« Quand les dieux s’absentent…», l’uchronie répare le monde

« Quand les dieux s’absentent…», l’uchronie répare le monde

Par CASTA Isabelle-Rachel

Le temps dévore toutes choses, mord l'acier, ronge le fer, réduit la pierre en poussière, tue les rois, sème la ruine, abat montagnes et collines. (Tolkien, Le hobbit, 1937)

 

Mondes possibles, uchronie de fantasy, histoire contrefactuelle, steampunk : Legends of tomorrow 1 ? Oui, et surtout : uchronie.

Une uchronie est un récit fictif, une histoire alternative, c'est une façon de raconter ce qui aurait pu se passer « si » :

Si Hitler avait été reçu à l'académie des Beaux-Arts de Vienne ;

Si Napoléon avait triomphé à Waterloo ;

Si L'Amérique n'avait pas été colonisée par les êtres humains pendant la préhistoire ;

Si les troupes d'Élisabeth 1ère avaient été battues par l'Invincible Armada ;

Si les Maures avaient gagné en Espagne ;

Si Louis XVI avait eu un atome de fermeté ;

Si la Terre avait été envahie par des extra-terrestres en 1942 ;

Si Lee avait gagné la bataille de Gettysburg (l’idée est de Winston Churchill 2)…

Or, les récits de ces « non-événements » existent, et reposent sur la réécriture de l’Histoire à partir de la modification du passé 3 ; le terme même d’« uchronie » est un néologisme créé en 1876 par Charles Renouvier dans son Uchronie (l'utopie dans l'histoire) : esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être 4. Dans cette œuvre, la divergence avec notre histoire se produit au IIe siècle, à Rome, sous Marc Aurèle ; l'issue différente d'une intrigue de cour incite l'empereur stoïcien à radicaliser sa politique anti-chrétienne et à exclure les chrétiens de la citoyenneté. Le christianisme ne devient pas religion d'État conquérante et agressive sous Constantin Ier mais se développe chez les Barbares, sous une forme plus douce et plus évangélique. Au XVIe siècle, l'Europe hérite d'une histoire pacifiée, où l'Église a paisiblement infiltré un empire plus stable et durable ; la Réforme protestante violente et les Guerres de religion n'ont pas eu lieu, etc.

Fondé sur le modèle d’utopie (u-topie), avec un « u » (pour « ou » préfixe de négation) et « chronos » (temps), le mot désigne donc un « non-temps », un temps qui n’existe pas. Sera utilisé également l’anglicisme « histoire alternative 5 » (alternate history), en prenant soin de distinguer l'histoire contrefactuelle de l'uchronie, la première davantage centrée sur l'événement déclencheur, et la seconde sur ses suites fictives ; c’est ce que rappelle Gérard Klein, praticien et spécialiste du genre : « La méditation sur les possibles de l'avenir appelle en effet celle sur les possibles du passé par un passage de futur au conditionnel. Ce qui se passera si... introduit à ce qui se serait passé si…, c'est ce que nous appelons les uchronies 6. » Notons encore que le genre devint populaire petit à petit grâce aux magazines américains publiant des nouvelles de science-fiction : en décembre 1933, Astounding Stories publie Ancestral Voices (Les voix ancestrales) de Nat Schachner, puis Sidewise in Time de Murray Leinster ; Leinster complexifie les changements historiques : dans son univers, les pays commercent avec leurs analogues du passé et du futur !

La première œuvre entièrement uchronique semble néanmoins être le roman de Louis Napoléon Geoffroy-Château, Napoléon et la conquête du monde (1836) appelé aussi Napoléon apocryphe. L'auteur y postule que l’empereur aurait fui Moscou avant le désastreux hiver 1812, gardant par-là assez de forces militaires pour conquérir le monde ; c'est là que survient le « point de divergence » caractéristique de toutes les uchronies…comme y insiste Éric Henriet :

 

Dans son remarquable ouvrage sur l'uchronie, Éric B. Henriet signale une occurrence, qui semble pourtant douteuse, puis les Pensées déjà évoquées de Pascal (1623-1662). Mais la première uchronie incontestable qu'il mentionne date de 1732, et il n'en relève qu'une seule autre avant la fin du XVIIIe siècle. Il faut attendre 1876 pour que l’espèce soit enfin baptisée par Charles Renouvier du titre de son livre, Uchronie (l'utopie dans l'histoire)  7.

 

On l’aura compris : en littérature, l'uchronie raconte donc souvent la grande Histoire, mais en prenant comme axiome de départ qu’un élément de celle-ci a été différent. En science-fiction, par exemple, les uchronies racontent comment serait notre monde si certaines découvertes n'avaient pas eu lieu, ou pas au même moment, si certaines technologies n'avaient pas été développées, ou avaient été laissées de côté (électricité, vapeur, continent américains, nucléaire...). Que nous révèle ce type de récit : des mondes désirés, des mondes revisités ? Ou nous permettent-ils de nous rassurer sur nos choix… ou simplement de mieux les comprendre ? Ces paratopies anticipent-elles une part du monde de demain ? En tout cas, une constante se dégage : tout se passe un peu comme s’il fallait « sauver le passé » de ses erreurs absurdes, ses enchainements traumatogènes, ses faillites sanglantes ; et parfois il suffit d’un rien, un détail minuscule… s’il avait plu à Dallas le 22 novembre 1963, Kennedy ne serait pas mort – en tout cas pas là, pas à ce moment ! Alors, faisant mentir l’adage hobbesien selon lequel l’homme est un loup pour l’homme, il arrive que l’homme soit un dieu pour l’homme ; autrement dit, qu’il rentre dans le Temps pour réparer, suturer, guérir… ce que les dieux, aveugles ou démonétisés, n’ont pas fait.

