
Un enfant est mordu (par un clown) : figuration et fonction culturelle du clown maléfique dans le cinéma américain des années 1980-1990
Rien ne mobilise plus une communauté qu’une menace envers sa jeunesse – et le but d’une telle menace est précisément d’orchestrer une telle mobilisation. La rencontre entre un enfant et un adulte constitue toujours une scène sociale symboliquement chargée ; considérons les rôles lourdement suspects de parents et enseignant. Lorsque l’adulte est considéré comme suspect de quelque manière que ce soit, la rencontre implique invariablement une série d’intersections sociales problématiques – catégories métaphysiques, esthétiques, sociales, et éthiques dont l’écroulement rend l’adulte monstrueux. L’enfant incarne la vulnérabilité et l’impuissance que la société existe en principe pour protéger 1.
Cet article s’intéresse à la représentation et à la fonction culturelle du « clown maléfique » dans le cinéma américain des années 80-90 2. Remarquons d’entrée de jeu que si nous emploierons ici par commodité l’expression de « clown » maléfique, tueur ou terrifiant, les figures monstrueuses de ces films ne sont pas à proprement parler des clowns mais des criminels ou des psychopathes grimés en clowns, voire des entités surnaturelles maléfiques prenant l’apparence de clowns (comme dans le cas de Poltergeist). Autre précision, plutôt que de tenter de circonscrire la figure du clown (une littérature colossale existant à ce sujet), nous adopterons, dans le cadre de ce travail, une définition assez générale et consensuelle. Avec Wolfgang Zucker, on rappellera que :
Le clown évoque le rire et fournit une satisfaction psychique par une apparence et un comportement qui, ailleurs dans la société, sont répudiés, abhorrés, et méprisés. Il n’est pas simplement autorisé mais encouragé à agir et à parler d’une manière que son audience, tout en étant amusée, considère totalement impropre, inadéquate, et désordonnée 3.
Signe immanquable de cette dimension aberrante, le clown se distingue du groupe social au sein duquel il évolue par le port de vêtements bariolés et bouffants, souvent accompagnés d’un nez rouge et de chaussures trop grandes lui conférant une allure grotesque et ridicule. Ajoutons enfin que le clown représente traditionnellement les valeurs « négatives » d’une société, la vulnérabilité, la laideur, l’échec, l’impuissance. En cela il est l’incarnation parfaite du principe du bouc émissaire, prenant sur lui tout ce dont une société cherche à se désolidariser et projette sur autrui afin de mieux pouvoir s’en moquer et le mettre à distance.
On ne s’identifie pas au clown dans un sentiment de solidarité humaine. On aime qu’il soit malmené. Il reçoit la punition que nous craignons secrètement mériter. Il brise les tabous du bon goût et du décorum, mais c’est lui, pas nous, qui présente une apparence inacceptable. Il est le pauvre, le sans domicile, l’idiot, le faible, celui qui trébuche. Il nous permet de demeurer bien habillé, sous contrôle, et bien éduqué dans le rôle de l’observateur. […] Le clown, dans le vocabulaire de Jung, est une figure pratique sur lequel on peut projeter notre « part maudite » 4.
Par son côté ridicule, et parce qu’il occupe une position liminale, interstitielle, le clown permet de stigmatiser métaphoriquement tel individu ou telle minorité (sociale, raciale, genrée) qui se trouve, par cette association, rejeté du champ social et politique. Comme l’écrit Barbara Lewis,
Le port du masque clownesque […] possède une dimension politique. […] Il détermine qui rit et qui sert de souffre-douleur. Il fixe également dans l’esprit du public les images acceptables et exagérées d’altérité, ce qui est perçu comme clownesque et inférieur, empoté et inepte 5.
Dans la culture américaine, le clown renvoie ainsi aux groupes sociaux marginalisés, voire stigmatisés, notamment à l’Autre racial par le biais de la figure du clown blackface 6. Comme l’explique Janet Davis,
[…] les clowns incarnaient des stéréotypes raciaux inconscients qui aidaient à renforcer les normes sociales. Des affiches de cirque affichaient souvent des portraits de clowns maquillés en blackface, avec d’énormes bouches rouges et des yeux globuleux […] Souvent le blackface de l’Auguste était métaphorique. Il créait son identité raciale à travers le maquillage blanc. Sa blancheur et des zones corporelles exagérées – grosse bouche rouge, yeux encerclés de peinture, gros nez, grosses oreilles et grands pieds factices – lui donnaient l’air très proche du clown blackface 7.
Le clown renvoie également à la figure de l’homosexuel. Il se présente en effet de manière explicite comme un homme efféminé, dont la dimension hystérique évoque une conception négative de la féminité dans l’imaginaire patriarcal. Le port d’un costume bouffant et du maquillage contribuait à rendre explicite cette dimension féminine. Pour Ann et Barry Ulanov,
Le clown incarne […] tous les sentiments qui sont bannis par les normes établies de l’identité masculine. Le clown est l’équivalent du fool pour le héros, de l’homme efféminé pour le macho, de l’homme larmoyant pour le séducteur viril […] il incarne l’élément féminin dissocié ou rejeté de la personnalité masculine 8.
Janet Davis rappelle que la profession de clown attirait particulièrement les homosexuels car
[…] les hommes célibataires de l’audience y allaient pour observer des hommes travestis. Certains clowns gays avaient des aventures homosexuelles avec des membres masculins du public pendant et après le spectacle. La profession du clown elle-même attirait des hommes homosexuels qui percevaient la vie du cirque – avec son spectre de diversité humaine – comme un cocon protecteur où ils pouvaient travailler et vivre une vie relativement paisible 9.
De par ses liens avec les spectacles populaires (cirque, carnaval) et ses origines paysannes 10, le clown est aussi, et surtout, associé aux classes prolétaires et à ceux qui sont exclus du rêve américain fondé sur le mythe de la réussite sociale.
