« Spectres augmentés » Et si les morts devenaient des transhumains ?
Frères, l’amour du Christ nous saisit quand nous pensons qu’un seul est mort pour tous, et qu’ainsi tous ont passé par la mort. Car le Christ est mort pour tous, afin que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes, mais sur lui, qui est mort et ressuscité pour eux. Désormais nous ne connaissons plus personne à la manière humaine : si nous avons compris le Christ à la manière humaine, maintenant nous ne le comprenons plus ainsi. Si donc quelqu’un est en Jésus Christ, il est une créature nouvelle 1.
Ainsi Paul s’adresse-t-il aux Corinthiens en essayant d’expliquer la résurrection du Christ.
La rupture ou le passage, la transformation, voire la transcendance de la condition humaine, le sacrifice et le sens de mission pour la vie à venir, semblent demeurer les constituants presque incontournables de toute résurrection qui nous soit racontée par les trois religions monothéistes, comme par la plupart des croyances des civilisations anciennes.
Lorsque l’on parle de résurrection (du moins, encore une fois, pour les trois religions monothéistes), on entend la résurrection du corps.
Cela explique le fait que les écritures sacrées sont pleines de « morts vivants » ; ainsi, Paul écrit aux Corinthiens : « Moribonds, nous vivons », « Chaque jour je meurs » (1Co 15, 31). Le Lazare de Saint-Jean est « un cadavre qui sent déjà » (Jean 11,39) …
Toutefois, comme l’affirme Jean-Pierre Manigne, les morts-vivants de la religion catholique sont des morts-vivants « parce que radicalement l’un et l’autre ; l’un par l’autre : à la vie par la mort ; l’un à la mesure de l’autre 2. »
Quant à nous, ce n’est pas de ces morts-là qu’il sera question dans notre analyse. Ici, nous avons bel et bien l’intention de parler d’autres « morts vivants », ceux que Manigne exclut de son discours, les « morts-vivants [...] flottants entre la mort et la vie, plus proches même de celle-là que de celle-ci 3. » Nous entendons par là les êtres qui ne vivent plus, mais qui ne sont pas encore morts, qui sont passés, mais qui ne sont pas encore complètement revenus, qui demeurent dans cet « entre-deux » qui ne relève ni de la vie ni de la mort, mais qui est habité à la fois par la vie et par la mort et qui porte les signes à la fois de la vie et de la mort.
Nous avons choisi d’analyser les représentations de ce genre de morts-vivants – qui pourtant sont bien loin d’être une invention de l’imagination de la société contemporaine – au sein d’une catégorie spécifique de la science-fiction : celle de la science-fiction télévisuelle.
Si, lorsque l’on parle de revenants, une transformation post-mortem est souvent au rendez-vous, il est vrai que cette transformation se traduit en une réduction, en une diminution des aptitudes physiques ou psychiques – comme c’est le cas des zombies, souvent amputés et aux capacités de mouvement diminuées – qui prend une apparence hideuse et défectueuse. Comment s’empêcher de penser aux zombies sériels de The Walking Dead 4, qui déambulent tout le long de dix saisons par les rues des États-Unis post-apocalyptiques – « les rôdeurs » est d’ailleurs le surnom qui leur est donné par les vivants –, qui incarnent tous les stéréotypes des morts-vivants auxquels la littérature comme le cinéma de science-fiction nous ont accoutumés : démarche lente et lasse, corps à moitié décomposé et fragile, langage transformé en cris monotones. Ou comment ne pas évoquer les « strigois » de The Strain 5, en particulier le personnage du Master à l’aspect horrifique à mi-chemin entre un zombie et un vampire, ou d’autres créatures effrayantes des récits fantastiques qui, en ayant « vécu » la mort, reviennent à la vie portant sur et en elles toutes les marques de cette rencontre...
Toutefois la science-fiction et, en l’occurrence, le cinéma de science-fiction ont mis en scène des morts-vivants qui non seulement ne sont pas revenus diminués dans leurs capacités physiques et mentales, mais qui les ont augmentées ou en ont acquis de nouvelles.
Nous aimerions ainsi, en voulant suivre « l’apprivoisement » du genre aux différents moyens d’expression ainsi qu’à ses sous-thématiques, cibler notre analyse aux morts-vivants de la science-fiction (en sérialité télévisuelle), en privilégiant l’aspect le plus actuel de cette dernière, soit celui qui met en scène un univers post-humain et transhumain.
L’objectif de notre analyse est d’examiner quelques figures de revenants dans des séries fantastiques, qui sont liées à l’imaginaire propre à cet univers, afin de dégager comment, à travers leurs représentations, la science-fiction sérielle intègre (ou pas !) ces nouvelles thématiques post-modernes.
