Selma Lagerlöf, <em>Julklappsboken och andra berättelser</em>. Contes et traditions en Scandinavie – imaginaire d’adultes, imaginaire d’enfants ?

Selma Lagerlöf, Julklappsboken och andra berättelser. Contes et traditions en Scandinavie – imaginaire d’adultes, imaginaire d’enfants ?

Par CAMET Sylvie

Le Père Noël a-t-il une patrie ? Ce bonhomme cosmopolite possède-t-il une carte d’identité et faut-il donner raison aux pays qui le revendiquent comme leur ressortissant ? Lorsque Selma Lagerlöf 2 écrit, mais plus encore dans les années qui correspondent à son enfance, la question n’est pas posée, puisqu’il faudra attendre 1931 pour que l’on prétende que les couleurs rouge et blanche de l’habit du bonhomme sont dues à la firme Coca-Cola, ou que des agences touristiques certifient transporter au pays d’origine de Noël les visiteurs du cercle polaire. À travers le recueil intitulé Julklappsboken och andra berättelser – en français Le livre de Noël – est bâti tout un univers nordique, qui semble définitivement associé aux grandes légendes de l’hiver, Sainte-Lucie [Sankta Lucia], Noël [Jul], Saint-Sylvestre [Midvintersblot]. Si désormais une des résidences prétendues du personnage est Gesunda, au nord-ouest de Stockholm, l’écrivaine nous y emmène à peu près, nous transportant tantôt dans le Värmland, tantôt en Dalécarlie, elle anticipe d’un demi-siècle la revendication du syndicat d’initiative et impose par ses écrits une origine. Ce terme d’origine entretient toutes les supputations, puisqu’à côté de la question géographique se glisse la question étymologique. Si le nom de Jul Tomte renvoie clairement à la famille des tomtes, les lutins suédois, son autre composante demeure plus mystérieuse : Jul a été rattaché parfois à la roue [wheel en anglais], mais les linguistes inclinent à penser qu’il s'agit plus vraisemblablement d'un mot du vieux norrois associé au solstice d’hiver, la fête célébrant cette circonstance étant désignée par le terme de Jólablót. Le nom propre Jol figure pour la première fois dans l’épisode consacré à Harald aux beaux cheveux rédigé par Snorri Sturluson dans son Histoire des rois de Norvège. Cette bigarrure, que nous avons notée, contribue fortement à l’interprétation du Livre de Noël.

L’écrit formalise une tradition populaire orale, en assure la transmission, lui confère une autorité littéraire, et ce faisant, une autorité tout court. En effet, l’église luthérienne voyait plutôt négativement les processions et festivités collectives, Noël, véritablement, était, en cette fin du XIXe siècle, plus de l’ordre du récit que de l’expérience vécue. En outre, la population clairsemée, le climat très froid, contribuaient à reléguer les célébrations à l’intérieur, dans l’intimité de la maison. L’esprit de sérieux règne ici bien souvent sous l’espèce du conte étiologique, comme « Le rouge-gorge », ou du conte d’inspiration shakespearienne comme « Le crâne », où s’avoue explicitement la référence à Hamlet – lorsque celui-ci joue avec le crâne de Yorick, ancien fou du roi, dans la scène avec le fossoyeur –, ou à Macbeth – qui prononce la fameuse interrogation « Être ou ne pas être ? », un crâne à la main. L’atmosphère des contes s’inspire donc de la morale religieuse, qu’elle prenne la forme de l’amour du prochain ou celle de l’amour filial. La forme choisie, le conte, favorise le mouvement imaginaire en renvoyant aux grands espaces solitaires, ensevelis par l’obscurité hiémale. Derrière chaque historiette se glisse le récit de faits, mais de faits sur lesquels est posé un regard accueillant volontiers le merveilleux ou le fantastique. Or, à regarder ces motifs opposés, on ne peut qu’être convaincu de ce que Noël pose deux questions contradictoires, la première, d’une formulation triviale, renvoie directement au paganisme, appelle à une jouissance immédiate et se formulerait ainsi de manière familière : Qu’est-ce qu’on mange ? Qu’est-ce qu’on gagne ? La seconde, en quête de sens et de profondeur existentielle, se concentrerait dans l’interrogation : Que donner ? Que transmettre ?

