« There’s simply not a more congenial spot for happily-ever-aftering » : le rêve utopique de Camelot

« There’s simply not a more congenial spot for happily-ever-aftering » : le rêve utopique de Camelot

Par BRETON Justine

Selon les différentes versions de la légende du roi Arthur, le nom de « Camelot » renvoie tantôt au château du souverain, tantôt à l’ensemble de son royaume par un effet de synecdoque. La littérature médiévale, en écho aux pratiques factuelles de cette même époque, décrit le roi Arthur comme un souverain itinérant, se déplaçant de château en château avec toute sa cour en fonction de ses envies et du passage des saisons. La grandeur arthurienne s’exprime à travers les nombreux lieux de résidence royaux, parmi lesquels les cités de Carduel, Tintagel, Nantes ou encore Windsor. Toutes ces villes fortifiées, mentionnées par Chrétien de Troyes au XIIe siècle, accueillent ponctuellement le roi et l’ensemble de ses chevaliers. Au XVe siècle, l’auteur britannique Thomas Malory ajoute à ces noms prestigieux celui de Camelot, qu’il identifie à Winchester. Évoquant dans son Morte Darthur (1485) une épée qui descend le cours d’une rivière, l’auteur en profite pour décrire brièvement le cadre géographique : « Il en fut ainsi de nombreuses années puis, par aventure, elle descendit au gré du courant jusqu’à la cité de Camaalot (en anglais Winhester) 1. » Par la suite, les réécritures successives de la légende n’ont toutefois retenu qu’une seule cité arthurienne, indépendante de toute ville préexistante : Camelot.

Lieu légendaire de pouvoir, traditionnellement associé au mythe du roi Arthur, Camelot semble avoir développé au cours des siècles sa propre légende. Sans revenir sur les nombreuses recherches archéologiques qui tentent toujours de situer avec précision la cité arthurienne, il est toutefois possible d’étudier la représentation de Camelot dans l’imaginaire populaire, et ce en particulier grâce aux adaptations et aux détournements audiovisuels des sources littéraires médiévales. Car c’est peut-être justement cette indétermination géographique et historique qui permet à ce Camelot fantasmé de revêtir un nombre croissant de valeurs à la fois féodales et pastorales. Ce paradoxe trouve son origine dans la légende arthurienne elle-même, qui dès le Moyen Âge renvoie à un règne guerrier mais glorieux, incarnant à la fois une force armée et une paix juste. Camelot regroupe donc ces deux systèmes de valeurs apparemment opposés, jusqu’à devenir le symbole d’une force noble et juste, et l’emblème d’un royaume utopique.

Les adaptations audiovisuelles du mythe arthurien, notamment celles fondées sur des réécritures modernes de la légende, proposent de faire de la cité de Camelot un symbole politique majeur, matérialisant en un espace fortifié les idéaux défendus par le souverain. Bien souvent, Camelot incarne alors la « bonne démocratie 2 », par opposition aux pouvoirs tyranniques des ennemis du royaume, contre lesquels le roi Arthur et ses chevaliers de la Table ronde combattent pour instaurer un monde meilleur. Cette représentation, largement soutenue par la filmographie, apparaît en germe dans les hypotextes médiévaux, qui insistent sur l’image glorieuse de la cour arthurienne. Ainsi, bien que le nom de Camelot n’apparaisse que tardivement, la cour du souverain est déjà perçue dès le XIIe siècle comme le lieu de convergence des plus grands chevaliers et des plus importants personnages du royaume. Dans son Historia Regum Britanniae (c. 1138), Geoffroy de Monmouth présente l’entourage d’Arthur comme une concentration du pouvoir, de la richesse et de la beauté du monde connu. La chronique décrit ainsi l’influence positive de la cour :

 

Arthur invita alors les plus nobles personnalités de royaumes lointains ; il entreprit d’augmenter sa suite et sa cour fut le lieu d’une telle courtoisie qu’elle devint un modèle à suivre pour les peuples éloignés. Par conséquent, les hommes de très haut rang, stimulés par cet exemple, n’avaient d’autres préoccupations que de se vêtir ou de porter les armes à la manière des chevaliers d’Arthur. La renommée de la largesse et de la bravoure du roi se répandait aux confins de la terre  3.

