Quand Anne Frank triomphe de Hitler : défis esthétiques et éthiques de la fanfiction contrefactuelle
Et si… l’on se mettait à réécrire l’histoire ?
Et si Alexandre le Grand avait renoncé à la campagne de l’Inde ? Et si Jeanne d’Arc avait quitté son bûcher saine et sauve ? Et si Marie-Thérèse avait épousé Frédéric de Prusse ? Et si Napoléon avait été tué à Toulon ? Et si les Romanov avaient échappé à l’exécution ? Et si Staline n’avait jamais existé ? Et si Anne Frank avait survécu ? Et si… sans doute la face du monde en aurait-elle été changée.
Ce n’est pas seulement dans le domaine de la littérature autorisée que les adeptes de récits historiques contrefactuels trouveront leur bonheur, mais aussi (quitte à se résigner à certains compromis esthétiques) dans les contrées pittoresques de la fanfiction, littérature transformative produite par des amateurs et surtout des amatrices, qui connaît au début du XXIe siècle un essor quasi explosif. Grâce au numérique, la fanfiction se présente plus que jamais comme un « genre démocratique 1 », paradigme de « culture participative 2 », avec tout ce que ce mainstream turn comporte d’ambiguïtés ; en tant que pratique éclectique et collaborative, problématisant les notions d’originalité, d’autorité et d’œuvre, elle constitue un défi à la théorie littéraire ainsi qu’aux hiérarchies culturelles établies, tout en soulevant de nombreuses interrogations juridiques et éthiques. Cela concerne tout particulièrement le sous-genre de la RPF (Real Person Fiction ou Real People Fiction), controversé dans la communauté fanique elle-même et banni totalement ou partiellement par quelques sites, avec un succès d’ailleurs médiocre : face à l’interdit sur FanFiction.net, le plus grand portail international fondé en 1998, les fans font preuve d’inventivité en matière de camouflage et de subterfuges, recourant en parallèle à des plateformes moins spécifiques comme Wattpad.
À part les vedettes du pop, du sport et du cinéma, ladite RPF s’intéresse aux coryphées de la littérature, de l’art et de la musique classique, mais aussi à diverses « célébrités » historiques et politiques, de l’Antiquité à nos jours. Ainsi, sur Archive of Our Own (AO3), le deuxième plus grand site mondial créé en 2008, plus tolérant à ce propos, une multitude d’auteur-e-s revisitent l’histoire ancienne et contemporaine par le biais de fanfictions (ou bien d’anti-fanfictions), discutant avec ferveur « toutes les manières dont le monde aurait pu tourner » (Leni, AO3, 23/06/2015) 3.
Réparer le passé ? Ambiguïtés de la RPF historique
Si la fanfiction, bien qu’un phénomène de masse et symptôme d’une transformation plus générale du champ culturel, reste pour l’instant un sujet marginal dans les études littéraires européennes, cela vaut d’autant plus pour ce fonds pourtant vaste de RPF, incommode à plus d’un titre – à commencer par le concept même de la fanitude, formule qui, pour l’écrivain Clemens Setz, « résume bien notre époque » : « On peut être à la fois fan de Primo Levi et de Miley Cyrus. De Simon Wiesenthal, de Keith Jarrett et de Manchester United 4. » Et une jeune fan de Harry Potter d’avouer en toute innocence que le Journal d’Anne Frank, quoiqu’imposé par l’école, était « l’un des rares livres » qu’elle ait lus avec plaisir, « à part HP » (Kriszti, FFD, 26/09/2014)… Dans le domaine classique, la question se complique, étant donné la tension entre investissement fanique et conventions de l’esthétique bourgeoise ainsi que de la lecture académique ; enfin, que cela veut-il dire de s’identifier comme fan de « Historical Criminals », « World War II » ou « Third Reich », pour ne citer que quelques fandoms représentés sur AO3 ?
Sans doute cette production prolifique pèche-t-elle fréquemment par naïveté et inconscience idéologique ; et cependant, le corpus extravagant des fanfics AU (Alternate Universe) historiques mérite qu’on s’y arrête. De qualité certes extrêmement hétérogène, il s’avère révélateur quant au besoin profondément humain de réécrire non seulement toutes sortes d’histoires, mais aussi l’Histoire : genre non commercial, pratiqué usuellement sous pseudonyme et donc pour l’essentiel inentravé par des considérations pragmatiques externes, la fanfiction, se livrant sans retenue à la jouissance affective, souvent érotique, du « What if… », permet d’apercevoir quasiment à nu les ressorts de la narration contrefactuelle dans toute sa séduction ambiguë.
Oscillant entre visée subversive et affirmation, cette contre-historiographie amatrice apparaît en effet foncièrement ambivalente ; avec sa mission auto-imposée de « réparer » le monde (le Fix-It constituant un type de récit consacré), la fanfiction n’échappe pas toujours aux pièges d’un réconfort facile, équivalent discursif des « espaces positifs ». Dans tous les fandoms imaginables, des légions d’auteur-e-s s’appliquent à corriger le sort de leurs personnages préférés : Achille revient de Troie (make_a_wish, Addio, Troia fumante, EFP, 04/10/2012), Werther renonce au suicide, pour se transformer, selon un topos bien rôdé, en loup-garou (Hennbird, The Delights of Young Were-Werther, AO3, 11/05/2021). Anna Karénina est sauvée (tolstayas, Lilac, AO3, 11/07/2017) ; un-e anti-fan fervent-e (« Je déteste l’écriture de Gustave Flaubert, son style, son histoire, ses personnages et sa philosophie ») vient à la rescousse d’Emma Bovary (CawAreYouDoin, Madame Bovary : Chapter Eight and a Half, or : I Don’t Like Gustave Flaubert’s Guts, AO3, 08/03/2020). Raskolnikov est secouru en temps utile (presidentpunk, Crime And Punishment Without Crime Or Punishment, AO3, 24/01/2022), à la plus grande satisfaction d’autres fans qui souhaitent également voir le destin du cher « Rodya » s’arranger (spadeK, AO3, 30/01/2022). Même Dorian Gray mérite une « seconde chance », par contraste avec « Lord FUCKING Henry » que l’auteur-e d’un « Time Travel Fix-It » n’hésiterait pas à étrangler « à mains nues » (Tilion, Nothing Can Cure the Soul (but the senses), AO3, 01/11/2020). Faut-il ajouter que Roméo et Juliette (Dzuljeta, Happily Ever After, AO3, 03/08/2021), tout comme Tatiana Larina et Evguéni Onéguine (Merteuil, In the Spring, AO3, 26/03/2018), ont finalement leur happy end ?