Nouvelle vie, nouveaux pouvoirs
La science-fiction littéraire, artistique et cinématographique, qui relève souvent d’un caractère à la fois anticipateur et expérimentateur de notre imaginaire scientifique, nous a habitués depuis longtemps aux créatures hybrides, souvent monstrueuses et horrifiantes, « re-venues » au monde des vivants par le biais de la science, dont l’apparence, le comportement et l’agir dans le monde – fictionnel bien sûr – nous laissent subodorer un rapport certain avec la mort.
La créature de Frankenstein, Dracula, et leurs « confrères » de l’horreur et du fantastique tels que les spectres, les fantômes, les vampires, commencent à surgir dans la littérature des XVIIIe et XIXe siècles, pour vite se décliner dans d’autres genres de représentations, porteuses de nouveaux imaginaires et de nouveaux sens, tout en gardant les topoï des revenants et des créatures mortifères, soit l’apparence hideuse et diminuée.
Toutefois, à bien y regarder, nous serions surpris de trouver déjà, au milieu de ces revenants « minorés », quelques spectres « augmentés ».
Afin de pouvoir faire leur rencontre, nous allons nous plonger dans la France des années 1980. C’est précisément en 1981 que, sur Antenne 2, débute la diffusion d’une série en 4 épisodes de cinquante minutes chacun, écrite par Jacques Armand et réalisée par Daniel Moosmann au titre de Noires sont les galaxies.
Le titre est parlant en ce qui concerne les hybridations formelles que la série nous propose : « noires » nous renvoie, sans trop d’entraves pour notre intuition, à l’atmosphère dark – qui, peut-être, a affaire avec la mort ? – qui s’empare de tout le décor depuis l’épisode pilote, tandis que « galaxies » incruste en nous un soupçon d’une rencontre possible avec des êtres provenant ou re-venant d’un autre monde.
Le récit prend appui sur un conflit « extrahumain », car les déclencheurs de l’histoire ne sont pas des hommes, mais des extraterrestres. La faction gagnante en début de série, celle des ninx, a fait exiler sur Terre la faction adverse, celle des exis. Celle-ci, apparemment plus humaine – à entendre par là plus dotée d’empathie et de sentiment de compassion – choisit de ne pas prendre possession de corps de vivants, mais exclusivement des corps des humains récemment décédés. Les voilà donc nos revenants augmentés, sous forme, cette fois-ci, d’extraterrestres humanisés ou de créatures « extra-humaines » qui, ainsi ressuscités, étalent, au fil de l’histoire, leurs pouvoirs surhumains. Nos exis commencent à vivre sur Terre, qui, dans leurs fréquentes descriptions, s’apparente plus à une sorte de purgatoire qu’à un lieu d’accueil, après avoir pris possession de corps de morts, qui sont enfermés, avant leur « utilisation », dans des bulles à l’aspect futuriste.
Depuis le premier épisode, nous assistons à une série de récupérations de corps de la part d’un inconnu. Cette prise de possession s’apparente chaque fois plus à une chasse qui se conclut par la saisie de la précieuse enveloppe. En assistant ponctuellement à cette quête et à ce double processus de résurrection-incarnation, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser aux âmes qui, selon Thomas d’Aquin, lors du Jugement dernier, se rejoindront au corps. Nous pensons en particulier aux âmes peintes des Jugements derniers, elles aussi représentées en formes humaines 6, qui nous invitent, du haut des plafonds décorés, à observer ce moment de grâce de la rencontre de l’âme et du corps.
Or, pour « revenir » nous occuper de nos morts-vivants contemporains, une fois que l’exis s’empare de sa coquille humaine, il acquiert des pouvoirs surhumains. Il devient, pour ainsi dire, un exil augmenté. Dans l’épisode 2, par exemple, lors de la confrontation de Patrick avec l'inconnu « chasseur » de cadavres, celui-ci soulève sa voiture sans effort apparent ! Dans l’épisode 3, Monsieur Maubourdin fait ses aveux à Patrick et lui confesse appartenir à une faction extraterrestre, exilée sur Terre par la race dominante ; que la pollution les force à emprunter aux morts récents des corps humains ; qu’ils possèdent une grande force ainsi que des pouvoirs psychiques et, pour finir, qu’ils sont pourvus d’une grande intelligence qui les aide à réussir dans leurs entreprises. Pour ne pas oublier nos extraterrestres augmentés du côté méchant, les ninx, eux aussi, ont un pouvoir d’augmentation. C’est dans le tout dernier épisode que Mme Mathot, une des leurs, avoue à Patrick que cette espèce, qui prend possession du corps des humains de leur vivant, garde une partie des souvenirs de son hôte humain, ce qui lui permet une meilleure adaptation à la société terrestre, tout comme les personnages de la série iZombie 7.