 

La cour arthurienne apparaît comme un lieu qui non seulement suscite l’admiration, mais qui par ailleurs incite chacun au meilleur. Dans cette perspective, Camelot – s’il est possible d’appliquer par métonymie ce nom à la cour du roi Arthur – constitue un exemple de comportement politique, civilisé et courtois. L’exemple de Camelot dépasse les limites du royaume arthurien, et paraît s’étendre sur l’ensemble des civilisations. Cette représentation glorieuse est reprise dans les romans de Chrétien de Troyes, lesquels contribuent largement à développer l’atmosphère courtoise associée au pouvoir d’Arthur. Dans son œuvre Érec et Énide (c. 1170), l’auteur présente la cour en ces termes : « Jamais une cour aussi splendide ne s’était vue. Il y avait là beaucoup de bons chevaliers ardents, courageux et fiers, de hautes dames et des demoiselles, filles de rois, nobles et belles 4. » Le souverain semble en permanence entouré des personnages les plus beaux et les plus puissants, si bien que sa cour se caractérise tant par son aspect matériel que par sa dimension humaine.

Le rôle politique de la cour du roi Arthur, ainsi que son influence décisive sur les terres et les royaumes voisins, sont particulièrement mis en évidence dans la réécriture moderne de T.H. White. Dans The Once and Future King (1958), l’auteur britannique retrace le long processus politique, chevaleresque et symbolique mené par le souverain pour créer cette grandeur de Camelot. Après plusieurs années de règne, le roi Arthur parvient, grâce à son travail civilisateur et au soutien de ses chevaliers, à extraire le royaume du chaos dans lequel il était auparavant plongé depuis de nombreuses années. La grandeur touche alors tous les aspects de la vie de cour : « L’art de la table, également, avait atteint un niveau de civilité bien supérieur au nôtre […] – désormais, il y avait de la musique et de la lumière 5. » Chaque fois, l’élégance de la cour et de ses membres sert à traduire la grandeur politique de tout le royaume : Camelot cristallise les valeurs glorieuses associées au légendaire pouvoir arthurien. Dans son œuvre, T.H. White tend en effet à limiter la représentation courtoise de Camelot, telle que suggérée depuis le Moyen Âge, pour mieux privilégier son poids politique. La cour d’Arthur attire ainsi les jeunes chevaliers issus de pays voisins, qui contribuent par leur présence à augmenter toujours plus la renommée de Camelot : « Les jeunes chevaliers ambitieux affluaient de toute l’Europe pour rejoindre la célèbre cour 6. » Lancelot, décrit comme un chevalier d’origine française et donc étranger au royaume arthurien, se rend lui-même à Camelot pour prendre part à cette aventure politique. T.H. White renvoie ici à la tradition évoquée par Chrétien de Troyes au XIIe siècle : dans plusieurs de ses romans, l’auteur médiéval rappelle que la renommée de la cour arthurienne est telle qu’elle dépasse les frontières du royaume, et que Camelot attire de jeunes chevaliers venus de tous horizons. Ainsi, dans Cligès (c. 1176), Alexandre choisit de se rendre à la cour d’Arthur : « Il avait entendu parler du roi Arthur qui régnait alors, et des barons qui lui tenaient chaque jour compagnie, parce que sa cour était l’objet de respect et d’admiration partout dans le monde 7. » Le jeune héros souhaite en effet voir « ce roi et ses barons tellement renommés pour leur courtoisie et leur prouesse 8. » La gloire de la cour arthurienne attire ainsi de jeunes chevaliers, qui à leur tour contribuent à amplifier cette renommée par leurs prouesses et leur attitude courtoise, dans une logique de cercle vertueux. Dès le Moyen Âge se développe alors l’image utopique de Camelot, espace de grandeur, de richesse et de vertu, qui concentre les valeurs chevaleresques traditionnellement associées à Arthur et aux chevaliers de la Table ronde.

 

