Sauver le passé ou sauver le symptôme ? <em>Replay</em> de Ken Grimwood

Sauver le passé ou sauver le symptôme ? Replay de Ken Grimwood

Par JANDROK Thierry

A travers une relecture de Replay de Ken Grimwood, nous reviendrons sur la question du passé comme formation historisante de la subjectivité. Dans ce cadre, nous interrogerons le présent comme instance de la terreur et de l'insatisfaction que le voyage dans le passé permettrait de modifier et d'influer à notre convenance. A partir d'une histoire sans cesse renouvelée par des voyages dans le souvenir et la représentation, le sujet ne reconstruirait-il pas un présent plus proche de son désir ? D'une aliénation à l'autre, ce roman torture la diachronie afin d'entrainer ses lecteurs dans ce qui fait symptôme au présent. S'agit-il de sauver le passé ou le présent en redéfinissant ce qui le détermine ?

 

« Qu’est-ce que la science à côté de l’amour  1 ? »

 

C’est en 1986 qu’est publié Replay par Ken Grimwood. En 1988, ce roman reçoit le World Fantasy Award pour le meilleur roman. Replay n’est pourtant pas un livre de fantasy comme on l’entend de nos jours. On n’y trouve ni chevaliers ni dragons. Il s’agit pourtant bien d’une fable contemporaine. La publication de ce roman précède la sortie d’un célèbre film d’Harold Ramis, sorti en 1993, Goundhog Day, traduit en français par Le jour sans fin. Dans ce film Bill Murray incarne un journaliste de télévision qui, à son insu, revit la même journée.

Porté par une réflexion bien plus poussée, Jeff Winston, le personnage principal de Replay, décède en 1988 d’une crise cardiaque avant de se réveiller vingt-cinq ans plus tôt, en mai 1963, dans sa chambre de lycéen avec la mémoire de celui qu’il a été dans sa précédente existence.

Une fois le moment de surprise passé, comme dans Le Jour sans fin, le jeune vieil homme se réapproprie son histoire. Puisqu’il a déjà visité le passé, il sait à peu de choses près ce qui va lui arriver. Sauf qu’entre temps, il a changé et sa mémoire n’a pas la fidélité exacte des événements historiques. Jeff Winston n’est plus l’adolescent qu’il était, mais un homme d’âge mûr avec des désirs et des pulsions de son âge. Cette maturité psychique lui causera quelques déconvenues personnelles et conjugales. On ne s’improvise pas adulte dans un corps d’adolescent du jour au lendemain !

Néanmoins, Jeff Winston prend très rapidement la mesure de l’anachronisme de sa pensée. Mort à la fin des années 80, il est désormais inadapté à la pudibonderie adolescente du début des années soixante. De plus, comme il a déjà suivi les cours de son lycée et à l’université, il s’y ennuie à mourir. Pourquoi recommencer le même cursus alors que tant d’opportunités s’offrent à lui ? Ayant déjà traversé les ordalies de la fin de l’adolescence, Jeff n’a nul désir de les retrouver, d’autant plus qu’il sait déjà de quoi son futur était fait. Sous ses yeux, l’humanité prend une apparence fantomatique.

Le mort sur le retour vit désormais avec un passé qui est le présent de ses contemporains. Ils errent là où lui se projette déjà dans la certitude de son avenir. Jeff Winston se sait avoir une place dans l’ordre des choses alors que la plupart des autres cherchent la leur.

 

La transition du monde quantique à notre monde dynamique classique se fait au travers de systèmes dynamiques instables et ce que Bohr appelait le langage commun est en fait « un temps commun. ». C’est seulement parce que nous avons un temps commun que nous pouvons communiquer avec la nature. Quand nous faisons une mesure, nous devons avoir une idée de l’« avant » et de l’ « après » et cette idée doit correspondre au déroulement des phénomènes que nous observons. C’est là une exigence qui est évidente au niveau humain. Nous ne pourrions pas communiquer avec une personne pour laquelle notre avenir serait son passé et son avenir notre passé  2.

