Représentation d’une Afrique nouvelle : déclosion du monde dans <em>Rouge impératrice</em> de L. Miano et <em>Aux Etats-Unis d’Afrique</em> d’A. Waberi

Représentation d’une Afrique nouvelle : déclosion du monde dans Rouge impératrice de L. Miano et Aux Etats-Unis d’Afrique d’A. Waberi

Par OBOLO Wesner Bruel

L’effondrement et la désunion de l’Europe depuis les années 2020 par l’accueil des migrants, l’unification en 2120 d’une Afrique prospère et développée, confrontée néanmoins au problème de la non-assimilation des migrants européens, aux possibilités sécessionnistes et aux résurgences internes d’autarcies radicales, sont les principales lignes de force de Rouge impératrice 1 (2019) de Léonora Miano. Aux Etats-Unis d’Afrique 2 (2006) d’Abdourahman Waberi imagine également une fédération continentale futuriste, devenue centre politico-économique du monde à l’opposé de l’Euramérique – l’Occident – qui concentre tous les damnés de la terre. Une fédération continentale africaine qui reproduit malheureusement des politiques migratoires racistes à l’encontre de la minorité communautaire euraméricaine.

Ce roman science-fictionnel de Miano et cette uchronie de Waberi comportent une double dimension utopique et dystopique. D’une part, dans le sillage de Utopia 3 (1516) de Thomas More, ce sont des non-alignements utopiques philosophico-intellectuels. Précisément, ils se donnent à lire comme des non-alignements utopiques dotés du critère commun d’une vision eunomique du monde – deux systèmes du juste et du bien. Une vision du monde qui est caractérisée par une tonalité panafricaine à travers le motif de l’unité continentale et articulant des formes différenciées de nostalgies du futur. Ces deux systèmes du juste décrivent une Afrique décolonisée et un Occident décadent. D’autre part, ce sont des configurations sociales à certains égards non parfaites, dystopiques, car « la dystopie constituerait un espace compliqué, déformé, voire mauvais 4 » et tous « les rêves utopiques portent en eux une part problématique 5 ». Miano et Waberi sont animés par un sentiment panafricain, un sentiment évoqué par l’historien martiniquais Amzat Boukarie Yabara dans son ouvrage consacré à l’étude du panafricanisme, Africa Unite ! (2017) : « Le panafricanisme est un sentiment qui a été porté par des artistes qui ont montré qu’ils étaient en avance sur les visions politiques de leurs époques 6. » Ce sentiment est un sentiment insurrectionnel et révolutionnaire de projection, exprimant des imaginaires d’unité et un projet de décolonisation générateur d’un « nouveau monde postcolonial 7 ». Ce « nouveau monde postcolonial n’était pas condamné à imiter et à reproduire ce qui avait été accompli ailleurs 8. » Cet article a pour objet d’examiner l’esprit de la décolonisation comme évènement et expérimentation d’un nouveau sens de l’existence sociale au sein de nouveaux mondes panafricains fictionnels.

Miano et Waberi sont au fond des utopistes (pan)africains. Conduit par un souci d’expérience sociale et de filiation culturelle, l’utopiste africain se montre relayeur des aspirations communautaires et producteur d’un type d’utopisme panafricain ancré pour ainsi dire dans « une Sociologie de l’espérance 9 », une sociologie des représentations imaginaires positives. Le « principe d’espérance10 » à l’œuvre transformerait ces maquettes écrites en paradigmes portant « les éléments vivants, les germes qui permettent de prévoir l’évolution sociale 11». Miano et Waberi confortent le propos de Françoise Vergès sur les pratiques culturelles émancipatrices africaines : « L’utopie, ce sont des contre-récits qui contribuent à produire un régime d’historicité qui échappe à une mélancolie mortifère, qui portent en eux un devenir historique [heureux] 12». Le concept de « déclosion du monde » d’Achille Mbembe, revêtu d’une importante dimension utopique de recréation du monde, nous permet de caractériser cette « Afrique décolonisée 13 », de souligner ces formes d’expression et ces modes de présence narratifs. Mbembe définit la déclosion du monde de la manière suivante : « L’on pourrait résumer en un mot la visée philosophique de la décolonisation et du mouvement anticolonialiste qui la rendit possible : la déclosion du monde 14. ». Il est utile de préciser pour une question de pertinence que, comme signe, et pour souligner sa charge utopique en tant que recherche projetée d’un avenir heureux, la décolonisation désigne « une manière de relation au futur15» par laquelle faire communauté.