Avec un bond chronologique et géographique, nous partons à la rencontre d’une jeune fille zombie, nommé Liv (Olivia) Moore, qui vit dans le Seattle du XXIe siècle. La série demeure un brillant amalgame des genres de l’imaginaire tels que l’horror, la romance, la comédie, le drame, le policier, mais avec une nouveauté absolue : contrairement à toutes les autres séries sur les zombies, celle-ci est racontée du point de vue d'un mort-vivant et ce mort-vivant est représenté par la personne de Liv8.
Plusieurs années se sont écoulées et, comme le dit Florent Favart, « cette hybridation et cette évolution des genres de l’imaginaire en général, et de la science-fiction en particulier, se sont aussi accélérées avec leur transition de la littérature aux fictions audiovisuelles 9. »
iZombie, issue de la bande dessinée homonyme créée par l'écrivain Chris Roberson et l'artiste Michael Allred, s’offre ouvertement au grand public comme un exemple de véritable transmédialité contemporaine. Cette nature transmédiatique apparaît ponctuellement dans tous les épisodes avec l’apparition des personnages en « comics books », souvent en concomitance avec un changement de scène. Un clin d’œil à l’univers pop qui contribue à renforcer l’ambiance décalée et loufoque de l’histoire.
Notre protagoniste, Liv Moore (notons : live more = vivre plus), jeune étudiante en médecine, se transforme en zombie. Depuis, elle est contrainte à manger des cerveaux humains à la fois pour survivre et pour garder une apparence qui soit le plus proche possible de l’humain. En effet, mis à part le soudain blanchissement des cheveux et de sa peau, qu’elle camoufle sous une sorte de « conversion » au style punk, la mort peine à montrer sa présence chez la jeune fille, grâce à ces repas réguliers qu’elle parvient à se procurer dans son lieu de travail : la morgue ! Ici, elle devient l’assistante d’un médecin légiste, Ravi Chakrabarti, qui, sans aucun doute, demeure le « savant fou10 » de notre histoire. Notre scientifique ami des zombies, est un personnage drôle et ironique (nous pensons aux « métablagues » sur les morts-vivants que Liv et lui s’échangent pendant qu’ils dissèquent des cadavres) ; et dans sa quête à l’antidote pour retransformer ses copains zombies en êtres humains et pour les ramener à « une vie normale », il se positionne comme le véritable faber de leur résurrection. La morgue, puisqu’elle est à la fois laboratoire d’étude de cadavres et lieu d’expérimentation et de recherches pour le retour à la vie, acquiert la fonction oxymorique de lieu de mort et de lieu de vie (ou plutôt de retour à la vie).
L’alimentation des zombies à base de cerveaux humains a cependant un important effet secondaire : le lourd héritage de certains des souvenirs et des traits de personnalité de la personne décédée qu’ils ont consommée. Ils deviennent des zombies augmentés, en somme. Ainsi Liv demeure-t-elle à la fois sportive de haut niveau, danseuse, joueuse professionnelle, biologiste, artiste peintre ou encore paranoïaque, nymphomane ou maternelle.
Comme les sentiments ne lui font pas défaut – comme aux autres zombies en réalité –, elle décide de mettre cette nouvelle capacité au service de la justice. Elle commence à se nourrir des cerveaux de victimes de meurtre pour parvenir, grâce aux visions de leurs souvenirs, à trouver leur assassin. C’est exactement à partir de là que l’autre composante fondamentale de la série, celle du drame procédural, se déclenche. Ancré sur un arc narratif plus ample qui suit le fil rouge de la chasse de Ravi au remède ainsi que de la relation amoureuse entre Liv et son ex-fiancé, chaque épisode se déroule comme une sorte de mini enquête policière indépendante de la précédente, brillamment résolue grâce aux pouvoirs transhumains, ou plutôt « transzombies », de notre héroïne.
Revenants-machines : cyborgs, clones, robots
C'est en 1923 que Gaston Leroux commence à publier, sous forme feuilletonesque, son roman La Poupée sanglante pour le journal Le Matin 11 ; et dans ce roman est créé, sûrement à l’insu de son propre auteur/créateur, le premier revenant augmenté. Le personnage en question est une créature issue de l’hybridation entre un automate, nommé Gabriel, et un homme en chair et os ou, pour mieux dire, un cerveau en synapses et neurones qui appartient à Bénédict Masson, le véritable décédé de l’histoire. Un cyborg, pour parler « postmoderne ».