 

Winston vit ce paradoxe. Il ne peut grandir avec ses contemporains puisqu’il a déjà grandi. Il ne peut pas non plus les faire grandir puisque venant de leur futur, il ne peut pas participer pleinement à leur présent. Sa préscience l’éloigne du tout-venant. Il ne peut plus partager grand-chose avec autrui, car sa préscience angoisse comme elle fascine. Son passé est à la fois leur présent et leur avenir.

 

D’un point de vue biologique, on ne peut interpréter les traits caractéristiques des phénomènes psychiques qu’en concluant que toute expérience consciente laisse dans l’organisme une impression résiduelle. Cette dernière se ramène à l’enregistrement irréversible par le système nerveux du résultat de processus qui échappent à l’introspection et se prêtent difficilement à une définition exhaustive par la méthode mécaniste  3.

 

A ce titre, Jeff Winston n’est pas seulement l’objet d’impressions, mais de la globalité d’une « existence résiduelle ». Il a la conscience de son existence passée. Néanmoins, il n’en a pas encore terminé avec elle. Pour des raisons inconnues, il a été rappelé par et dans son passé. Si par ce biais, il a certes été projeté hors des grands mouvements de l’histoire et de la société, de nombreuses questions se posent encore à lui. Comment vivre à nouveau sans répéter les mêmes erreurs que par le passé ? Comment échapper à la reconstruction de son présent, si ce n’est en réinterprétant son passé afin de se créer un autre avenir ?

Puisqu’au fond, tout a déjà été dit et écrit lors de sa précédente incarnation, Jeff Winston n’a plus qu’à la réinterpréter en se déterminant autrement. Il se demande ainsi comment, en retraversant un passé déjà connu, il sauvera son présent et son avenir ? En même temps que le personnage principal de ce roman, le lecteur prend conscience de l’aspect paradoxal de cette situation ainsi que des infinies possibilités qu’elle recèle.

 

Lors de sa première Répétition, Jeff Winston, en bon nord-américain, cherche d’abord à se mettre à l’abri du besoin. Cela lui est d’autant plus facile qu’il se souvient de certains résultats des courses hippiques et quelles entreprises seront profitables en bourse. Tout ce qu’il lui reste à faire est de parier sur les bons chevaux avant d’investir ses gains dans les technologies ou les secteurs d’avenir. Si sa réapparition soudain dans la trame de son passé change son appréhension du monde, l’aspect de ce dernier en revanche, semble relativement figé. C’est ainsi que très vite son pseudo talent de préscience fera de lui une sorte de « Wunderkind », de prodige des marchés. Il a ainsi toujours un coup d’avance sur les variations du marché. Il crée sa firme d’investissement Future Incorporated. Néanmoins cette création ne modifie pas le continuum de l’histoire. A ce moment-là, il n’est encore qu’une poussière dans l’œil de Dieu. Pourtant, la tentation est grande d’influer sur le cours de l’Histoire. C’est ainsi que Jeff décide de dénoncer aux autorités Lee Harvey Oswald, l’assassin présumé du Président Kennedy. L’homme est arrêté. Jeff a le sentiment fugace d’être l’équivalent d’un dieu. Il cherche désormais à accomplir toutes les potentialités qui s’offrent à lui. Malheureusement, Kennedy sera tout de même assassiné à la date prévue, mais par un autre homme. Une partie de la grande Histoire se modifie, mais sa structure ne change pas. Une modification conjoncturelle ne change rien à sa structure. L’Histoire du monde ne peut être modifiée dans ses lignes majeures, seulement dans ses lignes mineures, à un niveau très local, voire individuel.

 

Certainement, là aussi, il faut admettre qu’au fond les individus sont dans une large mesure remplaçables. Si Einstein n’avait pas découvert la théorie de la relativité, elle aurait peut-être été plus tard formulée par d’autres, peut-être par Poincaré ou par Lorentz. Si Hahn n’avait pas trouvé la fission de l’uranium, Fermi ou Joliot auraient peut-être découvert ce phénomène quelques années plus tard… L’individu considéré s’est vu conféré un rôle décisif à la suite du développement historique, et il a pu accomplir la tâche qui lui était confiée ; il n’a rien fait de plus 4.

