Vivre aux Éclats : des clowns à l’hôpital ! Présentation d’un travail de recherche-action

Vivre aux Éclats : des clowns à l’hôpital ! Présentation d’un travail de recherche-action

Par MAGNOLFI Andrea

La figure du clown ne se laisse pas cerner facilement. Que pose-t-on derrière le « Clown » ? Une figure théâtrale ? Un alter ego révélé que l’on travaille au quotidien, avec affection ? Une forme de décalage, autant de la posture que du regard ? Une gêne qui dévie parfois vers le danger ? Les interprétations et pratiques sont innombrables et protéiformes. Sans chercher à verrouiller la figure du clown dans une formule définitive, le présent article entend participer à la « tempête » que désigne le « clownstorming », en rendant compte des expériences que j’ai pu avoir auprès de clowns s’invitant dans les hôpitaux.

Je me propose de rendre compte de mes deux stages de Master 1 et Master 2, effectuées entre 2014-2016 en tant qu’étudiant en anthropologie. Ces stages ont été orientés dans le sens d’un projet de recherche-action auprès de l’association « Vivre aux Éclats », qui organise des visites de clowns dans les hôpitaux et maisons de retraite. Je me suis employé à observer et analyser la figure du clown qui est envoyé dans les établissements de soins.

Je m’en tiendrai modestement à ce que je peux échanger avec les lecteurs : la singularité du clown à l’hôpital que travaillent les intervenants professionnels de « Vivre aux Éclats » ; les problématiques qui sont soulevées par l’apparition d’un personnage aussi fantasque dans le quotidien réglé et normé des établissements de soin et d’hébergement ; la richesse, la poésie et la pertinence que peut revêtir une telle démarche artistique auprès de personnes vulnérables.

Il importe tout d’abord de préciser quelques éléments importants du contexte, qui nous permettront de mieux saisir ce qui se joue lors d’une visite de clown hospitalier.

 

1. Retour sur le contexte

Il me semble nécessaire de présenter en premier lieu l’association « Vivre aux Éclats », ses objectifs et les moyens qu’elle met en œuvre pour les atteindre. Ensuite, nous reviendrons plus spécifiquement sur les missions qui m’ont été confiées durant ces deux premières années de travail commun. Pour terminer, j’aimerais parler des personnes et publics que j’ai rencontrés au cours de mon travail auprès des clowns hospitaliers.

 

1.1. « Vivre aux Éclats »

« Vivre aux Éclats » est une association loi 1901 reconnue d’intérêt général, fondée à Lyon en 1996. Elle se donne plusieurs objectifs :

  • « Favoriser le mieux-vivre de tous, patients, personnel soignant et familles. »
  • « Renforcer la dimension humaine des hôpitaux. »
  • « Favoriser la créativité et l’expression. »
  • « Créer un lien entre l’hôpital et l’extérieur. »

Pour ce faire, elle s’emploie à investir des services de pédiatrie (avec le programme « Tourbillons Clowns ») et de gériatrie (programme « Cotillons et Courtoisie »), en organisant des visites de clowns hospitaliers. « Vivre aux Éclats » intervient actuellement auprès de six établissements de soin et d’hébergement.

Les visites se déroulent toujours en binômes d’intervenants clownesques 1 et s’inscrivent dans une volonté de continuité avec l’établissement. Il s’agit de développer une relation solide avec les institutions et les équipes de soin, au service du bien-être des patients.

L’association travaille également sur plusieurs projets de plus courte durée, mais tout aussi foisonnants. Je pense notamment au projet « Créateurs et Créatures », qui propose un duo formé d’un comédien et d’une costumière professionnelle en accueil de jour pour personnes âgées atteintes de maladies neurodégénératives. Il s’agit alors pour les participants de découvrir le clown, sa personnalité, son histoire, avant de lui façonner un costume personnalisé et sur mesure en vue d’un défilé final rassemblant les « créateurs » et leurs « créatures ».

Il convient de souligner un point important : l’association précise nettement qu’il ne s’agit pas « d’art-thérapie ». Elle construit une proposition artistique en milieu de soins. De cette posture découle une posture particulière.