Quand les Dieux s’absentent… l’uchronie vient refluidifier le cours des choses, elle vient raconter une autre Histoire pour un autre Monde, ce que soulignent avec force Bazin et Clermont :

 

L'uchronie, ainsi nommée en hommage à l'ouvrage publié sous sa forme définitive en 1876 par Renouvier a, dès son origine, à voir avec la thématique de la religion. Historien de la philosophie, Renouvier place le point de bifurcation (ou la divergence) de sa spéculation sous le règne d'un Marc Aurèle rejetant le Christianisme et développe sur plus de quatre cents pages l'hypothèse d'une civilisation occidentale où les guerres de religion n'auraient pas eu lieu. Ce que les Français appellent « uchronie » et les Anglo-saxons « alternate history » est donc à la fois une image et un genre. [...] L'uchronie a ainsi, historiquement mais aussi structurellement, partie liée à la fois avec la création littéraire dans sa propension à déployer des univers possibles, et avec la réflexion que l'Histoire engage sur le rôle des institutions  8.

 

« Les Dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. » Ainsi Flaubert s'adresse-t-il en 1861 à l'une de ses correspondantes : en prenant comme ligne de guidance que les uchronies ouvrent autant de « moments uniques » par les puissances de l’imaginaire, nous scruterons ce postulat selon trois axes, qui nous permettront d’abord d’interroger « l’échec au temps » que semble véhiculer la stratégie discursive des utopies, puis le surgissement des « futurs antérieurs », avant de réfléchir en dernière partie à l’uchronie réconciliatrice mais tragique par excellence, l’œuvre de Stephen King revisitée par J. J. Abrams, 22/11/63 9. Il restera en conclusion à défendre le principe d’un consensus intersémiotique, entre les uchronies mineures et les cohérences majeures qu’elles induisent cependant ; car si Dieu n’aime pas les agélastes, selon Milan Kundera, les talents déployés par les uchronistes pour réparer le monde doivent au moins attirer son attention et mériter son rire.

 

Sauver l’Histoire : « Échec au Temps » ? (Marcel Thiry)

Mon sentiment est qu'une uchronie romancée est toujours pessimiste ou optimiste selon le jugement implicite ou explicite que l'auteur porte sur l’histoire et sur sa propre époque [...]. Ce qui est peut-être le plus fascinant dans les uchronies c'est l’inconsistance qu'elles suggèrent de notre propre réalité, de notre ligne d'univers, alors même qu'elle nous semble absolument nécessaire  10.

 

Genre hybride par essence, s’éternisant entre littérature mimétique et non mimétique, l’uchronie sauveuse s’emploie à développer « dans le futur » une technologie du passé ; il peut s’agir de l’influence d’un événement, ou d’un homme, comme l’expriment certaines œuvres de Douglas Fetherling, mais l’important est l’intentionnalité salvifique, ou à tout le moins cosmétique. Mais parfois la divergence s’embarque vers une variante catastrophique, émergeant peu à peu d’un brouillard de virtualités et d’occasions ratées… on peut penser à cet égard à la théorie rétroprospectiviste de J. Lesourne : « Jacques Lesourne, économiste et écrivain, introduit pour le XXe siècle ce qu'il dénomme “retroprospective”. Ce prospectiviste éminent a choisi de réfléchir sur Ces avenirs qui n'ont pas eu lieu et propose Une relecture du XXe siècle européen 11»

De fait, de René Barjavel 12 à Éric-Emmanuel Schmitt (La Part de l'autre) et d'Emmanuel Carrère à Catherine Dufour (Quand les dieux buvaient), l'uchronie remonte le temps 13 pour imaginer que Staline n'est jamais arrivé au pouvoir, que l'indépendance de la Bretagne a été actée ou que Pablo Escobar est devenu le président de la Colombie, scénarios que relaie la chaîne spécialisée AlterHis. Mais l'intérêt dominant reste porté sur la Seconde Guerre mondiale, ses hasards et ses enchaînements.

En effet, elle a bouleversé l'Europe, l'Amérique et l'Asie, et tout ce qui lui est attaché obsède les imaginations – comme le montrent Rêve de fer (Norman Spinrad), Fatherland (Robert Harris) ou encore l'œuvre canonique Le Maître du Haut Château de P. K. Dick : c’est l’assassinat imaginaire de Roosevelt à Miami en 1933 par Giuseppe Zangara qui fait basculer l’intrigue dans la fiction ; les États-Unis ne parviennent pas à sortir de la Grande Dépression et restent figés dans leur neutralité face à Hitler 14. Après le Royaume-Uni, le nazisme domine la Côte atlantique, les Japonais s'emparant de la Côte ouest ; la dictature se pérennise, comme le souligne H. Lagoguey :

 

Dans ces textes dickiens, l'Histoire, petite ou grande, est perpétuellement sous influence, mais les moyens mis en œuvre pour manipuler sont plus élaborés que le simple discours. Le reconstruction de l'histoire, c'est un principe que l'on retrouve à plus grande échelle dans Le Maître du Haut Château, un modèle d'uchronie où le temps de l'Histoire a dévié du cours que nous lui connaissons, puisque dans un récit les Allemands et les Japonais ont gagné la Deuxième Guerre Mondiale  15.

 

Sauvant aussi les disparus de leur misère physique, Roland C. Wagner, lui, imagine que l'auteur Lovecraft aurait survécu à son cancer (H.P.L. 1890-1991), produisant une œuvre gigantesque, ce qui pour une fois place la littérature sur le même plan que les événements historiques majeurs. Au fond, est-ce si différent de la première uchronie littéraire connue en langue anglaise, la nouvelle de l'Américain Nathaniel Hawthorne, P.'s Correspondence (1846 16) ? Un certain P., qui passe pour fou, raconte ses rencontres avec des personnalités littéraires et politiques anglaises d'un 1845 différent de notre 1845, où toutes ces figures sont déjà mortes. Lord Byron n'est pas disparu en héros de la lutte pour l'indépendance grecque, mais est devenu un vieux nobliau obèse, conservateur farouche faisant expurger et censurer sa propre poésie, et abandonnant Moore à la misère et à la mort. Robert Burns vit toujours, mais un peu gâteux. Walter Scott est paralysé et sénile, William Wordsworth vient de mourir, et Percy Bysshe Shelley, rescapé de la noyade au large de La Spezia, est devenu un anglican dévot : il écrit de la littérature pieuse et prépare l'édition d'une Preuve philosophico-religieuse du christianisme ! John Keats se consacre à la composition d'une épopée de l'avenir de l'humanité ; Napoléon Bonaparte, âgé de 70 ans, revenu de Sainte-Hélène où le climat l'a irrémédiablement diminué, erre seul dans les rues de Londres, déchu, oublié de tous. Edmund Kean, le fameux acteur shakespearien, mort même dans cet univers, se produit néanmoins encore à Drury Lane, mais seulement dans le rôle du fantôme du vieil Hamlet… comme Mimi Geignarde dans les toilettes de Poudlard.