Les deux romans à l’étude ont la particularité de proposer de faire à la fois communauté à l’échelle de l’Afrique en réactivant la quête systématique d’une conscience de l’unité et à l’échelle globale par le traitement de la question de la migration. Aussi, cette étude examine-t-elle les stratégies textuelles – thématiques et scripturales – de ces deux formes de fraternité qui correspondent aux deux moments d’une Afrique décolonisée, d 'un « monde-africain-qui-vient 16 » : le premier moment est le moment d’une décolonisation continentale et le second est celui d’une décolonisation du monde, énoncés par ces récits contrefactuels.

 

1. Le moment de « Se tenir debout par soi-même 17 » 

1.1. La reconstitution symbolique du sujet africain : la voix, le nom et le visage

Miano et Waberi construisent des scénarios utopiques d’une Afrique libre et souveraine, pensent une économie romanesque de la décolonisation. Cette démarche fait apparaître très clairement que le premier des deux moments de la décolonisation totale se voit pris en compte. Ce moment est celui de « Se tenir début par soi-même 18 », de devenir soi-même son propre fondement, dans le langage de Frantz Fanon 19, notamment par la (re)constitution en sujet.

La reconstitution du sujet, plus exactement africain, vise à doter à nouveau le sujet ex-colonisé d’une voix, d’un nom et d’un visage propres. La question de la voix, au sens le plus ouvert possible, est un questionnement crucial et constructif sur la légitimité culturelle de l’instance maîtresse du discours d’une Afrique dite décolonisée, au niveau tant auctorial que narratif. Au niveau auctorial, les personnes morales que sont la franco-camerounaise Léonora Miano et le franco-djiboutien Abdourahman Waberi démontrent que l’Afrique parle en son propre nom par leur expérience biographique de l’Afrique et en tant que ressortissants africains. Ces utopistes africains fixent leur utopisme artistique, issu du temps de la vie imaginée et projetée, sur un utopisme communautaire panafricain ; un utopisme communautaire modelé sur une conscience empirique dominée par le rêve de l’unification sociopolitique continentale. Cet utopisme panafricain s’ancre dans le temps vécu d’une conscience historique, douloureuse, vaste et éclatée, du continent. Au niveau narratif, la position culturelle du narrateur principal chez Waberi s’avère explicite dans le passage suivant : « notre riche et dynamique État érythréen 20 ». Le possessif « notre » suffit à comprendre que le narrateur est extradiégétique-homodiégétique, donc instance narrative principale d’un récit où il est également personnage. Il s’agit d’un narrateur autonome, non l’objet d’un discours présupposé de nature nécessairement hégémonique, en accord avec l’image d’une Afrique émancipée et digne de porter sa parole propre. Son implication directe dans l’histoire par la dimension homodiégétique est une posture de participation au processus de construction et de consolidation de l’unification. Le narrateur chez Miano raconte en récit premier une histoire d’où il est absent comme évoqué par ce passage : « Ils n’étaient pas maltraités, mais leur comportement pouvait constituer une nuisance pour le Katiopa nouveau qu’Ilunga devait ériger. On avait bien assez de plaies à panser, les priorités ailleurs, mais sans doute faudrait-il envisager de les renvoyer d’où leurs ancêtres étaient venus 21. ». L’usage de l’indéfini « On » dans ce propos sur les mesures à prendre à l’égard des migrants européens révèle une neutralité stratégique d’un narrateur extradiégétique-hétérodiégétique. La logique extradiégétique lui fait partager avec son homologue de fiction chez Waberi la position d’autonomie et les liens de celle-ci avec l’idée de souveraineté. La logique hétérodiégétique de non-implication dans l’histoire marque l’universalité d’une voix non soumise aux affiliations culturelles et porteuse d’une cause juste pour l’homme en général, selon la philosophie du panafricanisme.