 

L’existence infinitésimale d’un individu à l’échelle de l’histoire de la planète est sans importance sur le déroulement des événements historiques, car ce qui y est inscrit n’est pas modifiable. De la même façon, on ne peut pas empêcher la naissance du nazisme en assassinant les parents d’Hitler. Si cela n’avait pas été lui, cela aurait été l’œuvre d’un autre car cette époque était propice à l’arrivée d’un régime dictatoriale en Allemagne. A ce niveau de compréhension du récit, le lecteur averti prend conscience que l’application du principe d’indétermination en physique quantique résout de façon rigoureuse le paradoxe du grand-père tellement utilisé dans la science-fiction.

Selon ce paradoxe toute modification du passé entraine une modification de l’avenir. Néanmoins, selon Heisenberg, si l’on considère comme certain le déroulement de la grande Histoire, on ne peut guère la changer dans sa structure. En revanche, on peut aisément intervertir les individus, comme les particules, aussi longtemps que le résultat est connu. S’il y a beaucoup d’incertitude sur la particule ou l’humain à l’origine d’une modification du monde, cette modification, en revanche, est certaine.

Comme le nazisme a existé, on ne peut y revenir. Mais à la place d’Hitler on pourrait avoir Himmler ou Goering. L’essentiel est que la trame des événements historique soit respectée puisque rien ne peut plus la changer. On ne revient pas sur ce qui relève d’un fait historique avéré. Ou si l’on y revient, c’est uniquement afin de substituer aux faits une fantaisie. Dans ce registre, la pensée révisionniste est une fiction qui prétend substituer un discours aux faits historiques. Elle cherche a posteriori à modifier le passé par un discours au présent. Si le révisionnisme historique n’avait pas une portée politique et dogmatique, on le rangerait dans les bibliothèques au rayon des utopies, dystopies et autres réinterprétations de l’histoire.

Pour en revenir au roman qui nous occupe, dans Replay, Jeff Winston se reconnait comme un individu dans la multitude. Son effet sur la grande Histoire ne peut être que limité dans la mesure où cette dernière a toujours déjà été écrite. De la même façon que Kennedy a été assassiné à Dallas le 22 novembre 1963, Winston mourra à la date prévue. Rien ni personne ne peut altérer ce fait. En revanche, rien ne dit qu’il ne devra pas encore une fois recommencer sa vie.

C’est ainsi que Jeff Winston découvre incidemment qu’il peut poursuivre son existence sans crainte de bouleverser le cœur même de l’Histoire du monde, malgré ses connaissances et les tentations qui en découlent. Dès cette première vie en retour, il en profite pour se créer une nouvelle existence, avec un avenir financier assuré. Il fera sa vie avec une autre femme, aura une fille et finalement mourra dans les mêmes circonstances que la première fois. Suite à ce passage de la vie à la mort, il se réveille à nouveau en 1963 et recommence son existence.

Il a toujours 18 ans, et termine sa dernière année de lycée. Seulement cette fois, il n’est pas dans sa chambre, mais dans une salle de cinéma avec ses amis de l’époque. Quelque chose dans la répétition de son existence se modifie après chacune de ses morts. La trame temporelle est identique, mais le lieu de son retour est variable. Comment expliquer ce glitch, cette erreur de programmation ?