La recherche désespérée du point de divergence, rupture à partir de laquelle s’organise l’histoire parallèle à la nôtre, anime ainsi de nombreux récits où il est question de sauver de la mort la personne aimée (comme dans la mini-série Il était une seconde fois, de Guillaume Nicloux 17) et constitue la trame essentielle de nos rêveries réparatrices.

Sur un mode un peu plus léger, Natacha Vas-Deyres rappelle aussi le thème des « vœux imprudents », qui peuvent susciter le surgissement d'une réalité alternative, d'autant plus épouvantable qu'elle l’avait justement invoquée pour répondre à une situation première ressentie comme éprouvante... On se souvient de l'épisode de la série Buffy, « Les vœux de Cordelia 18 », vœux qui entraînent l'arrivée d'un monde mille fois pire que celui où vivent les adolescents de Sunnydale, puisque Buffy la tueuse de vampires n'est jamais venue, et n'a donc pas pu lutter contre le maître du Mal, lequel règne désormais sur le monde. Tout commence quand Cordelia fait la connaissance d'Anya, une nouvelle camarade, à qui elle confie qu'elle aurait souhaité que Buffy ne soit jamais venue à Sunnydale ; mais Anya se révèle être un démon vengeur, qui exauce les vœux des femmes bafouées, et Cordelia est projetée dans une dimension parallèle. Elle se retrouve bien au lycée où elle rencontre ses anciennes amies qui ont repris l'habitude de lui lécher les bottes, mais Cordelia se rend compte rapidement que quelque chose cloche car le lycée est dépeuplé, et elle apprend qu'Alex et Willow sont morts. Or, en rentrant chez elle, Cordelia est attaquée par Alex et Willow devenus vampires ! Elle parvient difficilement à survivre car Giles, Oz et deux autres élèves éloignent les vampires. Il ne reste plus qu’à annuler aussi vite que possible ces « vœux » épouvantables, qui ont induit une forme de paradoxe ironique, pour celle qui ne rêvait que d’une bénigne amélioration de son quotidien – et qui a déclenché une apocalypse vampirique. Au-delà de l’anecdote, se dessine bien un hypergenre, une théorie du chaos liée au délabrement soudain de la continuité de l’espace-temps.

Les mésaventures de Cordélia ouvrent ainsi sur un questionnement métaphysique, qui peut se résumer en « avons-nous le choix de notre propre vie ? » ; et l’outil illustratif surgit alors, sous l’espèce d’un agencement perceptif uchronique, ainsi que l’indiquent Bazin et Clermont : « En somme, l'uchronie est un genre et même une esthétique, dont les codes [...] permettent de proposer à la fois une réécriture de l'histoire, une relecture contre-utopique et une réflexion spéculaire sur les principes de toute fiction 19. » Il n'est pas alors interdit de penser au film de Franck Capra La vie est belle (1946), qui procède de la même thématique du vœu imprudent, mais avec une fin évidemment optimiste, rétablissant chacun dans une situation finalement heureuse…

Dans la petite ville de Bedford Falls, la veille de Noël 1945, George Bailey est sur le point de se suicider. Comme ses proches et ses amis prient pour lui, au paradis l'apprenti-ange Clarence est chargé de venir à son aide, ce qui lui vaudrait de gagner ses ailes. Un long flashback montre à Clarence la vie de George Bailey : à l'âge de douze ans, George sauve son jeune frère Harry de la noyade, mais il y perd l'usage d'une oreille. Plus tard, employé comme garçon de courses chez le pharmacien M. Gower, il l'empêche d'empoisonner par erreur un enfant malade. George se confie alors à Clarence : il aurait mieux valu qu'il ne soit jamais né.

Clarence lui prouve le contraire au moyen d'un « miracle » de choc : il le projette dans un monde où il n'aurait pas existé. Confronté à cette réalité parallèle très sombre, George, qui ne comprend pas la situation, cause un scandale puis s'enfuit, et prie enfin Clarence de lui rendre sa vie d'origine. Exaucé, il découvre que toute la ville s'est cotisée pour remplacer l'argent manquant (qu’on l’accusait d’avoir volé), à la stupeur du contrôleur fiscal. Son frère revient en ville en héros décoré, et un autre ami d'enfance lui télégraphie, offrant 25 000 dollars pour renflouer la société. Consolé et comblé par toutes ces attentions, George trouve, au milieu de la pile de billets, un exemplaire de Tom Sawyer contenant cette dédicace : « Cher George, rappelle-toi qu'un homme qui a des amis n'est pas un raté. Merci pour les ailes! Amitiés, Clarence. »

Auscultant le futur, remontant le passé, les uchronies salvatrices puisent dans l’encyclopédie personnelle des lecteurs – encyclopédie filmique, littéraire, picturale… pour figurer un monde autre, hypostase du réel mais autrement embranché ; dans Fringe 20, l’une des séries fantastiques les plus sophistiquées, on finit par se rencontrer soi-même, ou plutôt par rencontrer une autre version de soi, plus ou moins aimable ou réussi ; et c’est à peine si on se reconnaît ! Guerre perdue ou gagnée, vœu inconsidéré, bifurcation dans la chronologie… tout mène à s’interroger sur les grands perdants, ou les grands absents, de ces jeux vertigineux : les dieux s’épuisent-ils si facilement, ou le destin malin l’emporte-t-il à tout coup, piégeant la candeur humaine dans d’infinis paradoxes temporels ? C’est ce que nous allons maintenant mettre à jour.

 

Des Futurs antérieurs (Daniel Riche) aux futurs intérieurs (Stephanie Nicot)

Mon intérêt pour le traitement du temps par la science-fiction a pris naissance lorsque j'ai vu pour la première fois La jetée de Chris Marker. Puis, longtemps après, j'ai lu l'essai de Tarkovski, Le temps scellé et vu son film Le sacrifice, qui montrent tous deux que la science-fiction peut aborder la question du temps en l'associant à l'expression du sentiment intime de l'existence, et que, fasciné par son propre temps qui passe et finit, le cinéaste nourrit ses images de la conscience de sa vie  21.