La perspective d’une voix décolonisée portée par un sujet africain se découvre dans la revendication d’une dignité culturelle, tout comme elle s’approfondit dans un processus de dé-liaison à définir comme une voix plurielle reflétant la multiplicité ethnoculturelle endogène pour rompre avec la normalité coloniale exogène d’une voix unique imposée. La dé-liaison se matérialise dans la redistribution de la parole narrative. Les deux romanciers témoignent de ce point de vue d’une pratique extrêmement différenciée du procédé du réalisme subjectif. Ce réalisme subjectif tient dans l’organisation distributive de l’initiative de la parole de narration par les différentes instances de fiction : « Puis, il interrogea : Par qui devons-nous te remplacer ? Ilunga improvisa : Tu devrais très bien t’en sortir. Si tu penses que cela ne suffira pas, vois avec Zama 22. Afin d’adoucir un peu la déception des jeunes, Ilunga proposa de dîner avec quelques-uns 23 ». Le style italique introduit une délégation de la parole aux figures secondaires que sont les personnages. Un critère de différenciation qui traduit dans la matérialité le choix judicieux de la romancière de répondre par la forme même à l’exigence de la liberté de consciences – narratives – devant s’exprimer systématiquement dans cette Afrique décolonisée. L’italique constitue pour Miano un indicateur de liberté de parole et de conscience. Waberi adopte pour le même effet l’usage des guillemets : « “Va, sors vivre !”, grondait sempiternellement Docteur Papa en te voyant à plat ventre dans la chambre, la tête plongée dans un livre. 24 ». Les guillemets démontrent une cession de l’acte double de production et d’énonciation du discours. En fin de compte, la proposition intéressante d’un cadre circulaire de la parole de la part des deux auteurs montre que le but de la décolonisation est de faire une œuvre partagée.

En second point, la reconstitution du sujet représente une affaire de réhabilitation et de purification de nom, de reprise de l’initiative contre la nomination coloniale dans la façon de se présenter au monde. Le nom de l’Etat fédéral, les Etats-Unis d’Afrique, pensé par Waberi, plus réaliste pour illustrer la puissance de la référentialité historique de son uchronie, fait littéralement écho au projet d’unité africaine porté par Kwame Nkrumah 25. Le vocable « Etats-Unis d’Afrique » puise dans le discours anticolonial le sens de la mise sur pied d’un État fédéral avec un gouvernement continental sur le modèle des Etats-Unis d’Amérique. Léonora Miano choisit de désigner par Katiopa son Afrique inventée. La stratégie de requalification de l’Afrique en Katiopa met explicitement à profit la beauté culturelle. Cette stratégie démontre aussi la richesse du patrimoine endogène à travers le choix de matériaux linguistiques à même d'affirmer le projet de revitalisation culturelle. Le terme « Katiopa » est un de ces matériaux des langues africaines utilisés par Miano pour faire revivre une mémoire endogène.

Enfin, l’aspect du visage à recouvrer dans le processus de reconstitution du sujet pose dans les termes les plus urgents et radicaux le souci de singularité et de différence indiquant un désir d’originalité. Le sujet africain reconstitué doit impérativement se révéler au monde sous des critères distinctifs, comparativement à son ancienne image façonnée sous le signe de la fragmentation de son moi, de la déconnexion de soi. Dans l’espace de la diégèse utopique à forte trame panafricaine, le triomphe absolu de ces deux formes de dé-constitution de soi est une opération lente et constructive, de patience et de révolution, pour instaurer à terme un moi africain multi-connecté et ramifié culturellement, économiquement et politiquement. Miano et Waberi présentent un moi africain unifié, reconstitué, reconnecté qui se représente dorénavant, à l’issu d’un processus résurrectionnel, sous le signe de l’unité dans la diversité. Le modèle politique fédéral forme en effet une structure de réciprocités intra-africaines, de type socio-culturel et politico-économique, de même que la purification du nom produit des reconnections vitales aux ressources endogènes. Une entité africaine décolonisée se manifeste sous le visage d’une fédération d’anciens Etats coloniaux pour afficher une image de soi nouvelle et originale à la face du monde.