Le clown maléfique dans le cinéma américain des années 1980
En dépit d’une certaine permanence sur la scène culturelle américaine 11, la figure gothique du clown tueur se cristallise plus particulièrement du milieu des années 1980 au milieu des années 1990, où une vague de figures clownesques maléfiques déferle sur les écrans. Citons, entre autres, le pantin terrifiant dans Poltergeist (Tobe Hooper, 1982), ou le serial-killer déguisé en clown de Tightrope (Richard Tuggle, 1984). À la télévision, Pennywise, le clown monstrueux du It de Stephen King (publié en 1984), se voit incarné par Tim Curry en 1990 dans un téléfilm réalisé par Tommy Lee Wallace, qui rencontre un très grand succès et dont le vilain incarne encore, pour nombre de spectateurs, l’archétype même du clown terrifiant. Un bouffon tueur tient également un rôle important dans la série des Puppet Masters 12, dont les vilains (des jouets diaboliques) ont été déclinés en autant de figurines terrifiantes à collectionner. Dans les années 1990, la visibilité de cette figure est telle que le critique culturel Mark Dery lui consacre un article intitulé « Cotton Candy Autopsy: Deconstructing Psycho-Killer Clowns » paru en 1995 dans la revue World Art (n°3) et re-publié en volume en 1999, dans lequel il repère un sous-genre du film d’horreur fondé sur la figure du clown maléfique 13.
À la différence du slasher film, qui met en scène la confrontation entre un tueur psychotique et des adolescents, le clown criminel s’en prend essentiellement à des enfants issus de la middle class blanche 14. Ainsi, dans Poltergeist, le pantin clownesque attaque le jeune fils de la famille Freeling. Dans Tightrope, le tueur « séduit » les enfants du policier incarné par Clint Eastwood en se grimant en clown et en leur vendant des ballons lors d’une parade de Mardi gras. La scène évoque explicitement M le Maudit (Lang, 1931), intertexte associant clown, pédophilie et criminalité. Dans It, une entité extraterrestre maléfique prend l’apparence d’un clown pour attirer les enfants de la petite ville de Derry dont il se nourrit périodiquement. Le film s’ouvre sur le meurtre d’une fillette jouant seule devant chez elle alors que sa mère est occupée à ranger les courses dans la cuisine. Dissimulé derrière le linge qui sèche, le clown Grippe-Sou fait d’abord un sourire à la petite fille avant de se précipiter sur elle à la manière d’une bête carnassière. Ce meurtre est suivi par celui d’un petit garçon alors que le clown est caché dans les égouts. Attiré par ce personnage atypique qui lui promet un ballon, l’enfant ne soupçonne pas que derrière cette façade amusante se dissimule un monstre sanguinaire qui va le dévorer et lui arracher un bras 15. Dans une autre scène déployant un imaginaire explicitement pédophilique (ou plutôt, pour être précis, phobo-pédophilique) 16, un enfant est menacé par le clown alors qu’il s’apprête à prendre sa douche dans les vestiaires de l’école. Grippe-Sou apparaît par un trou qu’il a creusé dans le sol et fait mine de dévorer l’enfant vulnérable et nu.
Le personnage de Freddy Krueger, qui apparaît en 1984 dans A Nightmare on Elm Street (Wes Craven) évoque à de nombreux niveaux la figure du clown. Tueur d’enfants lynché par des parents furieux de l’inefficacité de la justice, il hante les rêves de leurs enfants, massacrant ces derniers afin de perpétrer sa vengeance post-mortem. Dans Clownhouse (Victor Salva, 1989), des psychotiques évadés d’un asile psychiatrique se déguisent en clown et agressent trois enfants laissés sans surveillance dans une grande maison bourgeoise. Dans Batman Returns (Tim Burton, 1992), les clowns du cirque du Pingouin s’en prennent aux enfants des familles riches de Gotham City qu’ils kidnappent le soir de Noël dans le but de les massacrer. Au début de l’épisode « Dead Letters » (1996) de la série télévisée Millenium, la petite fille de l’inspecteur Frank Black (Lance Henricksen) se réveille pour apercevoir un clown monstrueux collé au plafond, telle une araignée. Terrifiée, elle se met à hurler et se réveille de ce qui n’était qu’un cauchemar. On pourrait aussi adjoindre à cette galerie la poupée Chucky, ersatz ricanant de Freddy Krueger, qui menace un enfant élevé par une mère célibataire dans la série des Child’s Play, dont le premier opus sort en 1988. Dans un registre plus burlesque, on peut évoquer les clowns terrifiants « attaquant » le vélo de Pee Wee Herrman dans Pee Wee’s Big Adventure (Burton, 1985). Il est vrai que Pee Wee n’est pas un enfant à proprement parler, mais il vit dans un environnement hyper-technologique signifiant le refus de la castration symbolique et la régression vers la « Mère archaïque 17 ». Cette dimension narcissique en fait un enfant d’un point de vue psychologique. Dans Beetlejuice (Burton, 1984), un mort-vivant clownesque sale et vulgaire s’en prend à une enfant, Lisa (Winona Ryder), qu’il souhaite épouser (et violer dans le script originel adouci par la production). On pourrait également évoquer les méchants cambrioleurs de Home Alone, réalisé en 1990 par Chris Columbus (le scénariste de Gremlins), qui s’en prennent, eux-aussi, à un enfant délaissé par sa famille (ils l’ont oublié à la maison pour les fêtes de Noël). Figures grotesques et ridicules, ils provoquent le rire par un humour fondé sur le comique burlesque rappelant le côté élastique et cartoonish du corps clownesque qui semble survivre à toutes les violences 18.