 

Choisir de contextualiser la vacance uchronique des dieux par le recours à l’univers Marvel peut sembler légèrement burlesque : il s’agit quand même de créer une fiction fantastique mineure au sein d’une mégafiction tout aussi fantastique, mais qui a le mérite de posséder des règles assez strictes de cohérence et de développement. C’est pour cela que la série télévisée Loki 22, offre une démonstration intéressante de disruption narrative, finalement « sauvée » par une juridiction discursive subtile et singulière… elle narre les aventures du dieu éponyme (juste après Avengers: Endgame), mort des mains de Thanos au début du film Avengers : Infinity War, mais encore en vie dans une réalité alternative créée en 2012, lors d'un retour dans le passé des Avengers. Après avoir mis la main sur le Tesseract pour s'échapper, il va être arrêté par le Tribunal des Variations Anachroniques (ou TVA, Time Variance Authority en VO), car il existe une « chronologie sacrée », une sacred timeline, qu'il faut suivre et garder au risque sinon de sombrer dans le chaos. Cette attention prêtée à la cohérence ultime, même chez les dieux, montre la force du besoin d'ordre et de clarté, que les uchronies, mouvantes et séduisantes, mettent parfois à mal.

Loki a peut-être été contraint de rejoindre la Time Variance Authority contre son gré, mais il prouve sa valeur lorsqu’il découvre où l’autre Loki 23 s’est caché dans la chronologie sacrée. Sa théorie de la chronologie alternative est un peu alambiquée, mais elle a des implications intéressantes sur le fonctionnement spéculaire de l’univers cinématographique Marvel. Comme expliqué utilement par Miss Minutes 24 dans Loki (épisode 1), il y avait à un moment donné un multivers chaotique plein de chronologies en guerre ; pour empêcher la destruction générale, un trio de lézards de l’espace appelé les Time-Keepers a réorganisé toutes les différentes chronologies en une seule chronologie sacrée, puis a créé la TVA pour la maintenir. Les individus qui s’écartent de la chronologie sacrée créent un point de connexion, et la TVA intervient pour supprimer ces individus voyous (appelés « variantes ») et élaguer la chronologie alternative qu’ils ont créée avant qu’elle ne devienne incontrôlable… Les variantes ne sont pas toujours des voyageurs dans le temps, et en fait, il est parfaitement possible de voyager dans le temps sans perturber la chronologie sacrée, c’est pourquoi les Avengers n’ont pas été arrêtés lorsqu’ils sont remontés dans le temps pendant Avengers : Endgame.

La théorie de Loki explique donc comment quelqu’un pourrait modifier des événements sur la chronologie, mais sans créer de point de connexion : en le faisant près d’un événement apocalyptique. Les apocalypses fonctionnent effectivement de la même manière que la charge de réinitialisation, et de ce fait les actions de la variante n’ont pas d’impact à long terme sur la chronologie. La TVA ne détecte aucune énergie de variance, et la variante reste donc hors de leur radar.

Si l’explication de Loki sur les chronologies alternatives est correcte (et son expérience à Pompéi confirme plus ou moins qu’elle l’est), alors ce qui compte pour la TVA n’est pas de savoir si une chronologie alternative existe ou non, mais si elle est suffisamment chargée pour pousser cette chronologie au-delà de la ligne rouge. On se souvient que dans le message d’intérêt public de Miss Minutes, les Time-Keepers ont été montrés en train de rassembler les nombreuses chronologies différentes et de les fusionner en une chronologie sacrée où ils coexistent pacifiquement : dans cet esprit, la chronologie sacrée ressemble moins à un seul fil qu’à une corde faite de nombreux fils différents ; tant que ces fils pointent généralement dans la même direction, la chronologie sacrée est maintenue… et la TVA n’a donc pas besoin d’intervenir.

On le comprend : les grands questionnements uchroniques n’affectent pas seulement les fictions de super-héros ; elles touchent aussi les religions établies, en venant d’un seul coup déstabiliser les mythes les mieux actés, et réarticuler leurs grands épisodes au sein d’une diégèse étrange, inattendue, parfois incongrue – mais qui a le mérite de proposer un « pas de côté » herméneutique plutôt réjouissant ; qu’on en juge…

Dans In High Places de Harry Turtledove (2006), l'impact de la peste noire est intermédiaire entre ceux envisagés par Robert Silverberg (La Porte des Mondes, 1967) et Kim Stanley Robinson (Chroniques des années noires, 2002). Dans cette représentation, l'Europe chrétienne est affaiblie par la peste, permettant aux musulmans de conquérir l'Espagne, l'Italie et le sud de la France – mais ils sont ensuite bloqués par la résistance des dernières puissances chrétiennes, enhardies par une nouvelle forme de christianisme militant centré sur Henri « Le second fils de Dieu ». Comme dans le livre de Silverberg, l'Angleterre, dans cette chronologie alternative, est un endroit reculé qui n'a jamais beaucoup compté, et il n'y a pas eu de vague d'expansion et de colonisation européennes outre-mer. Cependant, au XXe siècle, chrétiens et musulmans ont fini par atteindre l'Amérique et sont occupés à la coloniser, en conflit à la fois avec les natifs et entre eux !