 

Tout éveil à l’existence implique une responsabilité. Aucun sujet ne peut véritablement répéter son existence à l’identique. La structure de son psychisme ne le lui permet pas. Pourtant, il subsiste toujours des invariants structuraux de la personnalité. Celle de Jeff Winston ne disparait pas. Elle est prisonnière d’une fatalité lui donnant l’occasion de revivre son existence au cœur d’une histoire du monde partiellement écrite. C’est ainsi qu’à chaque retour en arrière, notre héros gagne en connaissance, mais également en ignorance. Plus il a la possibilité de modifier son passé, plus il réalise qu’il sera toujours l’objet des aléas de l’existence. Rien n’est jamais donné, tout est à recommencer, reconquérir, chérir et abandonner. Quels que puissent être ses choix, Jeff réalise que l’existence est incertaine. Les sujets d’amour d’hier ne seront pas forcément ceux de demain. Quant à ceux de demain, ils auront beau ressembler à ceux d’hier, ils ne réagiront pas de la même façon à sa présence qui, elle, se modifie à chacun de ses retours à la vie. Nul n’échappe aux effets de sa présence au monde. Comme aucune naissance n’est innocente, toute renaissance avec la mémoire du passé porte son poids de culpabilité et de regrets. Quant à la responsabilité, par bonheur, elle s’évanouit avec chaque trépas. Dans cette histoire, la mort est la fin de la vie et des responsabilités pour un temps donné. Charge à celui qui revient d’orienter son existence dans un sens ou un autre, avec les connaissances de ses errances passées.

 

A chacun de ses réveils à la vie, Jeff Winston, comme tous les autres replayers, est face à ses responsabilités. S’agirait-il de sauver le monde de lui-même ? Peut-on tomber amoureux de la même femme alors même que cette dernière n’a aucun souvenir de notre existence future ? Comment rejouer ce qui ne peut se jouer qu’une seule fois ? Tel est le paradoxe de cette existence à répétition que de littéralement déphaser le replayer de la trame de sa propre histoire. Les regrets et les deuils ne peuvent rien modifier au fait qu’à chacun de ses réveils le sujet a changé. Le replayer a vécu, engrangé des souvenirs, des relations, des projets et des paroles qui ne se répéteront jamais à l’identique puisque ces existences à rebours l’excluent de certaines surprises de l’histoire. Subsiste néanmoins le choix des occasions, avec l’idée que de toute façon, puisque la vie n’est plus un risque, le sujet peut se permettre de s’y engager totalement. L’échec n’est plus une fatalité. Il est réduit à une opportunité explorée jusque dans ses ultimes conséquences. Et puis, comme rien n’est jamais perdu, Jeff pourra lors de sa prochaine incarnation réviser ses plans et éviter ce qu’il vivait alors comme le pire afin de se construire ce qu’il se projette comme une vie meilleure. Désormais, l’existence de Jeff Winston est surdéterminée par ses retours dans son propre passé. Plus jamais il ne connaitra « l’innocence sanctifiée de l’inconscience des blessures que peut infliger un univers de folie 5. »

 

Quel que soit l’instant de sa réapparition, tout ce qui est exigé de lui est de se réadapter à la même trame temporelle. Ses parents n’ont pas changé, ses camarades de lycée non plus. Rien dans la réalité consensuelle avec laquelle il refait connaissance ne lui parait étranger. Tout pourrait aller pour le mieux. Néanmoins, lors de sa troisième réincarnation Jeff est soudain traversé par une étrange tristesse.

 

Il avait fait tout ce qu’il avait pu, parachevé tout ce dont un homme pouvait désirer – tant au niveau matériel, romantique que paternel - Malgré cela tout cela ne signifiait rien, malgré cela il se retrouvait seul et impuissant, avec les mains et le cœur vide. Et il était de retour ; pourtant pourquoi recommencer, si ses meilleurs efforts se révéleraient inévitablement futiles  6.

 

A ce moment-là, il prend conscience de la vanité de toute existence.

 

Vanité des vanités, a dit Qohèleth.

Vanité des vanités. Tout est vanité.

Quel profit y a-t-il pour l’homme en tout son travail

Auquel il travaille sous le soleil ?

Une génération s’en va, une génération vient

Et la terre à perpétuité subsiste  7.