 

1.2. La décolonisation pratico-politique

La reconstitution du sujet africain comme résultat final d’une décolonisation pratico-politique concerne le domaine de la praxis. La volonté de faire communauté animant cette logique vise à accomplir l’émergence d’un corps social nouveau, uni par des forces de fonctionnement intrinsèques. Un corps social qui doit être immunisé contre l’ingérence hégémonique des forces hétéronomiques. Les deux romanciers-utopistes forgent en premier une unité politico-économique. Commençons par le modèle proposé par Waberi :

 

Plus vertigineux encore sont les flux de capitaux entre l’Erythrée et ses dynamiques voisins, tous membres de la fédération des Etats-Unis d’Afrique à l’instar de l’ancien royaume hamitique du Tchad riche en pétrole, de l’ex-sultanat de Djibouti qui brasse des millions de guinées et surfe sur son boom gazier ou l’archipel de Madagascar, le berceau de la conquête spatiale et du tourisme pour les enfants terribles de la nouvelle finance  26.

 

L’Etat fédéral des Etats-Unis d’Afrique fonctionne sur un modèle politico-économique réticulaire et instaurateur d’une circulation non entravée des flux économiques entre les différents Etats pourvu chacun de ressources propres et spécifiques. L’Erythrée possède une quantité appréciable de flux de capitaux. Le Tchad semble profiter d’une intense activité industrielle relative à l'exploitation et à la commercialisation du pétrole. Le Djibouti tire énormément parti du secteur gazier quand Madagascar, pionnière de la conquête spatiale, excelle dans le tourisme. Le même modèle d’une interdépendance politique s’affirme dans Rouge impératrice de Miano : « Mais les grandes régions de l’Etat, qui s’étaient formées en agrégeant les nations coloniales du passé, n’avançaient pas à la même allure dans tous les domaines. 27 » L’Afrique unifiée se forme d’une agrégation d’anciens Etats africains coloniaux avec en arrière-plan des différences de degré en matière de progression sur le chemin de la transformation complète.

La décolonisation pratico-politique de l’Afrique signifie en second point la manifestation d’un pouvoir propre de genèse à l’échelon mondial par la présentation de l’Afrique comme puissance mondiale et non plus continentale. Une puissance mondiale indiquant la naissance d’une nouvelle relation entre passé (colonial), présent (néocolonial) et futur librement choisi. Une relation articulant un changement d’état et une force positive renouvelée. Le rayonnement mondial de cette Afrique nouvelle se décrit sous l’aspect économique avec Miano :

 

Le Katiopa unifié pariait sur l’union qu’il comptait créer entre ses populations et s’engageait dans une politique de puissance. Le Continent était assez vaste, suffisamment peuplé, pour constituer un marché autonome. Aucune compétence ne lui manquait. Ses ressources étaient abondantes. C’était en grande partie d’elles que vivaient les autres. Quand elles n’étaient pas minières, il s’agissait de terres agricoles que des inconscients avaient cru pouvoir céder au mépris des traditions. Lorsque ce n’était pas cela, le Continent importait une grande quantité de ce qu’il consommait, dans tous les domaines. Cela ne serait plus  28.

 

Cette Afrique nouvelle née sur le mode du réassemblage d’espaces territoriaux et culturels nationaux témoigne d’une souveraineté économique extraordinaire, l’ancienne logique des importations abondantes et incontrôlables s’étant remplacée, dans un mouvement insurrectionnel de décolonisation, par un développement spectaculaire de capacités d’exportation, une production largement suffisante de compétences et d’expertises continentales en tout domaine. Cette Afrique devient initiatrice d’actions humanitaires dans le reste du monde, contrastant profondément avec l’évocation en marge, sur un double ton de dénonciation et de prise de conscience corrélative, de la dynamique de subalternisation continuelle aux époques antérieures coloniales et postcoloniales. Waberi soulève un aspect différent de l’influence planétaire de l’Afrique décolonisée :

 

Le porte-parole des Etats-Unis d’Afrique, Son Excellence El Hadj Saidou Touré, nous a habitués à un autre son de minaret. Il a déclaré que le maintien de la paix dans l’Europe occidentale, puis il s’est montré relativement optimiste à propos de la signature d’un cessez-le-feu dans la région du Midwest et au Québec, où les chefs de guerre francophones ont réitéré leur volonté d’en découdre avec les incontrôlables milices anglophones dans la région de Hull, toute proche de l’ancienne capitale Ottawana placée, elle, sous couvre-feu, et protégée par des Casques bleus nigérians, chypriotes, zimbabwéens, malawites et bangladeshis  29.