Cependant, si Selma Lagerlöf prend en charge simultanément les deux questions, qu’elle les met en balance avec autorité et sérieux, il n’est pas sûr que la moralité ultime soit celle que désirent divulguer les adultes, l’imaginaire des enfants nous entraîne plus loin et c’est ce lointain, cet humour, que nous découvrirons.

 

Qu’est-ce qu’on mange ?

Si l’on voulait une image de la table, on pourrait penser au film d’Ingmar Bergman Fanny et Alexandre, qui, plus tardif – tant par l’époque de sa réalisation (1982) que par sa situation supposée (début du XXe siècle) – restitue néanmoins assez bien ce qu’était la fête au foyer, à cette exception près que le foyer en question est riche et d’un train de vie dispendieux, tandis que les historiettes nous entraînent le plus souvent dans l’intimité de maisons misérables.

 

La préoccupation majeure des familles aisées consiste à assortir les fêtes de la nativité de célébrations domestiques liées à la consommation de nourriture. Les plats sont le plus souvent issus d’une tradition séculaire et gardent d’ailleurs la trace d’une économie de subsistance comme le révèle un autre ouvrage de Selma Lagerlöf, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède :

 

Mais la plus grande agitation, bien sûr, aurait lieu aux environs de Noël. Le matin de la Sainte-Luce, la femme de chambre, toute vêtue de blanc, la tête ceinte d’une couronne de bougies, les réveillerait à cinq heures du matin en apportant le café, et ce jour-là signifierait que dans les deux semaines à venir ils ne pourraient pas compter sur beaucoup de sommeil. Il faudrait brasser la bière de Noël, tremper la morue dans la soude, préparer les pâtisseries de Noël, et nettoyer à fond la maison  3.

 

Le Lutfisk, c’est-à-dire le colin, ou le haddock, séché et attendri par de la lessive de soude, est un souvenir des méthodes de conservation artisanales permettant de manger du poisson toute l’année. Dans « Le livre de Noël », l’enfant, incarnée par le « nous » de modestie, mais aussi insérée dans le groupe des garçons et des filles réunis en cette occasion, déclare :

 

Nous avons déjà mangé la morue “à la lessive”, le riz au lait et les millefeuilles. Assiettes, cuillers, couteaux et fourchettes ont été débarrassés mais la nappe est restée. Les deux bougies à plusieurs branches fabriquées maison brûlent dans leurs candélabres au milieu de la table, entourées de la salière, du sucrier, de l’huilier et d’un gros cruchon en argent, rempli à ras bord de bière de Noël. (LN, p. 11-12)

 

Le Père Noël lui-même n’est pas conçu comme une abstraction, il réclame sa part et l’usage veut que, cette nuit-là, les enfants de la maison déposent pour lui, en offrande, un bol de julgröt, sorte de riz au lait (avec du jambon et du pain sec) dont il raffole. Êtres de chair ou de légende, tout le monde se met à table et une des grandes satisfactions consiste dans le repas. Celui-ci n’annonce pas toujours une telle profusion, mais les familles modestes s’efforcent néanmoins de rompre avec l’ordinaire.