« Vivre aux Éclats » fait partie de la Fédération Française des Associations de Clowns Hospitaliers (FFACH), dont elle est l’un des membres fondateurs. L’ambition de cette fédération consiste à donner du poids et de la solidité à la profession du clown hospitalier, mais surtout à s’inscrire dans une réflexion sur la pertinence de l’accompagnement artistique en milieu de soins. Cette implication fondatrice de « Vivre aux éclats » dans le mouvement des clowns hospitaliers place d’emblée l’association dans une position réflexive singulière, et explique en partie le projet dont je rends compte aujourd’hui.

 

1.2. Le projet de recherche-action

Le projet de recherche-action auquel j’ai participé est né d’un besoin précis de l’association : se questionner sérieusement sur la pertinence et l’impact du jeu des clowns dans les EHPAD 2. Contrairement au jeu des clowns en pédiatrie, qui est maintenant traité par de nombreuses recherches et études au niveau international, l’intervention des clowns en gériatrie a été assez peu étudiée. La littérature scientifique à ce sujet, ainsi que les programmes d’études, sont encore très peu nombreux. D’où l’intérêt de l’association pour un suivi de ses intervenants en milieu gériatrique par un étudiant en anthropologie.

Le projet devait répondre à trois grandes questions : quels éléments du jeu des clowns ont le plus de retentissement auprès des personnes âgées ? Est-ce que les interventions clownesques s’inscrivent harmonieusement dans le travail de l’ensemble du fonctionnement de l’institution ? Enfin, y a-t-il des points de la proposition artistique de « Vivre aux éclats » qu’il serait intéressant de travailler et développer en vue d’optimiser les effets de l’action sur des patients ?

Autant de questions qui ont abouti à la proposition de trois objectifs précis pour le travail de recherche-action :

  • Observer l’impact et les bénéfices du jeu des clowns sur les patients dans le cadre du programme « Cotillons et Courtoisie ».
  • Identifier les éléments clés du jeu des clowns qui mobilisent le patient ou ont une résonance positive sur le patient et le service.
  • Affiner la proposition artistique de « Vivre aux Eclats » pour potentialiser l’action des clowns avec les patients.

Pour atteindre ces objectifs, plusieurs actions ont été menées durant ces deux années :

  • Un suivi extensif des clowns au sein de tous les EHPAD visités, pour effectuer un travail d’observation qualitatif sur le terrain.
  • La réalisation de nombreux entretiens, auprès des artistes et des professionnels de santé. La mise en place d’échanges continus avec les résidents 3.
  • Durant la deuxième année, des groupes de travail entre les artistes et les soignants ont été organisés.
  • Un « état de l’art » des écrits, scientifiques ou non, concernant le clown, le milieu hospitalier, la dépendance en fin de vie.

Toutes les données recueillies ont été analysées, partagées et travaillées avec les membres de l’association.

 

1.3. Les acteurs des EHPAD

1.3.1. Les résidents

Il est difficile, voire tout simplement impossible, de caractériser d’un trait les personnes âgées que j’ai rencontrées. Leur diversité est bien trop importante. L’envie pourrait venir de les rassembler dans un « même sac 4 » portant l’étiquette « vieux » imprimée en grosses lettres, mais même cela est réducteur : une soignante m’a fait remarquer qu’« entre quelqu’un qui a 75 ans, et une dame de 90 ans, c’est pas la même génération ! ». Malgré l’immense diversité de situations, de parcours et de personnalités, l’on peut observer des récurrences dans la vie au quotidien, dont il faut tenir compte dans le cadre d’une réflexion sur les interventions clownesques auprès des résidents. Tout d’abord, dans la grande majorité des cas, ces personnes n’ont pas choisi leur cadre de vie. Les résidents sont souvent amenés à vivre dans un lieu qui est en contraste avec leur domicile précédent, et avec des personnes qu’ils n’apprécient pas forcément. « C’est un peu comme les voisins », me disait une animatrice, « on ne les choisit pas. Sauf qu’ici, c’est tous les jours tout le temps ». Malgré cette réalité, ou à cause de celle-ci, la proximité et l’intensité des liens font qu’une réalité très complexe et contrastée s’offre à nous. Les discours des résidents en EHPAD sont parcourus de tensions et de contradictions très fortes. Les résidents apparaissent tiraillés sur plusieurs plans :

Entre le sentiment d’être un fardeau et le sentiment d’être oppressé. Sentiment d’être un poids, car on est « vieux », on « coûte » à la famille et on ne « sert plus à rien » ; sentiment d’être oppressé car l’on est enfermé contre notre volonté dans un endroit qui n’est pas « chez soi », avec des rythmes qui ne sont pas « ceux d’avant ».

