Portrait d'un père en clown : <em>Toni Erdmann</em> de Maren Ade

Portrait d'un père en clown : Toni Erdmann de Maren Ade

Par GOMOT Guillaume

Les pages qui suivent se proposent d’étudier comment l’imaginaire clownesque détermine en profondeur Toni Erdmann (2016), le film de la cinéaste allemande Maren Ade, accueilli de façon enthousiaste par la critique lors du festival de Cannes 2016, pendant lequel son humour et sa nouveauté étonnante ont été acclamés.

En effet, lorsque Winfried Conradi (Peter Simonischek), qui aime se grimer et inventer de multiples clowneries dans son univers quotidien, fait irruption pour quelques jours dans la vie apparemment bien organisée de sa fille Inès (Sandra Hüller), consultante à Bucarest pour une grande société, il constitue alors un élément perturbateur qui met en question son statut paternel tout autant que celui de sa fille à son égard et vis-à-vis de l’économie de marché ultralibérale dans laquelle elle évolue. Mais le film bascule quand Winfried pousse la cocasserie plus loin encore en restant à Bucarest et en décidant d’inventer et d’incarner un personnage étrange et clownesque qu’il baptise Toni Erdmann et qui va modifier et influencer, par divers éclats burlesques, la vie même de sa fille. Principe de transgression et de délire, escamotant la relation d’autorité père-fille, le clown inquiétant et drôle créé par Winfried (jusqu’où osera-t-il aller ? se demande sans cesse le spectateur) est filmé par Maren Ade dans des situations où le comique est empreint d’un certain malaise, qui ne fait qu’accroître le rire 1.

Maquillage, dentier, perruque, costumes insolites (dont un incroyable kuker, costume traditionnel bulgare), propos inattendus et déplacés, fabulations extravagantes : la panoplie de Toni Erdmann, associée aux effets de rythme singuliers suscités par la mise en scène de Maren Ade, fait du personnage un clown original, dont les ratages confèrent au film une drôlerie et une mélancolie puissantes ; car l’amour qui unit Inès et son père est toujours empêché, gêné par un embarras clownesque. En définitive, c’est la fille qui prendra la relève de son père à la fin du récit, lors d’une clownerie digne de Toni Erdmann dont elle est l’initiatrice.

Il s’agira donc de comprendre comment le personnage de Toni Erdmann est à l’origine d’une ambivalence fondatrice qui touche au genre et à la tonalité de l’œuvre ; en effet, le film est tout entier contaminé par cette ambiguïté propre au clown maladroit et émouvant qui lui donne son titre. Ne sachant pas toujours sur quel pied danser, le spectateur choisit alors d’en rire.

 

Grimages clownesques

Les signes de l’imaginaire clownesque passent d’abord par les jeux de masques et le grimage, comme on va le voir.

Et si l’on joue, pour commencer, avec les ressources de l’étymologie, le mot grime, lié au verbe grimer, définit, à l’origine, un rôle de vieillard ridicule au théâtre, ce qui, par certains aspects, renvoie à l’emploi de Toni Erdmann dans le film. Quant au nom Erdmann, à la lettre l’homme de la terre, l’homme de terre en allemand, il peut précisément faire penser à l’origine germanique du mot clown, à savoir Klönne, qui désigne par métaphore un homme rustique, un paysan mal dégrossi et balourd, et au sens premier une motte de terre justement ! Le personnage tellement lourd pour sa fille qu’est Toni Erdmann porte ainsi dans son patronyme même une insigne clownerie.

La première séquence du film est une duperie farcesque au cours de laquelle Winfried interprète un double rôle, le sien et celui de son frère Toni, comme il le dit, pour se jouer du postier venu lui livrer un colis. On découvre d’emblée le goût et l’art du personnage pour les histoires (il raconte que Toni sort de prison, fabrique des colis piégés, mange dans la gamelle des chiens…). Toutes ces fabulations démontrent la puissance de la fiction qui peut troubler le réel en fissurant les codes et les conventions. Et le film entier nous fait donc assister, à partir de cette séquence initiale loufoque, à la fabrique largement improvisée, et en temps réel, d’un personnage clownesque. L’humour étrange et la maladresse de Toni Erdmann accentuent, dans la mise en scène de Maren Ade, les décalages et les effets retardés, et un burlesque fondé sur la lenteur bien plus que sur la vivacité ou l’accélération du tempo.