Ce qui, dans les parages de la fiction, peut à la rigueur susciter des objections d’ordre esthétique, tourne, face à l’histoire, au dilemme épistémologique et éthique sérieux. Inhérent au genre, le focus sur le personnage, acteur au sens fort du terme, peut conditionner une interprétation d’emblée réductrice ; regroupant les différents sous-types de RPF, de l’« Ancient History » à « America’s Next Top Model », dans la catégorie parente de « Celebrities & Real People », la structure même d’AO3 comme de la Kniga Fanfikov russe (« Izvestnye ljudi ») ou de FanFiktion.de, principal site germanophone (« Prominente »), encourage une approche plus ou moins naïvement personnalisée. Mais surtout, dans le domaine historique, l’optionnalisation ludique de toute narration, caractéristique d’un genre radicalement antifataliste, risque de verser dans un relativisme problématique, frôlant à l’occasion périlleusement l’arbitraire total, voire « un monde totalitaire, ou en train de fondre et déjà dépourvu de sens 5 ». Après son expédition sur le terrain épineux de l’AFFF (Anne Frank Fanfiction), Setz admet y avoir trouvé « les textes les plus monstrueux que l’on puisse imaginer 6 ». Il est vrai que face à des fics détaillant, par exemple, Anne Frank’s Sexual Crusade for Judaism (Baby Butcher, FFN, 16/07/2016) – Hitler, bien entendu, finit assassiné –, on ne saurait lui donner tort ; et pourtant, il faut éviter une condamnation générale trop rapide, pour s’interroger plutôt sur les motivations et les implications de cette littérature contrefactuelle d’amateur-e-s – ainsi que sur son rapport à la culture légitime : méditant sur les « conséquences à long terme » de pareilles lectures, Setz lui-même constate que dans « un coin sombre de [s]a conscience », La Liste de Schindler de Steven Spielberg résonne étrangement avec les fanfics qu’il vient d’analyser ; c’est « sous un tout autre jour » qu’il voit désormais Les Bienveillantes de Jonathan Littell, roman qui puise, au fond, aux mêmes sources que la fanfiction, avec son « désir puéril » de refaire l’histoire : « Je ne peux plus lire cela, cela ressemble trop à l’AFFF 7. »
Cette dernière constitue un exemple particulièrement significatif au sens où elle est considérée, dans la communauté fanique même, comme le paradigme du mauvais goût : dans le cadre d’une discussion au sujet des « pires choses que vous ayez jamais lues 8 », figure en bonne place un fameux crossover entre Anne Frank et Dragon Ball Z, « l’un des classiques » du canon paradoxal de la « bad fanfic 9 ». En même temps, des textes perçus comme transgressifs sont d’habitude sanctionnés ; ainsi, l’auteur-e de la « croisade sexuelle » précitée s’attire les foudres de ses pairs : « Tu devrais savoir mieux que de ternir le nom de la légende avec ces ordures dégoûtantes et insensées… » (Antolyn, FFN, 28/05/2018).
Les mécanismes de critique internes au fandom fonctionnent en général assez bien ; tout en avouant leurs scrupules – « Cela m’a mise assez mal à l’aise, mais je me suis dit qu’on pouvait toujours essayer », confesse MissGallagher à propos de sa version des « dernières pensées » d’Anne Frank (Letzte Gedanken, FFD, 16/07/2014, commentaire : 14/09/2014) –, les fans s’opposent à la censure indifférenciée : « C’est nul qu’ils aient enlevé la catégorie, toutes les histoires n’étaient pas irrespectueuses », regrette Bloodredlilypads (FFN, 26/01/2013). « Il devrait y avoir une petite vieille dame qui vivrait de l’autre côté de la rue »… dans une brève fic « What-If » mélancolique, approuvée, elle, par la communauté, Mary_West imagine « ce qui devrait être » (Anne Frank sauvée, émigrée en Australie, etc.), avant de clore sur ce qui a brutalement été (What there should be, AO3, 27/04/2019).
À part de naïves histoires d’amour, dont quelques Anne Frank and Peter Van Daan Moments qui provoquent une prolifération de suites possibles (Misty598, FFN, 21/03/2012), et de nombreuses lettres d’amitié et d’adieu (surtout sur les sites germanophones, dont les membres recyclent de la manière leurs devoirs scolaires), l’AFFF propose, à l’occasion, des réflexions plus complexes sur la fatalité, la changeabilité (ou non) de l’histoire. Ainsi voyons-nous atterrir, dans un petit crossover, le héros éponyme de Doctor Who dans l’annexe d’Amsterdam, pour emmener Anne, en juillet 1944, à bord du TARDIS. L’auteur-e évite cependant la tentation d’un happy end facile : même le grand voyageur dans un temps « bancal et branlant », susceptible en principe d’être « réécrit et édité et changé », s’avère incapable de modifier le sort de la jeune fille, dont les « écrits ont laissé une telle marque sur le monde, […] que si cela changeait, le monde serait si différent […] ». Sans corriger les horreurs de l’histoire, luminith offre à son lectorat une conclusion prudemment réconciliatrice : « Anne soupira doucement et s’assit, son journal toujours en main. Elle retrouva son stylo, et avec une légère hésitation… elle commença à écrire » (Anne Frank, and the Doctor, FFN, 02/11/2013).