Entre le rejet de la maladie et l’envie d’être davantage malade. Le rejet de la maladie, car les diagnostics médicaux sont souvent critiqués, discutés ou réfutés ; l’envie d’être davantage malade, car la maladie est une promesse d’attentions. À ce sujet, une soignante me racontait qu’elle avait subi une remarque acerbe de la part d’une résidente : « Et, bien, il vaut mieux être dans la chambre 25x qu’autre part, hein ? ». La résidente de la chambre 25x recevait effectivement beaucoup plus de visites que beaucoup d’autres résidentes… Mais parce qu’elle était en fin de vie !

Entre l’envie de communiquer, de ne pas être seul, et l’incapacité ou le dégoût de communiquer. Il y a une réelle envie de communiquer, d’échanger, de raconter, bref : d’avoir des relations humaines. Et cela, quelles que soient les pathologies ou le degré de dépendance 5. Mais, comme nous l’avons vu, parfois les résidents ont des interlocuteurs « forcés » qu’ils n’aiment pas, et par conséquent ils se taisent. Ou bien, leurs pathologies rendent les échanges plus difficiles (surdité, maladie d’Alzheimer qui rend la mise en mots extrêmement complexe).

 

1.3.2. Les soignants

Le personnel des EHPAD est lui aussi soumis à un quotidien difficile. Il lui faut composer avec des contraintes diverses, et en particulier : les limites de l’organisation de travail, les difficultés avec les familles, les difficultés face à la mort et la souffrance. Le fonctionnement des institutions ne rend pas toujours facile la prise en charge émotionnelle du décès des résidents ou de la souffrance des familles. J’ai pu voir des équipes soudées, mais d’autres lieux n’ont pas cette chance. Le cloisonnement des professions et la hiérarchisation très marquée rendent parfois la communication et l’échange très difficiles. À cela, il faut ajouter un rythme de travail souvent frénétique, qui place parfois les soignants dans une « souffrance éthique » forte. On m’a souvent dit à quel point devoir faire une toilette en un temps dramatiquement réduit était frustrant, voire douloureux. Les clowns qui interviennent en milieu gériatrique arrivent généralement dans un milieu difficile, mais où il y a le plus souvent une volonté de bien faire et de « bien vivre », jusqu’au bout.

 

1.3.3. Les familles

Durant ces deux années, j’ai pu rencontrer des membres de la famille des résidents, et j’ai même assisté à plusieurs scènes de jeu les impliquant. Malheureusement, il m’a été impossible de creuser cette question, en raison principalement du fait qu’il était très difficile de les rencontrer de manière approfondie. Le format de la visite de famille au résident ne permet guère l’organisation d’entretiens prolongés et suivis. Je n’approfondirai donc pas le rôle des familles et du jeu des clowns en direction de ce public, tout en reconnaissant que c’est une question fondamentale, autant pour le jeu clownesque que dans la vie des EHPAD.

 

2. Des clowns à l’hôpital ? Rencontres et échanges

2.1. Les clowns de « Vivre aux Éclats »

Les clowns de l’association se nourrissent d’un travail personnel sur les émotions et le vécu. Chaque intervenant clownesque développe donc de manière singulière son humour, ses thématiques fortes, ses rêves… Une intervenante clownesque m’expliquait que le cadre des interventions en milieu hospitalier pousse chacun des intervenants à définir de manière plus précise son personnage. L’enjeu est de créer une forte continuité entre les visites, de manière à ce que les résidents, les familles et le personnel reconnaissent et apprennent à connaître les clowns. Le clown ne reste pas pour autant figé et immuable. Tout comme une personne réelle, il évolue et change, découvre de nouvelles choses, retravaille des aspects de sa personnalité.