La fabrique du clown se poursuit quelques minutes plus tard par le maquillage de Winfried pour la fête d’une école. Il prétend, en effet, à son entourage qu’il intervient dans une maison de retraite qui célèbrerait le départ définitif d’un résident, mais il organise en fait un petit spectacle pour le départ à la retraite d’un enseignant. Il est grimé de façon terrifiante, tel un zombie, et reste ainsi toute la journée ; il rencontre sa mère, son ex-femme, sa fille, comme pour mettre à l’épreuve son maquillage. Le projet esthétique de Maren Ade consiste bien à confronter l’irréalisme poétique de Toni Erdmann (la seconde peau de Winfried) au monde extérieur réaliste dans lequel il évolue. Et il s’agit aussi peut-être, à travers ce grimage macabre, de faire apparaître une première figure mortifère dans le film, à la manière d’une Vanité filmique qui ferait presque de Winfried un mort-vivant, lui qui n’est plus très jeune et dont on devine qu’il souffre de problèmes cardiaques.

Plutôt qu’un nez rouge et qu’un visage grimé, le clown Toni Erdmann se caractérise par deux accessoires : un dentier ridicule et une perruque brune sous laquelle Toni dissimule les cheveux gris de Winfried, en niant ainsi le passage du temps. Sur le plan psychologique, Winfried-Toni décide de tout envisager sur le mode de l’humour. Une profonde attitude humoristique détermine sa vision du monde, sa Weltanschauung pour le dire à l’allemande, sa manière de vivre et d’être au monde. « I like to make jokes », se sent-il obligé de préciser aux collègues de sa fille lors d’une soirée à Bucarest, où une de ses blagues étranges avait embarrassé l’assistance. On peut ici songer à l’article de Freud, « Der Humor » (« L’humour », 1927) qui décrit certains ressorts psychanalytiques de l’humour, victoire du principe de plaisir contre le principe de réalité. « Don’t loose the humour ! », lance d’ailleurs Toni Erdmann à un Roumain assez cocasse rencontré sur un chantier avec Inès. Pour reprendre les mots de Freud, « l’humour n’est pas résigné, il défie 2 ». Freud évoque notamment ce condamné à mort que l’on conduit à la potence un lundi matin et qui lance « Eh bien, la semaine commence bien ». Grâce à l’humour, comme l’ajoute Freud,

 

[…] le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage, il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir  3.

 

Toutes les blagues ratées de Toni Erdmann sont ainsi sauvées par la force de son humour qui, in fine, sera récupérée par Inès.

Par ailleurs, l’élaboration de la figure clownesque de Toni Erdmann s’accompagne dans le film d’effets d’animalisation qui concernent à la fois le père et sa fille et les empreignent par instant d’une inquiétante étrangeté (das Unheimliche) presque monstrueuse. On peut citer, par exemple, la scène où Winfried s’allonge et s’endort à côté de la gamelle de son vieux chien 4, sa remarque mi-amusée mi-sérieuse à sa fille, « Es-tu vraiment humaine ? », ou bien cette réplique du patron de la jeune femme après une présentation réussie : « Tu es une bête, Inès » (« Du bist ein Tier, Inès »). Autant de légers indices d’animalisation que vient renforcer, comme une apothéose animale, le pelage exubérant du costume folklorique de kuker bulgare revêtu par le personnage principal à la fin du film. Les cheveux blonds d’Inès perdus dans cette épaisse fourrure chocolat (plan-emblème du film choisi pour son affiche) animalisent alors l’image, en faisant disparaître la figure humaine. Explosion de poils, amplification délirante de la perruque brune, exagération clownesque qui constitue l’avatar le plus spectaculaire du personnage, méconnaissable et muet à la façon d’un gros ours, d’un yéti ou d’un wookiee silencieux, le kuker, qui est censé chasser les mauvais esprits, nombreux dans le film, est à l’origine d’un contraste saisissant car il apparaît dans une scène finale où tous les personnages, y compris Inès, sont dénudés. Cette ultime métamorphose de Toni Erdmann constitue bien son chef-d’œuvre et le sommet de son art dans le film. Le spectateur ne peut alors qu’éprouver un « vertige de l’hyperbole 5 », pour reprendre l’expression employée par Baudelaire face à un spectacle de pantomime anglaise mettant justement en scène un clown extraordinaire.