Un plaisir coupable : catharsis et critique politique
Si la fanfiction relève, selon un topos établi, du guilty pleasure savouré en secret, la RPF historique et politique est vécue comme particulièrement « coupable » ; c’est sous un pseudonyme parlant que meaculpameaculpa se lance dans un « Time Travel Fix-It » en chinois mandarin (AO3, 17/05/2021). D’où cette insistance sur un plaisir perçu, par les fans mêmes, comme pour le moins bizarre ? La portée cathartique de l’entreprise est d’emblée évidente ; souvent élaboré et autoréflexif, le paratexte fanfictionnel témoigne d’un potentiel d’empowerment réel. Ainsi, un commentaire valorise la dimension « presque idéaliste » même de la mal famée AFFF, dont le « sous-texte » consisterait à affirmer l’existence d’« un fandom qui est beau et puissant et qui peut sauver des gens ! Mon fandom aurait pu sauver Anne Frank et aurait aussi totalement pu botter le cul à Hitler 10 ! ».
Dans la fanfiction, tout le monde « peut prendre la réalité en main et en faire ce qu’on veut, en ce moment même », comme le souligne une auteure ; sur fond de crise pandémique, elle refait largement ses preuves comme pratique « terriblement thérapeutique 11 ». Dès le premier confinement au printemps 2020, l’on assiste à une augmentation explosive des activités sur les portails : fin mars, AO3 se voit forcé d’annoncer ses propres « mesures d’urgence 12 ». À travers les communautés les plus diverses, les fans font face à la crise côte à côte avec leurs personnages favoris : dans les plus brefs délais, le SARS-CoV-2 infecte les univers romanesques de Jane Austen comme de J. K. Rowling ; Sherlock Holmes n’est pas plus épargné que les héros de Star Trek et de Star Wars 13.
La Covid nourrit des variations créatrices sur les classiques de l’épidémie, dont tout un lot polyglotte de nouvelles fics sur La Peste ; or, fidèles à l’éclecticisme du genre, les fans font appel non seulement à Harry Potter et au docteur Rieux, mais également à des personnages historiques. Ironisant sur leur « escapisme » – « […] pas de pandémie parce que c’est moi qui le dis » (swiftmanu, ’tis the damn flu season, AO3, 10/01/2021) –, certain-e-s auteur-e-s misent sur l’historicisation par anticipation ; c’est par un double décalage temporel et culturel qu’un-e fan russophone prend ses distances avec un présent difficile, en recontextualisant la pandémie dans la France des années 1960 (BuboBubo, Na vojne kak na vojne, AO3, 15/08/2021), à l’enthousiasme d’une lectrice : « Enfin ! Des fanfictions sur Charles de Gaulle, ma personnalité historique préférée – et elles sont en russe »… vive Google Translate ! (Manuela, AO3, 30/11/2021). Plus d’une fois, le Général fait figure de personnage tutélaire : dans une « Sickfic » parodique, crossover inspiré de Charles Dickens et d’un article du Monde, son fantôme vient hanter un Emmanuel Macron « en quarantaine à la Lanterne » ; et BlueFloyd de souhaiter à ce dernier, après lui avoir envoyé des cauchemars remplis de gaz lacrymogène, « un prompt rétablissement, et peut-être une forme de sagesse » (Un conte de Noël, AO3, 21/12/2020).
De pareils exemples illustrent que la fanfiction, opérant « à partir d’une position de marginalité culturelle et de faiblesse sociale 14 », peut aussi fournir un dispositif de critique politique. Sous la plume numérique de plus d’un-e auteur-e, Les Misérables sont revêtus de gilets jaunes (cf., p. ex., BlueFloyd, Yellow, the jackets of angry men, AO3, 03/12/2018 ; sara_f_black, Momentos en el tiempo, AO3, 03/10/2019) ; une anti-fan indignée motive ses satires slash sur Sebastian Kurz, ex-enfant prodige, et son vice-chancelier Heinz-Christian Strache, porte-drapeaux de la « République bananière » de l’Autriche, par sa « frustration politique » : « […] c’était pour moi une manière de rendre public mon mécontentement face à la situation, entre autres activités politiques » (obscurepolitician, Blauer Himmel, Schwarze Wolken, AO3, 28/12/2020) 15.
Entre pandémie et scandales de corruption, l’intérêt de la fanfiction réside aussi dans sa tendance et sa capacité à réagir instantanément à de nouveaux développements sociaux et politiques ; genre fluide à bas seuil, extrêmement dynamique, elle permet d’observer en temps réel la renégociation populaire de ce qui demain sera de l’histoire.
En cette année 2022, les répercussions de la guerre en Ukraine en offrent un exemple instructif. Très minoritaire auparavant, la fanfiction en ukrainien prend un essor, participant fréquemment d’une visée propagandiste qui brouille les limites entre réalité et imagination ; ainsi, une fic consacrée au fameux « Fantôme de Kiev », héros (fictif) de « notre guerre sainte pour l’indépendance », reflète la formation d’un mythe politiquement instrumentalisé, produit peut-être d’un « inconscient collectif » : « […] après notre victoire, il révélera son identité et sera un vrai héros du peuple, comme Captain America, seulement en vrai », affirme Mister_Key dont le texte, publié dans une collection au titre bandériste (« Gloire à l’Ukraine ! Gloire aux héros ! »), provoque une discussion controversée (Pryvyd Kyjeva, AO3, 03/03/2022, commentaires : SvetaR, 04/03/2022 ; Mister_Key, 15/03/2022).
Tout en assumant son « béguin », itscoldout décide d’arrêter, en mars 2022, sa « fanfic bizarre » conviant au « Sexe vaillant, vivace et vigoureux » avec le président russe, pour échapper à l’affrontement entre adversaires d’un « criminel de guerre » et défenseur-e-s de « notre Vovtchik » (Putin’s Property, AO3, 29/10/2020, commentaires : itscoldout, 01/06/2021 ; personal_jesus, 09/08/2021 ; marmelad, 19/03/2022). En revanche, la fanfiction sexualisée sur son homologue ukrainien connaît un envol : des fics d’insertion invitent le lecteur et la lectrice (toutes les éventualités anatomiques sont prises en compte) à l’aventure porno-politique aux côtés de « Volodymyr – non, appelle-moi Vova » (Tobinka, Dawn over Kyiv, AO3, 06/03/2022). « Je me sens si coupable de lire cela alors que l’homme est marié, avec des enfants, et en train de se battre pour son pays […] », confesse Ivy_Peans1909 (AO3, 19/03/2022). Le paratexte d’une RPF inspirée « par la conférence de presse de Zelensky du 3 mars. Putain de conférence de presse la plus sexy que j’aie jamais vue » illustre également le dilemme des fans, entre topos culpabiliste et légitimation d’une efficace stratégie cathartique (saintpolly, He Turns You On, You’re a Radio, AO3, 07/03/2022) ; et un lecteur de rendre un hommage passionné « à l’art transformatif, à l’ironie, à la fanfiction et aux pwps qui nous permettent parfois de faire face aux misères humaines » (Fariard, AO3, 09/03/2022).