Après quelques années, en 1976, la vague du steampunk commençant à pointer son nez avec ses nombreuses adaptations cinématographiques, les aventures de Bénédict Masson sont adaptées en minisérie par Robert Scipion et Marcel Cravenne 12. C’est ainsi que notre premier revenant augmenté fait son apparition au petit écran dans cette série qui demeure également un des premiers exemples d’intermédialité liée aux représentations sérielles de science-fiction.
Dans ce court feuilleton de six épisodes de 52 minutes, les créateurs gardent tous les éléments de l’œuvre de Leroux qui peuvent l’ancrer, selon nous à juste titre, dans l’univers trans- et post-humaniste. Notre savant fou chez Leroux est le résultat d’une hybridation de deux personnes et de deux savoirs : le vieux Norbert, un horloger-inventeur génial (un peu alchimiste ?), et son neveu, le chirurgien Jacques Cotentin. En d’autres termes, un savant fou double et donc « augmenté », auquel s'agrège Christine Norbert, fiancée à Jacques mais désirée par Bénédict Masson.
Notre démiurge « Norbert-Cotentin » crée Gabriel, un automate (soit l’ancêtre du robot), caché sous une magnifique apparence humaine. Grand, blond au corps sculpté et athlétique, le robot, interprété dans la série par l’acteur allemand Ludwig Gaum, demeure le parfait contrepoint à la laideur de Bénédict. Il n’y a pas de trace de mécanismes de son horloge interne : le corps de Gabriel est une enveloppe humaine qui cache son artificialité. Il s’agit d’un concept relevant d’une modernité qui nous renvoie tout de suite à l’esthétique des robots sociaux que la science moderne essaie tant de faire ressembler aux hommes.
Gabriel l’automate « meurt » une première fois au chapitre IV de la série 13, tué par la main de son créateur, et il est ressuscité, ou mieux « réparé » 14 par la suite pour accueillir l’esprit de Bénédict Masson. Quant à lui, sa mort survient à l’épisode 3 de la série et au chapitre 26 du roman : accusé à tort de meurtre, l’imprimeur-poète est guillotiné 15 devant la porte du cimetière de Melun. Selon les mots de Leroux (que nous ne retrouvons pas dans la série) : « Il embrassa le Christ, que lui tendait le prêtre, en prononçant ces mots : Celui-là, c’est un frère ! 16 » Un frère dans le martyre, certes, mais aussi dans la résurrection ?
C’est juste après ce délit que le miracle scientifique s’opère. Notre savant fou « Norbert-Cotentin », crée une créature nouvelle qui appuie sa perfection sur l’équilibre entre les capacités intellectuelles et la sensibilité poétique de Bénédict et la surnaturelle – à entendre à la fois hors du commun et artificielle – beauté de Gabriel.
Une fois revenu à la vie, notre homme-machine commence son enquête pour démasquer les véritables coupables des meurtres pour lesquels il a injustement payé. C’est ainsi que la série, toujours fidèle au roman, fait un timide clin d’œil à un autre leitmotiv de la SF : celui du personnage du détective, ou mieux, de l’herméneute, comme préfère le définir Hélène Machinal ; un herméneute qui déchiffre et interprète, en suivant « une dynamique de la révélation qui implique forcément le retour du sens associé à celui de l’ordre 17. » Il faut croire que Bénédict alias Gabriel retrouve le sens et l’ordre non pas dans la « justice faite » et dans son acquittement, mais plutôt dans le choix, cette fois-ci définitif, d'échapper, à travers le suicide, à cette liminalité dangereusement perpétuelle à laquelle son identité est désormais suspendue ; formidable roman d'amour, l'œuvre raconte en effet l'impossible passion de Gabriel pour Christine, la fille du savant Norbert et la créatrice de son beau visage ; désespérément épris, mais privé des sens qui lui permettraient de consommer charnellement cette union, Gabriel préfère s'auto-détruire plutôt que vivre une éternité... enfermé dans sa seule mécanique. C'est ce que souligne Isabelle Casta dans sa thèse : « L'engramme du corps explosé, éparpillé, émerge une dernière fois pour raconter la mort brisante de Gabriel, qui n'a trouvé que cette radicale dilapidation pour rompre l'infernale éternité à lui réservée 18. »
Pour résumer, à ce stade, il y a des spectres qui reviennent ailleurs avec leur corps et leur esprit, d’autres dont l’esprit revient dans cette vie dans un autre corps et d’autres encore qui reviennent, toujours dans cette, vie, mais avec leur propre corps. Si vous pensez que la chose est déjà assez compliquée, nous n’avons pas fini de vous étonner, car, de suite, nous allons parler de morts dont l’esprit revient dans ce monde dans leur propre corps, mais qui est, en réalité, un autre corps créé à l’image du premier.