Et si Jésus s’appelait Karl ? Dans l'uchronie Voici L'homme (1969), Michael Moorcok imagine que Karl Glogauer, son héros, désire plus que tout rencontrer le Christ, dans un voyage temporel qui le ramène dans la Judée du temps (supposé) de Jésus. Or si la plupart les « personnages » du récit évangélique sont bien présents, il n'y a aucune trace d'un jeune rabbin messianique se disant fils de Dieu. Face à cette cruelle désillusion, Karl va peu à peu prendre sa place et lui adviendront alors, jusqu'à la crucifixion finale, toutes les étapes qui forment en effet, la vie, la mort (mais pas la résurrection) du Jésus des chrétiens... Ainsi, l'histoire redevient ce qu'elle a toujours été, et le christianisme est bel et bien réinstauré, au prix d’une énorme forfaiture 25 : l’uchronie, un miroir déformant ?  Ni plus ni moins que le dialogue incessant et difficile entre raison d’état, politique, découvertes scientifiques et enjeux civilisationnels, comme l’exemplifie le film Le Tombeau 26, dont l’argument sort vraiment de l’ordinaire…

Au cours de fouilles dans la ville sainte de Jérusalem, le professeur Sharon Golban, une jeune archéologue israélienne, déterre une ancienne tombe contenant les restes d'un corps crucifié. Selon toute vraisemblance, il s'agirait d'une sépulture datant du Ier siècle et qui pourrait bien être celle de Jésus de Nazareth. Le Vatican a tôt fait d'être au courant de cette trouvaille exceptionnelle et dépêche sur place le Père Matt Gutierrez, un jésuite, pour enquêter sur cette affaire. S'il s'avérait que le corps découvert était bel et bien celui du fils de Dieu, ce dernier n'aurait, par conséquent, pas ressuscité des morts comme le proclament les Saintes Écritures !

Matt a donc pour mission de réfuter cette hypothèse par tous les moyens possibles. Le lieu où a été extraite la tombe se trouvant être la propriété d'un marchand palestinien, le squelette, ainsi que Matt, se retrouvent au milieu d'une polémique : d'une part, les Israéliens, qui réclament au Vatican la reconnaissance de Jérusalem en tant que capitale officielle en échange du corps, et d'autre part, un militant palestinien, qui lui aussi veut mettre la main sur le corps, avec les mêmes objectifs ; mais au-delà de ces affrontements « concrets », le grand dialogue métaphysique qui s’instaure entre l’Israélienne, généreuse mais pragmatique, et le jeune prêtre aux abois fait retentir, encore une fois, le combat (courtois) entre la transcendance et l’immanence – entre le message d’un homme bon, mais qui ne serait en effet rien qu’un homme, et la parousie de sa résurrection, unique et miraculeuse. Autrement dit, que Karl Glogauer soit retourné dans le temps vivre la Passion, ou que le squelette exhumé soit celui de Jésus, tout s’origine dans cette énigme, autour de laquelle tournent savants et exégètes, depuis plus de vingt siècles.

Wittgenstein disait : le Monde, c’est ce qui arrive… Or les uchronies « eschatologiques » prétendent offrir une contre-histoire, une session de rattrapage pour destins abimés, brisés, perdus… mais le prix à payer est toujours exorbitant, comme nous allons le voir dans ce troisième moment.

 

L’Homme est un Dieu pour l’Homme : 22/11/63, autant en emporte le Temps ?

Mon sentiment est qu'une uchronie romancée est toujours pessimiste ou optimiste selon le jugement implicite ou explicite que l'auteur porte sur l’histoire et sur sa propre époque. (G. Klein, Le Livre des préfaces)

 

Il n'est pas banal, quand on naît en 1978, de recevoir un coup de téléphone de remerciement du président Kennedy... et c'est pourtant ce qui arrive à Jack Epping, le héros de 22/11/63 :

 

J'ai pris le téléphone : « Allô ? » La voix qui m'a répondu avec son accent nasal de Nouvelle-Angleterre, m'a fait remonter un frisson dans le dos […]

— M. Amberson ? Jack Kennedy à l'appareil. Je... ah... crois comprendre que ma femme et moi... vous devons... ah... la vie. Je comprends aussi que vous avez perdu une personne qui vous était très chère. [...] Mon épouse est absente pour le moment, mais elle... ah... a l'intention de vous appeler ce soir.

— M. Le Président, je ne sais pas vraiment où je serai ce soir.

— Elle vous trouvera. Elle est très...Ah... déterminée quand elle tient à remercier quelqu'un  27.

 

Les romans, films et séries qui recourent au voyage temporel et à l'uchronie pour exhausser quelques grands moments de bascule historique choisissent presque toujours des êtres hors du commun, dont la vie ou la mort, le triomphe ou l'échec (le « point de divergence ») vont modifier durablement la face du monde. L'assassinat de Kennedy offre donc une date sans équivalent dans l'Histoire récente, que King résume ainsi : « Si vous voulez savoir à quoi l’extrémisme politique peut conduire regardez le film [amateur] Zapruder. Arrêtez-vous en particulier sur l'image 313, celle où la tête de Kennedy explose 28. »

L'uchronie exemplaire de Stephen King (2011) postule-t-elle une date pour l'éternité ? En effet, 22.11.63 est à la fois une minisérie et un best-seller qui, comme son titre l'indique, raconte l'assassinat de JFK, ou plutôt les efforts désespérés déployés par deux voyageurs temporels successifs pour revenir dans le passé sauver le président... Ce faisant, ils risquent de déclencher de plus grandes catastrophes encore, réactivant l'un des questionnements essentiels de l'uchronie : « La méditation sur les possibles de l'avenir appelle en effet celle sur les possibles du passé par un passage de futur au conditionnel. Ce qui se passera si... introduit à ce qui se serait passé si... » (G. Klein). Thriller historique aux accents SF, drame policier et parachronie, l'œuvre touche à la mythologie mémorielle américaine, en rouvrant l'un des débats les plus énigmatiques de l'après-guerre : et si... tout s'était passé autrement ? Si Oswald n'avait pas pu tuer JFK ?

On se souvient de la parole terrible de James Ellroy : « JFK a mérité son assassinat » (American Tabloïd, 1995). Pour s’en faire une idée, on suit l'itinéraire d'un professeur d'anglais, Jack Epping, initié au portail temporel par son vieil ami Al Templeton, et qui systématiquement se retrouve le 21 octobre 1960, à 11h58, dans sa petite ville de Lisbon Falls ; la mission est claire : tuer Lee Harvey Oswald avant qu'il n'exécute Kennedy ! Mais comment procéder ? Tout culmine vers le dernier épisode : The Day in Question (L'Effet papillon), avec un décompte fiévreux des semaines, des jours, puis des heures... avant l'attentat.