À la fin du film, de retour en Allemagne pour l’enterrement de la grand-mère, Maren Ade filme, comme attaque de plan, une voiture grise avec une porte rouge ostensiblement placée dans l’axe central et qui s’offre seule à la vue du spectateur pendant plusieurs secondes. On pourrait peut-être y voir une forme métaphorique ou métonymique du nez rouge dans le décor (jamais Toni ne l’utilise). La voiture à la porte rouge est ensuite masquée par l’entrée dans le champ du véhicule noir transportant Inès qui, lui aussi, laisse découvrir au regard du spectateur, sur le bord inférieur de l’image, comme un ultime nez de clown, son feu rouge arrière. L’heure est grave, tous les personnages sont en noir, même Winfried, et c’est comme si les signes clownesques étaient alors disséminés dans l’espace extérieur.

 

Un clown à la maison

À présent, il s’agit de s’intéresser à la mise en scène de la figure paternelle en clown et aux métamorphoses du duo père-fille au long du récit.

Lors de leurs retrouvailles en Allemagne au début du film (Inès est de passage un jour ou deux avant de retourner à Bucarest), Winfried salit involontairement la veste de tailleur de sa fille avec son étrange maquillage pendant qu’il l’embrasse : c’est la première anicroche dans l’image parfaite qu’Inès tente d’élaborer et de vendre aux autres, pour user du lexique commercial. La tache blanche sur la veste noire rappelle, par un effet d’inversion, le pelage blanc tacheté de noir du chien Willi, et souligne que le lien affectif sera l’enjeu princeps de la mise en scène. Premier accident, premier dysfonctionnement, cette tache, minuscule et presque invisible aux yeux du spectateur, annonce que le père va à la fois souiller et colorer l’environnement monochrome de sa fille ; et cette étreinte ratée entre les deux trouvera sa résolution heureuse à la fin dans la scène spectaculaire du kuker, dans une embrassade qui, par antithèse, exprime un amour filial retrouvé dans l’exubérance d’une fourrure folklorique.

La blessure qu’Inès se fait au pied en pliant un canapé-lit, juste avant que son père ne quitte Bucarest, est un nouvel incident qui, à la manière des gags de comédie, souligne la force à la fois comique et dangereuse du personnage clownesque pour son entourage. Inès y perd un ongle et, en voulant se soigner au travail, fait gicler du sang sur sa chemise blanche : nouvelle souillure indiquant la puissance subversive du père qui, même absent (c’est ce qu’elle croit mais il n’a pas quitté Bucarest) la rattrape et fait signe dans son univers professionnel, signe éclatant et d’un rouge digne d’un nez de clown précisément ! Comme si son père lui faisait savoir qu’il était là, malgré le peu de temps que sa fille lui consacre.

Winfried dit d’ailleurs à Inès, puis à ses collègues, qu’il a « engagé une fille de substitution » (eine Ersatztochter) pour s’occuper de lui. La double occurrence de la plaisanterie désigne la difficulté de leur relation tout en parodiant les codes de l’économie de marché. Mais les collègues d’Inès ne saisissent pas tout à fait le trait d’esprit paternel et Winfried tente alors de faire comprendre « que c’était une blague », comme il le dit, mettant en jeu de façon simple et philosophique à la fois la question des degrés de compréhension de l’humour et de la vérité profonde qu’il recèle.

Mais quand Winfried est sérieux et qu’il évoque avec sa fille le bonheur, la vie, le plaisir, toutes choses auxquelles il lui semble qu’Inès a renoncé en choisissant sa carrière de consultante internationale, celle-ci coupe court sèchement à une conversation trop douloureuse et dérangeante. C’est donc par des clowneries qu’il entreprend de renouer un lien en partie délité, en suivant sa fille en cachette et en faisant irruption, grimé en Toni Erdmann, quand elle s’y attend le moins. Ainsi, alors qu’elle raconte à ses amies le désastreux week-end vécu avec son père envahissant, ce dernier apparaît par surprise et offre du champagne au groupe en faisant un numéro d’affabulateur ridicule.