Ce qui caractérise peut-être plus que tout le travail des intervenants clownesques est cette capacité à entrer dans « l’état de jeu », état dans lequel les perceptions s’altèrent, ainsi que le rapport au monde. Cet état se caractérise globalement par trois aspects : une curiosité toujours renouvelée et nourrie, une aptitude à s’inscrire pleinement dans l’instant présent ; une approche empathique et humoristique de la relation, et une grande adaptabilité ; une envie de communiquer, d’échanger, parfois envers et contre tout, de toutes les façons possibles.

Le clown est un personnage naïf et poétique, burlesque et sérieux à la fois, qui s’émerveille de tout et porte un regard toujours neuf sur le monde et les personnes qui le peuplent. « Il suscite la découverte, l’étonnement. Il peut donner à voir un arbre, une chaise, une personne avec un regard totalement neuf 6 ». Il vit dans le présent : seul l’instant qui est en train de se jouer compte pour lui. Il se présente tel qu’il est, « sans filtre », laissant paraître aussi bien ses qualités que ses défauts. Le contact avec les autres est direct, et emprunte nombre de vecteurs : la parole et le rire, la musique, les gestes… Cet « état de jeu » est ce qui rend possibles les situations que j’ai pu observer durant mes visites dans les EHPAD.

 

2.2. Rencontres et échanges en milieu de soin

La venue de clowns dans les EHPAD peut se mesurer en termes d’impacts bénéfiques quantifiables : « diminution du stress, de l’anxiété, amélioration de l’humeur du patient 7 ». Reste à rendre compte, de manière qualitative, de ce qui se joue dans les relations mises en jeu par l’intervention clownesque.

 

2.2.1. La reconnaissance de l’humain

Il arrive que l’institution, concentrée sur les urgences de son fonctionnement, finisse par négliger involontairement l’attention accordée à chaque résident. Par exemple, les toilettes se font obligatoirement le matin. Lorsqu’un résident m’explique qu’il avait l’habitude de se doucher le soir, je ne peux qu’imaginer la contrainte que fait peser sur lui, au quotidien, le rythme imposé par l’institution. Il est également vrai que les équipes de soin sont souvent obligées de passer rapidement de chambre en chambre pour effectuer les tâches nécessaires. Une infirmière me disait à quel point elle regrettait de ne pouvoir prendre plus de temps pour échanger avec chaque personne. La mission du clown est précisément d’avoir et de prendre le temps pour s’accorder à son interlocuteur. Il se « met au niveau » des personnes qu’il rencontre. Lorsque cela est nécessaire, le clown se penche, s’accroupit ou s’allonge afin de regarder la personne dans les yeux et de permettre un échange de regards. Contrairement aux soignants, le clown ne se focalise pas sur « ce qui ne va pas », mais sur ce qui peut être mobilisé, ce qui enrichit les possibilités de la rencontre. À cela, il faut ajouter que chaque facette de la personne est prise en compte et respectée. Grivel et Gay observent ainsi que « le clown reconnaît [la] blessure comme faisant partie de la continuité de l’existence de la personne. Elle n’est ni ignorée, ni stigmatisée, elle existe tout simplement 8. »

Les clowns ont pour métier de faire preuve d’une grande capacité d’adaptation et de sensibilité dans leur relation à l’autre. Ils ne sont là que pour la rencontre et contribuent à faire humanité : « l’attention portée à l’autre dans la relation même, crée de l’humain 9 », parce qu’elle rompt l’isolement et parce qu’elle laisse place à des échanges équilibrés. Dans la perspective clownesque, toute personne est précieuse et intéressante. Le clown ne vit que dans le temps de la rencontre et s’y consacre de tout son être : il évite « la dispersion des instants 10 ».