Camelot apparaît comme un lieu puissant et le symbole d’une grandeur idéale, pour laquelle les chevaliers combattent et sont prêts à mourir. Cette image est particulièrement soulignée aux XXe et XXIe siècles par la filmographie, qui met en scène des combats épiques débutant bien souvent par l’affirmation des valeurs défendues par les guerriers. La série britannique Merlin (BBC One, 2008-2012) et la série canado-irlandaise Camelot (Starz, 2011) multiplient les passages au cours desquels les chevaliers et le roi, avant de lancer leur attaque, s’écrient : « Pour Camelot 9 ! » Cette exclamation est parfois étoffée, et déclinée sous diverses formes, à l’instar de : « Pour l’amour de Camelot 10 ! » Plus qu’un rappel des raisons pour lesquelles les chevaliers combattent, le nom de Camelot devient un cri de guerre, un symbole de ralliement et un moyen de stimuler le courage des combattants. Dans ces représentations dynamiques, le nom de Camelot est le plus souvent accompagné d’un mouvement vertical d’épée, par lequel le héros, menant ses troupes, les incite au combat. Dans les scènes de guerre, l’évocation d’un lieu comme symbole d’un idéal supérieur est largement reprise par la filmographie épique et par la fantasy. Le rappel du nom de Camelot renvoie ici le héros, qu’il soit chevalier ou non, à des valeurs qui transcendent sa propre existence, et qui survivront même si lui périt au combat. Le film First Knight (1994) de Jerry Zucker adopte cette représentation lorsque le roi Arthur, mettant en danger sa propre vie, choisit d’inciter son peuple à combattre pour sa liberté et pour la défense des valeurs de Camelot. Puis, mortellement blessé par l’un de ses ennemis, le souverain s’adresse à ses sujets dans un dernier geste héroïque, et affirme : « Camelot vit 11 ! » Les valeurs représentées par Camelot dépassent la personne d’Arthur, dont l’existence est mise au service du royaume. Cette insistance sur le rôle à la fois politique et symbolique de Camelot est notamment due à la filmographie hollywoodienne, qui tend à suggérer l’existence d’un lien de parenté entre la cour légendaire d’Arthur et la puissance moderne des États-Unis. Comme le note Susan Aronstein, ces adaptations audiovisuelles

 

[...] exaltent les vertus d’une supposée chevalerie démocratisée, et représentent les États-Unis comme le véritable héritier de l’utopie qu’est Camelot. Ces mises en scène suggèrent que revenir aux valeurs de l’époque du roi Arthur permettrait d’assurer la paix et la prospérité dans le pays et d’imposer à l’étranger une autorité américaine bénéfique  12.

 

L’exemple que constitue la cour arthurienne dans la littérature médiévale continue ainsi d’étendre son influence à travers la transmission littéraire et artistique du mythe : dans la filmographie actuelle, Camelot devient un emblème politique et un idéal dont les époques modernes pourraient – ou devraient – s’inspirer, comme le suggèrent parfois les cinéastes 13.

Ces représentations, tant littéraires qu’audiovisuelles, insistent sur l’image positive et glorieuse de Camelot. La légendaire cour du roi Arthur est un lieu de fête et de courtoisie qui réunit tous les raffinements. Cet élément demeure l’un des fondements littéraires de la cour, telle qu’elle est déjà présentée dans les hypotextes médiévaux, à l’instar de l’Historia Regum Britanniae (§ 157). Au-delà de son influence politique, la cour arthurienne brille par sa beauté, son luxe, et par la courtoisie des dames et des chevaliers qui la composent. Par une construction hyperbolique, la compagnie la plus restreinte reçue par le souverain comprend tout de même plusieurs milliers de chevaliers, tous plus valeureux les uns que les autres : « le roi Arthur tenait sa cour privée, faisant la fête avec seulement trois mille chevaliers de valeur 14. » La grandeur de la cour apparaît jusque dans le nombre des membres qui la composent.

 

Dans l’imaginaire collectif, soutenu par les représentations cinématographiques consacrées à la légende arthurienne, Camelot, lieu de tous les raffinements, est également une cité parfaite, prenant parfois des allures de château de conte de fées. C’est dans cette logique que le château apparaît pour la première fois dans le film musical Camelot (1967), réalisé par Joshua Logan d’après la comédie musicale du même nom créée par Alan Jay Lerner et Frederick Loewe en 1960. Lorsque le souverain présente le royaume à Guenièvre dans la première partie du film, il cherche à lui faire voir la cité de façon positive, comme lui l’a toujours vue. Il explique : « Voyez-vous ce château ? […] Et bien il avait tendance à s’illuminer de teintes roses 15. » Cette description méliorative est accompagnée d’une modification de l’éclairage, nimbant le château au loin – par ailleurs très peu « médiéval » dans sa représentation – d’une douce lumière rose. La musique suit également cette mise en valeur. À travers la forêt et la neige, la cité de Camelot semble tirée d’un monde merveilleux, et devient un espace de féérie, de magie et de fête. Les adaptations audiovisuelles de la légende arthurienne contribuent à développer cette image de Camelot en tant qu’espace de rêve, qui suscite la fascination. Par exemple, dans son célèbre film Excalibur (1981), John Boorman présente d’abord l’extérieur grandiose du château, avant de faire découvrir au spectateur l’intérieur de l’enceinte en suivant le personnage de Perceval. Le jeune garçon, encore étranger à la cour, admire la beauté et le fourmillement des lieux. Sur son chemin, il croise des jongleurs, des magiciens, mais également des astronomes, des alchimistes et des architectes 16. Camelot, dont le nom est rapidement associé à l’espace dans une annonce emphatique du chevalier Lancelot, apparaît non seulement comme un lieu de fête et de divertissement courtois, mais également comme le point de convergence de la culture et de l’instruction.

