Du Ménestrel au visionnaire : Itinéraire du poète dans les nouveaux mondes poétiques des années 1820

Du Ménestrel au visionnaire : Itinéraire du poète dans les nouveaux mondes poétiques des années 1820

Par JACQUEMOT Grégoire

Au début du XIXe siècle, la question des mondes poétiques bat son plein. Un monde poétique est un espace géoculturel que les poètes mobilisent dans les images, dans les noms propres ou encore dans les espaces qui servent de décor. L’antiquité gréco-romaine reste l’espace géoculturel le plus légitime. Néanmoins, depuis la fin du XVIIIe siècle, certains poètes commencent à proposer un renouvellement des images, que ce soit à travers la poésie dite ossianique ou le style troubadour 1. C’est ainsi non seulement le moyen-âge, mais une imagerie catholique qui commence à prendre le pas sur l’espace géoculturel antique.

En 1802, Le Génie du Christianisme de Chateaubriand confronte l’imagerie chrétienne à l’imagerie païenne pour promouvoir les beautés esthétiques du christianisme 2. Il polarise le champ des lettres et des arts. Les deux mondes possibles (un monde antique et païen et un monde médiéval et catholique) sont en concurrence et on peut, dès lors, distinguer deux camps : une école romantique et une école classique qui s’articulent autour de la représentation de ces espaces.

Si la plupart des premiers romantiques vont suivre la poétique issue de Chateaubriand, ils ne vont pas se cantonner à la seule imagerie catholique. En effet, dans la décennie 1820, les poètes semblent développer une imagerie de plus en plus riche et complexe, qui dépasse largement la représentation d’un Moyen Âge troubadour : Hugo écrit en 1828 Les Orientales, affirmant haut et fort qu’il ne connaît pas les limites du domaine de l’art. Alfred de Musset, en 1830, publie son premier recueil : Contes d’Espagne et d’Italie, quand Alfred de Vigny publie, tout le long des années 1820, les Poèmes antiques et Modernes qui font place à des périodes ou des géographies inusitées (notamment dans les poèmes modernes : « Dolorida », un poème espagnol ou encore « La Prison » qui s’intéresse à l’envers du XVIIe siècle en reprenant la légende du masque de fer, etc.)

C’est donc dans un double contexte qu’il convient d’étudier la question de la représentation de nouveaux espaces dans la poésie versifiée des années 1820. D’abord, dans un contexte polémique : une école moderne cherche à s’affirmer, et ensuite dans un contexte de redécouverte beaucoup plus large. La « couleur locale » n’est-elle qu’un objet polémique qui permet de se distinguer, d’être original, neuf, comme le pensent les adversaires de cette nouvelle école ? Au vu de l’importance du phénomène (tous les poètes de cette décennie pratiquent de près ou de loin la couleur locale, cherchent à représenter de nouveaux espaces), il convient de s’interroger sur la fonction poétique qui motive ces représentations nouvelles.

 

1. L’urgence polémique

1.1. La distinction

Dans les années 1820, de nombreuses polémiques littéraires enflamment le débat public, et toutes peuvent se rapporter à un clivage naissant, qui prend de l’ampleur au fur et à mesure de la décennie : les romantiques contre les classiques. La décennie se termine avec la représentation mouvementée de la première pièce de Victor Hugo acceptée au Théâtre Français : c’est la fameuse bataille d’Hernani, qui oppose les jeunes combattants romantiques aux vieilles « perruques » classiques.

Ce coup d’éclat qui prend vite des dimensions disproportionnées est l’aboutissement d’une bataille enragée entre deux camps qui se structurent véritablement dans les années 1820 autour de quelques grands thèmes : la versification, le rapport aux règles mais aussi en grande partie la représentation de nouveaux mondes poétiques. Ces thèmes, ces batailles de la guerre entre classiques et romantiques n’ont pas tous la même importance, ni la même portée. La présence de nouveaux mondes, de nouvelles mythologies n’est pas sans introduire une nuance polémique dans les comptes-rendus littéraires des années 1820, mais il ne semble pas qu’ils concentrent à eux seuls la haine anti-romantique. En effet, la plupart du temps, les critiques se contentent de les signaler comme une tendance ou une manie (selon le camp du critique en question) des poètes de la « nouvelle école ». Dans la critique contre « l’école moderne », le choix du sujet est souvent le pendant acceptable du défaut majeur : l’obscurité, le germanisme, l’énigme, la volonté de choquer le lecteur par une versification à l’opposé de la clarté, du naturel.

