Métamorphoses du pulsionnel, expressions du corps parlant dans la littérature de jeunesse
La formule a été énoncée par Jacques Lacan le 15 mai 1973. Retranscrite par le psychanalyste Jacques-Alain Miller, la séance de ce séminaire, intitulé Encore, se termine sur une phrase pour le moins obscure : « Le réel, dirai-je, c’est le mystère du corps parlant, c’est le mystère de l’inconscient 1. » « Corps parlant » donc. La formule mérite éclaircissements.
Si l’on en croit le psychanalyste Michel Bousseyroux, qui a consacré à cette notion un article, ce réel auquel se réfère Lacan, n’est autre que le « réel du nœud, de l’écriture nodale. Si bien que dans les trois mots de ce syntagme nouveau on peut lire le nœud du réel comme mystère, de l’imaginaire propre au corps et du symbolique de la parlote 2. » Autant dire que pour Lacan, le « corps parlant » n’est pas pur soma, pas plus que l’inconscient n’est psyché pure. Le « corps parlant » ne relève pas non plus de la sphère somato-psychique. « Dans la conception structurale que s’en fait Lacan au moment de son enseignement », rappelle Michel Bousseyroux, « le corps, c’est l’imaginaire, en tant que nous l’appréhendons comme forme, que nous l’apprécions par son apparence et même que nous l’adorons comme image. » En somme, le corps participe et de l’imaginaire et du réel, « deux lieux de la vie » précise Lacan « que la science à cette date sépare strictement 3. » À cela s’ajoute une autre notion, antérieure, élaborée à l’occasion de la séance du 10 mai 1967 du séminaire sur La Logique du fantasme, à savoir que le corps a partie liée avec le symbolique en tant qu’il symbolise l’Autre : « Je me suis laissé dire, pendant un temps, que je camouflais sous ce lieu de l’Autre ce qu’on appelle agréablement l’Esprit. L’ennuyeux c’est que c’est faux. L’Autre, à la fin des fins, vous ne l’avez pas encore deviné, c’est le corps 4. »
Ce retour aux sources vives permet d’identifier plusieurs traits distinctifs : du point de vue de la théorie psychanalytique, le corps ne parle pas, le corps ne parle jamais ; s’il est « parlant » ce n’est que dans la mesure où il donne forme à la pulsion, c’est-à-dire où il produit une force biopsychique inconsciente, qui crée dans l'organisme un état de tension orientant sa vie fantasmatique, ce qui l’inscrit du même coup dans sa double dimension réelle et imaginaire. L’émergence de la pulsion dans le « corps parlant » inscrit notre propos dans une réalité du pulsionnel, qui est phénoménologique, réalité que nous envisagerons dans son rapport à l’animalité. Nous partirons du postulat que la réalité phénoménologique animale est pulsionnelle. Par pulsion, nous entendons ici tout à la fois « poussée » et « pulsion ». Dès lors, il s’agit de penser l’animalité hors son rapport à l’homme, hors l’animalisation d’un homme qui ne serait que le revers de l’humanisation de l’animal.