De ces derniers morts-vivants, que non seulement la science-fiction, mais également la science, qualifierait de « clones », traite, entre autres, la série Äkta Människor (Real Humans : 100% humains en français) 19. Le feuilleton revient sur le sujet de l’immortalité, sur celui de la séparation du corps et de l’âme, et sur la question de l’identité. Lars Lundström, le créateur de la série, met en scène une société en équilibre entre utopie et dystopie où des robots androïdes au nom de hubots (mi-hommes, mi-robots) cohabitent avec les humains.
Certains relèvent des fonctions des robots classiques, d’autres sont pourvus de capacités intellectuelles et même de sentiments. Parmi ces derniers, certains, en sages élèves d’Azimov 20, collaborent avec les êtres humains. D’autres, en revanche, semblant avoir hérité l’hubris de leur propre créateur, se rebellent et revendiquent non seulement leur affranchissement du modèle sociétaire humain, mais aussi leur supériorité : « Je suis un enfant de David – je ne mourrai jamais – nous dominerons cette Terre », sont les mots du hubot Mimi (01x02).
Or, si au début de la série nous avons l’impression que les androïdes sont des simples artefacts artificiels créés ex novo par des programmateurs particulièrement doués, au début de la deuxième saison, nous découvrons que la plupart demeurent des clones d’humains. Parmi eux, le vieux père d’Inger Engman dont la conscience, téléchargée dans son corps reproduit à l’identique, est livrée à la maison dans un caisson. Un sarcophage assez pratique celui-là, car il contient même les consignes pour remettre en marche la copie humaine en réactivant ses fonctions ainsi que sa mémoire. Une sorte de guide à la résurrection qui prend effet lorsque les membres de la famille appuient sur le bouton ON/OFF.
A l’apparence conforme à l’original (à quelques détails près, tels que la peau artificiellement lisse et les iris des yeux en bleu technicolor), nos clones alternent le côté « obscur » voire frankensteinien (ils buguent, ils bloquent, leurs articulations dysfonctionnent, leur locution bute) à leur côté surhumain (ils sont visiblement doués en arts martiaux, ils sont capables de « s’auto-réparer », ils possèdent, comme toute intelligence artificielle, une capacité de calcul extraordinaire). Néanmoins, nous avons l’impression que les humains éprouvent de l’empathie pour ces fantômes artificiels, qui semblent pourtant n’être qu’une pâle reproduction de leur espèce.
Une résurrection « technologique »
Comme nous l’avons constaté, même si les personnages qui peuplent les séries de science-fiction sont en grande partie les mêmes – le détective, le savant fou, le zombie, l’extraterrestre – l’avènement des nouvelles technologies ainsi que de la culture de l’écran et de l’hyperconnectivité ont apporté des changements considérables à nos questionnements sur le monde ainsi qu’à notre manière de les problématiser et de les représenter.
Comme l’affirme Hélène Machinal, « la révolution darwinienne interrogeait les origines de l’humain tandis que les découvertes scientifiques contemporaines ont ouvert des perspectives sur une évolution de l’espèce humaine vers un “post” de l’humain. 21 »
Dans l’imaginaire trans- et post-humaniste, l’homme, à travers le dépassement de ses propres limites biologiques, s’améliore en permanence, son but ultime, hubristique selon certains, étant celui de tuer la mort. Pour ceux qui n’auront pas la chance (ou le malheur) de vivre éternellement, la science est déjà en train de concevoir son propre moyen de retour à la vie. Cette résurrection postmoderne, au nom de cryogénisation, n’est seulement qu’une des opérations dans lesquelles les savants (fous ?) de tout domaine scientifique, notamment des biotechnologies et de l’informatique, s’appliquent afin de faire reculer la fin de la vie 22. Leur travail passe par des modifications, des améliorations et des augmentations des capacités physiques et intellectuelles de l’homme jusqu’à surmonter toutes les limites biologiques de sa condition « charnelle ». Ainsi cyborgs, robots, prothèses, puces électroniques, réalités augmentées et virtuelles, mind uploading, intelligences artificielles, demeurent l’actualisation de ce désir de tuer la mort. La série américaine Altered Carbon 23 témoigne de ces changements. Sa créatrice, Laeta Elizabeth Kalogridis, nous plonge dans un univers cyberpunk, digne du décor de Blade Runner, où nous retrouvons les motifs science-fictionnels et fantastiques désormais habituels, tels la figure du protagoniste-enquêteur et du savant fou, la science- démiurge, les morts-vivants aux capacités transhumaines.