On retrouve dans ces films l’association du clown aux classes populaires et aux groupes sociaux marginalisés, voire diabolisés dans l’idéologie américaine WASP. L’idée d’altérité raciale se retrouve par exemple dans Pee Wee, où le personnage principal fait un cauchemar dans lequel il est attaqué par des clowns portant des perruques noires et crépues évoquant les clowns blackface 19. Freddy Krueger et Pennywise (It), qui rôde dans les égouts de la ville, évoquent de manière explicite la figure du clown clochard « hobbo », qui émerge pendant la Grande dépression, et permettait aux personnes les plus touchées par la crise d’alléger leur misère en « offrant en pâture » une figure se situant encore plus bas qu’eux sur l’échelle sociale. Dans Home Alone, les deux malfrats sont marqués par une différence sociale et ethnique (la communauté italo-américaine pour Pesci, la communauté juive pour Daniel Stern) 20. Ces films associent donc la figure du clown criminel à des minorités ethniques, raciales et/ou sociales.
La figure de criminel clownesque qui traverse ces films tire une grande partie de sa dimension horrifique de la subversion des rapports traditionnels unissant le clown et l’enfant. L’enfant s’identifie en effet volontiers au clown en ce qu’il se sent également faible et impuissant, occupant une même situation sociale liminale. Psychanalytiquement, le clown est proche de l’enfant en ce qu’il peut être appréhendé comme un adulte demeuré en deçà de la castration symbolique. Comme l’écrit Janet Davis à propos du clown circassien,
Le clown se complaît dans des comportements et des plaisirs infantiles. Il prend du plaisir à la saleté, pleure ouvertement, critique les « adultes », et fait des farces à tout le monde, de Monsieur Loyal à l’audience. [...] Rire bruyamment de la persona du clown ramène le public aux plaisirs de l’enfance 21.
Le clown plaît aussi à l’enfant de par sa capacité de résilience, si importante pour traverser les épreuves de la vie. Il survit en effet à tous les outrages et à toutes les violences, à l’instar du diable clownesque monté sur ressort – en anglais Jack-in-the-box –, qui se relève toujours malgré les coups qu’on lui inflige 22. De par cette faculté de réparation « magique », le clown pourrait être appréhendé comme une version humaine de l’objet transitionnel étudié par Winnicot, cet objet que l’enfant embrasse, maltraite, rejette, afin de s’approprier les notions de limite entre soi et autrui, faire l’expérience de son agressivité, etc. Par l’entremise du clown, « on peut tester par procuration nos pulsions agressives, notre envie de générer du désordre, de détruire, de déchirer, de souiller – et tout ça sans sentiment de culpabilité 23 ». Souvent, le clown se moque du monde des adultes, qu’il rabaisse à la manière d’un rituel carnavalesque. Il est associé au registre excrémentiel qui venge de l’ordre symbolique potentiellement vécu par l’enfant comme persécuteur, logique qu’on retrouve par exemple dans la Fête des Fous médiévale lors de laquelle les jeunes clercs vêtus d’habits clownesques se lançaient dans des actions sacrilèges et scatologiques, prenant temporairement le pouvoir dans l’enceinte sacrée de l’Eglise. En donnant des coups de pied au derrière aux policiers, le clown du cirque est aussi une figure de rage pré-oedipienne contre le père symbolique.
Les films de clowns maléfiques subvertissent radicalement ce rôle de « protecteur » et « d’ami des enfants » (et, de manière plus générale, des plus faibles et des plus vulnérables) en faisant du clown une menace pour ces derniers. Séduit et amusé par l’apparence comique et innocente de ce « drôle » de personnage avec lequel il se sent en connivence, l’enfant ne voit pas l’assassin psychopathe grimé derrière le maquillage grotesque. La violence de cette subversion est en outre amplifiée par le statut sacré de l’enfant, considéré comme un être pur, innocent et vulnérable dans la culture américaine « Peter Panisée ». René Girard a bien mis en lumière la façon dont la violence contre les enfants permettait à une société de « produire » un « bon » bouc émissaire. Faisant un relevé des crimes dont sont régulièrement accusées les personnes servant de boucs émissaires, Girard écrit :
À première vue, les chefs d’accusation sont assez divers, mais il est facile de repérer leur unité. Il y a d’abord des crimes de violence qui prennent pour objet les êtres qu’il est le plus criminel de violenter, soit dans l’absolu, soit relativement à l’individu qui les commet, le roi, le père, le symbole de l’autorité suprême, parfois aussi dans les sociétés bibliques et modernes, les êtres les plus faibles et les plus désarmés, et particulier les jeunes enfants. […] ce sont les tabous les plus sévères qui doivent être transgressés. […] Tous ces crimes paraissent fondamentaux. Ils s’attaquent aux fondements mêmes de l’ordre culturel, aux différences familiales et hiérarchiques sans lesquelles il n’y aurait pas d’ordre social 24.
En s’en prenant à un enfant, le criminel clownesque commet une transgression majeure, le transformant en créature inhumaine, sacrilège et monstrueuse, contre laquelle toutes les violences sont permises.
Si on comprend bien en quoi cette représentation (un clown agresse des enfants) est génératrice de peur, voire d’horreur dans la façon dont elle brise des tabous sociaux et culturels primordiaux, reste à comprendre sa prégnance dans le cinéma américain des années 1980-90. Les critiques culturels qui se sont penchés sur cette figure évoquent souvent le trauma engendré par l’affaire John Wayne Gacy, connu par les américains sous le sobriquet de « Killer Clown » car il lui arrivait de se déguiser en clown pour divertir les enfants dans des hôpitaux ou des organisations caritatives dans la région de Chicago. En 1978, Gacy avoue avoir violé et tué une trentaine de jeunes garçons et les avoir enterrés dans son cellier. Les détails horrifiques de ses meurtres furent abondamment retranscrits dans les journaux au moment où émergeait le culte médiatique du serial killer. Parce que cette affaire fut extrêmement médiatisée, il est indéniable qu’elle a renforcé dans l’imaginaire collectif l’idée du clown comme prédateur sexuel, idée qui a sans doute toujours existé de par la proximité (psychologique, mais aussi physique) du clown avec l’univers des enfants, mais qui était jusque-là culturellement refoulée. Comme l’écrit Jack Morgan à propos de John Wayne Gacy,
On peut se demander si, au départ, Gacy pensait que son intérêt pour le déguisement clownesque n’était pas problématique, alors qu’il apparaît clairement comme l’expression d’une imagination dépravée savourant les possibilités érotiques et homicides perverses offertes par le costume clownesque 25.