 

L’homme d’hier et celui de demain sont identiques à ce qu’ils ont toujours été. Jeff Winston acquiert ainsi une conscience triste de son appartenance à une humanité éternelle prise dans les rets d’une temporalité qui en se répétant le rapproche non pas des autres, mais de ce qui en lui s’exprime en silences. Qu’importe la génération, qu’importe les mouvements du monde, le passé, le présent et l’avenir seront à l’image de ce qu’en font les hommes, prisonniers de leurs désirs et leur vanité. Pour une fois qu’il est donné à un homme la possibilité de réécrire sa propre histoire, au lieu d’y voir une chance, Jeff, tel un personnage faustien, le vit comme une malédiction.

Pour lui, en effet, corriger certaines de ses erreurs lui suffit. Pourquoi tenter d’aller au-delà, de faire plus, de pointer vers d’autres possibilité de bonheur alors qu’en l’espace de deux vies, il était parvenu à réaliser ses plus grands désirs ? Néanmoins, l’existence se résume-t-elle à la satisfaction de ses désirs ? C’est vite dit. Ce serait sans compter sur le lit de souffrance que chacun traverse dans l’existence.

Cependant, peut-on reprocher à un sujet de satisfaire des désirs de convenance, autrement dit de satisfaire des désirs qu’il aurait faits siens par le biais d’un héritage culturel ? A quoi répond cette satisfaction ? Ces désirs sont-ils les siens ou l’ombre de désirs qu’il se serait appropriés afin de se donner l’illusion de sa singularité ? Jeff Winston a certes réalisé quelques-uns de ses désirs, mais il ne se connait pas pour autant. Au fond, ce n’est pas d’avoir satisfait ses désirs qui le plonge dans cette tristesse, c’est d’ignorer comment satisfaire ceux qui pourraient lui appartenir en propre. En réexplorant dans son passé, Jeff Winston n’est pas simplement appelé à recommencer sa vie, mais bien à devenir en tant que sujet désirant, au-delà des aléas de sa propre existence et de sa propre structure psychique.

 

Celui qui aura bien réfléchi à cette situation de toutes nos pensées et donc de notre âme, aura l’idée d’une idée, c’est-à-dire d’un être qui ne cesse de devenir, d’un être qui ne peut s’échapper à lui-même, ni bondir sans sophisme dans le temps où il n’était pas ou bien dans le temps où il sera. Les mondes font la patrie de celui qui pense. Nous cherchons quelquefois à penser ce que personne n’a pensé. Toutefois ce n’est qu’imagination. Notre être nous est cousu : et il n’est point matière !... Nous sommes liés à un temps qui nous portera partout, et que nos rêves porteront partout. L’histoire est un grand présent, et non pas seulement un passé 8.

 

C’est bien ce qui perturbe Jeff Winston. A force de revenir à la vie, il n’est pas seulement confronté à son ignorance, mais également à ce qui de lui-même ne cesse de se répéter à son insu. Comment se supporter, comment poursuivre son existence au présent alors même que ce qui nous habite n’a de cesse de s’affirmer par-delà le temps et l’espace, présence obsédante d’un Je survivant à toutes les morts possibles ? En retraversant son passé, notre héros ne fait seulement d’autres choix, il se confronte à qui il est, à ses pulsions et ses désirs, comme si la mort n’avait aucun impact sur sa structure psychique et les élans de son cœur. Bien sûr, il fait d’autres choix, mais toutes les routes qu’il emprunte sont loin de le satisfaire, même si dans le fond, il ne s’agit que de chemins de traverse en attendant d’autres rencontres, d’autres surprises.

 

Quelqu’un –Platon je pense – a dit « Une vie que l’on n’examine pas ne vaut pas la peine d’être vécue. »

C’est vrai. Mais une vie que l’on questionne de trop près nous mènera à la folie, et peut-être même au suicide  9.

 

Afin d’échapper à ce funeste destin Jeff Winston se réfugiera dans l’amour. Il rencontrera une autre replayer avec qui il partagera non pas une vie, mais plusieurs. Aussi longtemps que l’homme se sent livré à lui-même dans le vaste monde, l’existence est un fardeau. Il existe ainsi chez chacun un désir de partage dans l’accueil et l’accompagnement afin justement d’échapper à la pression de sa propre réflexion.