 

2.2.2.. Le corporel et l’émotion

L’établissement d’un lien avec la personne repose sur un riche panel de compétences et d’approches. De la richesse de ce panel dépend l’adaptabilité du clown. En fonction des patients et des situations, celui-ci utilisera jeux, musique et chansons, création de réalités cocasses voire absurdes, contacts… C’est une nécessité lorsqu’on est amené à rencontrer des résidents qui sont par exemple atteints de maladies neurodégénératives telles qu’Alzheimer. Je pense notamment à une situation où les équipes soignantes avaient mis en garde les comédiens, en leur disant d’une patiente qu’elle était totalement coupée du monde, et qu’un échange ou une discussion étaient impossibles… Quelle surprise lorsque, à force d’efforts et de tentatives de la part du clown, cette patiente a prouvé son attention par des sourires et même quelques mots ! J’ai pu observer que les résidents sont spécialement sensibles à certains éléments : l’esthétique du visuel et du mouvement ; le toucher, le contact physique doux ; la musique, les chansons, que ce soit pour les sons ou le plaisir des mots. Le clown exploite tous ces ressorts dans son jeu. Parfois, ils sont les seuls moyens de mobiliser une personne. La maladie d’Alzheimer rend par exemple difficile la mise en mots, de la pensée du ressenti et des émotions. Mais la sensibilité visuelle, tactile, musicale, reste bien présente. Il est possible de toucher certains patients en abordant le langage comme une matière sonore. Les clowns ont bien compris qu’« en ce qui concerne le langage, nous avons développé un fétichisme autour de la signification qui en a masqué sa dimension corporelle 11. »

Par une danse faite avec les résidents, par les couleurs des costumes en mouvements, par une chanson qui entraîne, il est possible et même fréquent de ramener les résidents dans l’instant présent. « L’attention est ancrée dans l’action 12 », et les clowns parviennent à être ce catalyseur de l’attention par le jeu. Les exemples sont innombrables. Je témoignerai simplement de ceci : j’ai moi-même été étonné de la richesse et de la profondeur des situations que j’ai pu observer. Une histoire se tisse ainsi entre les intervenants clownesques et les résidents et les acteurs des EHPAD.

 

2.2.3. Du public aux acteurs

Par son souci de la reconnaissance de l’autre et par son aptitude à trouver le bon vecteur de communication, émotionnel ou corporel, le clown parvient à réinsérer la personne dans un jeu de pouvoir et de relations. Les résidents se trouvent dépossédés par l’institution d’une partie de leur pouvoir de décision, « pour leur bien », notamment pour ce qui concerne le déroulé de la journée et les procédés de soin. Quel bonheur, dans ce contexte, que de pouvoir dire « non » au clown, de l’expulser, de lui donner des ordres ! Certes, le clown ne se montrera pas nécessairement obéissant, puisqu’il est capable de révolte ; mais, entre le patient et le clown peut ainsi se mettre en place un conflit salutaire, dans le sens où il affirme une prise de position et permet ainsi de « créer une dynamique positive 13 ». C’est souvent dans ces moments que surgit le rire. Comme l’indique Laurent Assoun, « l’humour est un événement » qui « surgit en situation 14 », et il n’est pas nécessairement le résultat d’une tentative de la part des comédiens. Le rire marque une étape, une prise de conscience de la situation et de nos attentes. Il est un « point de rencontre entre le clown et les autres personnes », il « devient un lieu d’action et il autonomise/donne du pouvoir aux patients » 15. Le patient, comme toute personne, s’affirme à travers l’expression du rire, marque son approbation ou simplement son plaisir. Rire est une manière de prendre pied dans la relation, de prendre de l’importance, et de répondre à la surprise de la rencontre. Parfois, le rire est moqueur : le patient conquiert alors le droit de rire du clown et de sa maladresse.

Au-delà de cet aspect, le jeu des clowns permet de « se sentir autorisé à mettre en mouvement ce que l’on est 16 ». Si le rire ou le sourire est souvent une première expression et une première forme de contact, les relations se complexifient au fil des visites, et une confiance réciproque s’installe. Les clowns ne viennent pas pour proposer un spectacle itinérant. Ils sont en totale improvisation et chaque journée est unique. Ils rebondissent sur ce que disent et font les personnes rencontrées. Ce faisant, ils donnent de l’importance à l’avis ou aux désirs des résidents. Ceux-ci ne sont pas spectateurs de la situation, mais en sont des acteurs. Les moments que j’ai vécus en observant les interventions en EHPAD des clowns de « Rire aux éclats » sont d’une très grande richesse humaine. J’ai pu observer des interventions clownesques se monter et se jouer dans des unités fermées accueillant des résidents gravement atteints de maladie d’Alzheimer. J’ai vu un vieux monsieur accueillir régulièrement les clowns avec des dessins humoristiques affichés sur sa porte. J’ai vu une dame se costumer avec des accessoires et accompagner les comédiens dans les couloirs. J’ai vu et entendu des soignants chanter à gorge déployée des succès d’il y a quarante ans.