C’est d’ailleurs par cette seule couleur locale que Musset définit, en 1836, l’école romantique, l’école de Victor Hugo, dans les Lettres de Dupuis et Cotonnet. Il termine sa première lettre en affirmant haut et fort l’artificialité des « romantiques ». Pour lui, l’école ne se signalait que par l’utilisation d’adjectifs. Or, l’adjectif est le symbole d’une couleur locale de pure forme. Être romantique, c’est, pour le Musset de 1836, se donner des airs « Moyen Âge » sans plus : « Nous avons bien affaire du style, ou des passions, ou des caractères ! Affaire de bottes nous avons, affaire de fraises, et c’est le sublime 3. » Le romantisme, la nouvelle école passe bien par une représentation d’un nouveau monde (en particulier le Moyen Âge pour Musset), mais qui n’est qu’un costume. Dans une visée satirique, Musset résume la poétique romantique et le renouvellement dans les représentations par l’utilisation d’adjectifs (la poétique pittoresque de la couleur locale) ou par une affectation, une pose.

 

1.2. La couleur

Pour les poètes et les critiques des années 1820, la notion de couleur dans la poésie est polémique. La couleur est la version positive du pittoresque. Ce qu’on appelle dès lors la couleur locale est le fait d’utiliser des images, des mots, des tournures propres à l’époque ou au lieu que l’on représente. Et il semble bien qu’une des caractéristiques de l’école novatrice réside dans l’utilisation de cette « couleur locale », même dans la poésie versifiée.

La presse est donc divisée en deux camps et les membres de la Muse Française (une revue romantique) demandent à voir, dans la tragédie (et plus tard dans le drame) une couleur locale. Un article de la Muse Française félicite Alexandre Soumet, auteur d’une tragédie intitulée Saül, de ne pas avoir sacrifié son texte aux périphrases classiques et ennuyeuses en lui préférant le mot propre, ayant ainsi compris les besoins de son temps. De même, on le félicite de sa couleur locale, d’avoir trouvé « de ces traits pittoresques qui sont de vivants tableaux ; de ces traits qui déroulent ou circonscrivent de grandes époques ». Le dernier mot de l’article est d’ailleurs ouvertement polémique. L’auteur est salué d’avoir choisi la tragédie biblique, « que les classiques avaient abandonnée 4 ».

Ainsi, les membres de la Muse Française, en utilisant la couleur locale comme outil polémique, participent à une volonté plus générale de renouvellement de la poésie par la représentation de nouveaux mondes. Il semble que cette école, ce groupe de la Muse Française, dans un premier temps, ressente le besoin d’un renouvellement profond de la poétique contemporaine qu’elle juge « imitée », impropre aux mœurs actuelles et pour finir froide et ennuyeuse. Dans le cadre de la couleur, la représentation des nouveaux mondes en poésie appelle un renouvellement des images et des termes. Dans sa préface de 1824 aux Odes, Hugo proclame que cette couleur locale (il parle notamment de l’utilisation des images chrétiennes) est nécessaire à la vérité. Une période ou un espace donnés impliquent des images et des références propres. C’est le versant couleur locale des nouveaux mondes. Et quand il s’agit de poésie lyrique (comme dans les odes), le poète doit parler selon ses mœurs, ce qu’il croit. Or, il est catholique, il doit donc utiliser des images catholiques :

 

Il est reconnu que chaque littérature s’empreint plus ou moins profondément du ciel, des mœurs et de l’histoire du peuple dont elle est l’expression. […] Ses chants célèbreront sans cesse les gloires et les infortunes de son pays, les austérités et les ravissements de son culte, afin que ses aïeux et ses contemporains recueillent quelque chose de son génie et de son âme  5.

 

Comme on peut le voir, les nouveaux mondes en poésie sont un des constituants majeurs de la nouvelle école des années 1820, comme le soulignent un très grand nombre de critiques de la décennie 6. Au théâtre, la couleur locale a pour fonction d’intéresser le spectateur. Dans la poésie versifiée, elle est un des éléments qui participent à une volonté de renouvellement de la poétique, ainsi qu’un moyen pour représenter plus finement les mœurs. La représentation des nouveaux mondes en poésie n’est donc pas qu’un simple outil polémique dans le cadre d’un champ des lettres structuré autour d’une opposition entre deux camps que tout oppose, mais également un élément central d’une poétique qui se met alors en place.