La présence d’une altérité différentielle dans l’existence soulage le sujet de cette altérité singulière qu’il peut d’autant moins fuir qu’elle existe au cœur de sa personnalité. Un sujet a beau fuir dans son histoire, il ne pourra jamais se fuir lui-même. Son ombre inconsciente lui colle à la semelle et obscurcit ses velléités d’indépendance psychique. Il a beau désirer échapper à sa propre surdétermination, seule la confrontation avec un autre aimant lui permet de traverser les récifs de sa propre structure psychique. Sans cette présence secourable dans l’existence le sujet prend le risque de s’enfermer dans un terrible soliloque dont les autres sont exclus. Si en recommençant son existence, il lui est possible de corriger certaines de ses erreurs et d’orienter son désir sur d’autres objets, il est bien plus difficile de faire face à l’essence de qui il est.

 

En ce bas monde, la plupart des sujets tentent d’échapper à qui ils sont. Au lieu de vivre pour eux-mêmes, ils s’opposent, entrent en guerre, s’affirment et revendiquent des droits afin de mieux oublier leur devoir à l’égard d’eux-mêmes et de ceux qui les accompagnent souvent avec générosité. Aussi, toute redécouverte de son passé doit-elle nous mener à une redécouverte de soi-même, mais plus encore de la richesse chez autrui. Pourtant, à force de revenir et de recommencer son existence, le sujet se retrouve confronté non pas à l’absence de surprise, mais à son incapacité à la reconnaitre. L’habitude d’une certaine jouissance de la vie finit par aveugler la subjectivité. Comment percevoir le nouveau dans l’ancien, la créativité dans le déjà-vu et le déjà-vécu ? Comment admettre notre limitation devant à d’infinies possibilités ?

Les limites de chacun se mesurent aux mots, aux signifiants qui le déterminent, quelles que puissent être les expériences que le sujet traverse. Ce n’est jamais l’expérience en elle-même qui compte, mais comment le sujet l’interprète dans l’après-coup avec ses mots et ses principes. Entendre la nouveauté dans la répétition, voir son sujet d’amour grandir à ses côtés n’est pas donné à tout le monde. Souvent, trop souvent, le sujet s’imagine que l’avenir est porteur de promesses parce que, justement, son passé est un champ de ruines. Le présent initie alors comme une promesse d’avenir qui n’est qu’une réaction aux malheurs que le sujet appelait sur lui-même. Le présent n’appartient pourtant pas au passé. Il en est fondamentalement détaché. En revanche, il prépare à demain. C’est le psychisme qui lie le présent au passé de la subjectivité. Il pousse le sujet à regarder hier plutôt qu’à se préparer à demain. Hier, cette masse de regrets et d’occasions manquées, ce cimetière de désirs inassouvis et de pulsions débridées devrait pousser le sujet vers d’autres horizons. Le plus souvent, le futur ressemble étonnamment au passé. Il semble prisonnier d’une mise en abîme. L’inconscient ignorant le temps, il a tendance à pousser la subjectivité dans la répétition des mêmes instants de joie et de trauma. Selon cette logique pathologique, le sujet ne vit pas au présent, il réactive sans cesse son passé tout en croyant y échapper. Pour quelles raisons ? La plupart des sujets se questionnent rarement sur leur responsabilité dans ce désastre qui ne les prépare d’évidence jamais à se construire un meilleur avenir.

La chance de Winston et de certains « répéteurs » ne se situe pas dans la possibilité de refaire leur vie, mais bien d’en tirer l’essence de la beauté, afin, non pas de se réconcilier avec le monde mais avec soi-même. Parce que dans le fond, le monde est une formation créée dans les douves de l’inconscient. S’il apparait si différent à chacun, ce n’est pas seulement parce que nos alter ego le perçoive autrement, mais parce que nous avons des difficultés à accepter qu’il puisse en exister d’autres interprétations. « Il faut nous rappeler que ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la Nature exposée à notre méthode scientifique 10 », ou plus généralement à notre conscience.