Cette dimension homo-érotique et pédophile du clown, qui traverse en filigrane la plupart des films de clowns tueurs, est ainsi particulièrement perceptible dans Clownhouse, dans lequel de jeunes enfants, parfois filmés en sous-vêtements, sont agressés par des psychopathes déguisés en clown une nuit durant. Notons que, durant la postproduction du film, Victor Salva fut arrêté et inculpé pour avoir abusé sexuellement de l'un de ses acteurs principaux, Nathan Forrest Winters, alors âgé de douze ans, avant et pendant le tournage. Salva, qui avait filmé son délit, plaida coupable, et reconnut avoir procédé à d'autres attouchements sur des enfants en 1988. Il fut condamné à trois ans de prison et libéré sur parole 26. On peut penser que, si Salva, à l’inverse de Gacy, ne se déguisait pas lui-même en clown, la figure du clown agressif dans son film offrait au cinéaste un déguisement commode pour laisser cours à ses fantasmes pédophiles.
S’il est clair qu’une partie des films étudiés ici charrient la mémoire culturelle de l’affaire Gacy, nous pensons cependant qu’elle ne suffit pas à expliquer la persistance de cette représentation dans le cinéma américain des années 1980. Notre hypothèse est plutôt que celle-ci répondait à une ou des fonctions culturelles et idéologiques (et peut être à un fantasme refoulé) qu’il s’agit d’éclairer. Pour ce faire, il convient de replacer cette représentation dans le contexte socio-économique du « paradigme reaganien 27 » et de la violence faite aux plus vulnérables par les politiques de l’époque.
Les années Reagan : familles fragilisées et enfance sacrifiée
Dans les années 1980, le modèle familial américain traditionnel (celui, patriarcal, mythifié par les séries télévisées des années 1950) se trouve en grande partie désintégré, le nombre de divorces et de femmes élevant seules leurs enfants est en constante augmentation. Les valeurs collectives de solidarité et d’entre-aide héritées des sixties ont graduellement laissé place au culte de l’individualisme et du narcissisme bien mis en lumière par Christopher Lasch 28. La politique économique de l’administration Reagan renforce ces « valeurs » à travers des coupes importantes dans les dépenses sociales (dans les domaines de la santé et de l’éducation notamment), une partie de ces budgets se trouvant redirigée vers le complexe militaro-industriel. La disparité dans la répartition des richesses augmente ainsi radicalement. En 1983, 35 millions de personnes vivent dans la misère, environ 5 millions de plus que lorsque Reagan entrait à la Maison Blanche, fragilisant de ce fait les plus démunis 29. Joe L. Kincheloe remarque que les premières victimes de ces changements culturels ont été les enfants :
Les divorces et les deux parents travaillant signifie que les pères et les mères sont moins proches de leurs enfants chaque année. Comme les parents sont au travail l’après-midi lorsque les enfants rentrent à la maison, ceux-ci doivent se débrouiller tout seul. Les enfants seuls à la maison sont des enfants qui, dans une très large mesure, s’élèvent tout seul. […] Depuis le début des années 1960, le taux de divorce ainsi que le pourcentage d’enfants vivant avec un seul parent a triplé. Seulement une moitié des enfants aujourd’hui ont des parents mariés. […] Parmi les enfants ayant moins de 6 ans, 1 sur 4 vit dans la pauvreté 30.
L’anthropologue Nancy Scheper-Hughes va jusqu’à qualifier cette attaque contre les franges les plus vulnérables de la population de « sacrifice interne 31 ». Selon Hughes, au lieu d’admettre cette violence économique et structurelle faite aux plus faibles et aux plus démunis, la société américaine aurait désavoué celle-ci en déplaçant sa responsabilité sur des figures « monstrueuses » dépeintes comme des monstres inhumains (serial killers, pédophiles, satanistes…), contre lesquelles la société peut s’unir dans une sorte de fête punitive :
Nous avons déplacé notre culpabilité sur des boucs émissaires « criminels » judicieusement choisis, si bien que notre énergie est employée à punir ces « mauvais » individus plutôt que de travailler à proposer des emplois, la sécurité sociale et des programmes sociaux qui pourraient contribuer à réduire les crimes des « pauvres » (incluant la violence domestique), et augmenter ainsi la « survivabilité » des enfants et des nourrissons. En faisant ceci, les américains ignorent et dénient les formes institutionnalisées d’abus d’enfants qu’ils soutiennent à travers les élections publiques, locales et nationales. […] Ceci a mené à une « punitivité » sans pitié envers les abuseurs et agresseurs d’enfants. Nous sommes ici face à un cas classique de logique de bouc émissaire 32.