 

Rompre, tel est justement le motif du récit « Le crâne » qui oppose brutalement mari et femme autour de l’idée jaillie chez l’homme que le repas doit s’accomplir dans la grande salle communale et non à l’écart dans la maison. Comme la femme n’obtempère pas, il se débrouille seul, quitte à mettre en péril des années de vie commune :

 

Il étala une nappe sur la table de réunion, disposa deux jolis bougeoirs à branches, plaça entre eux une grosse motte de beurre soigneusement décorée, amena ensuite plusieurs sortes de pains frais, du fromage maigre et du fromage gras, de la saucisse et du jambon, un gigot, un broc de bière de Noël, puis des couteaux et des assiettes. Pour finir, il traîna en bas le tonnelet d’eau-de-vie qu’il posa au centre de la table avec un cercle de verres sous le robinet. (LN, p. 130)

 

Le contexte spécifique n’empêche pas la description d’un dîner campagnard avec ses produits typiques. Les différences entre les rituels bourgeois et populaire se marquent à travers l’abondance et la multiplicité des services, mais une certaine homogénéité s’impose au regard de l’observance d’un rite. Certes, la nourriture joue un grand rôle, mais au fil des générations la perspective se double d’une autre attente, celle des présents, qui nous permet d’ajouter à la question « Qu’est-ce qu’on mange ? », la question « Qu’est-ce qu’on gagne ? ». Le cadeau de Noël a pris au fil du temps la place des étrennes offertes anciennement aux subalternes pour le Nouvel An, les convives sont ainsi placés dans une attitude expectative.

 

Qu’est-ce qu’on gagne ?

Dans « Le livre de Noël », les participants une fois rassasiés savent que le plaisir n’est pas épuisé : « Rien ne peut égaler cette attente qui, des heures durant, tout au long de la veille de Noël, se prolonge parce que l’on sait que le meilleur reste à venir » (LN, p. 12). La fête de famille, dans la référence à la nativité, réserve à l’enfant une place accrue, il tend à être traité progressivement comme un individu, auquel des attentions spécifiques sont octroyées. « Le livre de Noël » est rédigé à la première personne invitant assez volontiers à une identification entre la narratrice et son auteure. Plusieurs données invitent à considérer ce fragment comme de nature autobiographique, les souvenirs d’enfance se déroulant à Mårbacka, propriété du Värmland et demeure familiale que l’écrivaine adulte a rachetée et presque reconstituée avec l’argent de son travail et de sa notoriété. Le texte oppose l’usage, implicitement déconsidéré (« Nous sommes convaincus que les autres enfants, qui ont reçu leurs cadeaux vers sept ou huit heures, n’ont pas éprouvé cette jouissance qui est la nôtre en ce moment ») et le cas unique représenté par cet espace personnel privilégié (« à Mårbacka subsistent d’anciennes coutumes et qui nous conviennent », LN, p. 12). La mémoire superpose de nombreuses expériences, mais expose chaque fois un exemple particulier : « le réveillon auquel je pense » / « je venais d’avoir dix ans », le récit privilégie un présent de narration conférant à cette réminiscence une forme d’éternité. Cependant, la poésie de cette curiosité enfantine n’est pas dénuée du sens de l’appropriation, sens que développe peu à peu une société capitaliste marchande : « Je sais si bien ce que j’aimerais recevoir » (LN, p. 13), murmure la fillette dans un discours intérieur vaguement calculateur. Elle se livre à une énumération précise de tous les objets qu’elle risque d’obtenir mais dont elle ne veut pas. Le point commun à ces objets anticipés avec tristesse est qu’ils touchent à la parure, à la broderie, à ce que l’époque considère, d’une façon générale, comme les attributs parfaits de la jeune fille.

Or, justement, tout ce qui a été appréhendé se réalise : une boîte à ouvrage, des aiguilles, de la laine à repriser, la mémoire s’amuse avec le recul à ne rien épargner de cette découverte progressive et attristante qui convainc l’enfant que les parents veulent lui asséner une leçon, la décider à prendre au sérieux son travail de couture. Une nouvelle énumération se clôt sur une notation mêlant irritation et drôlerie : « Mes oreilles commencent à s’échauffer, assurément il s’agit là d’une véritable coalition » (LN, p. 15). Pour le lecteur, la technique du retardement tient évidemment lieu de stratégie narrative. L’idée d’une « coalition » donne le sentiment que les adultes conspirent à ne pas satisfaire le vrai plaisir de l’enfant. Ce nécessaire de travaux manuels est ressenti comme une punition. La chute, qui révèle le caractère outré de ces présents, permet une détente sous la forme du rire, les adultes ont joué un « bon tour » à la fillette (LN, p. 16), en exagérant le nombre de rappels pratiques ; l’adjectif « bon » est tout relatif, car l’implicite de cette sanction existe bel et bien. Le père notamment, s’inscrivait en totale opposition à la formation intellectuelle de Selma, une fille n’avait pas à être instruite d’autres vérités que domestiques et ces oboles venaient le lui rappeler fermement.