L’existence de ces réalités alternatives aiguille pourtant la réflexion. Elle pousse le sujet à se questionner sur ses décisions et ses prises de position. Elle lui fait entendre qu’il partage avec autrui un même Réel dont la nature complexe échappe à l’appréhension immédiate. Alors, plutôt que de se confronter et d’affirmer notre vision au détriment de celle d’autrui, pourquoi ne pas l’accueillir comme si elle avait pu être la nôtre dans une autre vie, comme si nous avions pu partager la même famille, la même culture, les mêmes enjeux et les mêmes difficultés ?

Par les temps qui courent, tendre la main à une autre interprétation du monde plutôt que d’imposer la sienne est un enjeu humain d’autant plus important dans une actualité dévorée par la conflictualité et des prises de position autoritaires masquant difficilement un malaise singulier autant que collectif. C’est ainsi que Replay invite le lecteur à se détacher du registre de la pulsion afin d’embrasser celui du désir avec ses ombres et ses mystères. Tout aventure humaine est à ce prix. A ce titre, ce roman confirme son statut de fable contemporaine. Les questions que posent ce roman étaient, sont et seront encore demain d’actualité.

 

Cette notion de réconciliation avec soi-même à travers un dialogue renouvelé avec autrui est l’essence même de ce récit. S’il propose à certains de sauver leur passé, c’est afin de mieux les confronter à qui ils sont au plus profond d’eux-mêmes. Accepter ses erreurs qui sont autant d’errances est un premier pas vers la sagesse, nous suggère Ken Grimwood. Reste notre responsabilité à nous recréer dans l’existence. S’agit-il de réviser notre passé ou de sans cesse travailler notre présent afin de se construire un avenir dont l’inévitable fin sera non pas un malheur, mais l’essence même du bonheur ?

 

Comme vous, j’ai connu dans ma longue

existence des événements qui m’ont fait

souffrir, au sein du bonheur le plus éclatant,

une série de chagrins pour ceux que j’aimais ; il

y a des moments si cruels, qu’on serait

vraiment tenté de voir dans la brièveté de la vie

le plus grand des bienfaits et le seul moyen de

ne pas avoir à endurer trop longtemps un

tourment insupportable  11.

 

  1. Victor Hugo, « Dieu est toujours là », Les chants du crépuscule : Les voix intérieures, les Rayons et les ombres, Poésie/Gallimard, nrf, Paris, [1837], p. 173.
  2. Ilya Prigogine, Les lois du chaos, Flammarion, « Champs sciences », Paris, 1994, p. 89-90.
  3. Niels Bohr, « Unité de la connaissance », Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard, « Folio essais », Paris, 1991 [1955], p. 266.
  4. Werner Heisenberg, La partie et le tout : Le monde de la physique atomique. (Souvenirs 1920-1965), Flammarion, « Champs », Paris, 1990, p. 265.
  5. “Blessed sweet unawareness of the wounds a demented universe can inflict.” Ken Grimwood, Replay, London, Orion Books, « Fantasy Masterworks », 2005 [1986], p. 80.
  6. “He’d done all he could, achieved everything a man could ever hope to – materially, romantically, paternally – and still it came top nothing, still he was left alone and powerless, with empty hands and heart. Back to the beginning; yet why begin at all, if its best efforts would inevitably prove futile?” Ibid., p. 95.
  7. « L’ecclésiaste », I, 2-4, La Bible. L’ancien Testament II, Gallimard, nrf, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1959, p.1503-1504.
  8. Alain, « Eternel » (juillet 1943), Les passions et la sagesse, Paris, Gallimard, nrf, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 426.
  9. « Someone – Plato I think – once said, “The unexamined life is not worth living.” True. But a life too closely scrutinized will lead to madness, if not suicide. » Ken Grimwood, op. cit., p. 141.
  10. Werner Heisenberg, Physique et philosophie, Paris, Albin Michel, « Sciences d’aujourd’hui », 1971 [1958], p. 55.
  11. Johann Wolfgang von Goethe, Correspondance 1765-1832, Paris, Les Presses d’aujourd’hui, L’arbre double, 1982, p. 319.
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