L’une des expressions de ce zeitgeist anxiogène et punitif est la « panique morale » liée aux enlèvements et aux agressions d’enfants dans la société américaine des années 1980, cadre socio-culturel au sein duquel s’inscrit le clown tueur 33. La thèse que nous proposons ici est que cinéma de l’époque, qui va naturellement s’emparer des tensions sociales traversant alors la société américaine, va, par la mobilisation de la figure du clown maléfique, pleinement participer de ce processus de déplacement de la responsabilité d’une violence découlant de choix politiques et économiques sur des boucs émissaires, c’est-à-dire des individus ou des groupes qui manquent de moyens adéquats de représentations ou d’accès au pouvoir politique et sont amenés à porter une responsabilité disproportionnée pour les angoisses et les maux de la société. Dans un livre inédit en français, Joshua Bellin a montré qu’une des fonctions culturelles majeures du cinéma de genre était de participer activement à la stigmatisation de certains groupes sociaux vulnérables en les associant par l’esthétique et la narration à des figures monstrueuses (par exemple l’association entre les Noirs avec les gorilles menaçants dans King Kong ou La Planète des singes) :
Une fonction culturelle majeure du film fantastique en tant que genre consiste à rendre réelles des propositions qui, dans d’autres contextes (disons, des discours politiques, éducatifs, ou religieux) seraient considérées comme des plaisanteries ou des discours saugrenus – telle l’idée que « les hommes noirs sont des singes lubriques » ou que « les pauvres essaient de voler les riches », « les étrangers sont mystérieux et traitres », « les malades mentaux sont de violents criminels » et « les gens physiquement différents doivent être bannis de la société ». Le fait que de telles propositions sont régulièrement articulées par les tranches les moins tolérantes de la société prouve qu’elles ne sont pas, en fait, fantastiques (dans le sens d’impensable) ; elles ne sont pas confinées à une frange lunatique de la population. Les films fantastiques jouent un rôle plus fondamental dans la construction, la dissémination, et la perpétuation des préjugés qu’il est communément admis. Précisément parce que les films peuvent activer des préjugés tout en empêchant les audiences de reconnaître ou, plus précisément, d’assumer la responsabilité pour de tels préjugés, ils constituent des agents idéaux d’aliénation sociale : leur pureté apparente permet leur pollution [...] Le processus de la « création de monstres » est un processus qui peut rapidement être défini par les termes de stigmatisation et de bouc émissaire […] En clair, la thèse soutenue dans ce livre est que, en fournissant la forme et la force de l’imaginable à des croyances culturelles taboues ou refoulées, les films fantastiques servent à amplifier et à légitimer le ressentiment, le soupçon, la colère et la violence contre les plus vulnérables et ceux qui n’ont pas de pouvoir 34.
Dans les films de clowns criminels, ce processus de stigmatisation des classes sociales populaires se déroule en deux étapes. Premièrement, le scénario va mobiliser l’imaginaire clownesque qui, on l’a vu, renvoie dans la culture américaine à l’Autre racial (Noirs, Juifs, etc.), social (les pauvres), ou genré (homosexuels). Dans un deuxième temps, cette figure va se trouver projetée dans un rôle sacrilège d’agresseur d’enfants. Ces films « permettent » ainsi d’associer ces classes sociales « marginalisées » à l’idée de menace envers les plus vulnérables, selon la logique de la convergence décrite par Philip Jenkins :
Le phénomène de convergence se produit lorsque deux activités ou plus sont liées dans le processus de signification afin de nouer de manière implicite ou explicite des parallèles entre eux. Ainsi, l’image du « hooligan étudiant » lie la révolte étudiante aux problèmes distincts de l’hooliganisme – dont les caractéristiques stéréotypiques font déjà partie d’une connaissance socialement disponible. Dans les deux cas, l’effet est celui d’une amplification, non dans les événements réels décrits mais dans leur potentiel de nuisance pour la société. […] Également significatif ici est le concept consistant à stigmatiser une forme de comportement en le liant à un autre phénomène perçu comme beaucoup plus dangereux. […] Le fait d’appréhender un individu comme un tueur pédophile sert à augmenter la menace inhérente dans le mot « pédophile », et il en va de même pour des termes tels que serial killer gay et serial killer satanique 35.
La figure du clown maléfique s’inscrit dans cette logique en ce qu’elle associe les personnes et les classes sociales et ethniques marginalisées dans la société américaine à l’idée de mal absolu (l’agression contre les enfants). D’une manière particulièrement ironique et perverse, les films de clowns tueurs encouragent à blâmer des groupes sociaux qui, dans l’histoire américaine, ont régulièrement servi de boucs émissaires et qui étaient eux-mêmes fragilisés et stigmatisés par la politique reaganienne 36. Le genre va ainsi participer du projet politique et idéologique dominant.
Dans cette logique, l’affaire John Wayne Gacy aurait moins été un trauma initial que les films se seraient chargés de répercuter qu’un tremplin médiatique offrant une association « pratique » entre groupes vulnérables et criminalité, association permettant de détourner l’attention du public de ceux qui mettaient réellement en péril les enfants à l’époque (les responsables politiques dont les décisions menaient à la paupérisation d’une partie des foyers américains). Ceci ne signifie pas, bien entendu, que des enfants n’étaient pas également victimes d’adultes violents (pédophiles ou non) à l’époque. Mais en faisant porter l’attention uniquement sur ces figures « monstrueuses », le mythe évacue les responsables réels du problème. Cette représentation légitime en retour la violence déployée contre ces minorités dans le réel, la fiction ayant, à l’inverse de ce que pensent nombre d’universitaires ou de critiques étudiant la culture sous un angle purement esthétique, un poids social et politique considérable. Comme l’écrit Richard Slotkin,
[..] les exagérations de la violence mythique conditionnent l’esprit du public pour l’acceptation de l’utilisation de la force et de la violence contre des éléments sociaux « dangereux » […] La fonction sociale et politique première de la violence extraordinaire du mythe est de légitimer la violence ordinaire de l’oppression et de l’injustice, des brutalités quotidiennes ou systémiques, de la ségrégation, ou de l’humiliation des groupes visés 37.
Etudiant la panique morale liée aux enlèvements et aux agressions d’enfants dans la société américaine des années 1980, Nancy-Scheper Hughes écrit :
Le poids de la conscience coupable du public à propos de l’abus institutionnalisé des faibles, des jeunes, et des personnes vulnérables […] se trouve masqué par la traque agressive des « perpétrateurs » « diaboliques » du « crime ». En voyant des abuseurs d’enfants chassés et sévèrement punis, les membres de la foule « normale » pouvaient faire l’expérience d’un sacrifice symbolique et se sentir ainsi purifiés 38.