Un des ressorts de la nouvelle provient justement de l’allusion à une originalité du cérémonial. Le Père Noël scandinave, le soir du 24 décembre, organise la distribution selon une méthode spécifique : il frappe très fort à la porte, jette ses ballots à l'intérieur avant de disparaître bien vite dans la nuit. Un cadeau de Noël devient donc en suédois « en julklapp », littéralement « un coup de Noël ». Si l’on se souvient que le titre du récit est justement Julklappsboken nous trouvons dans ce mot composé tous les ingrédients qui nous intéressent : Noël, un coup, un livre, et nous allons voir comment le récit les accommode subtilement.

Selma n’a qu’une attente, celle de recevoir des livres. L’inventaire des paquets est pratiquement terminé, la déception de l’enfant est grande et ses espoirs désormais restreints, la chose qui sous son emballage suggère qu’il s’agit bien d’un livre, ne lui sera certainement pas destinée, souligne-t-elle avec défaitisme. Martyne Perrot 4, sociologue au CNRS, explique dans son ouvrage consacré à Noël, que la jeunesse des classes sociales modestes est instruite à n’agréer que des cadeaux profitables, rien qui ne soit hors de portée ou inutile, combattant ainsi l’idée de gratuité. L’argument économique n’est pas prépondérant chez les Lagerlöf, mais il est aménagé sous la forme plus recevable du sacrifice. La réunion de famille est donc aussi l’occasion de mauvais « coups », derrière le plaisir revient sans cesse la morale, la fête n’existe que dans les limites étroites du rappel d’une vie de devoir.

Il serait donc permis de considérer que dans Julklappsboken le mot de livre renvoie à plusieurs strates de l’interprétation, il est simultanément celui qui s’écrit, celui qui se lit, celui qui s’offre. Lorsque Selma découvre que l’objet rectangulaire lui est finalement décerné, le rythme change, après le decrescendo, le crescendo : palpitation, affolement, joie difficile à réfréner, l’enfant est près de toucher à la satisfaction de son désir. L’attente du livre n’est pas seulement l’attente du livre comme infini de la découverte, mais l’intuition que c’est au livre qu’il faudra parler, au livre qu’il faudra se confier, parent plus sûr que les aînés vivants.

En effet, les surprises amères ne sont pas tout à fait terminées. La couverture tient ses promesses, elle est joliment illustrée, mais quand il s’agit d’ouvrir le volume et d’en découvrir les qualités, une déception nouvelle accable la fillette : il s’agit d’un ouvrage en français, Nouveaux contes de fées pour les petits enfants, par Mme la comtesse de Ségur. « Recevoir un livre en français est presque pire que de ne pas recevoir de livre du tout » (LN, p. 17). L’enfant a peine à retenir ses larmes. Elle sait pertinemment que la connaissance qu’elle a de cette langue est très rudimentaire et qu’elle ne pourra guère que déchiffrer laborieusement les signes. Noël lui réserve normalement cette rare satisfaction qu’il n’y a pas d’heure pour le coucher, qu’elle est libre de lire au lit, exceptionnellement, sans qu’aucune contrainte horaire ne s’exerce. Or, voilà que c’est le support même de la lecture qui fait défaut. Il se pourrait qu’une nouvelle voie de l’interprétation consiste à dire que la religion qui préside à la morale de ces historiettes est une religion du Livre. Le livre est concentration, prière et non moyen de l’évasion et du vagabondage imaginaire. La comtesse de Ségur, pensée comme une narratrice frivole, devient véhicule de la connaissance, la drôlerie et les facéties ne seront distillées que lentement, au prix d’une fréquentation du dictionnaire et de la grammaire qui en effaceront la pétulance.