Mes recherches sur Lewis Carroll 5 m’ont, à plusieurs reprises, amenée à côtoyer cette notion, à la repérer dans des œuvres, dont certaines s’inscrivaient dans la fantasy britannique, d’autres, plus tardives, dans la veine surréaliste française. Ces textes denses qui parlaient plus que de raison étaient constitués de « bits and scraps » (Carroll 1889), de morceaux de « litter-ature 6 », comme si le nonsense pris dans les rais du préconscient tentait de restituer une absurdité onirique ou des fantasmes plus archaïques. Ces « éclairs intellectuels jaillis au hasard », ces idées venues spontanément 7 semblaient parfois comparables au travail de condensation du rêve, paraissaient d’autres fois accaparés par une mobilité pulsionnelle tout à fait inhabituelle. On hésitait. Si ces textes parlaient, ils parlaient malgré eux, ils parlaient de travers, ils parlaient à l’envers, langage de l’absurde, langage onirique, langage inconscient, on choisira. Ce qui était sûr, c’est que le Wonderland des Aventures d’Alice au Pays des Merveilles nous conduisait dans un pays infiniment questionnable (tel est le sens anglais de « wonder »), pays dans lequel Charles Lutwidge Dodgson imposait à la petite Alice des métamorphoses corporelles fâcheuses. Alice grandit, elle rapetisse, son cou s’allonge comme celui d’un serpent, elle « rentre » en elle-même « comme un télescope 8 », elle dit adieu à des pieds, qui se sont tellement éloignés de sa tête qu’ils semblent tout disposés à vivre d’une vie indépendante :
De plus en plus pire ! » s’écria Alice (si grande était sa surprise que, sur l’instant, elle en oublia tout à fait de parler correctement) ; « voici maintenant que je m’allonge comme le plus grand télescope du monde ! Au revoir mes pieds ! » (car lorsqu’elle regardait ses pieds, ceux-ci lui semblaient être presque hors de vue tant ils devenaient lointains). « Oh ! Mes pauvres petits pieds, je me demande qui, à présent, vous mettra vos bas et vos souliers, mes chéris ? Pour ma part je suis sûre de ne pas en être capable ! Je serai certes bien trop loin pour pouvoir m’occuper de vous ; vous n’aurez qu’à vous débrouiller tout seuls 9…
Dans Alice sous terre, Alice est devenue si grande qu’elle ne voit plus ni ses épaules ni ses mains : « “Toute cette verdure, qu’est-ce que cela peut bien être ?” se demanda Alice. “Et où donc sont passées mes épaules ? Et, oh ! Mes pauvres mains, comment se fait-il que je ne puisse vous voir ?” 10 » Si on a souvent interprété ces transformations comme une manifestation des ambivalences de l’enfant face à une croissance désirée mais une maturité redoutée, on a moins insisté sur ce que le corps d’Alice, tantôt grand, tantôt petit, rétractable ou extensible, dit des questions adressées par Carroll à l’enfant, à savoir, et en premier lieu « qu’on ne franchit jamais qu’une porte à sa taille 11. » C’est dire si le corps est contraint, c’est dire s’il nous échappe, c’est dire s’il nous empêche. Le corps d’Alice tombe dans le terrier d’un lapin, parce que la fillette sombre dans le sommeil ; il se heurte au toit d’une maison devenue trop petite pour elle ; il manque même de se noyer dans la mare de ses propres larmes. Il y a dans le corps d’Alice quelque chose qui la dépasse, qu’elle ne maîtrise pas, quelque chose qui parle pour elle, des mots proférés, qui s’échappent de sa bouche sans avouer leur origine. Les illustrations que Carroll a réalisées de sa propre main pour le manuscrit d’Alice sous terre disent combien la plasticité de son corps se trouve prise dans la jouissance de l’Autre, à travers le fantasme d’un corps phallique, parfois végétal (le cou ressemble à un tronc d’arbre), parfois fragmenté, parfois bloqué dans le cadre de la page 12.