 

Au fil des réécritures et des adaptations audiovisuelles se forme l’image d’un royaume idéal, où tout révèle l’excellence du règne arthurien. Camelot, symbole à la fois politique et merveilleux, se caractérise par sa perfection, et ce jusque dans son climat ! Cette image étonnante, absente de la littérature médiévale où Camelot n’est qu’une cité arthurienne parmi d’autres, est développée au XXe siècle par T.H. White, qui dans The Once and Future King brosse le portrait d’un royaume idyllique, n’attendant que le bon souverain pour faire correspondre un ordre politique bénéfique à sa beauté naturelle. Non sans humour, l’auteur décrit le caractère exceptionnel du climat britannique :

 

Mais dans l’Ancienne Angleterre, il y avait une merveille plus grande encore. Le climat savait se tenir.

Au printemps, les petites fleurs sortaient docilement dans les prés, la rosée étincelait, et les oiseaux chantaient. En été, une douce chaleur s’étendait sur pas moins de quatre mois et, s’il pleuvait juste assez pour les besoins de l’agriculture, les choses s’arrangeaient suffisamment bien pour que la pluie tombe lorsque tout le monde était au lit. À l’automne, les feuilles brillaient et vibraient sous le vent d’ouest, tempérant avec splendeur leur triste adieu. Et en hiver, lequel se limitait par prescription officielle à deux mois seulement, la neige recouvrait tout de façon uniforme, sur près d’un mètre d’épaisseur, mais ne fondait jamais en une boue glacée  17.

 

Habilement, T.H. White suggère que le ciel lui-même ajoute à la grandeur du royaume en proposant un climat parfait, respectant à la fois les attentes estivales, hivernales, et les besoins de l’agriculture. Cette vision d’un lieu idyllique n’est donc pas circonscrite au seul château de Camelot, mais englobe tout le royaume : le château, la cité et le royaume se mêlent en une vision positive et utopique.

À la suite de The Once and Future King, cette idée d’un climat idéal est également reprise dans l’une des premières chansons de la comédie musicale d’Alan Jay Lerner et de Frederick Loewe. Ce numéro musical, justement intitulé « Camelot », donne son nom à l’œuvre, et permet de présenter le royaume d’Arthur : alors que le souverain tente de montrer à Guenièvre les immenses qualités de la cour, il énumère longuement et de façon hyperbolique les bienfaits climatiques de tout le pays. Cette chanson, à la fois drôle et touchante, traduit l’espoir qu’a le jeune roi de faire apprécier son royaume à sa future épouse, qui semble le découvrir pour la première fois – ou qui, du moins, perçoit pour la première fois la cité de Camelot à travers les yeux émerveillés d’Arthur. Les deux jeunes gens se rencontrent dans cette scène, et leur conversation porte alors sur le potentiel et la beauté du royaume. En 1967, cette présentation musicale de Camelot est reprise dans l’adaptation cinématographique de Joshua Logan, où Arthur, après avoir souligné les reflets roses que prend le château au loin, précise :

 

La couronne l’a déclaré :

Le climat doit être parfait toute l’année.

Une loi a été passée il y a bien longtemps :

Juillet et Août ne peuvent être trop chauds.

Et il y a une limite légale à la hauteur de la neige, ici,

À Camelot.

L’hiver est proscrit jusqu’en décembre,

Et disparaît dès les premiers jours de mars.

Par ordre royal, l’été s’attarde jusqu’en septembre,

À Camelot  18.