La première difficulté à vaincre est celle de l’expression liminaire, « il était une fois », la formule est obscure pour la fillette, tandis qu’elle deviendra une véritable clé de ses récits d’auteure adulte. Cette formule aiguise une curiosité qui animera Selma, si bien qu’à la fin des vacances, à l’aide de tous ses outils, elle sera parvenue à déchiffrer un contenu jusqu’alors crypté. Cette victoire permet rétrospectivement d’effacer les impressions désagréables et préserve l’unité familiale. Il faut que la maison d’enfance constitue un lieu hors des conflits et des ségrégations : « À Mårbacka il n’y a pas de chagrins », « À Mårbacka, dit-elle, c’est Noël tous les jours » (LN, p. 208).

 

La dialectique entre légèreté et austérité est ainsi corroborée par l’alternance dans notre présentation entre les formulations familières, « Qu’est-ce qu’on mange ? », « Qu’est-ce qu’on gagne ? » et l’inquiétude désormais signalée par la formulation soutenue : « Que donner ? », « Que transmettre ? ». Comme dans tout conte, coexistent deux facettes, le divertissement et la dimension édifiante.

 

Que donner ? Que transmettre ?

Noël coïncide avec le solstice d’hiver, la latitude de la Scandinavie fait qu’en cette saison la distinction entre le jour et la nuit se perçoit difficilement, l’obscurité presque constante contribue à la limitation considérable des activités. L’affaiblissement du rayonnement solaire tend à encourager un discours de la spiritualité, convainquant l’individu d’aller à la recherche d’une lumière intérieure. La période semble propice à l’introspection. C’est ce sens que développe notamment un récit comme celui de la « Légende de la fête de la Sainte-Luce » / « Luciadagens legend », jouant sur le sémantisme du terme de lumière, appelant derrière la flamme de la bougie à une conduite plus charitable, plus altruiste. La couronne de feu de la sainte réchauffe le pays en proie aux tempêtes, elle préserve la clarté au milieu des ténèbres.