 

Pour Waberi, cette Afrique unie et animée par une volonté de communauté doit être instauratrice d’une nouvelle redistribution du langage et du sens la vie dans le cadre des institutions internationales. Un changement amélioratif absolu de position et de condition définit cette redistribution dans les institutions concernées, par rapport à la situation antérieure d’un continent dit du tiers-monde. Le Nigeria, le Zimbabwe et le Malawi mettent en évidence le rayonnement de l’Afrique dans les institutions internationales et, logiquement, son rôle crucial dans le déploiement des mécanismes de lutte pour le maintien de la paix dans le cadre des missions des Casques bleus. Les officiels africains font quasiment œuvre de médiation dans les conflits européens dans les zones du Midwest et du Québec. Les officiels africains représentent en ce cas l’un des meilleurs instruments de diffusion pour saisir l’étendue de la stature mondiale de la politique étrangère de cette Afrique post-coloniale, au sens vrai du mot, et porteuse d’une voix politique propre sur d’autres contrées du globe terrestre. En dehors d’une décolonisation pratico-politique, un autre aspect important pour décrire les contours d’une communauté africaine décolonisée est de déchiffrer les critères d’une décolonisation esthétique.

 

1.3. Une décolonisation esthétique

Une décolonisation esthétique suggère le développement systématique d’une somme cohérente de pratiques poétiques, entendues ici comme des puissances symbolico-affectives. Ce sont des imaginaires de soi et des imaginaires de soin contre le profond enracinement pernicieux et protéiforme de l’infrastructure coloniale. L’une des formes d’expression de ces imaginaires de soi et de soin reste la connaissance de soi de l’africain reconstitué. Miano en démontre la nécessité par l’investissement de ce qu’elle choisit d’appeler la mémoire heureuse :

 

Les parcs, plus vastes, avaient été convertis en espaces dits de La mémoire heureuse. Rendus aux ancêtres valeureux depuis l’antiquité jusqu’aux temps de la Première Chimurenga, ils attiraient désormais les populations qui en dédaignaient autrefois la fréquentation. On s’y promenait le long d’une nzela bordée de statues rappelant la lignée des candaces, ces puissantes reines de Méroé  30.

 

Concevoir une mémoire heureuse revient à procéder à l’introduction impérative et exaltante des héros africains et des héros des mondes noirs dans l’espace public. La mémoire dite heureuse fonctionne en contrepied aux mémoires transgénérationnelles, blessées et troubles, haineuses et méprisantes, de complexe et de rejet, pour corriger et assainir le processus relationnel à soi. Le désinvestissement des parcs de symboles d’auto-représentation douloureuse et leur conversion en lieux de fréquentation régulière, constructive et décomplexée, en lieu et place des pratiques dédaigneuses, aboutit à une reconnexion à l’intimité tonifiante du moi culturel collectif – relation vitale et brutalement rompue par les effets dégradant de la colonialité –, illustrée par la revalorisation des figures héroïques ancestrales. Pour Waberi, la connaissance de soi désigne une repotentialisation vivifiante des éléments patrimoniaux. Réanimer les éléments patrimoniaux, culturellement rendus stériles, en les redotant d’un mouvement naturel de vie culturelle. Cette réanimation se fait par la construction notamment des centres de culture extrêmement symboliques sur le plan historique. Ces centres culturels se situent dans le cadre très significatif, en liaison avec l’enjeu de la libération, de l’espace intra-africain : « Académie mondiale des cultures de Gorée 31 », « le musée Mongo Beti de Massala 32 ». Certains symboles culturels comme « Lumumba Street 33 » et « l’orchestre de Martin Luther King 34 » réhabilitent des icônes panafricaines.

Par ailleurs, la décolonisation esthétique repose sur le second processus de soin, non dissocié du premier, que représente le souci renouvelé de soi. Le souci renouvelé de soi recommande le recours aux imaginaires de soi fonctionnant au principe de (re)priorisation de ses intérêts propres en renouant avec l’estime juste de soi. Miano répond à cette injonction de renouvellement de l’intériorité du sujet africain dans les termes suivants :

 

Le Katiopa unifié n’était pas seulement un territoire, il était une vision, trop fragile encore pour se laisser perturber : faire en sorte que ses populations ne soient plus entraînées à marche forcée dans un projet conçu par d’autres pour eux-mêmes. Alors, oui, on laissait dire  35.