 

2. La poétique du nouveau monde

2.1. Renouvellement des formes

Les membres de la Muse Française et plus globalement les poètes de l’école moderne sentaient une fadeur, une froideur, une monotonie dans la poésie qu’ils appelaient classique. Dans ce cadre, la représentation des nouveaux espaces sert un objectif plus proprement poétique que polémique : il faut rajeunir et régénérer la poésie. Et c’est justement par la représentation des nouveaux mondes que les poètes pensent renouveler les genres poétiques. La polémique s’attache d’abord au genre de l’ode. Victor Hugo part, dans la préface aux Odes en 1823, d’un constat :

 

Cependant l’Ode française, généralement accusée de froideur et de monotonie, paraissait peu propre à retracer ce que les trente dernières années de notre histoire présentent de touchant et de terrible, de sombre et d’éclatant, de monstrueux et de merveilleux  7.

 

Finalement, Hugo conclut donc par la nécessité poétique autant qu’historique de mobiliser de nouvelles images : « en substituant aux couleurs usées et fausses de la mythologie païenne les couleurs neuves et vraies de la théogonie chrétienne, on pourrait jeter dans l’Ode quelque chose de l’intérêt du drame 8. » En 1823, Hugo est encore un fervent défenseur de la monarchie catholique restaurée. Il pense donc nécessaire d’en venir à des images provenant de la théogonie chrétienne, seule à même de rendre compte des évènements des trente années que la France a connus entre 1789 et 1820. Bien sûr, ici le renouvellement par la représentation de nouveaux mondes est également à comprendre dans un sens politique : il faut opposer une poétique catholique et « restaurée » à une imagerie païenne, qui est, dans l’esprit du jeune Hugo, le langage du philosophisme athée et anarchique qui a mené à la Révolution. Néanmoins, dès 1823, le recours à de nouvelles images, à la couleur locale est un moyen de renouveler la forme lyrique par excellence : l’Ode.

Ainsi, le motif de la colère céleste dans la première strophe de « Quiberon » n’est pas retranscrite par l’image attendue du Jupiter tonnant, mais bien par l’image de Dieu envoyant des jours de peines et de douleurs sur des hommes pécheurs :

 

Par ses propres fureurs le Maudit se dévoile ;

Dans le démon vainqueur on voit l'ange proscrit ;

L'anathème éternel, qui poursuit son étoile,

Dans ses succès même est écrit.

Il est, lorsque des cieux nous oublions la voie,

Des jours, que Dieu sans doute envoie

Pour nous rappeler les enfers ;

Jours sanglants qui, voués au triomphe du crime,

Comme d'affreux rayons échappés de l'abîme,

Apparaissent sur l'univers  9.

 

Outre l’ode, qui, comme on vient de le voir, se renouvelle grâce à l’apport d’une imagerie chrétienne, le deuxième genre à subir des transformations importantes est l’épopée.

Paul Bénichou, dans son ouvrage Le Sacre de l’écrivain, rappelle que ceux qu’il considère comme les premiers romantiques sont nourris, élevés dans un contexte culturel qui hérite des catégories littéraires d’ancien Régime. Or, dans ce système hérité, le plus grand des genres, le plus noble, reste l’épopée. Si l’on pense nécessaire un renouvellement, c’est lui qu’il faut viser prioritairement. Par ailleurs, Bénichou rappelle que les contemporains ont pu comprendre une sorte d’organisation de l’école moderne : Lamartine rajeunirait l’élégie, Hugo la poésie lyrique (et notamment l’Ode) et Alfred de Vigny le genre épique 10. Si nous trouvons bien des narrations chez Vigny, les traits épiques sont peut-être encore plus visibles chez le Hugo des Orientales ou encore chez le Musset des Contes d’Espagne et d’Italie.

C’est par le motif exotique, par le recours à la couleur locale, que passe le renouvellement. Chez Hugo, c’est le recours à la guerre d’indépendance grecque qui justifie le recours au genre épique. Il parvient à retrouver des motifs dans cette guerre qui a beaucoup frappé les Français des années 1820. Dans « A Canaris », Hugo construit son poème sur un dénombrement épique qui détaille le nom et les bannières de chaque combattant, tout comme dans les poèmes épiques traditionnels :

 

Rome a les clefs ; Milan, l'enfant qui hurle encor

Dans les dents de la guivre ;

Et les vaisseaux de France ont des fleurs de lys d'or

Sur leurs robes de cuivre.