 

Cette description, qui fait directement écho à l’œuvre de White, permet au jeune Arthur de convaincre Guenièvre de rester. La future reine semble d’abord succomber au charme idyllique de Camelot, avant de tomber amoureuse du souverain. Il est logique de voir qu’un royaume n’est jamais si beau qu’aux yeux de son roi : Arthur trace avec humour une image météorologique utopique de Camelot, afin d’en souligner la beauté en toutes saisons. Cependant, cette représentation permet à Guenièvre de découvrir le royaume sous un autre jour : il ne s’agit plus du territoire inconnu où elle a été envoyée pour épouser un roi qu’elle n’a jamais vu, mais d’un espace de rêve, ouvert à de nouvelles possibilités, où elle rencontre un jeune homme charmant – qu’elle ignore encore être Arthur lui-même. Le rêve arthurien s’étend depuis le cœur du royaume jusque dans le ciel bleu de Camelot.

 

Si Camelot apparaît chaque fois comme un espace idéal, c’est avant tout parce que le château du roi est bâti pour représenter une série de valeurs. Loin de se limiter à n’être qu’une place forte, Camelot incarne un idéal politique et humain. Depuis le milieu du XXe siècle, la filmographie dispose de trois possibilités majeures afin de décrire cette relation intrinsèque entre le château arthurien et les valeurs positives qu’il représente : présentation par anticipation, présentation simultanée ou présentation a posteriori.

1) La description par anticipation apparaît lorsque Camelot n’est pas encore la cité idéale bâtie par le roi Arthur. Le jeune souverain évoque alors un rêve à la fois politique et symbolique, qui serait matérialisé par un emblème du pouvoir – un immense château, suscitant l’admiration de tous. C’est dans cette perspective, caractéristique de la jeunesse du personnage d’Arthur, que la cité de Camelot est notamment annoncée dans le film d’animation Merlin l’Enchanteur (2006), de Patrick Chéreau et Jean-Marc Leprêtre. Le jeune héros, accompagné de Guenièvre, imagine au cours de ses jeux d’enfant un monde égalitaire, et pose ainsi les bases de sa politique future :

 

Arthur : Parfois je rêve de trouver un endroit […] où tous seraient égaux.

Guenièvre : Un endroit beau, et parfait, comme un palais étincelant dont les tours s’élèveraient jusqu’au paradis, un endroit pur et paisible.

Arthur : Et où personne ne nous dirait ce qu’on doit faire.

Guenièvre : Je ne crois pas qu’un tel endroit existe.

Arthur : Dans ce cas je n’aurai qu’à le construire  19 !

 

Le futur souverain, ignorant encore sa destinée, propose ici ce qui semble être une solution évidente et naïve à un problème simple : si un tel château merveilleux permettant l’égalité de tous n’existe pas encore, il suffit de le bâtir. Le jeu d’enfants annonce la création de Camelot, qui apparaît à la fois comme un espace rêvé, un palais merveilleux et le lieu de tous les possibles – en rêvant de bâtir une telle structure, Arthur souhaite en effet pouvoir échapper au joug des adultes, et accéder à son indépendance en vivant paisiblement avec Guenièvre. Ainsi, pendant que les deux enfants laissent libre cours à leur imagination, la silhouette d’un immense château se dessine dans le ciel, illustrant le rêve conjoint d’Arthur et de Guenièvre. De nouveau, les nuages et le ciel traduisent la beauté et la grandeur d’un espace matérialisant des valeurs de justice et d’égalité. Si le nom de Camelot n’est pas encore mentionné ici, aucun doute ne subsiste pour autant sur le futur lieu à construire : le royaume d’Arthur sera à la fois beau et bon, et son centre exaltera les plus grandes vertus.