Si l’on en croit la psychanalyste américaine Phyllis Greenacre, ces mutations peuvent être interprétées comme l’expression de l’inquiétude de Carroll devant les variations phalliques et la manifestation d’une peur face à la puissance destructrice de l’orgasme. Plus encore, l’absence de figure masculine puissante, la présence d’animaux apeurés, indolents, inefficaces et de figures féminines belliqueuses témoignent d’une impossible identification sexuelle et, au-delà, du renversement des rôles sexuels 13. La distinction homme/animal devient inopérante. La faune dévoile des correspondances troublantes avec l’humain et l’humain y est, à plus d’un titre, bestial ou agressif. Le pays des merveilles vit sous la menace d’une décapitation, qui sonne comme une antienne : « Off with her head ! » hurle la Reine de Cœur. Quant aux animaux, qui se pressent dans les deux rêves d’Alice, un bestiaire hétérogène d’animaux fabuleux, anthropomorphisés, élégamment vêtus en bourgeois, tous évidemment doués de la parole, mais aussi hostiles, méprisants, au mieux indifférents ou larmoyants, ils possèdent, quoiqu’ils fassent, tout comme Alice du reste, un corps qui parle pour eux. La Tortue fantaisie pleure ainsi toutes les larmes de son corps et le Lapin Blanc suggère un corps ébranlé, frémissant, frissonnant, décrit par Carroll en termes corporels : « Je suis sûr que sa voix doit être chevrotante, ses genoux égrotants, et que tout en lui doit suggérer une totale incapacité à faire peur à une mouche 14. » Le loir dort d’un sommeil irrépressible. Quant au chat du Cheshire, son sourire a tout du prédateur cruel : « En voyant Alice, le chat ne fit rien que sourire. Il avait l’air, estima-t-elle, d’avoir un caractère charmant ; pourtant il possédait de très, très longues griffes et un grand nombre de dents 15. » Au fond, Carroll ne questionne pas la frontière entre animalité et humanité. C’est même justement parce que la distinction entre ces deux catégories est abolie, que le pulsionnel devient perceptible. Toutes ces figures incarnent, à leur manière, des corps dépassés par ce qui impulse en eux ; elles donnent forme à un chaos d’impressions archaïques mal dégrossies : pulsion agressive, pulsion sexuelle refoulée ; pulsion orale du « manger-parler 16. » Toutes ces figures sont accaparées en elles-mêmes dans le cercle pulsionnel, qui est aussi celui du texte. Leur dimension caricaturale indique une symbolisation en processus primaire (le système de l’inconscient), comme si Carroll avait essayé, à travers ces représentations, d’écouler des quantités d’excitation. Dès lors, le corps ne constitue plus un symbole qui aurait à charge de rappeler combien la civilisation vit sous la menace d’un retour à l’état sauvage, il n’est plus une limite pour la pulsion confinée entre l’intérieur et l’extérieur (telles sont les interprétations données aux métamorphoses homme/loup-garou ; homme-vampire, etc.), le corps est la pulsion et la pulsion déborde en lui.
Curieusement, la figure de l’animal, pourtant omniprésente dans les productions pour la jeunesse, a assez peu été abordée sous cet angle. Si on voit fréquemment ce que l’animal comporte d’analogie avec l’enfant, si on voit même en lui une figure de l’entre deux, on n’a moins envisagé ce qu’il comporte d’affinité avec une enfance appréhendée du point de vue de la pulsion. Que le bébé, sauvé par Alice des colères poivrées de la Duchesse, se transforme en cochon illustre pourtant à quel point la petite enfance est proche d’une animalité qui s’ignore.
L’intuition carrollienne d’une vie inconsciente trouvera évidemment des prolongements féconds chez les surréalistes. Toutefois, là où Carroll représente la sphère pulsionnelle par des personnages humains/animaux, les surréalistes voient plutôt dans le bestial une émanation de la psyché. Paul Eluard, qui en la matière est un précurseur, sera sans doute le premier à le formuler dans un recueil intitulé Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux. Le poème introductif, « Animal rit », célèbre l’animalité expulsée, non par le rire qui humanise mais par le rire impulsif :
Le monde rit, / Le monde est heureux, content et joyeux. / La bouche s’ouvre, ouvre ses ailes et retombe / […] Un animal rit aussi / Etendant la joie de ses contorsions. / Dans tous les endroits de la terre / Le poil remue, la laine danse/Et les oiseaux perdent leurs plumes. / Un animal rit aussi / Et saute loin de lui-même. / Le monde rit, / Un animal rit aussi, / Un animal s’enfuit 17.
Pour la première fois, le poète choisit le vers libre qu’il considère seul apte à exprimer des images sensibles porteuses de joie, une évocation de l’animalité appréhendée dans sa vitalité, ses élans fougueux, ses frémissements de toison et de plumes, par le mouvement et la fuite, par le rire transgressif et libérateur. Par le retour brutal d’une animalité en fuite, le rire impose la présence d’un corps animal, pris dans le mouvement d’appropriation d’un soi pulsionnel maintenu par la pulsion.