En effet, lesdites fics PWP (Porn Without Plot ou, plus anciennement, Plot ? What Plot ?) constituent une partie considérable de la RPF politique. Selon les usages du genre, sont prévisibles certains types de récits RPS (Real Person Slash) : en témoigne la vague de fanfics Zelensky/Macron que l’on voit déferler, dès fin février, sur le principal site russe, dans un contexte donc où le slash, sur fond d’une homophobie répandue et officiellement encouragée, représente un « dispositif discursif » important dans le débat sur les droits LGBT 16.
En même temps, les fandoms historiques et politiques suivent eux aussi la pente générale d’un genre qui aspire à « épuiser la liste des couples envisageables 17 ». Entretenant depuis plusieurs années une « relation longue distance », durement éprouvée par la pandémie, avec le premier ministre canadien (Emilia_Dre, Drama ^10, AO3, 04/02/2021) ainsi que des aventures occasionnelles avec Pedro Sánchez (Anonymous, Escándalo politique, AO3, 07/01/2022), Manuel Valls – pairing qui a ses fans jusqu’en Chine : « s’il te plaît, écris plus de vacron !!! […] puis-je traduire cette fic […] ? » (eyizoahz, AO3, 27/01/2021) – ou « Mathieu G. » (pilgrim67, Quelqu’un comme toi, AO3, 24/08/2018), le président français, fort polygame dans l’imaginaire fanique, se lance dans une liaison particulièrement dangereuse : sur le Ficbook russe, nombre de récits célèbrent le nouveau couple vedette « Zekron », souvent sous des titres en français (cf., p. ex., C10H12N2O, Perdre contrôle, 13/03/2022 ; 9okomi, Pourquoi moi ? Pourquoi m’as-tu choisi ?, 18/03/2022 ; Avtorka, Merci, monsieur Macron, 20/03/2022), avec des dédicaces explicites « à tous, en particulier aux Ukrainiens » (Miss Apollinaria, Slučaj odnogo užina, 19/03/2022) et/ou des hashtags éminemment politiques. Pendant ce printemps 2022, la fanfiction reste un espace de relative liberté discursive ainsi que d’évasion et de réconfort, y compris réinvestissement du « Hurt/Comfort », sous-genre établi qui permet de remplacer « l’actualité négative » par une « atmosphère chaleureuse » (soulless _99, Francuzskoe gostepriimstvo, Ficbook, 04/03/2022). Se déploie un discours ludiquement subversif, validation indirecte de la fanfiction comme forme d’engagement : « Je suis probablement sur la liste de surveillance des CIA/FBI/SVR après avoir lu tout cela », plaisante Help_me_im_stuck (AO3, 16/03/2022).
D’Alexandre/Napoléon, « mon nouveau OTP » (Janey, AO3, 17/03/2016) – One True Pairing, le « seul vrai couple » en jargon fanique –, à Poutine/Zelensky, la transformation de conflits politiques en intrigues érotiques favorise des solutions d’une simplicité séduisante à plus d’un titre. Et s’il suffisait d’un peu de bon sexe pour régler le problème de l’Ukraine ? « Je dois le faire, n’est-ce pas ? Fais ce que tu veux de moi et arrête la guerre […] Je t’en prie, Vladimir » (furious_ballz, A President’s Betrayal, AO3, 11/03/2022). « Pas de politique, juste du sale porno », promet l’auteure d’une slashfic consacrée au triangle Poutine/Zelensky/Xi Jinping (amazonka, Nravitsja, ne nravitsja – terpi, moja krasavica, AO3, 16/03/2022) ; dans un genre radicalement démocratique, fief de ceux et celles qui, au lieu d’exercer le pouvoir, le subissent, ce refus paradoxal représente à son tour un geste politique, bien par-delà la simple « pornographie ».
L’histoire sans majuscule : réécritures féministes et queer
Pour cruciale qu’elle soit, on aurait tort de vouloir réduire cette littérature contrefactuelle amatrice à sa fonction cathartique. La fanfiction historique s’inscrit dans la tendance générale d’un genre à forte domination féminine et queer ; avec son intérêt pour les marginaux, les minoritaires, les personnages féminins, elle se situe aux antipodes d’une vision majoritaire du monde, esquissant une histoire alternative, démasculinisée et démajusculisée.
Passionné-e par l’Égypte ancienne, Merfilly s’interroge sur les « femmes pharaons » (Daughters Become Sons, AO3, 20/03/2019) ; dans le fandom décidément minoritaire de la « 6th Century Maya RPF », Arabella_Caulfield met en scène la reine Ix Yok’in, énigmatique « dame de Tikal » (Iš-Jok’in i eë ošibki, AO3, 11/09/2021). Les fans rendent hommage aux « Badass Women in History », dont Anne de Bohème (Hex, Sand, AO3, 22/12/2012) ; TayBartlett9000 honore la Journée internationale des femmes avec une fic située dans l’Angleterre du XVIIe siècle : à une époque où les femmes sont enfin admises sur la scène des théâtres, son héroïne envisage de « nouvelles lois » qui leur permettraient de « monter un peu plus haut sur l’échelle de l’égalité » ; et l’auteure de rappeler à ses lectrices qu’il reste encore bien de chemin à parcourir, même au XXIe siècle, « sur la voie d’une véritable égalité » (The Wings Wherewith We Fly, AO3, 08/03/2019).