 

Stamboul la turque autour du croissant abhorré

Suspend trois blanches queues ;

L'Amérique enfin libre étale un ciel doré

Semé d'étoiles bleues  11.

 

Ce dénombrement sert à la construction d’un contraste avec le héros du poème, Canaris, qui lutte seul contre une horde d’ennemis sur une petite barque. Il n’en reste pas moins que le motif épique est retranscrit par un recours à ces nouveaux mondes, dans le cadre plus général de l’Orientale.

Si l’on peut s’attendre à voir Hugo pratiquer ce registre, il n’en est pas de même de Musset. Pourtant, le premier poème qu’ont pu lire de lui ses contemporains participe de ce mouvement de renouvellement des genres par le recours à l’exotisme. Il prendra très rapidement ses distances avec le mouvement qui s’appelle alors romantisme, et notamment avec Victor Hugo. Mais en 1830, il donne des gages d’appartenance à l’école moderne et pour ce faire, il réécrit un morceau épique déplacé dans une Espagne de fantaisie. Quand Musset cherche à donner des gages de romantisme, il pratique le genre ancien remotivé par une imagerie nouvelle. Le premier poème de son recueil de 1830 reprend en partie des traits épiques, notamment dans la scène de duel qui oppose Don Paez et Etur. Il s’agit d’un combat singulier. Or, dans l’épopée, seuls les combats singuliers de deux héros sont tolérés. Musset mobilise également des comparaisons homériques, c’est-à-dire où l’image est prise dans le domaine animal ou naturel et court sur plusieurs vers comme par exemple :

 

Comme on voit dans l’été, sur les herbes fauchées,

Deux louves, remuant les feuilles desséchées,

S’arrêter face à face et se montrer la dent :

La rage les excite au combat ; cependant  12

[…]

 

Par ailleurs, comme pour souligner son usage de ces comparaisons, pour mettre en valeur le fait qu’il s’agit d’une réécriture, le passage qui les contient est séparé du reste du texte. C’est ce que remarque Frank Lestringant dans son édition des Poésies Complètes de Musset 13.

Ainsi, les premiers romantiques se servent bien de la représentation de mondes nouveaux, de nouveaux espaces (et ici plus particulièrement l’Orient) pour renouveler des genres qu’ils considéraient comme froids. Il s’agit de montrer que l’école moderne est parfaitement capable, avec sa propre poétique, de participer à la littérature légitime. Mais les nouveaux mondes poétiques ne sont pas seulement des prétextes à renouveler des genres anciens, ils permettent de développer une poétique nouvelle qui s’articule autour du libre développement de l’image.

 

2.2. La poétique de l’image 

La poétique des nouveaux mondes trouve son aboutissement esthétique dans deux livres de Victor Hugo : Les Orientales et Notre-Dame de Paris. Nous ne nous occuperons que du cas du recueil, le roman étant en prose et écrit principalement après la Révolution de Juillet 14, ce qui change la perspective de ce roman historique. Les Orientales ont été généralement bien reçues, mais elles ont également été l’objet de très nombreuses et vigoureuses critiques. Si le clan Hugo a fait ce qu’il a pu pour faire applaudir immédiatement le recueil, un certain nombre de voix se sont levées. Les plus modérées se sont contentées de blâmer une virtuosité trop facile qui n’a d’autre ambition qu’un plaisir plastique. Les plus virulentes ont blâmé une poésie matérialiste, qui rejette toute idée et toute pensée, qui ne privilégie que les images. Le terme de matérialiste doit être compris dans les codes poétiques de l’époque. Dans la poésie lyrique (et l’on convient que Les Orientales appartiennent au genre lyrique, comme semblent l’annoncer les premières pièces du recueil), le poète doit garder une juste mesure, une juste concordance entre la pensée et l’image. On considère que l’image est au service de la pensée. Une pensée appartient au domaine de l’idéal, et pour la faire saisir aux hommes, il faut passer par une expression figurée qui donne corps à l’idée. Poussée au bout, cette logique aboutit à l’allégorie qui appartient de plein droit à la poésie lyrique selon la poétique classique. Ainsi, un poème lyrique doit contenir des idées et des images qui viennent les illustrer. Mais il n’est pas pour autant permis de choisir les images que l’on veut. C’est tout le sens du renouvellement des formes de l’Ode. L’image doit être mesurée à l’idée que l’on donne et surtout, l’idée doit gouverner le poème. Pour donner une idée de la minutie que l’on demande à un poète lyrique, on prendra un exemple. Voici une strophe de l’ode « Sur le rétablissement de la statue de Henri IV » :

 

Ils venaient encor, dans leur rage,

Briser son cercueil outragé ;

Tel, troublant le désert d’un rugissement sombre,

Le tigre, en se jouant, cherche à dévorer l’ombre

Du cadavre qu’il a rongé  15.