2) La filmographie propose également des exemples de présentation simultanée des valeurs de Camelot, alors que le château est déjà construit. Les personnages rappellent alors les idéaux arthuriens, dont Camelot est une matérialisation. C’est ainsi que, dans First Knight de Jerry Zucker, le roi accueille Lancelot à sa cour, et lui présente les fondements politiques et humains sur lesquels repose son règne : « Ici nous estimons que chaque vie est précieuse, même la vie des étrangers 20. » De même, face à son ennemi Méléagant, Arthur prône la grandeur symbolique de Camelot, mise en évidence par le système législatif et judiciaire défendu par le souverain : « Certaines lois asservissent les hommes. D’autres les affranchissent. Soit ce que nous considérons comme bon, juste et vrai est en effet bon, juste et vrai pour tous, sous l’autorité divine, soit nous ne sommes qu’une tribu de voleurs de plus 21 ! » Il est à noter que, si Camelot et ses valeurs sont intrinsèquement liées, les idéaux soutenus par Arthur et ses chevaliers transcendent la matérialité des lieux : le rêve que constitue Camelot ne se limite pas à son enceinte, mais s’étend sur l’ensemble du royaume, voire au-delà de ses frontières, dans une perspective d’universalité. Le cinéma hollywoodien insiste tout particulièrement sur cette image politique et idyllique de Camelot. Selon Susan Aronstein, la cité arthurienne apparaît ainsi comme « une utopie politique fondée par un gouvernement consensuel et proto-démocratique, qui garantit paix et prospérité pour chacun – jusqu’aux paysans – sous la protection d’une loi universelle et impartiale 22 ». Le rappel des enjeux politiques et humains sur lesquels est fondé le pouvoir du roi Arthur permet de définir ou de redéfinir la grandeur de Camelot, et de suggérer une ligne directrice à suivre pour l’avenir. Ainsi, dans la série Camelot, le rêve politique que représente la cité est évoqué à travers un conte pour enfants, raconté par Merlin à un jeune garçon orphelin. L’enchanteur, dont l’image contribue à la gloire ici naissante de Camelot, évoque le royaume que le roi Arthur est en train de bâtir :

 

Il était une fois, dans un royaume où le soleil brillait toute l’année, un endroit appelé Camelot, où un jeune roi, son valeureux champion et leurs guerriers combattaient pour la liberté de leur peuple. Et dans ce lieu, chaque orphelin était recueilli et protégé […] Vois-tu, nul n’était sans espoir, peu importe son origine. À Camelot, il y avait une place pour chacun  23.

 

De nouveau, la douceur du climat constitue le premier élément de cette description utopique. Merlin cherche par ailleurs à transmettre les valeurs fondatrices de la cité à ce jeune garçon, lequel est perçu comme un héritier des idéaux de Camelot. Plus qu’un château, Camelot est un rêve social et politique qu’Arthur et les siens souhaiteraient voir devenir réalité. La série Merlin développe à son tour cette image de grandeur, en suggérant que les valeurs telles que la loyauté et la confiance transcendent la cité royale et l’ensemble du royaume. Les éléments positifs naissent de Camelot, avant de s’étendre. Le jeune Arthur, découvrant encore les balbutiements du pouvoir royal, met en évidence le rôle essentiel de l’idéal que représente Camelot. Il observe : « Camelot a été fondé sur la confiance et la loyauté. Tant que nous restons fidèles à ces idéaux, nous ne serons jamais vaincus 24. » Même dans la guerre et la souffrance, le nom de Camelot demeure un symbole d’espoir du fait des valeurs positives qu’il représente.

3) Bien que l’association d’une image glorieuse et de valeurs d’égalité et de justice constitue une constante des représentations de Camelot, certaines adaptations audiovisuelles en privilégient une description a posteriori, une fois la superbe de Camelot passée, ou du moins lorsqu’elle apparaît sur son déclin. Cette perspective se perçoit notamment dans les mises en scène qui déplacent le cadre médiéval de la légende arthurienne, et privilégient un contexte moderne. Ainsi, la série The Librarians (Turner Network Television, 2014- ), qui n’entretient apparemment que peu de liens avec le Moyen Âge légendaire du roi Arthur, présente toutefois de nombreux clins d’œil au mythe et à la grandeur traditionnelle de Camelot. Par exemple, le chevalier Lancelot, apparaissant ici vieilli et hors de son époque, cherche au XXIe siècle à modifier le cours du temps pour revenir à la cour arthurienne. Si le personnage est conçu comme une figure négative, contre laquelle les héros doivent combattre, il rappelle toutefois la gloire passée de Camelot, qu’il cite en justification de son action destructrice. Il explique : « Tout était parfait : un roi juste, des chevaliers honorables, de la magie pour contrôler le monde… C’était un monde parfait 25. » Des siècles plus tard, à travers une conception moderne de la légende, Camelot demeure le symbole d’un espace-temps idéal. Sans sombrer dans un pessimisme mélancolique, les adaptations audiovisuelles de la légende tendent cependant à présenter la cité arthurienne comme un exemple passé devant servir d’inspiration pour l’avenir – un idéal condamné à disparaître, pour mieux renaître par la suite.

