir-sujet que constitue la singularisation technologique répond l’accroissement du devenir-objet que constitue la personnalisation marchande. Cet excès d’intériorité par l’entremise d’un corps techno-parlant balaie la part symbolique du sujet qui demeure, pour Marie-Jean Sauret, un enjeu du posthumain :
[L’humain] a su anticiper sa finitude en se dotant d’un supplément symbolique, et non d’un complément, le langage. Certes, celui-ci lui permet de s’imaginer fini, complet, mais il le confronte de fait à un nouveau type de manque. Il lui fournit alors les moyens non pas de le combler mais de le traiter – en quoi il s’agit d’un supplément qui décomplète, avec le manque qu’il introduit, jusqu’à l’image qu’il se donne 19.
Le discours symbolique, nécessaire en tant que producteur de sens et témoignage d’un manque utile, est réduit dans Interface par l’hégémonie grandissante du « capitalisme cognitif » qui, ainsi que le précise Sauret, procède d’une « généralisation à tous les niveaux d’une appréhension du monde en termes de communication et d’information 20. » Il s’agit bien alors de « combler » (littéralement ici par la multiplication des achats) et non de traiter le manque. Dans ce contexte, le corps n’est nullement aboli : en tant que réceptacle de l’interface et cible privilégiée des offres de celle-ci, il permet à la fois d’organiser l’infiltration de l’individu par une biotechnologie marchande et d’assurer le succès de celle-ci. Le corps parlant n’est alors rien d’autre qu’une voix appelée à en recouvrir une autre, dont il devient l’idiot utile.
Dans Interface, le héros fait la rencontre d’une jeune fille qui tente de mettre en échec son interface pour en limiter le pouvoir. Par la suite, Violet est victime de dysfonctionnements de son interface qui entraînent des dysfonctionnements corporels. Or, ces derniers sont paradoxalement la marque de sa distinction. C’est que
[…] le symptôme est la seule preuve du réel du sujet. Le symptôme est ce qui assure au sujet de ne pas se dissoudre dans la civilisation tout en maintenant son appartenance : il est le lieu de tension entre le singulier et le commun, ce qui assure chacun de ne pas se réduire à l’être formaté fabriqué par l’Autre 21.
Mais contrecarrer le corps techno-parlant coûte sa vie à Violet, signant la victoire du collectif connecté et de ce que Bernard Stiegler appelle la « misère symbolique », définie comme « la perte d’individuation qui résulte de la perte de participation à la production des symboles, ceux-ci désignant aussi bien les fruits de la vie intellectuelle (concepts, idées, théorèmes, savoirs) que ceux de la vie sensible (arts, savoir-faire, mœurs) 22. » C’est que le posthumain réalise un corps parlant dans la mesure où, ainsi que le précise Stiegler, « la stabilité des organes des sens est une illusion en ce qu’ils sont soumis à un processus incessant de défonctionnalisations et refonctionnalisations, précisément lié à l’évolution des artefacts 23. »
Comprenons que la fiction est politique en ce qu’elle expose les enjeux symboliques du corps, et fait parler les modifications apportées à nos façons de sentir et de vivre nos corps dans un contexte où la tyrannie de la vitesse, évoquée notamment par Paul Virilio, semble donner aux machines un avantage et surtout, par comparaison, semble désigner une inertie humaine : « Nos machines sont étrangement vivantes, et nous, nous sommes épouvantablement inertes 24. » Politique, en ce qu’elle active la passion symbolique et fictionnelle d’être soi, prenant à rebours les utopies posthumaines au fond desquelles Jean-Michel Besnier croit déceler « une lassitude d’être ce qu’on est, une manifeste fatigue d’être soi, une désaffection pour les significations qui exigeraient qu’on veuille s’incarner dans l’histoire, qu’on s’implique dans les expériences qui façonnent l’individualité 25. » Politique, enfin, en ce qu’elle donne à entendre qu’un corps parlant est aussi, souvent, un corps interprété, et un pouvoir interprétant.