Le récit « Le piège à rats » [« Råttfällan »] s’ouvre par « il était une fois » [« det var en gång »], réminiscence de la Comtesse de Ségur et du temps où il avait fallu apprendre à « conter » ; la narration s’inscrit dans la tradition légendaire et pourtant elle va mettre en scène des personnages bien réels, en proie aux difficultés d’une existence amère. Le fabricant et vendeur de piège à rats, centre de l’attention, traîne de village en village, sa misère, son ennui, son existence souffrante ; il n’a de compensation que sous la forme d’une mise à distance de son propre rôle et tire une sorte de consolation philosophique à travers l’idée que toute entreprise n’est qu’un immense piège à rats. Appliquant au monde son principe, il utilise la métaphore de l’appât, illusion à laquelle chacun cède, et par laquelle chacun se laisse attraper. Ne recevant que fort peu d’argent en rémunération de son métier, il doit demander l’hospitalité : déambulant de maison en maison, il reçoit un jour un chaleureux accueil chez un homme seul, qui partage volontiers sa soupe avec lui. Ce dernier, en mal de compagnie probablement, lui confie ses secrets et notamment la cachette où se trouvent ses économies. Le chemineau dérobe le petit pécule au moment de son départ, se rendant doublement coupable, en volant d’une part, en trahissant la confiance donnée d’autre part. Convaincu qu’il sera poursuivi, il est obligé de quitter la route et de s’enfoncer dans la forêt, il s’égare, tourne en rond et revient sans le vouloir au point de départ. L’heure est venue d’appliquer à lui-même sa propre morale : le voilà pris dans un piège à rats. Il croit sa dernière heure arrivée mais entend enfin le bruit d’une forge où il se rend. Le maître de forge croit reconnaître un ancien camarade de régiment et l’invite à partager avec lui et sa fille le dîner de Noël. De crainte d’être démasqué comme voleur, le vendeur refuse catégoriquement ; la fille le gratifie du titre de « capitaine de cavalerie » et cette marque de respect le convainc d’accepter. La question de la hiérarchie joue un rôle important dans cette logique : la fête, encouragée par la classe bourgeoise, se fonde sur la privatisation de la célébration, et se justifie en s’entourant de valeurs, celle de la charité surtout, qu’elle soit tournée vers les pauvres ou vers les subalternes. Le chasseur de rats se retrouve ainsi lavé, habillé, mais sa métamorphose, plus que de l’affiner, contribue au contraire à convaincre les hôtes que l’intéressé n’a jamais été capitaine, le père est aussitôt détrompé. Fâché de cette duperie, il s’apprête à aller chercher le commissaire, contre quoi proteste le vagabond dénonçant un nouveau piège à rats : il n’a rien demandé, on lui offre l’hospitalité, et pour toute récompense il est question de l’envoyer à la police. La fille insiste pour que le dîner commun soit maintenu, toujours animée de cet esprit de partage lié à la tradition religieuse. L’étranger s’endort dans une parfaite sécurité. C’est au point que la fille et le père sortent sans lui pour la messe. Dehors, ils apprennent la vérité et sont mis au courant du vol de leur voisin ; évidemment, ils redoutent d’avoir été à leur tour victimes de quelque larcin, mais lorsqu’ils rentrent chez eux, le vendeur est parti, il a restitué l’argent en l’accompagnant d’une lettre d’amendement :

 

Le piège à rats c’est un cadeau de Noël de la part d’un rat qui aurait été pris dans le piège de ce monde s’il n’avait pas été promus capitaine de cavallerie parceque alors il a eus la force de sans sortir (sic). (LN, p. 93)

 

Noël, conformément à son étymologie, est un appel à la nouveauté, à quelque chose de neuf. Le coupable se rachète et tire leçon du traitement humain dont il a exceptionnellement bénéficié. Donner, recevoir, donner, ainsi se succèdent les actions du récit à vocation pédagogique.

Le conte intitulé « Le crâne » [« Dödskallen »], participe de cette même volonté démonstrative, avec cette fois une interprétation beaucoup plus allégorique.

Le fossoyeur se retrouve seul avec sa femme pour Noël, il a en tête de convier un tiers, mais à toutes les propositions lui est opposé un refus. S’il n’obtient aucun succès, pense-t-il, il faut attribuer le fait à sa misérable condition. Sur le chemin, il découvre un crâne, auquel il adresse l’invitation :

 

– Permettez-moi tout d’abord de vous souhaiter un joyeux Noël et, deuxièmement, de vous dire que je suis sorti pour lancer des invitations à dîner. J’aimerais savoir si vous-même vous considérez comme trop important pour venir chez moi ce soir ? Il ne s’agit pas d’une grande fête, vous le comprenez bien, mais sachez que vous aurez suffisamment à boire et à manger pour vous sentir à votre aise. (LN, p. 124)

 

Le tiers en question n’est pas du goût de l’épouse, qui, s’étant mise en colère, s’est réfugiée dans une ferme voisine, son mari voulant la faire obtempérer à coups de fusil. Anders Öster réveillonne donc seul avec le crâne, lui fait la conversation, lui offre de partager ses victuailles. La découverte cependant que le crâne présente une dépression liée à l’impact d’une balle sert la morale finale. Dieu a montré à Anders ce qu’il a failli faire à sa femme. La chute de la nouvelle plaide pour l’indice d’un message surnaturel, Dieu a pris le couple en pitié, il veut l’entourer de son amour. La réconciliation finale est un symbole de paix universel à déchiffrer en cette nuit de Noël. Le don n’est pas à adresser nécessairement à l’inconnu de passage, mais à un proche que l’habitude a fait cesser de voir. L’épisode fait prendre à Anders la pleine mesure du lien qui soude effectivement son couple. La conclusion d’ensemble pourrait se tirer d’une ultime signification du titre original : si nous avons pu dire que en klapp, signifie un petit coup, une petite tape, le mot désigne aussi une petite caresse. Le livre de Noël tente de dispenser cette caresse, sans ignorer les rudesses qui compromettent le sentiment de fraternité.