 

Conclusion

Si le retour à Camelot s’avère le plus souvent impossible pour les personnages, comme le suggèrent les réalisateurs Terry Gilliam et Terry Jones dans Monty Python and the Holy Grail 26 (1975), l’image glorieuse de la cité demeure. S’appuyant sur la représentation des cités arthuriennes dans la littérature médiévale, le cinéma et la télévision mettent en valeur le château et le royaume du roi Arthur en tant qu’espaces de paix, de gloire, et même de ciel bleu. Cette image idyllique accentuée par les représentations audiovisuelles souligne le fait que Camelot constitue un royaume de l’imaginaire, qui peine à être mis dans la perspective de contextes réels. Qu’il s’agisse du pouvoir politique, des enjeux sociaux ou des conditions météorologiques, nul espace ne correspond à l’image hautement utopique forgée par les sources littéraires et audiovisuelles. Contrairement à des mythes similaires, tels que l’Eldorado, Camelot n’apparaît pas comme un lieu préexistant, que les chevaliers n’auraient qu’à trouver : Camelot constitue un modèle de cité idéale qu’il convient de bâtir. Ainsi, sa grandeur réside dans sa construction même. Ce royaume légendaire, et contraint à rester par sa nature utopique au seul statut de légende inaccessible, revêt des valeurs positives qui demeurent synonymes d’espoir plus de cinq siècles après la première apparition du nom du château arthurien dans la littérature. Rêve politique et utopie sociale, le tout dans un cadre digne d’un conte de fées : la cité imaginaire du roi Arthur constitue un espace de gloire et de prospérité pour tous, qui continue de fasciner cinéastes et spectateurs, tant par sa beauté que par son caractère illusoire.

 