De l’Antiquité à notre présent, l’histoire est revisitée dans une perspective féministe ; les fans valorisent aussi des identités masculines en dehors du carcan hétéro-patriarcal. « Hephaistion fangirl » autoproclamée, shirasade procède à une réhabilitation fervente de son héros (More Than a Pretty Face : a defense of the role of Hephaistion Philalexandros in the formation of the Great Alexandrian Empire, AO3, 11/07/2014, commentaire : 02/08/2014), saluée par la communauté : Héphaistion « doit être défendu ! C’est très vrai ! De nombreux historiens, réels et pseudo, le sous-estiment toujours pour une raison ou une autre » (Sweet, AO3, 08/02/2021). Dans un morceau d’« histoire contrefactuelle » inspiré par la fuite du futur Frédéric II en compagnie de Hans Hermann von Katte, CreedenceLeonoreGielgud problématise l’« homophobie » à travers les siècles (« Lass uns abhauen ! », AO3, 12/03/2020). En rédigeant sa fic « immensément […] cathartique », Selena rend justice au jeune ami – amant ? – du prince héritier ; par-delà l’investissement affectif, son fragment d’« Alternate History » motive, au sein de ce fandom érudit de « 18th Century CE Frederician RPF », une réflexion approfondie sur l’impact de la modification de tel destin individuel sur « le grand plan de l’histoire » (Fiat Justitia, AO3, 17/12/2019, commentaires : Selena, 26/12/2019 ; felisnocturna, 14/10/2020).
Le penchant de la fanfiction à « réparer » le passé possède ainsi une forte dimension féministe et queer. Rien ni personne n’empêchera Becky_Blue_Eyes d’offrir à Mary I d’Angleterre et généralement « toutes mes dames Tudor » au moins après coup « une meilleure vie dans ma fanfiction » ; projet qui provoque une discussion animée non seulement sur les sympathies ou antipathies respectives pour Mary, « Bess » et Anne, mais aussi sur le statut de ces femmes au pouvoir trop souvent « dénigrées » et les atouts d’un genre où, puisque c’est « de l’histoire et de la fiction », la contrainte même se transforme en matrice de liberté (A Thousand Rose Petals Red and White, AO3, 14/04/2020, commentaires : Becky_Blue_Eyes, 14/04/2020 ; QueenElizabethOfYork, 14/04/2020).
Dans les deux sens, un changement de genre est susceptible de modifier, de manière spéculative, le cours du monde. En donnant naissance à un premier fils survivant, Catherine d’Aragon envoie « des ondulations à travers le tissu de l’histoire ». Le choix d’une perspective marginale et d’une instance narrative non fiable contribuent à mettre cette dernière en suspens ; pas à pas, ranichi17 confronte faits et fiction (Fruit of the Pomegranate, AO3, 29/03/2018). « Et si Richard III était né femme ? », se demande Lenami (When I go into the ground, I won’t go quietly, I’m bringing my crown, AO3, 03/07/2019) ; nourrie au moins autant de Shakespeare que des annales du XVe siècle (éclecticisme revendiqué), sa fanfic sur un roi « [g]enderfluid », ré-vision personnelle « de l’histoire (et de la pièce !) », nous renvoie au cœur d’une interrogation fondamentale de la narration contrefactuelle (non seulement) d’amateur-e-s.
Une Histoire faite d’histoires : la réalité à rebours
S’appuyant elle aussi « sur une forme de mémoire culturelle 18 », la RPF contrefactuelle soulève la question de la construction narrative d’une Histoire faite d’histoires 19, filtrée par la fiction littéraire, cinématographique, etc. ; participant de cette dynamique palimpsestique, elle constitue un objet d’investigation psycho- comme poétologiquement éclairant.
Qu’en est-il de cette « réalité » qu’annonce la désignation, trompeusement simple, du sous-genre ? Pour la RPF prototypique (dont la « Boy Band Fan Fiction »), déjà, l’attribut pose problème 20. Les fans, au moins dans les communautés de RPF historique et politique étudiées dans ce contexte, se montrent parfaitement conscient-e-s du décalage entre personne réelle, personnage public et personnage fictionnalisé ; en témoignent les disclaimers ritualisés : « Tout d’abord, l’usuel : ces personnes existent, […] mais ici elles sont complètement différentes que dans la vie réelle […] » (Blue24t2, Aime-moi jusqu’à ce que les roses fanent, AO3, 04/02/2021). « Toutes les coïncidences avec des personnes et des événements réels sont fortuites. […] Je n’aime pas tellement écrire des fanfics sur des personnes réelles, donc, si je le fais quand même, je considère les personnages comme des personnages fictifs […] » (Ėvelina Skajler, Kontrol’, Ficbook, 18/03/2022).
Dans la perception des fans, leur production relève plutôt du jeu aux « poupées » ou aux « marionnettes » (limette02, FFD, 15/03/2022) ; la RPF illustre à merveille la dimension performative d’un genre qui tient peut-être autant du mode dramatique que narratif 21. Il n’est pas rare de croiser des fans dont les activités dépassent la littérature amatrice : ainsi, AlterEgon, auteur-e d’une fic mélangeant « fantasy et histoire napoléonienne », fait partie de la communauté des reconstitueurs (reenactors) et précise avoir été « à Austerlitz plusieurs fois » (Farewell, AO3, 20/12/2014, commentaires : 01/01/2015, 04/03/2019).
