« Le contenu, c’est nous ! »

« Le contenu, c’est nous ! »

Par FREYHEIT Matthieu, PIEGAY Victor-Arthur
Illustration : Hugo Laurain

Cultural Express souhaite offrir un nouvel espace de découverte à celles et ceux qui n’envisagent pas la recherche universitaire sans le goût du risque qui est, selon Vladimir Jankélévitch, « le précieux épice de l’aventure 1 ». Il s’agit à ce titre de s’emparer des études culturelles comme de « la théorie qui voyage le mieux 2 » et conduit ce faisant aux rapprochements aventureux qui font les explorations et les explorateurs. « Il serait urgent de retrouver une hygiène de recherche 3 », précise Kenneth White, qui trouve cette forme d’hygiène dans les détours et les croisements audacieux, tandis que Sébastien Hubier insiste sur le risque nécessaire de l’interprétation : 

 

[…] interpréter c’est donner non des significations mais, dans le cadre d’une pensée téléologique, une fin ; répondre non à la question comment ? mais à la question pourquoi ? Cette interprétation ne saurait donc être, formelle, immanente au champ littéraire, mais forcément, extérieure à lui, d’ordre psychologique, sociologique ou anthropologique […]  4.

 

Si l’époque est à « la perte de participation symbolique, qui est aussi une sorte de congestion symbolique et affective 5 », la méthode ici revendiquée est au défi et à l’interrogation des logiques symboliques, discursives et affectives contemporaines : celles des pouvoirs de la fiction et du récit (car « sans une bonne histoire, il n’y a ni pouvoir ni gloire 6 ») ; celles de la correctness et du care ; celles de la participation, de l’interactivité, de l’ « esthétique relationnelle 7 » et de la convergence 8 qui envahissent les pratiques culturelles ; celles du pouvoir des minorités réorganisées et de celui des majorités ; celles de la culture jeune comme moyen de « revendiquer une jeunesse au moins symbolique, et de s’inscrire en faux contre les stéréotypes sociaux de la maturité 9 » ; celles, enfin, de l’immersion et de l’imaginaire, de la sérialité et du world making, de la culture geek, des cultures ludiques et des cybercultures… L’effet de liste, nous le savons, n’est pas sans soulever quelque résistance :

 

D’autres réticences viennent de l’indétermination du projet des Cult Studs. Sous couvert de "fourre-tout", elles sont rejetées aussi bien par les institutions universitaires figées autour d’axes disciplinaires solidifiés et rigides, conspuées par les enseignants chercheurs dont beaucoup sont, sinon hostiles, du moins sceptiques à l’égard de la théorisation et de la transdisciplinarité et pour lesquels l’érudition demeure une méthode, et enfin ignorées par les étudiants de plus en plus scolarisés dont l’horizon d’attente se réduit à la préparation sclérosante de concours dévalués  10.

 

Cultural Express naît cependant d’une transformation du paysage universitaire français et de l’expérience réussie de création d’une Licence et d’un Master en Études Culturelles à l’Université de Lorraine : journalisme, littérature, sociologie, cultures de jeunesse, spectacle vivant, arts visuels, etc. y font cohabiter enseignants-chercheurs et étudiants, avec le soutien des institutions. Il y a quelque chose de changé au royaume du Danemark. Elle naît, surtout, du désir de succomber au risque de l’herméneutique et de la volonté de réunir des chercheurs dont les travaux rendent compte de ce que serait, peut-être, la spécificité culturaliste française.

Le premier parti-pris de cette revue est donc de rendre justice aux dynamismes et aux mouvements de la recherche contemporaine en favorisant une facilité de publication et de diffusion, mais aussi de mise à disposition – restituant le désir historique des études culturelles d’inscrire la recherche dans un circuit de visibilité et de lisibilité. Cette revue implique ainsi une double exigence : celle de faire circuler les analyses relatives aux objets ‘grand public’ tout en revendiquant les méthodes et les tonalités de la recherche universitaire.

Le second parti-pris est d’envisager les cultural studies comme des success studies. Si les discours critiques voient le plus souvent dans les études culturelles une approche tantôt interdisciplinaire, tantôt contre-disciplinaire, tantôt supra ou infra-disciplines, c’est avant tout que celles-ci interrogent les multiples conditions du succès, partant du postulat que ce succès dit quelque chose de nos sociétés, de nos pratiques, de nos mentalités. Robert Escarpit suggérait déjà, s’agissant de la littérature, que « le livre à succès est le livre qui exprime ce que le groupe attendait, qui révèle le groupe à lui-même 11 ». Alan Bowness va jusqu’à assurer que le « succès dépend de conditions parfaitement énonçables 12 » tandis que Malcolm Gladwell affirmait, dans un livre devenu célèbre, que nous étions « tous winners 13 ». En somme, le succès serait une entreprise collective dont nous proposons ici de nous emparer, toutes les fois qu’elle se présente à nous, sous toutes ses formes. L’intérêt privilégié pour les cultures de masse et grand public s’appuie donc sur l’idée que l’accroissement du nombre ou de la quantité fait émerger du sens, suivant le principe scientifique de l’émergence, que Marshall McLuhan appliquait aux médias : « […] les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie 14. » Ainsi, si les Cultstuds anglo-saxonnes originelles se sont imposées par leur politisation, par l’étude des systèmes de domination, d’hégémonie et plus généralement des rapports de pouvoir, nous voyons donc dans les études culturelles françaises actuelles une particularité nourrie d’une tradition d’herméneutique des phénomènes et, plus largement, d’une défocalisation des études littéraires et des chercheurs en littérature.