Il s’agit d’un monde où l’homme, à l’aide de l’informatique et des biotechnologies, a rendu possible un de ses désirs les plus fous : la capacité de télécharger son propre esprit sur un ordinateur en le rendant ainsi immortel 24. Les esprits des humains défunts sont en effet stockés sur des supports informatiques et transférés par la suite, par le moyen d’un stack logé en bas de la nuque, dans un corps. Celui-ci, réduit à une simple enveloppe – c’est comme cela qu’on le désigne dans la série, est conservé, en position fœtale, dans des sacs en plastique – un sarcophage post-moderne ? – attendant de se faire réceptacle du cerveau et de l’âme d’un inconnu. Il nous semble clair que cette association sac en plastique – position fœtale se présente comme une allusion effroyable à la marchandisation de la vie, un des fils conducteurs de la série.
Car si tout le monde a le droit à cette résurrection, seuls les riches peuvent choisir leur corps. Les pauvres, en revanche, prennent l’enveloppe qui leur est attribuée « d’office ». Voilà que l’eugénisme social – une des dérives de la nouvelle humanité immortelle, selon certains – sort vite de sa cachette. Dans la diégèse, l’esprit du protagoniste, Takeshi Kovacs, ressuscite, après 250 années de mort artificielle – jamais cet adjectif ne s’est montré approprié –, dans un corps beau et jeune qui a été cher payé par son futur « employeur », afin qu’il enquête sur son meurtre. Le patron appartient à la caste des heureux élus, les « maths », diminutif de « Mathusalem », du nom du patriarche biblique, synonyme de longévité 25.
Il arrive donc que, dans une pareille société qui mériterait, rien que pour cela, l’appellation de dystrophique, les ressuscités par le biais de l’argent deviennent des ressuscités augmentés, tandis que les ressuscités de droit deviennent des ressuscités diminués. La plus grande peur des détracteurs du transhumanisme se concrétise : le Dieu bon et juste de la Bible, qui assure aux âmes probes la vie éternelle, est remplacé par une Science abusive qui vend l’immortalité à quiconque est dans la mesure de se l’offrir 26. La position de la créatrice vis-à-vis de cette résurrection est claire et nette lorsqu’elle fait dire au personnage de Falconer : « Le flux et le reflux de la vie est ce qui nous rend tous égaux en fin de parcours. Le Soulèvement doit mettre un terme à l’immortalité » (01x07).
Le mind uploading et, plus en général, la numérisation de l’être humain au service de l’immortalité, est, comme le remarque Hélène Machinal, également le novum 27 de « San Junipero », un des épisodes de l’anthologique télévisuelle Black Mirror 28. La série, créée par le génie inventif de Charlie Brooker, s’interrogeant sur le rapport de l’être humain à la culture de l’écran et de l’hypermédialité de la société contemporaine, demeure une mine de questionnements sur le futur de l’« homo numéricus », dont celui de la modification du vivant. Si Real Human interroge la question de la liminalité qui est constitutive du concept même d’humanité, celle entre le corps et l’âme, dans « San Junipero », Brooker et la productrice exécutive, Annabel Jones, nous parlent d’autre frontière : celle de la liminalité spatio-temporelle entre la vie et la mort qui est traitée ici, à travers le concept d’interaction entre réalité et virtualité 29.
À l’apparence trompeuse d’une romance spatio-temporelle au début, l’histoire se déroule sur différentes décennies dans une station balnéaire nommée « San Junipero 30 ». Ici deux jeunes filles tombent amoureuses dans un décor paradisiaque que nous découvrirons par la suite n’être rien de plus qu’une réalité simulée, un endroit où les personnes âgées peuvent habiter, de manière temporaire de leur vivant ou après la mort, lorsque leur conscience y est transférée. Pendant le temps diégétique, les deux protagonistes jonglent entre « San Junipero » et le monde du vivant. Éros et Thanatos marchent (et dansent) avec elles au fil de plusieurs décennies.
Comme de nouvelles Cendrillons, à minuit elles sont contraintes de quitter leur Eden et leur corps beau, fort et jeune, pour « revenir » au monde du vivant, malade, corruptible et injuste (car, entre autres, homophobe). Un corps dont nous continuons, tout au long de l’épisode (et même après !), à interroger la nature : avatar, clone, hologramme ? Finalement, c’est leur libre arbitre qui les sauve. Toutes les deux décident de « revenir » à San Junipero et de renaitre à la vie éternelle qui, dans leur cas, coïncide avec la vie virtuelle.