Ce passé qui ne passe pas ramène donc en 1960 : redevenu professeur d'anglais dans un lycée à Jodie, Jack vit une intense histoire d'amour avec une bibliothécaire, Sadie Dunhill, tout en surveillant les faits et gestes d'Oswald, et doit affronter le passé qui se « défend » de manière violente afin de ne pas être modifié (incendie, accidents, panne, tabassage). De multiples péripéties les mènent enfin jusqu'au 6e étage du dépôt de livres de la Dealey Plaza le 22 novembre 1963, à 12h30. Lui parvient à stopper Oswald, mais ce dernier abat Sadie ; Jack retourne alors dans le présent, et constate qu'après les deux mandats de Kennedy la situation mondiale est devenue catastrophique. Il repart sauver Sadie, et tout ce qu'il a accompli disparaît, car c'est la règle que lui rappelle sans cesse « l'homme à la carte jaune », vagabond prisonnier d'une boucle temporelle :

 

Casse-toi, Jimla ! Voilà ce que Carton Jaune, devenu Carton Orange, (mais pas encore Carton Noir, qui s'était lui-même la mort), avait grondé à mon encontre, et voilà ce que j’entendais aujourd'hui, tel le va et vient d'une balle inlassablement renvoyée entre les pom-pom girls et les 2 500 supporters qui les regardaient : JIMLA ! JIMLA ! JIMLA !  29

 

Et Kennedy sera tué.

Il faut aussi noter que le « multivers » kingien fonctionne à plein dans cette fiction, en rappelant d’autres romans du même auteur, dans une intertextualité étourdissante où les fantômes du ça reviennent soudain hanter les pages du voyage temporel :

 

On a eu un sale été ici, l'ami. Les gens du coin restent aussi muets que possible là-dessus... Même le journal la met en sourdine... Mais ça a vraiment vilain. Des meurtres. Pas loin d'une dizaine. Des enfants. On en a retrouvé un dans les Friches-Mortes tout récemment. Patrick Hockstetter, il s'appelait. En état de décomposition avancée  30.

 

Le surgissement des victimes du clown maléfique, en lieu et place du drame historique qui entoure la mort de Kennedy, renvoie toute lecture à l’universelle corruption, privée et publique, collective et singulière, qui gangrène l’histoire des Etats-Unis, au cœur des années 1950-1960 ; après Francis Scott Fitzgerald, et chacun à leur manière, Ellroy et King disent et redisent qu’il n’y a, en effet, pas de second acte dans la vie d’un Américain.

C’est pourquoi cette histoire d'amour et de temps sans espoir repose sur un motif sacrificiel récurrent : sauver Kennedy, c'est tuer Sadie ; alors il choisit de renoncer à elle, pour la laisser vivre, mais dans l'ignorance de l'homme qu'il fut, de l'histoire qu'ils vécurent : « Il y a seulement le son enroué de mes sanglots. C'est comme si je l'avais tuée de mes propres mains. […] Au revoir, Sadie. Tu ne m'as jamais connue. Mais moi je t'aime chérie 31. » Il la revoit pourtant une dernière fois en 2016, lui toujours jeune, elle octogénaire, évidemment. L'abandon final restaure l'ordre ancien, car les effets pervers de la survie de Kennedy légitiment une forme de sagesse désabusée : le destin est le plus fort, et rien ne peut changer l'Histoire. Restera dans la mémoire des hommes la lumière du « brief shinning moment » que fut la présidence de John Kennedy, comme le résume Harry Dunning : « quelque chose a été brisé en nous tous, qui ne pourra jamais être réparé. »

Ce qui confère à 22/11/63 son caractère de quasi exemplarité, c'est la collection harmonieuse des topoï du genre : interdits divers pesant sur la traversée temporelle, amour condamné pour une femme de l'époque révolue, menaces constantes du Passé personnalisé, enfin mystère final non résolu, ce que conforte Gérard Klein : « L'uchronie pure est en un sens une forme de roman historique, tout comme la rétrospective est une occasion de réflexion sur l'histoire et la politique, sur l'évolution des sociétés humaines 32. »

 

Conclusion. Uchronies mineures, cohérences majeures : ces avenirs qui n’ont pas eu lieu…

Ce qui nous importe, c'est la possibilité de se demander ce qui se serait passé si le Christ n'avait pas été mis à mort (Renouvier, 1876), si Napoléon avait conquis le monde (Geoffroy, 1836). Dans son essai, Henriet distingue entre les uchronies impures, dans lesquelles la modification du passé est introduite par des voyageurs temporels ou trans-dimensionnel et où, en somme, la modification de l'histoire résulte d'une interférence avec notre ligne d'univers, et les uchronies pures dans lesquelles le monde où se déroule l'uchronie a ses propres fondements historiques et divergent de celui du lecteur à partir d'une altération plus ou moins éloignée dans le passé, nommé événement fondateur [...] Il donne comme exemple d'uchronie pure Pavane de Keith Roberts, qui décrit un monde tel qu'aurait pu être le nôtre en 1968 si par le passé, la reine Élisabeth Ière avait été assassinée, et l’Angleterre écrasée par l'Invincible Armada espagnole [...]  33.

 

Devant ces œuvres chatoyantes et souvent sombres, on peut souvent se poser la question définitoire de savoir si nous avons affaire à une anticipation ou à une uchronie (Orwell, 1984) ; mais nous avons vu que l'uchronie nous interpelle plus sur une forme de « psycho-histoire 34 » où nous pourrions remonter le temps pour détruire, dans une philosophie conséquentialiste stricte, les germes des malheurs présents : arrêter une épidémie avant qu'elle ne se répande, stopper une apocalypse nucléaire, abattre Lee Harvey Oswald avant qu'il ne tue Kennedy ou bien encore assassiner Hitler 35 dans l'Allemagne de Weimar : voilà ce qui forme la trame de nos rêveries historiques et réparatrices 36, comme si le poids de l'histoire devenait parfois insupportable et qu'il nous fallait imaginer une réalité alternative... « Et si..? »

Nous ne supportons pas de rester impuissants devant l’unidimensionnalité du Temps, et cette frustration s’exprime particulièrement bien sous la plume de Bazin et Clermont :

 

Le terme « uchronie » ayant été forgé sur le modèle d' « utopie », il est légitime de retrouver dans les récits considérés le sens d'une interrogation critique à l'égard du réel de référence (fonctionnement spéculaire) tout autant que la logique d'une expérience de pensée par la fiction (fonctionnement spéculatif). En somme, l'uchronie est un genre et même une esthétique, dont les codes […] permettent de proposer à la fois une réécriture de l'histoire, une relecture contre-utopique et une réflexion spéculaire sur les principes de toute fiction  37.