Pour cette raison, Cultural Express se veut une revue inter- et transmédiatique, tournée vers les textes autant que vers les images, vers les cultures de masse autant que vers les cultures dites savantes, vers les sciences humaines autant que vers leurs dialogues avec les sciences exactes, vers la culture adulte autant que vers la culture de jeunesse. Elle contemple tous les médias et leurs interactions parce que « comme la fission ou la fusion, les croisements ou hybridations des média libèrent une énergie et une puissance nouvelles immenses 15 ». Elle tend à rendre compte d’un contexte mondialisé tout en se saisissant du poids grandissant donné aux spécificités, car « quand les cultures s’uniformisent, l’analyse des différences, les plus ténues, minimes ou microscopiques soient-elles, n’en devient que plus utile et nécessaire, parce qu’elles sont autant de détails qui font toute la différence […] 16 ». Elle s’empare de la fiction parce que « la feintise est aujourd’hui en voie de réhabilitation pour le rôle qu’elle joue comme vecteur de connaissance, comme outil cognitif 17 ». Elle s’interroge sur la valeur effective de l’empowerment contemporain alors que les discours se subordonnent au « régime de la médiarchie, qu’il est leurrant d’imaginer comme une démocratie 18 ». Elle s’intéresse, aussi, aux conditions matérielles des productions contemporaines ainsi qu’à l’ « approche culturéelle comme phénomène de transmission de la fiction au réel 19 ». Elle s’attache, enfin, à l’idée que « la culture est en majeure partie une réalité cachée qui échappe à notre contrôle et constitue la trame de l’existence humaine. Et même lorsque des pan de culture affleurent à la conscience, il est difficile de les modifier, non seulement parce qu’ils sont intimement intégrés à l’expérience individuelle, mais surtout parce qu’il nous est impossible d’avoir un comportement signifiant sans passer par la médiation de la culture 20 ». Voyant dans les productions culturelles et symboliques des extensions participant du même système que l’homme qui les produit, Edward T. Hall suggère que « dans la mesure où nos extensions sont privées de sensation et surtout aussi de parole, il est nécessaire de leur intégrer des systèmes de feedback (recherche) de façon à demeurer informés de ce qui se passe en particulier dans le cas des extensions qui modèlent le milieu naturel ou s’y substituent 21 ». Cultural Express propose d’être un agent de ce nécessaire feedback, reprenant à son compte la formule déjà empruntée par Frédéric Martel à Nicholas Weinstock : « Le contenu, c’est nous 22. » Nous proposons donc de livrer aux lecteurs, avant toute chose, le plaisir d’étudier et de promouvoir ce que produisent les traits saillants de notre mentalité collective, et celui de relever les défis que suppose cette culture. Car, loin de sa prétendue aridité, le travail théorique et herméneutique de la recherche universitaire est un travail hautement sentimental, qui s’assume dans son seul désir de restituer la capacité que nous cultivons de nous étonner, de nous intéresser, de nous passionner, et de nous amuser.

 

  1. Vladimir Jankélévitch, L’Aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Aubier, 1963, p. 23.
  2. David Morley, cité dans Armand Mattelart,Érik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2008, p. 7.
  3. Kenneth White, L’Esprit nomade, Paris, Grasset & Fasquelle, 1987, p. 81.
  4. Antonio Dominguez-Leiva, Sébastien Hubier, Frédérique Toudoire-Surlapierre, Le Comparatisme, un univers en 3D ?, s.l., L’improviste, 2012, p. 82.
  5. Bernard Stiegler, De la misère symbolique, Paris, Flammarion, 2013, p. 23.
  6. Evan Cornog, cité dans Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, p. 9.
  7. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Les Presses du réel, 1998.
  8. Henry Jenkins, Convergence Culture : Where old and new media collide, New York University Press, 2006.
  9. Christian Chelebourg, Les Fictions de jeunesse, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 203.
  10. Antonio Dominguez-Leiva, Sébastien Hubier, Philippe Chardin, Didier Souiller (dir.), Études culturelles, anthropologie culturelle et comparatisme, Volume I, Dijon, Éditions du Murmure, p. 12.
  11. Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris, Presses Universitaires de France, 2e édition, 1960, p. 110.
  12. Alan Bowness, Les Conditions du succès, Paris, Allia, 2011, p. 7.
  13. Malcolm Gladwell, Tous winners ! Comprendre les logiques du succès, Paris, Flammarion, 2014.
  14. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Mame/Seuil, 1968, p. 25.
  15. Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Mame/Seuil, 1968, p. 69.
  16. Frédérique Toudoire-Surlapierre, Notre besoin de comparaison, Paris, Orizons, 2013, p. 55.
  17. Christian Chelebourg, Les Fictions de jeunesse, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 11.
  18. Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017, p. 13.
  19. Matthieu Freyheit, « De la piraterie au piratage : transmission culturéelle et comparatisme consommé », Revue d’Études Culturelles en Ligne, "Pour un comparatisme culturaliste", Vanessa Besand, Béatrice Jongy (dir.), http://etudesculturelles.weebly.com/pour-un-comparatisme-culturaliste.html.
  20. Edward T. Hall, La Dimension cachée, Paris, Seuil, 1971, p. 231.
  21. Edward T. Hall, La Dimension cachée, Paris, Seuil, 1971, p. 232.
  22. Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur la guerre globale de la culture et des dias, Paris, Flammarion, 2012, p. 129.
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