Dans son Dictionnaire des symboles, J. E. Circlot rappelle que
[…] le clown est une figure mythique, et l’inverse du roi – l’inverse du possesseur des pouvoirs suprêmes ; d’où le fait que le clown soit la victime choisie comme substitut pour le roi, dans la lignée des thèses archaïques sur l’assassinat rituel du souverain 39.
La mise à mort du clown à la fin des films étudiés ici (il est en général tué par un représentant de la Loi, ou un citoyen s’érigeant en vigilante), permet le retour au statu-quo et à l’ordre moral. En endossant le rôle de la victime expiatoire, le clown retrouve ce faisant sa fonction initiale de victime substituée au roi (Ronald Reagan ?) 40. Permettant de définir et de rétablir les valeurs idéologiques dominantes après les avoir menacées, le clown diabolique travaille, comme le Fou des Cours médiévales, pour le pouvoir en place.
Pour conclure
La thèse présentée ici consiste dans l’idée que les films de clowns criminels des « années Reagan » se présentent sous l’opération psychologique de la dénégation. En effet, ils montrent des enfants de familles bourgeoises ou de classes moyennes attaqués par des clowns (ou, pour le dire autrement, par des pauvres, des Noirs et des gays…) ; or, dans la réalité, les enfants étaient avant tout mis en danger par les choix politiques et économiques de l’administration Reagan (qui, on l’a vu, menait les plus faibles à une situation de grande précarité et les parents à passer plus de temps à travailler qu’à s’occuper de leurs enfants) et, in fine, par tous ceux et celles qui avaient joué un rôle dans l’arrivée de Reagan au pouvoir et exprimaient un même désir pour une société fondée sur l’individualisme et la course aux gains financiers plutôt que par une vision sociale plus humaniste. L’enfant dans la société et la culture américaine des années 1980 se trouvait ainsi doublement mis en péril : par la politique socio-économique de l’époque, et, dans les films, par des tueurs déguisés en clowns.
Mais une dernière hypothèse est à envisager. Dans son fameux texte « "Un enfant est battu". Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles 41 », Freud relate le fantasme évoqué par de nombreux patients dans lequel un enfant est battu par un adulte (en général un parent). Le père de la psychanalyse postulait que, dans ce fantasme, le sujet pouvait s’identifier autant à l’enfant (position masochiste) qu’au père (positon sadique), voire qu’à la mise en scène organisatrice du fantasme elle-même. Nancy Scheper-Hugues reprend cette hypothèse d’une pluralité d’identifications possibles dans le cadre de son propre travail afin d’évoquer la possibilité que le fantasme permette une prise en charge du ressentiment et de l’agressivité contre les enfants :
Lorsque le fantasme qu’un « enfant est battu », ou qu’« une fille est abusée » émerge dans le social, alors − et quelle que soit l’incidence ou la prévalence réelle d’un tel acte −, on doit prendre en compte et comprendre la combinaison de peur et de désir que de tels actes soient commis 42.
Elle poursuit :
L’utilisation fantasmatique collective du drame de l’abus d’enfants américains ressemble aux mécanismes de projections présents dans les « théories de conspiration » politiques et religieuses : on accuse les autres de faire ce que nous désirons faire, et ce dont nous nous sentons coupables d’avoir fait […] Les abuseurs d’enfants servent de groupes délégués (Sterlin, 1974) incarnant les pulsions maléfiques désavouées de l’Amérique mainstream, alors que les enfants servent de groupe délégué à la fois pour incarner une innocence projetée (surtout une innocence sexuelle) de l’enfance, et pour servir de groupe sacrifié 43.
Etant donné la fluidité inhérente au système d’identification du dispositif cinématographique 44, on ne peut évidemment pas évacuer la possibilité que, dans les films de clowns tueurs, le spectateur s’identifie non seulement aux victimes du clown mais au clown lui-même. Ce dernier offrirait, ce faisant, un déguisement permettant au spectateur de libérer par procuration ses fantasmes agressifs vis-à-vis des enfants, qui ont toujours représenté une source d’ambivalence et d’agressivité refoulée, décuplée ces dernières années par la pression sociale de pourvoir à leur bonheur et de combler tous leurs désirs (pression engendrant des sacrifices toujours plus grands et un stress toujours accru pour les parents). La vision de l’enfant agressé par sa poupée Chucky (figure clownesque possédée par un criminel venu des quartiers pauvres de la ville…), de celui attaqué par son pantin dans Poltergeist, des trois frères violentés par les clowns meurtriers de Clownhouse, ou du jeune Kevin McAllister subissant les assauts des deux méchants « clowns » dans Home Alone procurerait ainsi au spectateur adulte, le « plaisir » d’attaquer la source de ces tensions tout en s’en dédouanant par le biais du mécanisme du bouc émissaire. Le clown apparaîtrait ce faisant comme une figure surmoïque, un bourreau délégué par les parents pour punir leur progéniture récalcitrante 45. Derrière le maquillage blanc et rouge sang du clown on trouverait, en dernière instance, le visage du Père.
- Ingebretsen, Edward J., « Staking the Monster: A Politics of Remonstrance », Religion and American Culture: A Journal of Interpretation, Vol. 8, No 1 (Winter, 1998), p. 101.
- Notons que, si nous nous sommes limités ici au domaine cinématographique, ce que nous allons essayer de démontrer s’applique aussi à d’autres médias, en particulier la bande dessinée et la littérature.