L’ingénierie narrative des êtres
C’est à ce pouvoir interprétant, c’est-à-dire un pouvoir capable de rendre plastique le sujet au gré des interprétations qui souhaite lui donner, qu’il convient de résister, selon Olivier Simioni : « Résister à la malléabilité infinie du corps, voire à la désincarnation, se réapproprier les nouvelles technologies, c’est résister aussi à certaines formes d’idéologies qui font de nous des pantins au service d’une économie sans contrôle 26. » Suivant cette lecture, le sujet modifié ne donne plus guère la preuve d’une prouesse libératrice mais suppose une transformation du corps en vue de sa domination non par soi-même mais par l’autre. Le langage de l’augmentation corporelle serait ainsi métaphorique d’un excès d’adaptation de l’individu à une demande qui, elle, ne lui est pas adaptée. Le corps parlant, corps-pour-soi, devient corps parlé, corps-pour-autrui, modifié en vue d’une performance qui satisfait à des besoins extérieurs.
Dans Lotto Girl de Georgia Blain (Special, 2016), une loterie permet à des parents de gagner pour leur enfant des modifications génétiques qui assureront à ceux-ci une réussite sociale programmée dans un contexte de hiérarchisation des populations par biopouvoir :
On était les Lotto Girls – les filles de la loterie –, qui avaient la chance d’avoir remporté un tirage au sort qui ne se produisait qu’une fois tous les sept ans. Mes parents, comme des millions d’autres, avaient acheté des billets dans l’espoir de concevoir, avec l’aide de BioPerfect, un enfant particulièrement doué – privilège réservé, d’habitude, aux très riches. Un tel enfant recevait la meilleure des éducations. Son avenir était assuré : les enfants de la loterie obtenaient un travail bien payé, ils vivaient dans une maison confortable et étaient à même de veiller sur leur famille. Ils possédaient aussi un patrimoine génétique exceptionnel qu’ils pourraient léguer à leurs propres enfants, s’ils n‘étaient pas en mesure de recourir à l’aide de BioPerfect pour les concevoir 27.
Ce qui est vu comme une chance ne tarde pas cependant à prendre une autre coloration :
Je suis une Lotto Girl. Ils nous utilisent. Parfois pour combler un manque dans le marché du travail, parfois pour tester un nouveau profil. Ils voudront peut-être voir ce que donnera une enseignante avec davantage d’imagination. Ils se servent de nous pour les réglages, pour affiner un modèle. Nous ne sommes que des prototypes de travail. Ils encouragent nos parents, les soudoient. Les miens se sont entendus dire que je serai belle s’ils choisissaient l’option préconisée par BioPerfect.
Je l’ai dévisagée. Je n’avais jamais envisagé qu’on puisse être autre chose que des chanceuses 28.
La condition métamorphique devient une satisfaction narcissique dans un environnement où, la mutation et l’adaptation étant devenues des compétences clé, la machine peut sembler plus à même de répondre à certains enjeux du monde contemporain. Le sentiment d’inertie humaine évoqué par Haraway devant le mouvement machinique prend pour Besnier une valeur ontologique plus profonde d’insatisfaction de soi :
Plus les machines sont puissantes, plus le regard que les hommes portent sur eux-mêmes est négatif. La technique est un facteur de mésestime de soi. Apparue pour compenser le défaut originel des hommes, elle se déploie tant et si bien qu’elle accroît en eux le sentiment de leur nullité 29.
Si la technologie fait œuvre d’empowerment dans bon nombre de discours contemporains, l’augmentation ou la modification procède ici d’un unpowerment qui bat en brèche le sentiment de sa valeur. Modifiée, Fern, héroïne de Lotto Girl, grandit dans la certitude de son excellence ; une certitude cependant fondée sur la conscience de sa modification. Ainsi la conscience de soi s’appuie-t-elle sur une conscience technologique, le sujet se constituant à partir de cette nouvelle primauté. L’ingénierie des êtres s’affiche alors comme la condition à l’autosatisfaction et la reconnaissance de soi, si bien que l’identité de Fern s’effondre lorsqu’elle découvre, par l’entremise de chercheurs et médecins dissidents, qu’aucune intervention n’a précédé et accompagné sa conception :
« Vos profils ont été sélectionnés et approuvés, on a expliqué à vos parents toutes les clauses du contrat, même celles écrites en petit. Votre éducation a été définie en accord avec une autre équipe, bref tout était en place. Et pourtant, le travail que nous avons effectivement réalisé était radicalement différent de ce qui avait été prévu.
[…]
Qu’avez-vous fait ? l’a pressé Lark d’une voix égale.