Alors que dès 1845, le Struwwelpeter avait innové rappelant, par le truchement d’un humour noir à hauteur d’enfant, que le corps avait ses exigences propres 18, la littérature française prend un autre tournant. Sous les influences conjointes de la fantaisie britannique et du surréalisme, émerge en France l’idée que les quatre cents coups de l’enfance, au sens premier ses bêtises, ressortissent plus d’un imaginaire de la créativité et de la liberté que d’une morale du non-sens. L’enfance espiègle, polissonne, turbulente, mais libre, « l’enfant des nuages », comme le nomme Claude Roy dans Enfantasques, s’épanouit désormais dans un rêve d’envol et de course « par-dessus-bord ». Si le corps de l’enfant parle, il parle de la pulsion heureuse d’un enfant possédé par une irrépressible joie de vivre, d’un enfant « qui a le diable au corps » :
Ce que cet enfant va chercher ! / Ce que cet enfant peut trouver !
Qu’est-ce que cet enfant a encore inventé ? / Cet enfant, c’est vraiment la malice incarnée !
Cet enfant m’en fait voir de toutes les couleurs ! / L’idée de cet enfant c’est de faire mon malheur !
Cet enfant a vraiment le diable au corps […] 19.
Parmi tous les auteurs pour la jeunesse, qui s’inscrivent dans cette veine, Claude Ponti est sans doute celui qui a représenté, avec le plus de talent, le corps joyeux, vivant, débordé par un élan jubilatoire, une de ces poussées incoercibles, le mouvement de la poussée pulsionnelle. Ses poussins sont à ce titre emblématiques dans la mesure où ils condensent tout à la fois ce qui est poussée/pulsion et poussée/croissance. Ils sont exemplaires d’une incarnation, au sens étymologique du terme, de la chaleur corporelle, du frémissement, du chatouillis, mais aussi d’une dynamique, de la chute, de l’envol, de la course, des facéties, des chahuts du tout petit. Si les illustrations rendent compte de ces turbulences par la mise en image d’un corps saisi dans ses déplacements et ses translations, le texte aussi tient ses promesses. Dans Mille secrets de poussins (Ponti 2005), on peut ainsi lire :
Et aussi : Danse Pa-Tsombé-Tsombé en regardant le ciel, Plongeon dans un poussin de face, Marche silencieuse, Course rapide, Course lente, Course avec freinage fou devant Marguerote. S’ils ne réussissent pas à tomber sur le tas de coussins, sur l’herbe, les trampolines, les boudins pneumatiques ou dans l’eau, ils retombent dans n’importe quelle page… Et encore : Appel des copains de la page précédente, Tirage de langue, Saut de puce, Course immobile les yeux fermés, Saut de fourmi à grosse voix, et lire, assise, une belle histoire. Quelle que soit la façon de tomber, les poussins ne peuvent pas se casser, ni se noyer, ni se faire mal, même pas un petit bobo, sauf pour de rire dans une belle histoire. 20
Les poussins peuvent donner corps à cette sensation agréable de l’enfance, à laquelle Freud donne le nom de « Hetzen de l’enfance 21 », ce qu’il traduit par action de courir après, de poursuivre et d’exciter, parce qu’ils sont appréhendés dans la multitude. Quand on demande à Claude Ponti comment cette idée lui est venue, celui-ci répond : « Le chaos est un principe organisateur. J’ai eu l’idée des poussins en allant déposer Adèle à la crèche. Ils permettaient, indifféremment, une identification à des personnes ou à des groupes 22. » Le poussin appartient donc à cette bande, cette masse, qui fait, comme on dit familièrement, la sarabande. Son Moi n’existe à proprement parler pas, son identité fluctuante peut indifféremment se révéler ou se dissoudre dans le groupe. Il suffit, par exemple, que Blaise, le poussin masqué, prête son masque pour que le poussin qui en hérite devienne Blaise à son tour. Cette constellation dispersée de corps en mouvement évoque le fourmillement primitif de l’animalité, décrit par Gilbert Durand dans son Anthropologie de l’imaginaire 23. Passant de l’immobilité au mouvement, du sommeil à la vie, le poussin représente une force, une dynamique, qui se caractérise par la pulsion et s’approprie pleinement dans le circuit pulsionnel (qui est aussi le circuit du livre). Domine au fond l’idée que les découvertes du tout petit, sa capacité à fabriquer, à produire, n’obéissent pas à des motifs louables