Or, aux yeux des fans mêmes, les personnalités historiques et d’autant plus les hommes et femmes politiques de nos jours sont des « marionnettes » à la fois moins typiques et moins innocentes que les autres. « Wow ! J’avais jamais lu de fic sur des hommes politiques avant XD C’est étrange… les acteurs et autres stars du showbiz mais encore les politiciens ! », s’étonne une novice : « Non parce que pendant que je m’amuse à faire parler Gellert, Harry, Voldy et cie […] d’autres écrivent sur Macron. Je juge pas hein, chacun son trip […], mais je suis super surprise ! » (TinyG, AO3, 10/11/2020). En Allemagne, une controverse fanique récente porte sur la vogue de femslash « Weidelknecht » (mot-valise pour Alice Weidel, politicienne de l’AfD, et Sahra Wagenknecht, députée de la gauche) : tandis qu’elles n’ont rien à redire à la fictionnalisation de « musiciens, acteurs, footballeurs, etc. », personnages de toute manière « publics » qui « vendent une certaine image d’eux-mêmes » (limette02, FFD, 15/03/2022), les critiques de cette nouvelle « hype » pointent le risque de romantiser et d’idéaliser, fût-ce sous le prétexte de la satire, une figure de proue de l’extrême droite. « Dès qu’un-e politicien-ne est impliqué-e, […] une histoire est politique », souligne l’initiatrice du débat, insistant sur le « grand pouvoir » des récits qui, dans ce cas, favorisent un « cercle vicieux » entre fanfiction et réseaux sociaux (Lieblingsleserin, Das Problem mit « Weidelknecht », FFD, 24/02/2022, commentaire : 04/03/2022 ; Weidelknecht is still a problem, FFD, 14/03/2022).
Par-delà la question, parfois épineuse, du bon usage des personnes recyclées, la RPF interroge la « réalité » historique en tant que résultat d’un processus de construction et de négociation entre factualité et interprétation, reflété au niveau du microcosme fanique. On ne saurait guère surestimer l’importance de cet aspect communautaire : le plaisir de « renverser l’histoire » – « flip history », selon la formule d’un-e RPF-iste (antyllus, AO3, 01/06/2020) – est bien plus grand encore lorsqu’il tourne au jeu social. Ainsi, l’auteur-e d’une fic sur Marc Antoine & Cie se réjouit « toujours de trouver d’autres personnes qui sont super attachées à ces gars-là » (ballantine, abolisson, AO3, 04/05/2020, commentaire : 26/05/2020) ; le « fun » particulier de la RPF historique ne consiste-t-il pas à confronter toutes ces « versions extrêmement différentes des personnages » (sequestering, AO3, 18/05/2020) ?
L’on imagine aisément l’enthousiasme d’un-e fan de la « Mongolian History » du Moyen Âge à qui la RPF en ligne permet de rencontrer, après des années, d’autres excentriques partageant sa passion ; peut-on lui reprocher de céder à la tentation d’étaler, à force de « notes historiques » détaillées dont s’accompagne son cadeau « Medieval Exchange » (Carmarthen, Divergence, AO3, 29/08/2020), enfin son vaste savoir au sujet des respectives « dames mongoles préférées » (lightningwaltz, And Then The Arrows Fly, AO3, 12/11/2011) ? C’est également grâce à l’émergence d’une culture numérique mondiale que les fans des chevaliers teutons du XIVe siècle peuvent à loisir échanger entre pairs ; sur AO3, même une « histoire alternative de l’évasion de Kiejstut du château teutonique de Marienburg » trouve son public (ladylannister95, Święte prawo gościnności, 10/07/2019). « Léniniste » déclaré-e, ieatlibertarians s’adresse à d’autres fans des débuts de la Russie soviétique : qu’aurait pu devenir la révolution bolchévique sans Trotski ni Staline (on all fronts, AO3, 30/08/2021, commentaire : 24/11/2021) ? Soigneusement documentée, sa fic contrefactuelle récolte des réactions ravies : « C’est un moment incroyablement unique dans l’histoire, camarade ! […] et il sera intéressant de voir comment tu changeras les choses […] ! » (Vostok, AO3, 01/12/2021). Une fanfic AU « Fix-It of Sorts », « œuvre de fiction spéculative » sur l’affaire des fusils Gisquet (iberiandoctor, La Moitié de la Preuve, AO3, 23/12/2018), suscite une discussion historique aussi vive que bien renseignée.
Produit de tout un « processus social 22 », participant d’une « économie du don 23 » spécifique, une fanfic ne fonctionne jamais isolément ; avec cette solidarisation de principe entre historicophiles, notre corpus illustre le rôle des fandoms comme « espaces d’affinité 24 » et dispositif d’un discours critique amateur. Genre « hyperdivers 25 », la fanfiction – et d’autant plus la RPF contrefactuelle – déploie un pluralisme de réalités, un riche panorama de perspectives possibles ; à ce titre, elle constitue, entre naïveté adolescente et sérieuse érudition, une école ludique de la pensée créatrice, incitation à l’entraînement de l’imagination au-delà des normes et routines de notre présent.
Ainsi une fanfic sur Jeanne d’Arc sauvée du bûcher – pour partir, « avec une nouvelle mission de Dieu », en croisade – stimule-t-elle, parmi les adeptes de « 15th Century CE RPF », une réflexion nuancée sur la difficulté de reconstruire une mentalité, une vision du monde en décalage avec la nôtre, d’imaginer à son tour, en évitant la projection anachronique, « ce qu’il était possible d’imaginer au XVe siècle » (Mercurie, So Cruel, So Bright, AO3, 29/04/2015, commentaire : Selden, 01/05/2015). Illustrant « l’effet papillon » provoqué par une petite intervention dans l’histoire, WolfOfAnsbach inspire d’autres fans à se figurer « un monde qui n’a jamais connu Napoléon » (tué lors du siège de Toulon) – et la communauté de s’accorder sur son désaccord quant à la question de savoir si notre « monde avec Napoléon » s’est en fin de compte avéré pire ou meilleur (The Echoes of Toulon, AO3, 26/07/2015, commentaires : Susan, 03/08/2015 ; WolfOfAnsbach, 06/08/2015).