 

Le commentaire de l’académie des Jeux Floraux rappelle au poète qu’il s’est emporté, que le sens de sa strophe n’est pas complet :

 

On s’est demandé si un cadavre rongé fait de l’ombre et surtout s’il est vrai que le tigre se joue avec l’ombre des cadavres. Si une bête toujours altérée de sang cherche autre chose que le sang, et si on peut se la représenter cherchant à dévorer l’ombre d’un cadavre  16.

 

Avec ce point de repère, on peut légitimement comprendre ce que devaient penser les critiques devant le poème « Mazeppa » Il s’agit d’illustrer le thème du génie. L’image est claire : le poète est Mazeppa et le cheval fougueux est le génie poétique, l’inspiration. Cette image, au sens strict, n’est pas neuve, Pégase étant l’image traditionnelle de l’inspiration. Mais on note le déplacement exotique : l’image de Pégase provient de la tradition grecque tandis que le personnage de Mazeppa est un roi de Hongrie. Assiste-t-on pourtant a une simple coloration ? L’image ne sert pas seulement à illustrer l’idée, elle est le centre du poème : elle est au début et en occupe la majeure partie. Son développement est largement démesuré par rapport à l’idée qui est censée gouverner le poème. Hugo, dans Les Orientales, met donc en avant l’image au détriment de l’idée. Sur les 23 strophes du poème, seule l’une d’entre elles contient l’idée (la première de la deuxième section du poème). Les 22 autres strophes développent à plaisir l’image du jeune homme emportée par un cheval fougueux. Et ce changement de paradigme est permis et justifié par la représentation de nouveaux mondes dans la poésie.

Ainsi, comme on le voit, le recours et cette intrusion des nouveaux mondes dans la poésie versifiée des années 1820 n’a pas pour seul objectif de créer un groupe littéraire, mais aboutit à une poétique particulière qui repose justement sur le développement de l’image. C’est par la mobilisation et l’attrait pour des espaces nouveaux qu’ont pu se développer une poétique d’abord de la couleur locale, du pittoresque qui a abouti au développement de l’image au détriment de l’idée, force motrice du poème dans l’esthétique dite classique.

 

3. Le poète visionnaire 

3.1. Le style symbolique de la nouvelle école

La manière d’envisager la poésie change radicalement dans les années 1820. C’est par sa capacité à produire des images que le poète se signale. Mais plus qu’un moyen poétique, la capacité à générer des images aboutit à la création d’une figure du poète en visionnaire, et cela dès les années 1820, et plus encore au début des années 1830 dans l’œuvre de Victor Hugo.

Dans un article célèbre 17, paru dans Le Globe en 1829, Pierre Leroux se saisit de la question « Du style symbolique ». Pour lui, l’écriture symbolique est le propre de l’école moderne. Il s’agit d’un style où l’image est plus importante que l’idée en elle-même. Le symbole consiste, pour Pierre Leroux à saisir l’objet abstrait dans des rapports avec un seul élément concret : dans « Mazeppa », le génie est comparé à un seul élément (le mythe de Mazeppa) pour exprimer l’ensemble du point de comparaison.

La rêverie semble un élément essentiel de cette capacité du poète. C’est le moment où le poète, seul, est face à des images nouvelles qu’il va tenter d’exprimer. On peut lire dans les deux recueils de Victor Hugo qui concluent la période que nous étudions (Les Orientales et Les Feuilles d’automne) une poétique assumée et commune qui trouve sa source dans la rêverie. C’est le mécanisme de la pensée qui est décrit dans « Rêverie » et dans « La pente de la rêverie » 18 : il s’agit d’avoir des visions d’un autre monde, de Babel inconnues. Cette capacité instaure une nouvelle éthique du poète, dont l’œuvre se fonde désormais sur la vision, l’imagination, la représentation de nouveaux mondes, notamment, chez Hugo, historiques ou spatiaux :

 

Oh ! qui fera surgir soudain, qui fera naître,

Là-bas, — tandis que seul je rêve à la fenêtre

Et que l’ombre s’amasse au fond du corridor, —

Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,

Qui, comme la fusée en gerbe épanouie,

Déchire ce brouillard avec ses flèches d’or  19 !