La matière des récits paraît ainsi fondée sur une tradition séculaire, le contenu de leur message touche la société dans son ensemble et non les enfants qui n’avaient ni place ni importance. Pourtant, s’il convient de donner, d’enseigner, les histoires de Selma Lagerlöf tentent de dépasser la dichotomie entre bien et mal, ils inventent (cette fois bien à l’usage des enfants plus malicieux) une autre voie qui se formulerait par l’interrogation : « Alors, voler ? ».

 

Alors, voler ?

Le français « voler » est polysémique, il signifie à la fois dérober [råna / stjäla /röva] et se tenir sur l’air en déployant ses ailes [flyga], tel n’est pas le cas du suédois. Il faut admettre que la transition, entre don et vol s’établit plus facilement dans le texte traduit, par un appel sonore qui éveille l’attention, mais d’autres réseaux d’interprétation soutiennent ce passage et le rendent efficace. Il ne servirait à rien de nier l’évidence d’une écrivaine profondément imprégnée par la foi religieuse, et de faire de ces textes un abrégé de la désobéissance ; néanmoins, la proximité mentale avec la jeunesse aiguise le désir d’une évasion que nous allons signaler par des exemples. Dans Mon journal d’enfant 5 [Dagbok] la jeune fille dénonce l’enseignement religieux : les idées qu’elle se fait de Dieu d’après les préceptes moraux lui apparaissent comme des « enfantillages et des stupidités » (LN, p. 192), lors de la visite à la cathédrale d’Uppsala, elle témoigne très tôt d’un esprit critique à l’égard du dogme. La morale chrétienne apparaît simplifiée dans l’idée de la rendre accessible à tous, de telle sorte que des principes de conduite considérés comme essentiels à la civilité soient répandus sans obstacle interprétatif ; le langage tenu aux adultes est aussi bien un langage d’enfants, pour que les adultes se soumettent comme des enfants à une autorité dont ils ne comprennent pas nécessairement les desseins. À l’inverse, on pourrait considérer que le langage adulte est mis à la portée des enfants, mais précisément pas pour qu’ils restent des enfants mais qu’ils deviennent des adultes. Ce renversement s’illustre dans les contes qui prétendent transmettre des préceptes de bonne conduite, mais en autorisant l’enfant à vivre son enfance pleinement. En entraînant le jeune lecteur vers le merveilleux, le récit flatte chez celui-ci un goût profond pour les constructions de l’imagination et s’en trouve bien plus facilement reçu. L’écriture esquisse donc un autre biais vers la sagesse.

Le Père Noël a connu différents avatars : une de ses représentations plus immédiatement liée à la mythologie scandinave, est celle du Julbock, c’est-à-dire de la chèvre, ou du bouc de Noël. Ce symbole empruntait aux boucs du dieu Thor, habituellement associé à deux d’entre eux lors de ses voyages dans le ciel. Son histoire, pré-chrétienne, a subi au cours des siècles différents avatars, faisant du personnage une présence parfois effrayante, souvent ironique et finalement joviale. Au croisement entre paganisme et christianisme, le Julbock se répand sous la forme de figurines tressées de paille, il endosse au xixe siècle le rôle de celui qui distribue aux enfants sages de petites surprises.