La pertinence de ces interventions dans des lieux tels que les EHPAD ne fait aucun doute. Mais il importe de noter également la présence et l’attitude du clown peuvent introduire des difficultés et des tensions, qui conduisent à interroger le fonctionnement même de l’institution.

 

3. Entre difficultés et tensions : le clown qui gêne

Introduire un personnage aussi libre et décomplexé que le clown dans un EHPAD ne se fait pas sans risque. Bien entendu, les intervenants clownesques savent quel cadre ils doivent respecter, et les liens avec les équipes de soin sont toujours envisagés sous le prisme de la collaboration. Néanmoins, le clown en lui-même peut apparaître comme gênant, voire inquiétant, et en tout cas source de questions aiguës.

 

3.1. Préjugés et méconnaissance du travail

La figure du clown fait l’objet d’un certain nombre de préjugés communément répandus. Mon cas personnel en est un exemple. En ce qui me concerne, avant de débuter le projet de recherche-action dans le cadre de « Vivre aux éclats », le terme de « clown » ne renvoyait absolument pas au travail que j’ai découvert par la suite. Mes représentations du clown correspondaient à deux images stéréotypées : celle d’un clown de cirque divertissant formant volontiers duo avec un clown blanc, et celle du clown de l’horreur, tel que présenté dans It de Stephen King et ses adaptations audiovisuelles. J’ai pu constater que ces stéréotypes sont amplement partagés. L’association « Vivre aux éclats » se heurte de manière récurrente à des résistances liées à la présence active de ces stéréotypes dans les imaginaires contemporains. Notamment, « Vivre aux Éclats » constate souvent, dans les services des EHPAD, une peur de « l’infantilisation » des résidents. Le clown serait ainsi destiné aux enfants, et proposer une intervention clownesque à des personnes âgées serait un manque de respect plutôt « insultant ». Cette résistance tend à disparaître lorsque les intervenants clownesques et les équipes apprennent à se connaître, mais il n’en reste pas moins que certains persistent à considérer que le jeu des clowns est inadapté au public des EHPAD.

« Un travail relationnel pour des patients si proches de la mort ne risque-t-il pas de perturber leur tranquillité, leur travail de « deuil » ? 17 », à plus forte raison lorsqu’il est mené par un clown ? Le clown « fait du bruit », il perturbe, il peut déranger. De plus, il est parfois perçu comme une gêne par les soignants eux-mêmes. « Je réprimande toute la journée, j’ai pas envie de gronder un adulte responsable », me disait une soignante lors d’un après-midi d’intervention. Parfois, les soignants sont « bloqués » avec les clowns (par exemple dans les unités protégées) et se retrouvent alors « forcés » de « subir » le jeu des intervenants clownesques. Cette cohabitation n’est pas toujours fluide, notamment si des soignants souffrent de coulrophobie.

Les intervenants clownesques doivent toujours être attentifs à ne pas s’imposer, à reconnaître le sentiment de chacun, tout en essayant de faire évoluer les perceptions. Mais ce n’est pas le seul aspect qui nécessite une attention particulière.

 

3.2. Les risques liés au jeu

Comme nous l’avons vu, le jeu des clowns peut conduire à des moments forts avec les résidents, et à l’instauration d’une vraie relation de confiance amenant à des instants privilégiés. Parfois, les équipes (et même, dans certains cas, les familles) éprouvent des difficultés face à cette intensité de relation. Une infirmière m’a dit qu’elle était un peu « jalouse » des échanges qui peuvent survenir entre clowns et résidents. Elle passe sa journée auprès d’eux, elle donne du temps et de la disponibilité, mais elle n’a pas l’impression de recevoir en retour le même enthousiasme. Une distance se crée ainsi parfois entre les intervenants clownesques et les équipes de soin, distance qui est préjudiciable à l’ambiance générale des visites. En effet, le jeu est toujours plus efficace lorsque tous, résidents, soignants et familles, en sont parties prenantes.