 

3.2. Hugo et les autres

Que ce soit dans la rêverie personnelle dans le cas de Hugo, ou que ce soit pour les autres artistes, tous les arts reposent, durant cette période, sur la capacité du créateur à voir, à se figurer des mondes nouveaux, des géographies nouvelles ou merveilleuses. L’œuvre de Lamartine se signale aussi par sa force visionnaire. Lorsque le poète des Feuilles d’automne cherche à féliciter celui des Méditations poétiques, Hugo choisit une métaphore où les poètes sont des conquistadors qui s’en vont chercher des nouveaux-mondes. S’il ne faut pas prendre à la lettre cette métaphore, elle symbolise tout de même une capacité à voir un autre monde qui correspond, par ailleurs, à la poétique de Lamartine dans l’œuvre qu’il publie en 1830 : Les Harmonies poétiques et religieuses que Hugo aime particulièrement. Lamartine est donc une sorte de Christophe Colomb de la cité de Dieu. Mais c’est bien sa capacité à voir, à entrevoir les réalités de la cité de Dieu qui fonde sa posture de poète :

 

Ces Gamas, en qui rien n’efface

Leur indomptable ambition,

Savent qu’on n’a vu qu’une face

De l’immense création.

Ces Colombs, dans leur main profonde,

Pèsent la terre et pèsent l’onde

Voilà quelle était ma pensée.

Quand sur le flot sombre et grossi

Je risquai ma nef insensée,

Moi, je cherchais un monde aussi  20 !

 

On peut, pour terminer, mentionner un autre artiste qui n’est pas poète, mais qui fonde son éthique nouvelle sur cette capacité figurative. David d’Angers, un proche ami de Victor Hugo, est capable de donner à sa pensée l’image d’un grand homme. Encore une fois, c’est la capacité de l’artiste à symboliser qui fonde sa nouvelle éthique :

 

Lorsqu’à tes yeux une pensée

Sous les traits d’un grand homme a lui,

Tu la fais marbre, elle est fixée,

Et les peuples disent : C’est lui  21

 

Conclusion

La poésie des années 1820 est donc marquée par l’importance de la couleur locale, notion venue du monde du théâtre. Le champ théâtral est en effet le lieu d’un vaste débat autour d’un renouvellement qui se fonde sur la découverte de sujets nouveaux, qui supposent de nouvelles couleurs locales, de nouvelles représentations, qui sont autant de nouveaux espaces pour la versification française (le théâtre étant un genre assez largement versifié) : le Moyen Âge, la Renaissance. La couleur locale a donc un intérêt polémique : pratiquer la couleur locale dans ses vers (utiliser des images dont les comparants sont médiévaux, ou orientaux) est un moyen de signaler son appartenance à l’école nouvelle. Si les critiques contemporains ne font pas de la couleur locale un problème, un danger, il n’en reste pas moins que c’est un élément constitutif de la nouvelle école poétique moderne à la muse voyageuse.

Mais ces nouveaux espaces dans la poésie sont également l’occasion d’une nouvelle poétique. Il ne s’agit pas simplement de représenter des espaces nouveaux dans l’optique de la nouveauté (même si c’est effectivement une partie de l’enjeu poétique : celui de la réécriture des grands genres). Une poétique nouvelle se fonde autour de la prédilection de l’image au détriment de l’idée. Le recueil le plus significatif de cette tendance est Les Orientales, qui profite d’une imagerie entièrement consacrée à cet espace nouveau qu’est l’Orient fantasmé (en réalité un Orient très proche : l’Espagne, la Grèce et l’Anatolie). La représentation de ces nouveaux espaces laisse libre cours à une sorte d’exotisme débordant sur lequel se fonde la poétique de l’image au détriment de l’idée. C’est ce que les contemporains appellent une poésie matérialiste.

Ce processus aboutit à la constitution d’une nouvelle éthique du poète et plus généralement de l’artiste. Désormais, ils sont ceux qui parviennent, par l’imagination, par le génie, par la rêverie, à figurer, à symboliser. Ils sont en contact avec un monde nouveau, celui du rêve et de l’imagination, et parviennent, par des images très largement développées, à les rendre dans l’œuvre d’art (le poème de Lamartine, le buste de David).