Le motif aérien, développé à travers cet emblème, joue un fort rôle dans la conception de l’univers de Selma Lagerlöf. Il suffit de penser à Nils Holgersson survolant la Suède emporté par les oies sauvages ; dans un autre exemple, emprunté cette fois à Mon journal d’enfant, la narratrice se livre à la description d’un jouet qui a exercé sur elle une véritable fascination : un morceau de bois pourvu d’ailettes en papier, qu’on lance à l’aide d’un élastique et qui peut voler. Cette prouesse technique lui fait se demander : « Ne pourrait-on pas fabriquer un vrai appareil volant, un appareil que pourraient utiliser les hommes, sur le modèle du petit jouet ? ». Anticipant la conquête du ciel par les avions, elle déduit avec logique : « Puisque les grands oiseaux comme les grues et les oies peuvent voler, cela ne doit pas être impossible pour les hommes » (LN, p. 201). Suivant la méthode de Jules Verne, elle conçoit imaginairement une grande invention, s’en fait la première utilisatrice, en lance littérairement l’idée et s’attend peut-être à ce qu’elle lui revienne sous sa forme concrète. La parole donne intensité à ce qui était de l’ordre du rêve.

L’univers du merveilleux n’est ni de l’ordre de la foi, ni de l’ordre du réel, sa géographie est toute proche, comme l’indique le poème de Viktor Rydberg :

 

Le froid de la nuit de la mi-hiver est dur,

les étoiles scintillent et tremblotent.

Tous endormis dans la ferme isolée

profondément à l'heure de minuit.

La lune parcourt sa trajectoire silencieuse,

la neige brille de blanc sur pins et sapins,/ la neige brille de blanc sur les toits.

Seul le tomte est éveillé  6.

 

Le tomte constitue une divinité mineure, en relation directe avec les hommes, et les hommes justement peuvent se hisser à ce statut semi-divin par la puissance de leur imagination. Voler, c’est-à-dire construire des « méta-phores », c’est se transporter dans un ailleurs où les contradictions sont surmontées, où les inégalités sont effacées. Le regard décentré que l’enfant peut poser sur le monde, que le personnage fictif peut poser sur l’humanité, que le créateur d’histoires peut porter sur l’existence, ce regard corrige à lui seul toutes les erreurs, toutes les mesquineries, toutes les hypocrisies, inaugure une morale en acte bien plus chaleureuse et convaincante que la morale des églises. Donc le Père Noël n’a pas besoin de carte d’identité, car dans l’espace hors des catégories, des frontières et des classes, il vole.

 

  1.  Selma Lagerlöf, Le livre de Noël, Marc de Gouvernain, Lena Grumbach (trad.), Paris, Babel, 2007. Il s’agit de la version française d’un recueil édité par Natur och Kultur à Stockholm en 1990, qui puise dans différents ouvrages et journaux (de 1907 à 1933) organisant un ensemble qui n’avait pas été constitué comme tel par l’auteure. Le titre général, Le livre de Noël, en italiques, réutilise celui d’une nouvelle en particulier, mentionnée quant à elle entre guillemets. Les citations utiliseront la forme abrégée LN pour Le livre de Noël en tant qu’ouvrage.
  2.  Selma Lagerlöf est née en 1858, les événements de son enfance décrits ici se déroulent aux environs de 1870.
  3.  Selma Lagerlöf, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, Marc de Gouvenain (trad.), « Un petit manoir », Paris, Le Livre de Poche, 2011.
  4.  Martyne Perrot, Ethnologie de Noël, une fête paradoxale, Paris, Grasset, 2000.
  5.  Selma Lagerlöf, Mon journal d’enfant, Th. Hammar, M. Metzger (trad.), Paris, éditions du Sorbier, Paris, 1997.
  6.  Midvinternattens köld är hård, /stjärnorna gnistra och glimma. /Alla sover i enslig gård /djupt under midnattstimma. /Månen vandrar sin tysta ban, /snön lyser vit på fur och gran, /snön lyser vit på taken./ Endast tomten är vaken. (Viktor Rydberg, Ny Illustrerad Tidning, 1881).