 

Les débordements clownesques de Toni Erdmann vont progressivement agir dans le film et, par un effet de contamination, atteindre et transformer Inès qui toutefois semble d’emblée porter en elle une sorte de folie potentielle sous son apparence sévère. On le constate dans cette étrange scène de sexe placée par Maren Ade quasiment au milieu de son film et dans laquelle Inès, avec son collègue Tim, fait preuve d’une inventivité prouvant sa fantaisie et sa hardiesse.

La connivence entre père et fille se recrée ainsi petit à petit : Inès rentre dans le jeu burlesque de Toni Erdmann, rit avec lui (« il est drôle », « er ist lustig » dit-elle à ses amies), et devient en quelque sorte la partenaire comique de son clown de père. C’est le cas notamment pendant la visite d’un site industriel où elle le présente comme son collègue. Mais elle est également émue en découvrant la fragilité physique et psychologique de son père, ou parfois exaspérée par ses facéties, comme par exemple lorsqu’il se cache dans son placard : elle lui jette alors des spaghettis au visage (il la surnomme parfois Spaghetti) tandis qu’on voit la râpe à fromage offerte par son père pour son anniversaire à l’arrière-plan, dans un jeu continu et complexe avec les signes verbaux et visuels. Comme a pu l’écrire Stéphane Delorme dans les Cahiers du cinéma à la sortie du film :

 

Toni est moins un personnage qu’une opération générale de transfiguration du monde et de mise en parodie de tout. […] L’invention de Toni ouvre grand les portes de l’invention figurale : il permet le déplacement, le dédoublement, la déclinaison des motifs  6.

 

Les multiples accessoires qui circulent dans le film l’attestent clairement. Inès s’étant droguée en sa présence à la sortie d’un club, son père fait irruption chez elle le lendemain avec des menottes et s’attache à sa fille, jouant de façon farcesque le rôle du père autoritaire, tournant en ridicule l’enjeu de la tutelle paternelle. Ce lien forcé est d’autant plus comique qu’il a bien sûr perdu les clefs des menottes et qu’il faudra un certain temps avant que père et fille ne soient libérés. Et c’est l’embrassade finale qui sera l’expression d’un lien librement consenti, et non pas imposé comme dans la scène des menottes.

Le couple clownesque du père et de la fille se distingue également dans une scène se déroulant au sein d’une famille roumaine fêtant l’arrivée de Pâques. Winfried se fait passer pour l’ambassadeur d’Allemagne et prétend qu’Inès est sa secrétaire Miss Schnuck. Il se met au piano et convainc sa fille d’interpréter une chanson de Whitney Houston (The Greatest Love of All), ce qu’elle accepte, de mauvaise grâce. Cette chanson évoque l’amour qu’on peut avoir pour soi-même, l’enfance et l’enfant qui est toujours en nous (« Remember how we used to be »), faisant songer à la définition freudienne du comique dans Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, qui serait la « récupération du “rire enfantin perdu” 7 », œuvre et dessein du clown Toni Erdmann auprès de sa fille. Et une ambivalence profonde caractérise l’attitude d’Inès pendant ce morceau de bravoure. Comme le remarque Alain Masson dans Positif,

 

On ne peut pas éviter de se demander si l’excès de véhémence expressive qu’elle manifeste, après un début sans éclat, a pour cause la découverte intérieure d’une vie affective enfouie ou une vaillante ironie à l’égard de l’émotion. Mais peu importe, c’est l’impossibilité d’en décider qui fait la qualité du jeu de l’actrice mais aussi l’efficacité du moment  8.

 

On peut noter d’ailleurs le bel effet visuel créé dans cette scène : derrière Inès, les branches sur lesquelles sont suspendus les œufs de Pâques semblent dessiner comme des arcs électriques s’échappant du corps de la jeune femme et soulignant l’intensité de l’instant.

Pourtant ce n’est pas une chanson qui reforme définitivement le duo père-fille, mais cette scène quasi muette où, après avoir lancé « Papa ! », Inès court vers son père déguisé en kuker et se jette dans ses bras, le serrant longuement. Une petite fille traverse cette brève séquence, comme un double d’Inès, sorte de récupération fantomatique et consolatrice de l’enfant perdu, pour reprendre Freud.

À la fin du film, lorsque l’esprit de sérieux envahit son père pendant l’enterrement de la grand-mère, c’est désormais Inès qui décide de faire le clown, s’emparant du dentier de Toni Erdmann et d’un chapeau ridicule de son aïeule, et prenant finalement la relève du clown paternel.

 

Clowneries politiques ?