- Zucker, Wolfgang, « The Image of the clown », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 12, No. 3 (Mar., 1954), p. 310. Nous traduisons. Nous ne chercherons pas non plus à tracer des frontières rigides entre les clowns et des figures voisines comme les bouffons, Arlequin, etc. L’historienne Enid Weslford (1935) a montré l’artificialité de ces frontières en retraçant l’origine archaïque commune de ces figures (The Fool. His Social and Literary History, Anchor Edition, 1961). De même, John Townsen range toutes ces figures sous la catégorie englobante du clown (Clowns, Hawthorn Books Inc, New York, 1976).
- Ulanov, Ann et Barry, The Witch and the Clown, Two Archetypes of Human Sexuality, Chiron Publications, Wilmette, Illinois, 1987, p. 197. Nous traduisons.
- Lewis, Barbara, “An American Circus: the Lynch Victim as Clown”, in Clowns, Fools and Picaros. Popular Forms in Theatre, Fiction and Film, ed. David Robb. Rodopi, New York, 2007, p. 90. Nous traduisons.
- Le blackface est un spectacle clownesque dans lequel les hommes blancs se déguisaient en Noirs et se comportaient comme des clowns afin de renforcer les stéréotypes racistes sur les afro-américains (apparence grotesque, fainéantise, etc.) véhiculés par la vision impérialiste coloniale. Sur le sujet, voir Eric Lott, Love and Theft. Blackface Minstresly and the American Working Class, Oxford University Press, 2013, et Susan Gubar, Racechanges. White Skin, Black Face in American Culture, Oxford University Press, 1997.
- Davis, Janet M., op. cit. Nous traduisons.
- Belford Ulanov, Ann, Ulanov, Barry, op. cit., p. 9. Nous traduisons.
- Davis, Janet M., op. cit., p. 178-179. Nous traduisons.
- Comme le rappelle François Laroque, « le "clown" était d’abord le paysan lourdaud et ridicule, proche de la terre et des choses matérielles, grand faiseur de lapsus, de pataquès et de calembours obscènes » (Shakespeare et la Fête, essai d’archéologie du spectacle dans l’Angleterre élisabéthaine, Puf, 1988, p. 46).
- Voir le dossier de Patrick Peccate « L’origine des clowns agressifs dans la culture populaire » (http://dejavu.hypotheses.org/2010), l’article de Antonio Dominguez Leiva, « De Pierrot Assassin aux clowns tueurs », dans la revue Pop en Stock (http://popenstock.ca/dossier/clowns-mal%C3%A9fiques), ou, plus récemment, les livres, tous deux intitulés Bad Clowns, de Benjamin Bradford (University of New Mexico Press, Albuquerque, 2016), et de Pascal Pillardet (Hugin and Munin, Paris, 2017). Nous renvoyons aussi à nos articles « Poétique de la catastrophe : Ca de Stephen King et la figure du clown dans la fiction d’horreur moderne », Colloque de Cerisy : autour de Stephen King, Guy Astic et Jean Marigny (dir.), Paris, Bragelonne, 2008, p. 79-89 ; et « La figure du clown maléfique dans le cinéma et la culture américaine », in Figures du clown dans les arts et la scène, Nathalie Vienne-Guérin et Philippe Goudard (dir.), Montpellier, PULM, 2019.
- Série de films produits par le studio indépendant Full Moon et dont le premier opus, réalisé par David Schmoeller, date de 1984.
- Dery, Mark, The Pyrotechnic Insanitarium. American Culture on the Brink, Grove Press, New York, 1999.
- Comme le remarque Philip Jenkins, « On peut noter que les slashers ne montrent jamais de tueur qui s’en prend à des enfants ou des personnes âgées, pas plus qu’un tueur homosexuel attaquant des jeunes hommes […] Sans doute car le thème aurait paru trop pervers ou sordide pour le public » (Jenkins, Using Murder. The Social Construction of Serial Homicide, Aldine de Gruyter, New York, 1994, p. 103). Nous traduisons. On pourrait ajouter que ce rapport est précisément celui que se chargent d’articuler les films de clowns maléfiques.
- Pour un développement sur cette scène, nous nous permettons de renvoyer à notre article « Poétique de la catastrophe », op. cit.
- La pédophilie (qui, doit-on le rappeler, signifie, au sens le plus neutre, l’amour des enfants), en tant que pratique sociale et culturelle n’a en effet pas toujours eu des connotations négatives, si l’on pense par exemple à l’institution de la pédérastie en Grèce ou en Chine ancienne, ou au culte de l’enfance dans l’Angleterre victorienne, qui « autorisait » des pratiques et des rapprochements entre adultes et jeunes enfants qui seraient aujourd’hui condamnées comme des pratiques pédophiles.
- Pour une élaboration sur la technologie comme extension du narcissisme primaire bloquant l’ouverture à l’altérité et l’intégration réussie dans l’ordre symbolique, voir Gérard Mendel, La crise des générations, Etude sociopsychanalytique, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1969, et Anselm Jappe, La société anthropohage. Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, Paris, 2017.
- Certains lecteurs pourraient s’étonner de ne pas voir Halloween (John Carpenter, 1978) figurer dans cette liste. La plupart des critiques ayant travaillé sur cette figure en font en effet l’un des premiers films où celle-ci apparaît. Si le film s’ouvre effectivement sur le meurtre d’une jeune fille par un tueur déguisé en clown, le film de Carpenter se situe en fait à l’antithèse idéologique des films nous intéressent ici, car le clown est ici lui-même un enfant, et il tue sa sœur précisément car il assume la fonction de protection des plus faibles normalement assurée par les parents (voir notre article « La violence du slasher film : une question de morale », Darkness Fanzine, N° 15, décembre 2014, Sin’Art, Besançon, p. 18-33.).
- Nous développons cette lecture raciale du film dans notre article « Pee Wee’s Big (Racist) Adventure: Freak-show Aesthetics and Post-Colonial Ideology », in Gilles Ménégaldo (dir.), Tim Burton: A Cinema of Transformations, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2018.