 

Arrêter la rotation de la Terre, comme Superman, pour retrouver l’instant où la femme aimée s’est éteinte, oui, c’est séduisant ! Mais c’est en se prenant pour un Dieu que Jack Epping tue celle qu’il adore, ce qui fait que sa seule liberté réside dans le dilemme affreux de choisir qui tuer : Sadie, ou Kennedy… D’entrée de jeu, d’entrée de genre, Renouvier avait saisi en quoi la question religieuse serait première dans nos questionnement métaphysiques et eschatologiques ; il est rejoint par le spécialiste Daniel S. Larangé, qui étudie le phénomène d'uchronie dans le cadre de la théorie des mondes possibles, et pour qui l'uchronie permettrait donc de passer à une théorie des mondes multiples au regard du principe de l'effet domino : elle conforterait la théologie de l'Histoire qui suppose la présence d'une raison dans la destinée des événements, et des actions humaines qu'ils impliquent. Une pareille représentation prouverait à quel point l'homme est devenu un être de récits, qui se nourrit d'histoires et produit constamment autour de lui un environnement « historique » : il en vient donc à identifier les récits uchroniques, qui reconstruisent l'histoire, à des discours spirituels qui expriment les craintes et les espérances d'une société à un moment donné. C’est pourquoi nous aimerions laisser le mot de la fin (mais n’est-ce pas déjà un abus de langage ?) à Michel Jeury, via ses épigones :

 

Le roman de Michel Jeury paru en 1973, Le Temps incertain, communique subtilement avec les variations temporelles de Gérard Klein et avec les mondes hallucinés de Philip K. Dick, des récits paranoïdes comme Ubik ou À rebrousse-temps où le temps est désarticulé, déstructuré. Le Temps incertain interroge la notion de réalité d'une identité prise dans un processus historique. La confusion naît des perceptions différentes des trois personnages interroge l'homme sur sa propre réalité : sommes-nous une identité fixée dès la naissance, une identité construite par l'Histoire, où une identité inventée par nous-mêmes ? Le roman de Michel Jeury défend cette dernière position en plaçant ses personnages capables de devenir démiurges de leur propre univers par la maîtrise de la temporalité cyclique  38.

 