Personnages historiques désormais iconiques, transformés en mythes, Jeanne d’Arc et Napoléon rejoignent la compagnie bigarrée de ces « personnages fluctuants » d’origine littéraire qui, émancipés depuis longtemps de leurs œuvres-sources, évoluent dans « une zone de l’univers » défiant la détermination ontologique 26 ; dans la conscience culturelle générale, les limites entre fiction et réalité historique se présentent souvent moins précises que ne le suggère une trop nette dichotomie. En 2008, une enquête britannique controversée montre que pour presque la moitié (47 %) des 3 000 adolescent-e-s interrogé-e-s, Richard Cœur de Lion est un personnage fictif, un petit quart (23 %) renvoyant Winston Churchill, lui aussi, dans le royaume de la fiction ; en revanche, une majorité des répondant-e-s reconnaissaient comme authentiques le roi Arthur (65 %), Sherlock Holmes (58 %) et Robin des Bois (51 %) 27. Faut-il en déduire un simple problème d’inculture ou bien, avec l’historien Correlli Barnett, « un manque total de bon sens et de respect pour nos plus grands héros du passé 28 » ? Explication sans doute réductrice ; tout comme la fanfiction contrefactuelle, ladite enquête jette plutôt une lumière révélatrice sur la manière dont nous construisons, dont se construisent nos versions plus ou moins éclectiques de l’histoire, jusque dans le champ culturel légitime et le domaine académique. Dans ce sens, même les pires dérives de la RPF nous invitent à une réflexion plus fondamentale sur une histoire à envisager elle aussi, sans assimilation simpliste, comme « une littérature contemporaine 29 ».
Dans quelle mesure notre vision du XVe siècle britannique ou de la Rome antique est-elle le produit de l’œuvre de Shakespeare 30 ? Dynamique que met en évidence la fanfiction dans son éclecticisme décomplexé : c’est à partir d’un amalgame de « Julius Caesar – Shakespeare, Ancient History RPF, Classical Greece and Rome History & Literature RPF […] » que gensjunia rédige une série de flash fics AU d’inspiration antique (But I’m A Sunflower, AO3, 15/01/2022). Caepio fusionne, entre autres, Shakespeare et les Vies parallèles de Plutarque (Antiseptic, AO3, 30/01/2022) ; dans une fic associant « 15th Century CE RPF, Harry Potter – J. K. Rowling, Richard III – Shakespeare, Henry VI – Shakespeare », Dustseeing mélange histoire et fiction ainsi que canon classique et culture populaire (Prophecies, Libels and Dreams, AO3, 23/09/2014).
Procédé que l’on observe dans les fandoms les plus divers : pour ses Histories of Eurydice, MedusaSterling rattache les films Marvel à Hérodote (AO3, 25/12/2021) ; my_haunted_heart combine l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide avec les jeux vidéo Assassin’s Creed (The Good Spartan, AO3, 17/12/2021). L’histoire égyptienne se mêle à la série télévisée Tut (BlueEyePhantom, The Belonging Season, AO3, 11/09/2021), celle de Rome relève désormais aussi de la création HBO ; et ballantine de méditer sur la manière dont les personnages de son récit, à l’origine « assez solidement » une fic de la série, commencent « à se confondre un peu avec leurs homologues antiques, ou du moins ma version d’eux », évoluant vers « un nouveau mélange étrange » (abolisson, AO3, 04/05/2020, commentaire : 26/05/2020). En parallèle, une lectrice s’interroge sur son headcanon personnel et notamment son idée d’Antoine, « probablement un mélange de Shakespeare et de Cicéron »… (sequestering, AO3, 18/05/2020). La dynastie des Borgia, elle, alimente un fandom d’emblée « ambigu » (« Ambiguous Fandom ») ; ainsi l’auteure d’une fic située « dans un amalgame bizarre de la série Showtime [The Borgias] et du manga Cesare, avec un peu d’histoire réelle pour faire bonne mesure », tient-elle à expliciter la respective fidélité de ses sources (Elizabeth, Against Every Difficulty, AO3, 03/02/2014, commentaire : 04/02/2014).
L’imaginaire de la « Russian Royalty RPF » se nourrit largement du long métrage d’animation Anastasia, de la comédie musicale du même titre ainsi que de la série The Last Czars. Dans une « alt history » co-inspirée par The Crown, l’ex-grande-duchesse Maria, au moins, aura un « Happy Ending » avec son cousin Louis (DanTanner20, Mending Hearts, AO3, 15/10/2021, commentaire : 25/12/2021) ; sans lésiner sur le salut, Chocolatepot fait survivre tout le monde : dans une année « 1922 qui aurait pu être », la lectrice retrouve les Romanov transformés en citoyens soviétiques plus ou moins modèles – sauf Anastasia qui mène, sous une identité doublement fausse de pseudo-usurpatrice, une vie joyeusement décadente à Berlin (A 1922 That Might Have Been, AO3, 17/12/2019) ; dédicataire du récit, etoilecourageuse se montre enchanté-e par cet « univers alternatif » qui réalise enfin, contre toute probabilité, son désir de longue date (AO3, 26/12/2019), proposant « Cinq petites tranches de vie d’un avenir peut-être plus heureux » (TigerKat, AO3, 01/01/2020).
Ces « Five little slices of life » illustrent combien la RPF historique puise, elle aussi, dans le répertoire des topoï et tropes du genre, dont le moule populaire des fanfics « Five Things 31 » : ainsi, sevenofspade esquisse « Cinq vies que Marc Antoine n’a jamais vécues » (Spirits of this age, AO3, 19/06/2015). Décrivant « Cinq façons dont Frédéric le Grand et Marie-Thérèse ne se sont pas rencontrés », Selena se déclare contente, « pour l’amour de Marie-Thérèse », que cette réunion n’ait jamais eu lieu ; et pourtant, elle aurait éventuellement « pu sauver l’Europe centrale de certaines guerres »… ou encore « en causer d’autres » (Five Ways in which Frederick the Great and Maria Theresia did not meet, AO3, 17/12/2019, commentaire : 31/12/2019), car qui sait, « peut-être que l’histoire ne change pas tant que ça après tout ? » (Selena, AO3, 23/11/2020).
Impossible de sauver le passé ? Sauvons le présent !
Fidèle malgré tout à son projet ambitieux de « changer l’histoire » (gloryasme, Changing History, AO3, 05/02/2019), la fanfiction contrefactuelle ne cesse d’évoluer dans un tourbillon kaléidoscopique qui brouille – et paradoxalement re-précise, en les brouillant – les limites entre faits et fiction. Impossible de sauver le passé ? Cela n’empêche pas, selon la leçon ludique du genre, de s’en servir pour essayer, une autre fois, de « [f]aire de l’avenir un bon passé » (lori, Les Liaisons dangereuses, AO3, 14/02/2017) et de sauver ainsi son présent.