mais à des motions irrépressibles. Le poussin illustre ainsi ce que le stimulus de la sensation a d’essentiel dès qu’il s’agit d’explorer toutes les dimensions de l’espace. Ses turbulences invitent l’enfant à se déplacer, en haut et en bas de la page, à passer d’une page à l’autre, à sortir du cadre de la page, à se développer dans un milieu débarrassé des lois contraignantes de la gravitation, à grandir, à pousser, comme on dit que l’herbe pousse, comme on repousse les limites du possible ou comme on pousse un éclat de rire. D’ailleurs, le poussin ne meurt pas, il ne meurt jamais. Une fois la bulle éclatée, il tombe, mais sa chute n’est jamais brutale. Ses glissades suivies d’ascensions légères le placent ainsi sous les heureux auspices de « l’imaginaire du nuage corrégien 24. » Légers, duveteux, les poussins « jouent au nuage », « au bon petit diable », ils évoquent une sensation agréable qui relie l’imaginaire enfantin à une expérience douce et rassurante. Le corps de l’animal est appréhendé dans sa dimension tactile réconfortante, comme ces « fourettes » qui viendront au secours de la petite fille prisonnière d’une banquise glacée en l’enveloppant d’une tiédeur réconfortante et douillette dans Adèle et la pelle. Echouée sur la Prairie Chatouilleuse, la bande de poussins réagit à la stimulation primaire et corporelle du rire qu’est le chatouillis.
Ce mode d’ouverture au monde, - qui n’est assimilable ni à un être-au-monde, ni à un mode d’ouverture existentielle, - permet de prendre possession de soi à travers des sensations corporelles. La prise de possession du corps, son incarnation, passe ainsi par la capacité de l’enfant à s’en détacher comme si les pouvoirs de l’imagination dépendaient de cette abolition temporaire. Il y a dans ce processus un plaisir pur qui prête au rire, comparable à la jubilation de l’enfant qui retrouverait l’objet primaire après une séparation. Dans le voyage onirique de Zénobie, Claude Ponti imagine ainsi que la découverte du corps n’est rendue possible que par la psyché, qui s’en empare, comme on entrerait dans une enveloppe vide :
Zénobie flottait près du plafond du couloir […] Encore une fois, son corps vide marchait à côté de la tortue. Elle se demanda ce qui se passerait si elle ne retournait pas s’y enfiler tout de suite. Elle décida d’attendre […] Au quatrième passage Zénobie entra dans son corps. Elle se chatouilla à l’intérieur d’elle-même, au fond de ses orteils et se mit à rire 25.
Cette approche de la relation homme/animal par l’entrée du « corps parlant » a donc ceci d’instructif qu’elle donne lieu à une lecture qui ne débouche plus sur la conception d’une coexistence ontologique et fusionnelle de l’homme et de l’animal. L’animal n’est pas un double de l’homme, tels que le sont les animagi de Joanne Kathleen Rowling dans la série des Harry Potter, pas plus que les personnes des rêves d’Alice ne sont des doubles animaux ; l’animal n’est pas non plus une partie intégrante de l’humain, comme le sont les daemons de Philip Pullman dans La Croisée des mondes ; il n’est pas réductible au doudou, à l’objet transitionnel de Donald Woods Winnicott, ni même à un totem qui inviterait l’enfant à domestiquer la bête qui vit en lui comme l’a théorisé Freud. Les figures que nous avons examinées mettent plutôt en représentation, non pas une analogie, mais une égalité entre l’enfant et quelque chose de primitif. C’est ce que Freud pointe, sans le développer, dans Totem et tabou :
L’attitude de l’enfant à l’égard des animaux présente de nombreuses analogies avec le primitif. L’enfant n’éprouve encore rien de cet orgueil propre à l’adulte civilisé qui trace une ligne de démarcation nette entre lui et tous les autres représentants du règne animal. Il considère sans hésitation l’animal comme son égal ; par l’aveu franc et sincère de ses besoins, il se sent plus proche de l’animal que de l’homme adulte qu’il trouve sans doute plus énigmatique 26.
C’est pourquoi, si la symbolisation de ces figures n’est pas dénuée d’un humour qui leur confère une distance critique, elles sont finalement sympathiques et amicales dans ce qu’elles ont aussi à nous dire du vivant, en tant que force subjective et instinct de connaissance.
- Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
- Michel Bousseyroux, « Le mystère du corps parlant », L’en-je lacanien, n°3, 2004, p. 67.
- Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 313.
- Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme (1966-1967), séance du 10 mai, 1967, inédit.
- Voir Marie-Hélène Inglin-Routisseau, Lewis Carroll dans l’imaginaire français : la nouvelle Alice, Paris ; Budapest ; Kinshasa, L’Harmattan, 2006.
- En anglais, litter signifie, tout à la fois, détritus et fouillis.
- Dans Alice à la scène, Carroll s’explique sur la nature de ce processus créatif, l’attribuant soit à « l’humeur » du narrateur assailli de « rêves et d’idées qu’il n’avait point recherchées », soit à un « trop-plein » de pensées fantasmatiques : « Mais chacune de ces idées et pratiquement chacune des expressions utilisées naquit d’elle-même (“came of itself”) quelles que soient les circonstances de sa naissance, elle (l’idée) naît spontanément […] Alice et De l’autre côté du miroir sont faits presque totalement de pièces et de morceaux, d’idées isolées nées spontanément. » (Carroll 1990 : 246-250)
- « Quelle drôle de sensation ! fit Alice. On dirait que je rentre en moi-même comme un télescope » (Carroll 1990 : 193).
- Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1990, p.103.
- Lewis Carroll, Alice sous terre, op. cit., p. 215.
- Jacques Lacan, dans l’émission de Jacques-Bernard Brunius, Alice est revenue : Lewis Carroll, maître d’école buissonnière, émission diffusée le 25 décembre 1965 sur France-Culture.
- Si l’on se place du point de vue de la réception, il y a dans ces incongruités une perpétuelle violation des expectatives, qui déroute et surprend l’enfant, ce qui lui permet de découvrir son propre corps, fût-ce par la peur ou par le rire, ce qui du point de vue de la psychologie est assez proche.
- Voir Phyllis Greenacre, Swift and Carroll : a psychoanalytic study of two lives, New York, International Universities Press, 1955.
- Lewis Carroll, Alice sous terre, op. cit., p. 249.
- Id., p. 138.
- Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 50.
- Paul Eluard, Les Animaux et leurs hommes, les hommes et leurs animaux, Paris, Au sans pareil, 1968 [1920], p.39.
- Cet ouvrage écrit par Heinrich Hoffmann pour son propre fils insiste sur la conscience du visuel en proposant à l’enfant des illustrations. La plus célèbre d’entre-elles, bientôt reprise en couverture, représente un enfant aux cheveux et aux ongles démesurément longs.
- Claude Roy, Enfantasques, Paris, Gallimard, 1974, p. 73.
- Claude Ponti, Mille secrets de poussins, Paris, L’Ecole des loisirs, 2005, sans pagination. Le désordre aléatoire de la numérotation rend compte d’un chaos formel.
- Freud Sigmund, L’Interprétation des rêves, Paris, Presses universitaires de France, 1999 [1926], p. 338.
- Claude Ponti, « Les choses ne sont jamais ce que l’on croit qu’elles sont », La Lettre de l’enfance et de l’adolescence, n°61, 2005, p. 47.
- Voir Gilbert Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969 [1960].Sans entrer dans les détails de l’argumentation de cet ouvrage, il en ressort que l’abstrait spontané de l’animal tel qu’il se présente à l’imagination est constitué par le schème de l’animé (par opposition à l’inanimé) et que l’une de ces manifestations primitives en est le fourmillement. La répugnance primitive devant l’agitation se rationalise dans la variante du schème de l’animation constituée par l’archétype du chaos. L’animation accélérée qu’est l’agitation fourmillante, grouillante ou chaotique, semble être une projection assimilatrice de l’angoisse devant le changement, l’adaptation animale ne faisant dans la fuite que compenser un changement brusque par un autre changement brusque.
- Jean Perrot, Art baroque, art d’enfance, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1991, p. 113.
- Claude Ponti, Zénobie, Paris, L’Ecole des loisirs, 1997, p. 77-78.
- Sigmund Freud, Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001 [1913], p. 146-147.