  1. Legends of Tomorrow ou (DC's Legends of Tomorrow), série télévisée américaine créée par Andrew Kreisberg, Greg Berlanti et Marc Guggenheim, diffusée depuis 2016. En ce qui regarde le genre uchronique, le travail de popularisation majeur fut certainement, en 1931, la parution d'une anthologie d’« histoires alternatives » (selon la dénomination anglaise) par l'historien britannique, Sir John Collings Squire et titrée If It Had Happened Otherwise (Si ça s'était passé autrement). C'est un recueil de textes écrits par de grands professeurs d'histoire des universités d'Oxford et de Cambridge.
  2. Ce thème est repris « en grand » par les œuvres de Harry Turtledove, comme nous le verrons.
  3. Régis Messac donne en 1936 dans sa revue Les Primaires cette définition de l’uchronie : « Terre inconnue, située à côté ou en dehors du temps, découverte par le philosophe Renouvier, et où sont relégués, comme des vieilles lunes, les événements qui auraient pu arriver, mais ne sont pas arrivés ».
  4. Ce récit uchronique, remarquable en soi, est censé être l'œuvre d'un hérétique de « notre » XVIIe siècle, condamné au bûcher par l'Inquisition ; il est encadré par des textes présentant cet auteur imaginaire et de documents associés, dans une structure emboîtée. Il s'agit de l'histoire d'un certain Moyen Âge occidental que l'auteur fait commencer vers le Ier siècle de notre ère et finir dès le IVe, puis d'une certaine histoire moderne occidentale qui s'étend du Ve au IXe. Mais cette histoire, mêlée de faits réels et d'événements imaginaires, est en somme de pure fantaisie, et la conclusion de ce livre singulier s'éloigne on ne peut plus de la triste vérité. L'écrivain compose une uchronie, utopie des temps passés. Il écrit l'histoire, non telle qu'elle fut, mais telle qu'elle aurait pu être, à ce qu'il croit, et il ne nous avertit ni de ses erreurs volontaires, ni de son but. Quelques années plus tard, le premier roman anglais que l’on puisse qualifier d’uchronique est Aristopia de Castello Holford (1895). Holford imagine que les premiers colons de Virginie ont découvert une montagne d'or qui leur aurait permis de bâtir une société utopique en Amérique du Nord.
  5. En français, être devant une alternative signifie faire face à deux possibilités ; ainsi, être devant deux alternatives implique au moins trois choix possibles et non deux. Une chose est dite alternative, comme le courant, quand elle change d'un état à un autre, quand son état alterne. C'est pourquoi le terme « histoire alternative » est à éviter.
  6. Gérard Klein, Le Livre des préfaces, Ellen Herzfeld, Dominique Martel (éd.), Paris, Librairie Fénérale Française, « Le Livre de poche », 2021, préface à La machine à différences, p. 724-725.
  7. Ibid., p. 725.
  8. Laurent Bazin, Philippe Clermont, « Des Dieux qui joueraient aux dés : églises et métaphysiques dans l'uchronie contemporaine », Eidolon, n°111, 2014, « Les Dieux cachés de la science-fiction française et francophone (1950-2010) », Natacha Vas-Deyres, Patrick Bergeron, Patrick Guay, Florence Plet-Nicolas, Danièle André (dir.), p. 201-212, p. 201-202.
  9. Cf. Isabelle Casta, « 22.11.63 », Histoire en série, ép. n° 181, 26/03/2022, https://www.youtube.com/watch?v=dl-UEKNwm-s&t=53s
  10. Gérard Klein, Le Livre des préfaces, op.cit., p. 742.
  11. Ibid., p. 728.
  12. Dès 1944, son « voyageur imprudent » commet la pire des bévues en termes de paradoxe temporel : il tue son grand-père !
  13. Le plus ancien exemple connu d'uchronie apparaît dans Histoire de Rome depuis sa fondation de Tite-Live (IX, 17-19). Il évoque l'hypothèse qu’Alexandre le Grand ait lancé sa conquête à l'Ouest plutôt qu’à l'Est ; il aurait attaqué Rome au IVe siècle av. notre ère. En 1659, Michel de Pure publie Épigone, histoire du siècle futur.
  14. Dans La Brèche (Christophe Lambert, 2005), le brigadier-général Norman Cota, qui a historiquement initié la sortie de la plage d'Omaha le 6 juin 1944, est tué sur celle-ci à la suite d'une interférence avec des voyageurs temporels, ce qui brise l'élan.
  15. Hervé Lagoguey, « Pouvoir et dystopies temporels chez Philip K. Dick », Eidolon, n°111, op. cit., p. 41-55, p. 44.
  16. Nathaniel Hawthorne, « La correspondance de P. », in Le Hall de l'Imagination, Alexandra Lefebvre (trad.), Paris, Éditions Allia, 2006.
  17. Guillaume Nicloux, Il était une seconde fois, © Arte, 2019. Ce thriller romantique français raconte l’histoire de Vincent Dauda, un trentenaire, qui rêve de reconquérir son ex, Louise. Il traîne son chagrin et, désespéré, fait son deuil de la rupture par le trop plein de fêtes nocturnes, d’amitiés viriles, d’aventures éphémères… Jusqu’au jour où un livreur lui remet trois colis dont un qu’il n’a pas commandé. Ce colis contient un gros cube en bois, qui, une fois ouvert, permet d'expérimenter un voyage temporel. Vincent pénètre dans le cube et se retrouve dans le passé… aux côtés de Louise avant leur séparation.
  18. Joss Whedon, Buffy contre les vampires, 3x9, Meilleurs Vœux de Cordelia, © The WB, 1998-1999
  19. Laurent Bazin, Philippe Clermont, « Des Dieux qui joueraient aux dés : églises et métaphysiques dans l'uchronie contemporaine », Eidolon, n°111, op. cit., p. 212.
  20. Jeffrey Jacob Abrams, Alex Kurtzman, Roberto Orci, Fringe, © Fox, 100 épisodes, 2008-2013. Les séries de science-fiction Star Trek ne cessent, elles aussi, de proposer des uchronies dans l’uchronie.
  21. Alain Sebbah, « Discordance des temps dans quelques films de science-fiction : Babylon AD de Matthieu Kassovitz, Immortel de Enki Billa et L'origine du XXIe siècle de J-L Godard et Anne-Marie Miéville », Eidolon n°111, op. cit., p. 149-158, p. 149-150.
  22. Michael Waldron, Loki, © Disney+, depuis le 9 juin 2021. Basée sur le personnage de Loki, issu des comics Marvel, il s'agit de la troisième série de l'univers cinématographique Marvel sur cette plateforme.
  23. En fait, ce variant est « une » variante, Sylvie, ou Lady Loki, son pendant féminin. Tous deux s'allieront et partiront à la recherche du créateur du TVA.
  24. Miss Minutes est la mascotte animée d’une intelligence artificielle du Tribunal des Variations Anachroniques, chargée de présenter l'agence aux criminels qui y sont confrontés, et également d'expliquer son rôle pour le maintien de l'Éternel Flux Temporel au sein du Multivers.
  25. Benjamin Abitan, « La préhistoire du futur [saison 4] », France Culture, 13/04/2022, https://www.franceculture.fr/emissions/serie/la-prehistoire-du-futur-saison-4 : « Fresque épique et grandiose qui à chaque épisode recommence au présent et ne finit jamais, “La préhistoire du futur” explore sans relâche l’infinité des mondes possibles et les débâcles où ils conduisent l’humanité. »
  26. Jonas McCord, Le Tombeau, © Rudy Cohen, 2001. Film inspiré du roman de Richard Sapir.
  27. Stephen King, 22/11/63, Nadine Gassi (trad.), Paris, Albin Michel, 2013, p. 850-851.
  28. Stephen King, 22/11/63, op. cit., p. 937 (Postface)
  29. Ibid., p. 395.
  30. Ibid., p. 153.
  31. Ibid., p. 919.
  32. Gérard Klein, Le Livre des préfaces, op.cit., p. 731.
  33. Ibid., p. 726-727.
  34. On peut à cet égard « saluer » l’apport précieux du fictif Hari Seldon, le grand théoricien de la « psycho-histoire » chez Asimov, dont nous sommes tous ici les héritiers ! Rappel : Hari est un personnage du Cycle de Fondation, imaginé par Isaac Asimov. Mathématicien statisticien, enseignant à l'université de Streeling sur la planète-cité de Trantor, il est l'inventeur de la psycho-histoire, qui permet de prédire le futur à l'aide d'équations décrivant le comportement global des êtres humains. Il est l'initiateur du plan Seldon et des Fondations.
  35. On peut songer par exemple à Il est de retour (Er ist wieder da), comédie allemande de David Wnendt (2015), adaptée du roman du même titre de Timur Vermes. Adolf Hitler se retrouve au XXIe siècle où il fait carrière dans le stand up... Il se réveille soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans un parc de Berlin à l'emplacement de son Führerbunker. Très rapidement, il décide de reprendre la politique pour remettre ce pays dans le droit chemin…
  36. Il suffit parfois, plus modestement, de vouloir retrouver son père ; c’est l’argument du film d’Ava DuVernay, Un raccourci dans le temps, © Walt Disney Pictures-Whitaker Entertainment, 2018.
  37. Laurent Bazin, Philippe Clermont, « Des Dieux qui joueraient aux dés : églises et métaphysiques dans l'uchronie contemporaine », Eidolon, n°111, op. cit., p. 204.
  38. Natacha Vas-Deyres, « Du temps incertain au temps ralenti : variation temporelle française », p. 57-68, Eidolon n°111, op. cit., p. 66-67.