- Sheenagh Pugh, The Democratic Genre : Fan Fiction in a Literary Context, Bridgend, Seren, 2005. Toutes les citations en langues étrangères ont été traduites par l’auteure de cet article.
- Henry Jenkins, Textual Poachers : Television Fans and Participatory Culture, New York/Londres, Routledge, 1992.
- Les fanfictions et commentaires de fans sont référencés dans le corps du texte : pseudonyme auctorial, titre (si pertinent), site, date de la première publication. Sites référencés : https://archiveofourown.org [AO3], https://efpfanfic.net [EFP] (à l’origine, « Erika’s Fanfiction Page », d’après la webmestre), https://ficbook.net [Ficbook] (Kniga Fanfikov), https://www.fanfiction.net [FFN], https://www.fanfiktion.de [FFD]. Dernière consultation de toutes les sources Internet : 26/06/2022.
- Clemens Setz, « “Hey, ich bin Anne” », Die Zeit, n° 32, 06/08/2015 [en ligne : 20/08/2015], https://www.zeit.de/2015/32/fanfiction-anne-frank-sonic-tagebuch.
- Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine : manifeste pour les sciences sociales, Paris, Points, 2017 [2014], p. 182.
- Clemens Setz, « “Hey, ich bin Anne” », art. cit.
- Ibid.
- https://www.animexx.de/forum/thread_250198, commentaires : 21/03/2010 ; Umi, 06/01/2011.
- https://kiwifarms.net/threads/bad-fanfiction-recommendations.61349, commentaire : Syaoran Li, 08/07/2021.
- https://www.metafilter.com/60187/When-the-original-just-isnt-enough, commentaire : palmcorder_yajna, 11/04/2007.
- Cit. chez Deniz Çam, « In A Lonely Lockdown, With Books Slow To Come, Fanfiction Booms », Forbes, 21/04/2020, https://www.forbes.com/sites/denizcam/2020/04/21/in-a-lonely-lockdown-with-books-slow-to-come-fanfiction-booms.
- Ibid.
- Cf. Martina Stemberger, Homer meets Harry Potter : Fanfiction zwischen Klassik und Populärkultur, Tübingen, Narr, 2021, p. 30-31.
- Henry Jenkins, Textual Poachers, op. cit., p. 26.
- Cf. aussi Sarah Nadj, « Zwei Frauen erzählen von ihren erotischen Fanfictions über Sebastian Kurz und Heinz-Christian Strache », Vice, 12/02/2019, https://www.vice.com/de/article/nex77q/frauen-uber-ihre-erotischen-fanfictions-uber-sebastian-kurz-heinz-christian-strache.
- Sudha Rajagopalan, « Slash Fandom, Sociability, and Sexual Politics in Putin’s Russia », Transformative Works and Cultures, n° 19, 2015, 1.1, https://doi.org/10.3983/twc.2015.0620.
- Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges : la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 407.
- Marion Lata, « Fan fiction : une introduction », Fabula. La Recherche en littérature, 23/10/2016, https://www.fabula.org/atelier.php?Fan_fiction_Une_introduction.
- Cf. Hayden White, Tropics of Discourse : Essays in Cultural Criticism, Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press, 1992 [1978].
- Kristina Busse, « “I’m Jealous of the Fake Me” : Postmodern Subjectivity and Identity Construction in Boy Band Fan Fiction », p. 253-267, in Su Holmes, Sean Redmond (dir.), Framing Celebrity : New Directions in Celebrity Culture, New York/Londres, Routledge, 2006.
- Francesca Coppa, « Writing Bodies in Space : Media Fan Fiction as Theatrical Performance », p. 225-244, in Karen Hellekson, Kristina Busse (dir.), Fan Fiction and Fan Communities in the Age of the Internet, Jefferson/Londres, McFarland, 2006.
- Henry Jenkins, Textual Poachers, op. cit., p. 45.
- Henry Jenkins et al., « If It Doesn’t Spread, It’s Dead (III) : The Gift Economy and Commodity Culture », Confessions of an Aca-Fan, 16/02/2009, http://henryjenkins.org/2009/02/.
- James Paul Gee, « Semiotic Social Spaces and Affinity Spaces : From The Age of Mythology to Today’s Schools », p. 214-232, in David Barton, Karin Tusting (dir.), Beyond Communities of Practice : Language, Power and Social Context, Cambridge [etc.], Cambridge University Press, 2005.
- Lev Grossman, « The Boy Who Lived Forever », Time, 07/07/2011, http://content.time.com/time/arts/article/0,8599,2081784,00.html.
- Umberto Eco, Confessions of a Young Novelist, Cambridge, MA/Londres, Harvard University Press, 2011, p. 96.
- Aislinn Simpson, « Winston Churchill didn’t really exist, say teens », The Telegraph, 04/02/2008, https://www.telegraph.co.uk/news/uknews/1577511/Winston-Churchill-didnt-really-exist-say-teens.html ; James Joyner, « Winston Churchill a Myth, Sherlock Holmes Real », Outside the Beltway, 04/02/2008, https://www.outsidethebeltway.com/winston_churchill_a_myth_sherlock_holmes_real.
- Cit. chez Rebecca Camber, « Challenge Churchill ! One in four think Winnie didn’t exist (but Sherlock Holmes did) », Daily Mail, 03/02/2008, https://www.dailymail.co.uk/news/article-512087/Challenge-Churchill-One-think-Winnie-didnt-exist-Sherlock-Holmes-did.html.
- Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine, op. cit.
- Cf. Melvyn Bragg et al., « Is Shakespeare History ? The Plantagenets », BBC, 11/10/2018, https://www.bbc.co.uk/programmes/m0000nd9 ; « Is Shakespeare History ? The Romans », BBC, 18/10/2018, https://www.bbc.co.uk/programmes/m0000qnh.
- https://fanlore.org/wiki/Five_Things.