Mais ce que montre avec puissance le film de Maren Ade, c’est aussi la force politique et satirique des clowneries de Toni Erdmann, comme on va le voir à présent. D’ailleurs, l’article qu’a consacré Tim Schenkl au film de Maren Ade dans la revue allemande en ligne Das Filter, au moment de sa sortie, s’intitule précisément « der anarchistische Clown », le clown anarchiste 9.

On peut remarquer que la farce initiale que joue Winfried au postier venu lui remettre un colis constitue un petit spectacle, clos sur lui-même, inventé pour un seul et unique spectateur. L’économie humoristique du clown Toni Erdmann revêt bien la forme d’un geste anticapitaliste, détaché du profit et de la rentabilité. C’est une dépense en pure perte, un élan vital et joyeux, à l’inverse des actes mesurés d’Inès dans son travail, qui sont tous pensés en fonction de leurs conséquences professionnelles et commerciales. La jeune femme a d’ailleurs recours à un coach pour être plus convaincante, mais le film démontre que c’est finalement son père qui va remplir cette fonction de façon cocasse. En effet, Winfried voit très vite clair dans le jeu de sa fille : au début du récit, lors du bref séjour d’Inès en Allemagne, son père comprend qu’elle fait semblant de téléphoner pour s’échapper d’une réunion familiale.

Paradoxalement, le père clownesque et grimé est un personnage démystificateur qui questionne le rôle social tenu par sa fille et sa part d’hypocrisie. Son propre masque rend plus visible celui des autres. D’ailleurs, quand Winfried rencontre à Bucarest la jeune assistante roumaine d’Inès, Anca (Ingrid Bişu), il est surpris qu’elle emploie le terme « performance » pour définir son travail : ce milieu des grandes entreprises de consultants est un espace de jeu et de mensonge, où les masques sont plus déterminants que pour un clown de théâtre. Anca explique le travail d’un consultant en employant la formule « l’art consiste à… » : la cinéaste montre comment cette profession relève presque d’une technique théâtrale, à tout le moins d’un leurre commercial, d’une stratégie en partie mensongère fondée sur une fiction économique, et lorsque les consultants font des « présentations », ils sont, comme Toni Erdmann, en représentation.

 

Le film de Maren Ade développe ainsi, par l’intermédiaire du personnage clownesque, un discours satirique et polémique qui interroge les métamorphoses de l’économie mondialisée. La caricature concerne donc peut-être davantage l’entourage de Toni Erdmann que le personnage lui-même. On peut penser, par exemple, à la nouvelle épouse du directeur de la société pour laquelle travaille Inès, que la jeune femme décrit comme « très russe, très maigre, très blonde », et qui déclare aimer les pays avec une classe moyenne parce que « ça [la] relaxe ». On peut songer aussi à ce gigantesque centre commercial de Bucarest où les Roumains ne peuvent presque rien acheter, faute d’argent, ou encore à ce très beau plan que choisit de montrer Maren Ade après une présentation commerciale d’Inès : la jeune femme, à la fenêtre d’un building, voit un paysage scindé en deux par une haute palissade, opposant d’un côté une Roumanie grise, riche et aseptisée (dans laquelle elle travaille) et de l’autre le décor des familles pauvres et ignorées.

Pendant la visite d’un site industriel menacé de fermeture, la présence de Toni Erdmann avec Inès démontre que la jeune femme, d’une certaine manière, est aussi grimée que son père, enfermée dans des conventions vestimentaires et sociales qui l’aliènent. Inès décide alors, en quelque sorte, de reformer un duo avec son père en le suivant dans sa comédie, face au responsable du site, M. Iliescu (Vlad Ivanov). Pendant la visite, Toni se rend compte qu’un ouvrier a les mains pleines de pétrole et fait mine d’aller les lui serrer. M. Iliescu tance alors l’ouvrier qui a oublié ses gants et promet de le renvoyer. « It was just a joke », proteste Toni Erdmann, mais rien n’y fera. On touche ici, dans la dernière partie du film, à la puissance de catastrophe du personnage clownesque et à son ambivalence cardinale.