Ainsi, si la pure couleur locale est un phénomène restreint dans l’histoire de la poésie française (elle est datable et datée : dès les années 1830, elle devient un motif ridicule pour quelqu’un comme Musset), elle a été déterminante dans un changement radical de posture du poète dans la première moitié du XIXe siècle. Cette posture nouvelle sera le fondement d’une nouvelle génération : Rimbaud appelle le poète à se faire voyant, quand Hugo fonde la Légende des Siècles sur la fameuse « Vision d’où est sorti ce livre ».

 

  1. Pour une caractérisation historique du style troubadour, voir le toujours utile Henri Jacoubet, Le genre troubadour et les origines françaises du romantisme, Paris, Société des Belles Lettres, 1929 (disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3076078b). Cet ouvrage fait encore référence quant à la description du genre troubadour, mais son propos est à situer. Il s’agit pour lui de montrer que le romantisme est avant tout un mouvement français, et de minorer l’importance de l’apport de la littérature étrangère au début du XIXe siècle.
  2. Voir plus particulièrement la deuxième partie : « Poétique du christianisme » qui, pour chaque caractère ou type de personnage, compare une figure païenne et une figure chrétienne, toujours au profit de cette dernière.
  3. Alfred de Musset, « Lettres de deux habitants de la Ferté-sous-Jouarre » dans la Revue des deux mondes, période initiale, Paris, vol. 4, septième série, 1836, p. 657–678. Disponible sur Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_de_deux_habitans_de_la_Fert%C3%A9-sous-Jouarre/01.
  4. G. Desjardins, « Saül de M. Soumet », La Muse Française, troisième livraison, 1823. Disponible dans La Muse Française, éd. Jules de Marsan, Paris, Edouard Cornély et Cie éditeurs, 1907. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1269958d?rk=21459;2.
  5. Victor Hugo, Odes et Ballades, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1980, p. 33.
  6. Journal des Débats, « Variétés », article anonyme, 8 janvier 1827, disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4357295/f3.item. Ou encore Pierre Marie François Baour-Lormian, Le classique et le romantique, Paris, Urbain Canel, 1825. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1138916?rk=622320;4. Stendhal, Racine et Shakespeare, éd. Henri Martineau, Le Divan, 1928, disponible sur Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/Racine_et_Shakespeare_(%C3%A9dition_Martineau,_1928).
  7. Id., p. 20–21.
  8. Id., p. 21.
  9. Id., p. 63.
  10. Paul Bénichou, « Les mages romantiques » [1988], dans Romantismes français II, Paris, Gallimard, « Quarto », 2004.
  11. Victor Hugo, « Canaris », in Les Orientales, Les Feuilles d’automne, éd. Pierre Albouy, Paris, Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1981, p. 41–44.
  12. Alfred de Musset, « Don Paez », in Contes d’Espagne et d’Italie, in Poésies complètes, éd. Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, « Classiques », 2006, p. 65–82.
  13. Id, p. 740.
  14. En Juillet 1830, suite à la promulgation de lois liberticides ; les Ordonnances de Saint-Cloud, les parisiens se soulèvent contre le Roi Charles X (frère de Louis XVI), et le forcent à abdiquer. C’est Louis-Philippe d’Orléans (descendant du frère de Louis XIV) qui est proclamé roi. C’est la fin de la Restauration (restauration de la monarchie par les frères de Louis XVI après l’épisode napoléonien) et le début de la Monarchie de Juillet, règne de Louis-Philippe Ier. Sur cette période, voir Francis Démier, La France de la Restauration (1814-1830) : l'impossible retour du passé, Paris, Gallimard, coll. « Folio. Histoire » (no 191), 2012.
  15. Victor Hugo, Odes et Ballades, op. cit., p. 73 – 77.
  16. Id., p. 438.
  17. Pierre Leroux, « Du style symbolique » in Le Globe : journal littéraire, tome VII, n°28. Disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1074836q/f4.item
  18. Victor Hugo, Les Orientales, Les Feuilles d’automne, op. cit., « Rêverie », p. 166 – 167 et « La Pente de la rêverie », p. 274–279.
  19. Id., p. 166. Nous soulignons.
  20. Id., p. 220–229.
  21. Id., p. 216–219.