 

Le souci renouvelé de soi s’énonce pour l’utopiste-romancière par le choix assumé d’une philosophie de la clôture. Inhérente à l’insularité symbolico-géographique attachée à l’utopie même, dans le cas de l’utopisme africain, Miano en donne une durée provisoire. Le souci estimé de soi est une philosophie d’un temps à durée nécessaire, le temps de l’incubation d’une conscience africaine à nouveau dignement soucieuse de soi. La fragilité mentionnée par la romancière est celle de cette conscience en voie de rétablissement. Waberi préconise en revanche une trajectoire politique :

 

les forces fédérales doivent prendre leurs responsabilités avec fermeté, mais non sans humanité, reconduisant à la frontière, sous la contrainte si cela s’avère nécessaire, tous les ressortissants étrangers d’abord illégaux, puis semi-légaux, enfin para-légaux et ainsi de suite  36.

 

L’état de clôture d’une conscience africaine en pleine reconstruction, à définir comme traduction progressive des processus répétés d’ontogénèse s’affirme dans le langage d’une politique migratoire très audacieuse. Les mesures de durcissement à prôner avec fermeté s’accommodent avec l’articulation concentrée d’une vaste attention à tourner dorénavant vers soi. La finalité est la recherche d’une forme mature, rétablie des subjectivités méprisantes et complexées d’auto-identification en développant des formes de représentation totalement régénérées et vivantes.

En somme, le moment de « Se tenir début par soi-même », premier des deux moments philosophiques consubstantiels de la décolonisation de l’Afrique, repose sur trois piliers : d’abord, la reconstitution du sujet africain par la rétrocession d’une voix propre, d’un nom réhabilité et purifié, d’un visage comme marque d’une originalité reconstituée ; ensuite, le déploiement d’une praxis de décolonisation politico-économique ; enfin, l’installation des processus de soin, des systèmes affectifs de dignité et de réparation du moi culturel, pour signifier une décolonisation symbolico-esthétique. Le second moment de la décolonisation, moment de l’exportation des héritages de décolonisation aux autres territoires du monde, mérite maintenant des éclairages dans la partie suivante. Ces éclairages sont axés sur les rapports entre l’Afrique et les autres parties du monde à travers la question de la migration.

 

2. Le moment de « constituer un héritage 37 »

2.1. Ecrire la provincialisation de l’Europe

Le moment métaphorique de la décolonisation désigné sous le signe injonctif de « constituer un héritage » expose un projet symbolique de diffusion et d’exportation depuis l’Afrique des valeurs allant avec le sens de faire communauté. De faire communauté non plus uniquement à l’échelle continentale, mais au niveau global en ouvrant le monde à lui-même. Cette ouverture du monde doit toujours s’aligner dans un sens positif sur le renouvellement de la conscience historique de l’Afrique dans son rapport avec les autres espaces avec lesquels des dialogues asymétriques culturels se sont construits, notamment l’Europe. La provincialisation de l’Europe est un appel à dépasser le conflit et à instaurer des relations plus justes. L’Afrique décolonisée va de pair avec la métaphore de la décadence de l’Europe chez Miano :

 

C’était cocasse, mais c’était ainsi : la présence trop nombreuse de Katiopiens à Pongo [Europe] menaçait de mort leur culture, et seul le Continent leur offrait la possibilité de la sauvegarder parce qu’ils y jouissaient encore d’un certain prestige, parce qu’ils avaient pris l’habitude d’y vivre en communauté sans être dérangés  38.

 