Les meilleures intentions comiques peuvent avoir des conséquences néfastes, et le parcours de Toni Erdmann dans le film est jalonné par l’échec et la mort : mort du chien au début, décès de la grand-mère à la fin, fragilité cardiaque du héros, blessure au pied de sa fille, qui évoque d’ailleurs devant lui au début du film la possibilité de son suicide, renvoi de l’ouvrier par exemple. C’est bien pour cette raison qu’il fait le choix des clowneries et s’affuble d’un imposant costume de kuker bulgare, supposé chasser les mauvais esprits.

 

À l’inverse, à la fin du film, lorsqu’Inès organise une fête où elle invite ses collègues chez elle, la jeune femme enlève la robe qui l’enserre, cet uniforme social qui aurait fait d’elle une bonne hôtesse dans son appartement impersonnel où un buffet élégant attend les convives. Le gag qui fonde cette scène-clef est lié à un empêchement, à un accident vestimentaire (étymologiquement, to gag signifie étrangler, bâillonner) : Inès est mal à l’aise dans sa robe, qu’elle a eu beaucoup de difficulté à passer et elle est en train d’en changer quand on sonne à sa porte. Dans un élan inexplicable et burlesque digne de son père, Inès va ouvrir sans autre vêtement qu’une culotte. Cet accident dans le récit, cet acte apparemment inconsidéré devient une décision volontaire quelques minutes plus tard quand elle enlève sa culotte pour accueillir les invités suivants. Au cœur de la convention sociale (cette fête est destinée à relancer l’esprit d’équipe entre collègues), Inès se rebelle et se libère en initiant une Nackt Party, une fête dénudée, propre à l’esprit délirant de Toni Erdmann, qui fait une apparition très poilue en Kuker chez sa fille. On atteint alors, si l’on peut dire, l’Aufhebung du personnage d’Inès, grâce à l’esprit clownesque paternel ; ce fameux mot spéculatif hégélien a pu être traduit par relève mais signifie aussi déblocage. Libérée et débloquée par la puissance burlesque de son père, la jeune femme déclenche et développe une cocasserie digne de Toni Erdmann.

 

Pour conclure, on peut songer au dernier plan du film. On y voit Inès attendant son père parti chercher un appareil photo pour immortaliser son déguisement improvisé : elle a emprunté le dentier paternel et un chapeau de sa grand-mère pour faire sourire son père. Avant qu’il ne revienne, elle les retire et regarde devant elle, faisant, au propre comme au figuré, une tête d’enterrement, qui donne au film une ultime coloration mélancolique et confirme le principe essentiel de réversibilité et d’ambivalence clownesques qui le fonde. Pour reprendre à nouveau les mots de Baudelaire, auxquels Maren Ade pourrait sans doute souscrire : « Le rire et les larmes ne peuvent pas se faire voir dans le paradis de délices. Ils sont également les enfants de la peine 10 ».

 

  1. « La cinéaste invite à regarder ces personnages qui vacillent dans leur identité », écrivait déjà Pierre Gras en 2010, à propos de Alle Anderen (2009), le deuxième long-métrage de Maren Ade (Gras, Pierre, Good Bye Fassbinder ! Le cinéma allemand depuis la réunification, Paris, J. Chambon, Arles, Actes Sud, 2010, p. 115). Ce principe de vacillement identitaire, qui concerne le père comme la fille, est porté à son comble dans Toni Erdmann.
  2. Freud, Sigmund, « L’humour » (1927), L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 324.
  3. Ibid., p. 323.
  4. Le maquillage noir et blanc initial de Winfried fait d’ailleurs écho au pelage blanc tacheté de noir du vieux chien Willi, porté par son maître au début du film, les rimes visuelles créant donc d’emblée des signes d’animalisation.
  5. Baudelaire, Charles, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » (1855), Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche classique, 1999, p. 298.
  6. Delorme, Stéphane, « Malin génie », Paris, Cahiers du cinéma, n°725, septembre 2016, p. 10.
  7. Freud, Sigmund, Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000, p. 393.
  8. Masson, Alain, « Toni Erdmann, défense du naturel », Positif, n°667, septembre 2016, p. 16.
  9. Selon Tim Schenkl, « Toni Erdmann, qui se présente comme un mélange de Peter Sellers et Rudi Dutschke, est un clown anarchiste, un ambassadeur de l'absurde et l'un des plus grands personnages du cinéma international de ces dernières années » (Schenkl, Tim, « Der anarchistische Clown », Das Filter, 13/07/2016).
  10. Baudelaire, Charles, op. cit., p. 285.