Rien
Je ne comprends pas, ai-je dit.
Il n’y a eu aucune manipulation génétique. Nous nous sommes contentés de récupérer les ADN de vos parents, comme si vous aviez été conçues naturellement. »
J’avais l’impression de m’effondrer à l’intérieur, tout mon être dévalait vers le vide à une vitesse terrifiante.
[…]
Je n’étais rien 30.
Si l’inquiétude du 20e siècle s’est portée sur la dénaturation de l’humain, à l’instar des expériences d’un docteur Moreau chez Wells, le doute identitaire semble désormais désigner une modification de notre propre paradigme : l’inquiétude ontologique porte, dans Lotto Girl, sur le non-altéré, sur la valeur de ce qui, non-modifié ou non-augmenté, pourrait n’être rien d’autre que rien. Baudrillard le théorisait déjà dans La Société de consommation, en citant librement le King Lear de Shakespeare : « Ah, ne discutez pas “besoin” ! Le dernier des mendiants a encore un rien de superflu dans la plus misérable chose. Réduisez la nature aux besoins de nature, et l’homme est une bête : sa vie ne vaut pas plus. Comprends-tu qu’il nous faut un rien de trop pour être 31 ? » L’altération de soi par propriété (modalité externe) ou par augmentation (modalité interne) permet à l’individu de s’ériger en récit : dès lors que l’altération intervient, Fern cesse d’être indifférenciée et entre en narration, c’est-à-dire en système de différenciation. L’ingénierie des êtres devient à ce titre une modalité d’entrée de l’individu en condition narrative, prêtant au corps le pouvoir ou le devoir d’être parlant, témoin d’un sujet tenu d’avoir et d’être son histoire à raconter.
- Francis Fukuyama, La Fin de l’homme. Les Conséquences de la révolution biotechnologique, Paris, Gallimard. 2002, p. 36.
- Denis Baron, La Chair mutante, Paris, Dis Voir, 2008, p. 78.
- Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le Futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Arthème Fayard/Pluriel, 2012 [2009], p. 129.
- Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983, p. 77.
- Id., p. 76.
- Elaine Després, Hélène Machinal (dir.), Posthumains. Frontières, évolutions, hybridités, Rennes, PUR, 2014, p. 17.
- Antonio Casili, « L’Adieu au corps n’a jamais eu lieu », in Esprit, 353, 2009, p. 151.
- David Le Breton, « Le Transhumanisme ou l’adieu au corps », Ecologie & politique, 55, 2017, p. 92.
- Id., p. 91-92.
- Voir Michel Serres, Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.
- Jean-Christophe Cavallin, « L’œil de tous : variations sur Cloverfield (Matt Reeves, 2008) », DIACRITIK : https://diacritik.com/2018/04/05/loeil-de-tous-variations-sur-cloverfield-matt-reeves-2008/.
- Nadia Coste, L’Empire des auras, Paris, Seuil, 2016, p. 22.
- Id., p. 25.
- Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859,
- Nadia Coste, L’Empire des auras, op. cit., p. 24-25.
- Voir David Le Breton, Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Métailié, 2002.
- David Le Breton, « Le Transhumanisme ou l’adieu au corps », Ecologie & politique, op. cit., p. 82.
- Thierry Hoquet, Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes, Paris, Seuil, 2011, p. 11.
- Marie-Jean Sauret, « Une Mutation anthropologique », in Xavier Lambert (dir.), Le Post-humain et les enjeux du sujet, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 27.
- Id., p. 30.
- Id., p. 29-30.
- Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flammarion, 2013 [2004-2005], p. 25-26.
- Id., p. 18.
- Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Paris, Exils. 2007 [1991], p. 35.
- Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le Futur a-t-il encore besoin de nous ?, op. cit., p. 71.
- Olivier Simioni, « Politiques du corps et science-fiction cyberpunk », in Gianni Haver, Patrick J. Gyger (dir.), De beaux lendemains ? Histoire, politique et société dans la science-fiction, Lausanne, Antipodes, 2002, p. 81.
- Georgia Blain, Lotto Girl, Paris, Casterman, 2017 [2016], p. 14.
- Id., p. 45.
- Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le Futur a-t-il encore besoin de nous ?, op. cit., p. 138.
- Georgia Blain, Lotto Girl, op. cit., p. 240-243.
- Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 50.