- Pour une lecture raciale du film, voir Marsha Kinder, « Home Alone in the 90s: Generational War and Transgenerational Address in American Movies, Television and Presidential Politics », in Cary Bazalgette and David Buckingham (dir.), In Front of the Children, Screen Entertainment and Young Audiences, BFI, London, 1997.
- Davis, Janet, The Circus Age Culture and Society Under the American Big Top, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2002, p. 176. Nous traduisons.
- Sur la dimension de résilience du clown, voir William Willeford, The Fool and his scepter, A Study in Clowns and Jesters and Their Audience, Northwestern University Press, 1969.
- Ulanov, Ann et Barry, op. cit., p. 192-208. Nous traduisons.
- Girard, René, Le Bouc émissaire, Grasset, Paris, 1982, p. 25.
- Morgan, Jack, The Biology of Horror, Gothic Literature and Film, Southern Illinois University Press, Carbondale and Edwarsville, 2002, p. 142. Nous traduisons.
- Ceci n’empêcha pas Salva de réaliser d’autres films mettant en scène des fantasmes ouvertement pédophiles, dont la série très populaire des Jeepers Creepers, avec son monstre vêtu d’un grand imperméable noir fasciné par les corps de jeunes adolescents imberbes.
- Précisons que nous utilisons le terme « reaganien » comme un raccourci pratique, l’élection de Reagan étant plus le résultat, la consolidation et la continuation d’une évolution socio-culturelle dont les prémices sont perceptibles dès le début des années 1970, qu’une révolution ou le point de départ de quelque chose de nouveau. Bien que les films de notre corpus soient en partie produits sous l’ère George Bush, nous inscrivons son mandat sous l’étiquette « reaganienne », le programme socio-politique de Bush se situant en effet dans la continuité des années Reagan sur le plan économique et social, promettant notamment de ne pas augmenter les impôts et sur le plan idéologique, épousant les valeurs conservatrices de la droite chrétienne.
- Lash, Christopher, La culture du narcisissme, Flammarion, Paris, 2008.
- Pour un panorama synthétique sur la politique sociale et économique de Reagan, voir Frédéric Gimello-Mesplomb, Le cinéma des années Reagan. Un modèle Hollywoodien ?, Nouveau Monde, Paris, 2007.
- Kincheloe, Joe L., « Home Alone and Bad to the Bone », op. cit., p. 269. Nous traduisons.
- Scheper-Hughes, Nancy, et Stein, Howard F., « Child Abuse and the Unconscious in American Popular Culture », Henry Jenkins (dir.), The Children’s Culture Reader, NY University Press, 1998, p. 178-198.
- Id., p. 182.
- Cette paranoïa à l’égard de tueurs d’enfants se cristallise notamment à l’époque dans ce que les historiens culturels ont nommé « panique satanique ». On trouve au cœur de cette « panique » l’image de l’enfant vulnérable, en danger, abusé, kidnappé, ou possédé et dont Reagan (Linda Blair) dans The Exorcist (William Friedkin, 1976) constitue l’emblème. Le succès phénoménal du livre de Lawrence Pazder et Michelle Smith Michelle Remembers (1980), sur un enfant martyrisé par un culte satanique, mène à une multiplication d’ouvrages du même type. Rapidement, la fiction provoque des effets dans le réel : des milliers de personnes (surtout des femmes et des enfants), aux quatre coins du continent, « révèlent » qu’elles ont été l’objet de sévices sexuels par des cultes satanistes.
- Bellin, Joshua David, Framing Monsters: Fantasy Film and Social Alienation, Southern Illinois University Press, Carbondale, 2005, p. 13.
- Jenkins, Philip, op. cit., p. 225-26.
- Rappelons encore une fois − car il n’a s’agit pas de créer un bouc émissaire de plus – que celle-ci se situait à bien des niveaux dans le prolongement de choix politiques et sociétaux pris bien en amont dans l’histoire américaine, et que la popularité de Reagan est liée à sa faculté d’inscrire sa politique dans un champ mythologique typiquement américain (le rêve de la réussite, le mythe de la Frontière, etc).
- Slotkin, Richard, Gunfighter Nation, The Myth of the Frontier in Twentieth-Century America, University of Oklahoma Press, Norman, 199, p. 193. Nous traduisons. John Douard nous rappelle également que « Les hommes “marqués” comme des monstres sont des boucs émissaires pratiques que la société peut blâmer pour le désordre social. […] La société peut alors justifier de les priver de liberté au-delà des contraintes constitutionnelles légales […] Nos standards de justice ne s’appliquent pas à des personnes requalifiées en monstres » (John Douard, « Sex Offenders as Scapegoat : The Monstrous other Within », New York Law Review, vol. 53, 2008/09, p. 32-34).
- Scheper-Hughes, Nancy, op. cit., p. 184-189.
- A Dictionary of Symbols, Barnes and Noble Books, New York, 1971, p. 51. Nous traduisons.
- Sur les liens entre Ronald Reagan et la figure du clown, voir Antonio Dominguez Leiva, « Les clowns maléfiques : de la légende urbaine au mème viral », http://popenstock.ca/dossier/article/les-clowns-maléfiques-2-de-la-legende-urbaine-au-meme-viral.
- Freud, Sigmund, « Un enfant est battu », in Du Masochisme, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2011.
- Scheper-Hughes, Nancy, op. cit., p. 188-189.
- Id., p. 184-188.
- Sur le sujet, voir notamment Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernent, Esthétique du film, Nathan Cinéma, Paris, 1999.
- Sur la façon dont un personnage de fiction peut venir prendre en charge la pulsion de mort d’une société, voir Ian Conrich, « La série des Vendredi 13 et la fonction culturelle d’un Grand-Guignol moderne », in Frank Lafond (dir.), Cauchemars américains. Fantastique et horreur dans le cinéma moderne, Cefal, Liège, 2003, p. 103-118.