Mais le sentiment de la jalousie est une vraie question qui touche également les résidents : « Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas venus me voir en premier ? » est une question qu’il m’a été donné d’entendre. Les clowns se trouvent obligés de fournir des explications, d’essayer de ne pas froisser des égos, de « calmer le jeu » autant que possible. Les comédiens doivent donc être attentifs à jongler entre « l’absence et la présence », et cela avec tous les acteurs de l’EHPAD.

La présence du clown peut également devenir envahissante. Ce personnage se nourrit de liberté, et dit clairement ce qu’il pense. Et c’est parfois un risque dans un milieu où les personnes rencontrées sont vulnérables. Les intervenants clownesques doivent également faire attention à ne pas heurter les personnes et les sentiments. Le clown « met les pieds dans le plat », il est « maladroit » autant dans ce qu’il fait que dans ce qu’il dit… Mais il doit en permanence faire attention, car sa maladresse peut justement devenir source de malaise et d’incompréhension. Les moindres anicroches peuvent prendre des proportions inattendues. Je pense par exemple à un EHPAD où tout semblait bien se passer, jusqu’à ce qu’un bilan pointe du doigt le fait que les résidents se plaignaient fortement de la venue des clowns. Après éclaircissement, il s’est avéré qu’il s’agissait en fait d’une seule résidente, refusant les clowns mais aussi toute forme d’animation, qui s’était mise à se plaindre bruyamment dans le service, contaminant ainsi l’ambiance générale. En réalité, les autres résidents ont par la suite modéré leurs propos, et se sont déclarés heureux, dans la majorité des cas, de pouvoir rencontrer les clowns. Ce petit incident montre que les interventions clownesques en EHPAD se placent sur un fil mince et fragile.

Les interventions clownesques peuvent également introduire de la tension du côté des soignants. Confrontés à un travail exigeant et difficile, ils réagissent parfois par un mécanisme de « mise à distance » qui permet de se protéger de la souffrance encaissée au quotidien. Or le clown ramène chacun dans l’ici et le maintenant, le plaçant face à la vérité de sa situation et le contraignant à assumer ses émotions. Ce face à face est parfois extrêmement difficile à vivre ou à accepter, notamment dans un cadre où les équipes n’ont pas d’espace de parole ou de retour permettant d’évacuer les tensions.

 

3.3. Mettre l’institution en porte-à-faux

Le regard neuf et original du clown peut parfois mettre en difficulté l’institution elle-même. Le clown permet de porter un autre regard sur le réel. Il est un révélateur ; il met le doigt sur ce que personne ne voit ou n’ose dire ; il permet de nommer les choses et ne mâche pas ses mots. Or les EHPAD constituent un milieu complexe, qui présente parfois des tensions larvées, des rancunes ou des rivalités. Les mettre à jour peut s’avérer explosif. Je pense en particulier à un établissement où la venue des clowns a créé des problèmes, notamment en ce qui concerne l’organisation des plannings. Ces difficultés étaient moins dues aux clowns eux-mêmes qu’aux graves problèmes de communication entre les équipes, que les interventions clownesques n’ont fait que révéler. Parfois, les clowns semblent décrédibiliser les soignants dans leur rôle face aux résidents ou aux familles. Le clown parle à tous de la même façon, et il ne traitera pas différemment un médecin d’une aide-soignante ou d’un conjoint en visite. Si certains acceptent très bien ce rapprochement, d’autres ont besoin d’asseoir leur position dans la relation, et ils considèrent malvenu que l’on paraisse remettre en cause leur statut ou leur compétence.

Le clown est souvent un catalyseur porteur d’une vocation de bouc émissaire. Il tend un miroir, et il n’est pas toujours plaisant de voir son reflet. L’institution ne fait pas exception. L’exemple de la crainte de « l’infantilisation » des patients par les clowns est révélatrice à cet égard. Malgré ce que son costume et son attitude pourraient laisser penser, le clown n’infantilise pas ceux avec qui il entre en relation. Il laisse une liberté et une puissance de décision absolues à son interlocuteur. Cependant, la posture même des équipes de soin fait que les libertés des patients sont réduites au profit du « mieux aller ». Les praticiens projettent peut-être sur les clowns leur propre peur d’infantiliser les patients.