À ce sujet, il nous semble d’ailleurs naturel de faire un rapport entre le lieu de stockage des consciences des défunts et les loculus cémétériaux. Le premier nous est dévoilé dans une des toute dernières scènes, on ne peut plus esthétique. Ce que nous voyons est un processeur géant qui pétille de lumières. Celles-ci sont diffusées par les pastilles informatiques qui cachent les âmes des défunts attendant le moment de leur résurrection virtuelle-éternelle. De tout l’imaginaire chrétien relatif au binôme âme-lumière, ce sont les paroles de Maître Eckhart qui nous viennent à l’esprit 31, lorsqu’il essaye d’expliquer la nature de la scintilla animae : « La véritable image de l’âme [...] celle où n’est formé rien d’extérieur ni d’intérieur, sinon ce que Dieu est lui 32. »
C’est donc avec « San Junipero » et Black Mirror que nous terminons notre analyse, et pas seulement parce que l’histoire nous a passionnée, mais parce que nous trouvons que la série reflète – son titre nous semble assez parlant à ce propos – mieux que d’autres le sentiment de la société contemporaine vis-à-vis des nouvelles technologies. Loin de considérer la résurrection technologique de « San Junipero » comme une fin heureuse, et en estimant qu’un paradis est tout de même un cimetière 33, il nous semble toutefois que, dans cet épisode, Broocker a accompli une ouverture vers une vision plus utopique que dystopique du futur. Et d’ailleurs, il nous semble pareillement avoir vu un semblant de cette même ouverture dans Real Humans (à l’instar de la tentative d’intégration des hubots dans la société de la part des hommes), comme dans iZombie (par rapport à la véritable empathie que les humains montrent à l’égard des morts-vivants).
Or, une fois conscient que cette ouverture est désormais une « réalité » du moins virtuelle, nous nous demandons, vu le caractère parfois prophétique (et démiurgique ?) de l’imaginaire de la science-fiction vis-à-vis du monde réel, si nous ne devrions pas commencer à croire que notre Gabriel-Bénédict, notre Liv, notre Takeshi, nos hubots, vont bientôt « revenir »...
- Lettres de Paul aux Corinthiens 2Co 5,14-21. Louis Second, La Sainte Bible, Société biblique française, Paris, 1965 [1910], p. 228-229.
- Jean-Pierre Manigne, Lazare dehors. Propos sur la résurrection de la chair, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 18.
- Ibid..
- Frank Darabont, Robert Kirkman, The Walking Dead, © AMC, 2010-en production.
- Guillermo del Toro, Chuck Hogan, The Strain, © FX, 2014-2017.
- Pour approfondissements sur le Jugement Dernier michélangelesque et sa lecture iconologique, nous conseillons la belle analyse de Giovanni Careri, « Le temps du jugement », Images Re-vues [En ligne], Hors-série 1 | 2008, http://journals.openedition.org/imagesrevues/876. Pour d’autres lectures du Jugement dernier dans les arts, nous renvoyons volontiers à l’analyse de Jérôme Baschet, « Une image à deux temps. Jugement Dernier et jugement des âmes au Moyen Age », Images Re-vues [En ligne], Hors-série 1 | 2008, http://journals.openedition.org/imagesrevues/878
- Rob Thomas, Mike Allred, iZombie, © The CW, 2015-2019.
- À propos du zombie en tant que narrateur interne, nous aimerions évoquer tout de même un antécédent cinématographique de iZombie. Il s'agit de Warm Bodies dont le protagoniste, R, nous fait part de ses réflexions sur sa condition de mort-vivant ainsi que sur ses sentiments par la jeune Julie. Jonathan Levine, Warm Bodies, © Summit Entertainment, 2013, 97 minutes.
- Florent Favart, Le récit dans les séries de science-fiction. De Star Trek à X-Files, Paris, Armand Colin, 2018, p. 17.
- Pour approfondissements sur la figure du savant fou, voir : Hélène Machinal (dir.), Le Savant fou, Rennes, PUR, 2013 ; Hélène Machinal, Posthumains en série. Les détectives du futur, Rennes, PUR, 2020.
- Avec une incroyable rapidité, l’œuvre a été publié en volume par les soins de Tallandier l’année suivante.
- Robert Scipion, La Poupée sanglante, © Antenne 2, 1976.
- Dans le roman de Gaston Leroux, La poupée sanglante, feedbooks, 1923, p. 20. Dans la série nous voyons le père qui élimine Gabriel à coup de bâtons (01x01, 20:29).
- Il nous semble important de faire remarquer au lecteur que, à nos jours, au sein du champ trans et post-humaniste, en parlant des soins médicaux à venir sur le corps humain, on emploie de plus en plus le verbe « réparer », en montrant par là une conviction (ou une crainte) concernant la nature « mécanique » du corps de l’homme du futur.
- Ne pouvant pas détailler ici la signification que la tête assume au sein de l’imaginaire zombie – rappelons tout de même que la décapitation anéantit définitivement tout semblant de vie chez le mort-vivant, il nous semble opportun de nous attarder, en revanche, sur certaines théories de la science moderne concernant la condition du décapité, en particulier celle selon laquelle l’homme à la tête coupée vivrait encore pendant une ou deux minutes, nonobstant le fait qu’il perde tout contact avec le monde extérieur.