La décadence de l’Europe est la décadence de la culture européenne. L’Europe conçue par Miano est une Europe en état d’anomie. L’écrivaine-utopiste s’attaque ici à l’Europe-Idée comme système axiologique plus ou moins cohérent ayant conduit dans le temps à la construction des asymétries diversifiées avec les Katiopiens – les Africains. L’écrivaine-utopiste qualifie l’intensité et la massivité des forces migratoires africaines de facteur principal de l’implosion socio-culturelle de Pongo – la France – et de la détresse identitaire corollaire. L’invention d’une géographie inversée des dynamiques migratoires, désormais de l’Europe vers l’Afrique, sert de dispositif romanesque stratégique invitant à penser un rééquilibrage des relations. Le fonctionnement uchronique du système romanesque utopique de Waberi est à lire essentiellement sur le mode du renversement des rapports géopolitiques et des situations socio-économiques entre le Nord et le Sud. Un extrait de texte l’appuie : « Ce Caucasien d’ethnie suisse parle un patois allemand et prétend qu’il a fui la violence et la famine à l’ère du jet et du net. Il garde pourtant intacte l’aura qui fascina nos infirmières et nos humanitaires 39 ». Ce fragment textuel dépeint la situation d’un migrant européen en Afrique et révèle une décadence multiforme de l’Europe. Les termes d’ethnie – qui semble ici véhiculer une arriération selon le ton du propos – et de patois sont de connotation péjorative et démontrent une dévaluation linguistico-culturelle brutale de l’Europe. La prédominance de la violence et de la famine insiste sur une déchéance socio-économique. Une déchéance très significative se laisse lire dans le contraste avec l’image du bonheur en Afrique à travers fascination des infirmières et des humanitaires africains.

 

2.2. Faire monde

Ouvrir le monde à lui-même revient à fluidifier les frontières socio-culturelles, à installer des processus relationnels viables et producteurs de rééquilibrages solides dans les rapports humains. Dans ces utopies à texture panafricaine, la race, territoire symbolique de l’impossible communauté, reste l’imaginaire culturel à déconstruire en premier. Les auteurs élaborent un schéma contradictoire avec la réalité des flux migratoires entre l’Occident (Waberi) et l’Europe (Miano). Un schéma avec des conséquences économiques, sociales et politiques qui en découlent entre territoire de départ et territoire d’arrivée des migrants : la concentration des périls à l’épanouissement d’une existence sociale d’un côté, et les conditions de réussite de l’autre. Ces utopistes-romanciers aux aspirations panafricaines en appellent à l’humanisation du migrant. Pour Miano, le traitement humain des migrants européens dans le Katiopa quasi-unifié – l’Afrique – participe de la pacification des rapports historiquement tendus entre deux territoires possédant une histoire coloniale conflictuelle. Cette pacification s’établit lentement dans le cadre d’un projet de loi intégrationniste reposant sur le consentement des migrants. Ce projet est conduit à l’initiative conjointe d’Ilunga et de Boya, les protagonistes principaux, unis par une histoire d’amour et surtout par une destinée commune de refondation du Katiopa. Waberi rejoue sur le même motif d’une histoire d’amour : « Pour Adama Traoré, l’autre c’est d’abord soi 40. ». Le narrateur évoque le sens d’une histoire amoureuse pour Adama, un africain, et Maya, une migrante européenne. Le narrateur traduit l’unicité des deux êtres amoureux pour briser les barrières culturelles, récuser les stéréotypes de non-humain et de primitif à affecter arbitrairement au migrant surtout pour ce couple interracial.

Donc, ce second moment de décolonisation est celui de la décolonisation du monde. Il se structure autour de deux points. Le premier point est dédié à la réécriture à rebours des rapports historiques et symbolico-culturels entre l’Occident et l’Afrique plus globalement, avec une insistance particulière sur l’Europe. Cette réécriture inversée est un appel à évacuer la race dans les relations entre l’Afrique et ses anciennes puissances coloniales. Le second point est consacré à l’urgence d’ouvrir le monde à lui-même en fluidifiant les frontières culturelles tributaires des mouvements migratoires.

 

Pour conclure

Ces récits romanesques se montrent profondément travaillés par le divers, l’ouverture et le décloisonnement des horizons culturels. Ils se construisent sur une logique historique de contestation, de rupture et de révolution du système-monde géopolitique et socio-culturel. L’utopiste africain porte en lui un sentiment panafricain. Habitée par ce sentiment panafricain, l’utopie africaine subsaharienne se lit comme une catégorie affective et historique d’expression d’un projet de décolonisation que Mbembe conceptualise par le terme de déclosion de monde. Le projet de décolonisation de Miano et Waberi constitue finalement un projet de reconstitution du sujet africain en trois niveaux interconnectés : le symbolique par la restitution d’un nom, d’un visage et d’une voix propres ; la praxis par l’autonomie politico-économique ; et l’affectif par la guérison des affects blessés.