 

 

Conclusion

Foisonnantes, pertinentes : les rencontres avec les résidents le sont certainement ! Mais plusieurs questions se posent. En premier lieu pour le jeu clownesque lui-même. Le jeu clownesque n’est-il pas bridé par l’effort d’adaptation que l’institution exige du clown ? Dans ce cadre contraignant, le clown est-il encore un clown ? Face à ces craintes, l’on peut proposer de penser que les contraintes, loin de limiter le jeu clownesque, peuvent lui procurer des points d’appui. Mais la question de la poétique du clown intervenant en EHPAD reste ouverte. Les questions les plus aiguës apparaissent sans doute sur le plan institutionnel. Le clown n’est-il pas trop subversif dans son approche de l’institution ? Ne risque-t-il pas de casser l’équilibre parfois fragile du fonctionnement des EHPAD ? Enfin, les interventions clownesques ne sont-elles pas une manière de dissimuler ou de faire joyeusement accepter les manques de l’institution et du système de soins actuel ? Sur le plan du rapport entre les clowns et l’institution, l’enjeu est de proposer des évolutions des dispositifs thérapeutiques. Le clown peut induire une réflexion sur la prise en charge en soin, le vieillissement, et la fin de vie en institution. Aux intervenants clownesques de trouver de nouveaux outils pour être en accord avec les professionnels de santé et être une force de proposition plutôt qu’une gêne !

 

  1. L’association emploie actuellement 8 comédiens professionnels.
  2. Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes.
  3. Dans des établissements d’hébergement, on parle de « résidents » et non de « patients ».
  4. Dans la suite du présent article, tous les termes entre guillemets seront des citations de propos que j’ai pu recueillir au cours du projet de recherche-action, auprès des résidents, des soignants ou des familles.
  5. Certaines personnes coupent tous les liens sociaux et ne veulent plus avoir de contacts ; mais elles constituent une très faible minorité dans le panorama que j’ai pu analyser.
  6. Andrès Pascal, « La catharsis de l’angoisse par le clown », Enfance & Psy, n°42, 2009, p. 92.
  7. Nathalie Grivel, Philippe Gay, « L’impact du clown en milieu palliatif adulte », Revue internationale de soins palliatifs, vol. 29, 2014, p. 135.
  8. Id., p. 136.
  9. François Blanchard, Isabella Morrone, Louis Ploton, Jean-Luc Novella, « Une juste distance pour soigner ? Ou savoir se rendre proche avec respect », Gérontologie et société, n° 118, 2006, p. 25.
  10. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 100.
  11. Denis Cerclet, « Les corps en mouvement comme lieux de constitution du temps ? », in Alain Berthoz, Bernard Andrieu (dir.), Le corps en acte, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2010, p. 182.
  12. Alain Berthoz, La vicariance : le cerveau créateur de mondes, Paris, Odile Jacob, 2014.
  13. Olivier de Ladoucette, in Fernand Dansereau, Le vieil âge et le rire, © Les Films Outsiders, 2012.
  14. Paul-Laurent Assoun, « Le moment ou jamais : le sujet de l’humour », Champ psy, n° 67, 2015, p. 25.
  15. « A meeting point between the clown and other people […] a place of action, […] and it empowers patients », Morgana Masetti, Ethic of joy in the hospital context, Folio Digital : Letra e Imagem, Rio de Janeiro, 2015, p. 47. Le texte est traduit par mes soins. « Empowers » a été traduit par son double sens « autonomiser » / « donner du pouvoir ». Cette bivalence exprime ce que j’ai pu observer sur le terrain.
  16. Julie Henry, « Reconfiguration du schéma corporel : entre sensations, imagination et interaction avec le soignant », Conférence prononcée au Congrès du COSHEM, Lyon, 24-26 Juin 2015.
  17. Natalia Tauzia, Rire contre la démence, Essai d’une thérapie par le rire dans un groupe de déments séniles de type Alzheimer, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 66.