  1. « And so by adventure hit swamme downe by the streme unto the cité of Camelot, that ys in Englysh called Wynchester. » Thomas Malory, Le Morte Darthur, éd. Stephen H.A. Shepherd, New-York, Norton & Company, 2004, livre II, chap. 19, p. 61. Traduction Pierre Goubert, Le Roman du roi Arthur et de ses Chevaliers de la Table ronde (Le Morte d’Arthur), Nantes, L’Atalante, 1994, p. 100.
  2. Isabelle Cani, « Le roi qui ne peut pas mourir », dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 11|2004, mis en ligne le 10 octobre 2007, p. 6.
  3. « Tunc, invitatis probissimis quibusque ex longe positis regnis, coepit familiam suam augmentare tantamque facetiam in domo sua habere, ita ut aemulationem longe manentibus populis ingereret. Unde nobilissimus quisque incitatus nihili pendebat se, nisi sese sive induendo sive in arma ferendo ad modum militum Arturi haberet. Denique, fama largitatis atque probitatis illius per extremos mundi cardines divulgata. » Geoffroy de Monmouth, Historia Regum Britanniae, éd. Edmond Faral, La légende arthurienne, études et documents, vol. III : Documents : Historia Britonum, Geoffroy de Monmouth : Historia Regum Britanniae et Geoffroy de Monmouth : Vita Merlini, Paris, Honoré Champion, 1929, § 154, p. 238. Traduction de Laurence Mathey-Maille, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 214.
  4. « Einz si riche ne fu veüe, / Que mout i ot boens chevaliers, / Hardiz et conbatanz et fiers, / Et riches dames et puceles, / Filles de rois, gentes et beles » Chrétien de Troyes, Érec et Énide, dans Œuvres complètes, éd. Daniel Poirion, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, v. 30-34. Traduction Peter F. Dembowski, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, op. cit., p. 3-4.
  5. « The manners of the table, too, had reached a pitch of civilization far beyond our own […] – now there was music and light. » T.H. White, The Once and Future King, t. III, The Ill-Made Knight, New-York, Ace Books, 1996, chap. 25, p. 446. Traduction inédite.
  6. «[The] young, ambitious knights of Europe flocked to the great court » Ibid., chap. 25, p. 447. Traduction inédite.
  7. « Oï ot feire menssion / Del roi Artus qui lors reignoit / Et des barons que il tenoit / An sa conpaignie toz jorz, / Par qu’estoit dotee sa corz / Et renomee par le monde. » Chrétien de Troyes, Cligès, dans Œuvres complètes, op. cit., v. 68-73. Traduction Philippe Walter dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, op. cit., p. 174-175.
  8. « Le roi et ses barons, / De cui si granz est li renons / De corteisie et de proesce » Ibid., v. 151-153. Traduction Philippe Walter dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, op. cit., p. 176.
  9. « For Camelot ! » Julian Jones, Jake Michie, Johnny Capps et Julian Murphy, Merlin, 01x05, Lancelot © BBC One, Shine et BBC Wales, 2008, 35:43 ; Chris Chibnall et Michael Hirst, Camelot, 01x09, The Battle of Bardon Pass © Starz, Starz Entertainment, GK Films, KA Television Productions, Take 5 Productions, CBC, CPTC, OFTTC, Ecosse Films, Octagon Films, Starz Originals et World 2000 Entertainment, 2011, 24:16.
  10. « For the love of Camelot ! » Julian Jones, Jake Michie, Johnny Capps et Julian Murphy, Merlin, op. cit., 03x13, The Coming of Arthur, Part 2, 2010, 35:40; 05x12, The Diamond of the Day, Part 1, 2012, 38:15; 05x13, The Diamond of the Day, Part 2, 2012, 04:17.
  11. « Camelot lives ! » Jerry Zucker, First Knight © Columbia Pictures Corporation et First Knight Productions, 1994, 01:53:40.
  12. « exalt the virtues of a putatively democratized chivalry and figure America as the true heir to Camelot’s utopia, arguing that returning to the values of the days of King Arthur will ensure national peace and prosperity in the homeland and enforce a desirable American authority abroad. » Susan Aronstein, Hollywood Knights: Arthurian Cinema and the Politics of Nostalgia, New-York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 2. Traduction inédite.
  13. Sur l’image idéalisée de Camelot appliquée à une conception politique moderne, voir notamment le film Jackie de Pablo Larraín (2016), consacré à Jacqueline Kennedy suite à l’assassinat de son époux en 1963 (sortie française le 1e février 2017).
  14. « Li rois Artus cort tenoit / A feste, bien priveemant, / Qu’il n’i avoit que seulemant / Trois mile chevaliers de pris. » Chrétien de Troyes, Perceval dans Œuvres complètes, op. cit., v. 4004-4007. Traduction Daniel Poirion, dans Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, op. cit., p. 784.
  15. « Do you see that castle? […] Well it used to light up in a sort of pink glow. » Joshua Logan, Camelot © Warner Bros. et Seven Arts, 1967, 00:17:02.
  16. John Boorman, Excalibur © Orion Pictures, 1981, 01:04:41.
  17. « But in the Old England there was a greater marvel still. The weather behaved itself.
  18. « The crown has made it clear : / The climate must be perfect all the year. / A law was made a distant moon ago here: / July and August cannot be too hot. / And there’s a legal limit to the snow here, / In Camelot. / The winter is forbidden till December, / And exists March the second on the dot. / By order, summer lingers through September, / In Camelot. » Joshua Logan, Camelot, op. cit., 00:19:05. Traduction inédite.
  19. « Arthur : Sometimes I dream of finding a place […] where all people are equal.
  20. « Here we believe that every life is precious, even the life of strangers. » Jerry Zucker, First Knight, op. cit., 00:44:05.
  21. « There are laws that enslave men. And laws that set them free. Either what we hold to be right and good and true is right and good and true, for all mankind, under God, or we’re just another robber tribe! » Ibid., 00:54:16.
  22. « a political utopia founded on a proto-democratic consensual government that guarantees peace and prosperity for all – even the peasants – under the auspices of a universal and impartial law » Susan Aronstein, Hollywood Knights, op. cit., p. 66. Traduction inédite.
  23. « Once, in a land, where the sun shone all year, stood a place called Camelot, where a boy king and his noble champion and their warriors fought for the freedom of their people. And in that place, every orphan was offered shelter. […] You see, no one was ever without hope, no matter who they were. Within Camelot was a place for everyone. » Chris Chibnall et Michael Hirst, Camelot, op. cit., 01x08, Igraine, 2011, 25:11.
  24. « Camelot was built on trust, and loyalty. We’ll never be defeated, as long as we stay true to those ideals. » Julian Jones, Jake Michie, Johnny Capps et Julian Murphy, Merlin, op. cit., 03x07, The Castle of Fyrien, 2010, 40:08.
  25. « It was perfect: a just king, knights of honour, magic to control the world… It was a perfect world. » John Rogers, The Librarians, 01x10, The Librarians and the Loom of Fate © TNT et Electric Entertainment, 2015, 31:45.
  26. Terry Gilliam et Terry Jones, Monty Python and the Holy Grail © Michael White Productions, National Film Trustee Company et Python (Monty) Pictures, 1975, 00:21:19.
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