Il reste que ces narratifs utopiques récusent toute idéalisation du continent africain. Un travail énorme de précision des dysfonctionnements des structures socio-culturelles dévoile une élaboration intelligente des consciences dystopiques. Ces consciences sociales dystopiques sont le signe d’une Afrique indésirable, d’une décolonisation incomplète et à encore parachever. En dehors d’être d’ailleurs le premier volet d’une trilogie annoncée d’une Afrique en voie de décolonisation, Rouge impératrice de Miano insiste en creux sur les positionnements intégristes et bellicistes des habitants de Benkos dans la défense de la culture africaine contre les européens notamment 41. Waberi critique des positions pan-négristes de reconduction inversée des méthodes politiques racistes animés d’un sentiment de revanche 42. Le sens renouvelé de ces configurations se trouve dans l’articulation tendue de ces deux faces de l’Afrique, le désirable et l’indésirable, l’utopique et le dystopique.

 

  1. Léonora Miano, Rouge Impératrice, Paris, Grasset, 2019.
  2. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, Paris, J C Lattès, 2006.
  3. Thomas More, L’Utopie, Victor Stouvenel [trad.], Paris, La Dispute, 1997.
  4. Laurent Bazin, La dystopie, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires de Blaise Pascal, 2019, p. 12.
  5. Ibid., p. 12-13.
  6. Amzat Boukari-Yabara, Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme, Paris, Éditions La Découverte, 2017, p. 280.
  7. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2013, p. 11.
  8. Idem
  9. Nous faisons uniquement allusion au sens implicite du titre du bel ouvrage de Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
  10. Ernst Bloch, Le Principe d’espérance, Paris, Editions Gallimard,1976, cité par Eric Letonturier, « L’utopie ou le (mauvais) rêve social » p. 9-29 in Les Utopies, Eric Letonturier (dir.), CNRS Editions, Paris, 2013, p. 10.
  11. Georges Duveau, Sociologie de l’utopie et autres essais, op.cit., p. 7.
  12. Françoise Vergès, « Utopies émancipatrices », p. 186-199 in Ecrire l’Afrique-Monde, Achille Mbembe et Felwine Sarr (dir.), Dakar, Philippe Rey, 2017, 188.
  13. L’expression « Afrique décolonisée » apparaît dans le sous-titre de son œuvre Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2013.
  14. Ibid., p. 68.
  15. Ibid., p. 56.
  16. Ibid., p. 13.
  17. Ibid., p. 10
  18. Ibid.
  19. Frantz Fanon par ce propos « Je suis mon propre fondement. ». Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Editions Seuil, 1952, p. 187.
  20. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 14.
  21. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 17.
  22. La forme italique est propre au texte cité. La romancière en fait constamment usage.
  23. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 23.
  24. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 28.
  25. En témoigne le titre L’Afrique doit s’unir, Kwame Nkrumah, Paris, Présence Africaine, trad. L. Jospin, [1963] 1994.
  26. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 15.
  27. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 12.
  28. Id., p. 93.
  29. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 19.
  30. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 57
  31. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 17. L’histoire retient Gorée, situé au large des côtes du Sénégal et en face de Dakar, comme le plus grand centre de commerce d’esclaves de la côte africaine du XVe au XIXe siècle.
  32. Ibid., p. 130-131. Mongo (1932-2001) est un écrivain camerounais de renom et auteur notamment de Ville cruelle (1954), Le Pauvre Christ de Bomba (1956).
  33. Ibid., p. 15. Ancien Premier ministre de la République démocratique du Congo, Patrice Lumumba (1925-1961) est l’une des principales figures de l’indépendance du Congo belge.
  34. Ibid., p. 131. Martin Luther King (1929-1968), pasteur baptiste, il est surtout connu comme un militant non-violent afro-américain pour le mouvement américain des droits civiques.
  35. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 89-90.
  36. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 17.
  37. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, op.cit. p. 10.
  38. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 14.
  39. Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 11.
  40. Ibid., p. 175.
  41. Léonora Miano, Rouge impératrice, op.cit., p. 86-89.
  42. Le passage suivant illustre la virulence de cette critique des sociétés africaines : « L’erreur constante que font les gens de chez nous, Maya, consiste à projeter sur les individus, les décisions et les orientations de notre gouvernement fédéral, de notre presse ou de nos églises toutes-puissantes. » Abdourahman A. Waberi, Aux Etats-Unis d’Afrique, op.cit., p. 11.