- Gaston Leroux, La poupée sanglante, feedbooks, 1923, p. 201.
- Hélène Machinal, Posthumains en série. Les détectives du futur, op. cit, p. 48.
- Isabelle Casta, Le Corps comme territoire de fiction dans quelques romans de Gaston Leroux, thèse, Université de Picardie, 1992, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 184.
- Lars Lundström, Äkta människor (Real Humans : 100 % humain), © SVT1, 2012-2014.
- Isaac Azimov, biochimiste et écrivain, est l’auteur réputé de beaucoup d’œuvres de science-fiction et le concepteur de trois lois de la robotique. Il s’agit de trois règles (quatre par la suite) auxquelles les robots positroniques de ses romans sont censés se soumettre afin de ne pas nuire à l’être humain et de pouvoir mener avec lui une existence pacifique. Cf. Jean-Claude Heudin, « Les trois lois d’Azimov », Futura tech., 14/03/2019, https://www.futura-sciences.com/tech/dossiers/robotique-trois-lois-robotique-1836/page/2/.
- Hélène Machinal, Posthumains en série. Les détectives du futur, op. cit., p. 10.
- Pour approfondissement sur la cryogénisation ou cryonie : Martin Ouellet-Diotte, « Se cryogéniser pour repousser la mort », ICI EXLPORA, 01/08/2019 : https://ici.exploratv.ca/blogue/cryogenisation-repousser-la-mort-cryonics-institute-cryonie/.
- Laeta Kalogridis, Altered Carbon, © Netflix, 2018-2020. Cette série est tirée d'un roman de l’auteur anglais Richard K. Morgan, publié au Royaume-Uni en 2002 et lauréat du prix Philip K.-Dick 2004. La traduction française, par Ange (pseudonyme d'Anne et Gérard Guéro), est parue en France chez Bragelonne en 2003.
- Pour plus d’approfondissements sur le mind uploading, nous conseillons les ressources du site : Mind uploading, Realising the goal of substrate independent minds. http://www.minduploading.org/.
- Metuschélah vécut, après la naissance de Lémec, sept cent quatre-vingt-deux ans ; et il engendra des fils et des filles. Tous les jours de Metuschélah furent de neuf cent soixante-neuf ans ; puis il mourut. (Genèse 5,27).
- Ici un intéressant débat sur cette question : Technoprog, « Technoprogressisme : à propos de prétendues contradictions internes et de l’idéologie capitaliste », Association française transhumaniste Technoprog, 10/05/2020, https://transhumanistes.com/technoprogressisme-a-propos-de-pretendues-contradictions-internes-et-de-lideologie-capitaliste/.
- Hélène Machinal, Posthumains en série. Les détectives du futur, op. cit., p. 18.
- Charlie Brooker, Black Mirror, © Channel 4 – Netflix, 2011-2014, 2016-en production.
- Les deux créateurs avaient abordé le concept de conscience virtuelle dans deux épisodes précédents : « Blanc comme neige » (titre original : White Christmas) et « Bientôt de retour » (titre original : Be right back), respectivement spécial de Noël 2014 et épisode1 de la saison 2.
- Pour ce qui concerne le nom « Junipero », nous pensons à la fois au latin iuniperus (genévrier en français), qui indique un arbuste répandu dans le monde dont une des caractéristiques est, du moins pour certaines espèces, de pouvoir vivre plus de 1 000 ans. Nous pourrions également remarquer que Juniper étant, surtout dans les pays anglophones, un prénom pouvant être porté par une personne de sexe masculin et féminin, on peut y lire une allusion à l’homosexualité des jeunes protagonistes qui est enfin acceptée dans leur nouvelle vie.
- Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (1260-prob.1328), était un théologien et philosophe dominicain, le premier des mystiques rhénans. Ses enseignements reposent sur deux piliers : l’importance du détachement qui permet, par la place qu’il laisse à Dieu dans l’âme, de progresser dans la vie spirituelle, et la foi en cette certitude, qui est la Trinité.
- Maître Eckhart, Sermon 10, JAH I, p. 109. Pour approfondissements : Isabelle Raviolo, « L’étincelle de l’âme et la cavité à l’endroit du cœur du Christ dans les Saints sépulcres monumentaux », Revue des sciences religieuses [En ligne], 88/1 | 2014, http://journals.openedition.org/rsr/1127.
- Nous pensons ici aux mots du mari de Kelly qui a fait le choix de pas « revenir » à « San Junipero » en préférant ne pas vivre dans « ce putain de cimetière » (03x02, 52:84) et en choisissant de rester à jamais dans le monde des morts.