Entre monde ancien et nouveau monde : l’exemple de la magie super-héroïque du Docteur Fate au cours de l’âge d’or des comics

Entre monde ancien et nouveau monde : l’exemple de la magie super-héroïque du Docteur Fate au cours de l’âge d’or des comics

Par GLINEUR Hugo

[Version illustrée en PDF]

 

Le 21 octobre 2022 sort aux États-Unis le film Black Adam 1 porté par l’acteur Dwayne Johnson dans le rôle-titre. Interprétant l’anti-héros éponyme, il est rapidement confronté à une équipe de super-héros dont fait partie le Docteur Fate, un sorcier, joué par Pierce Brosnan. Tout au long du film, le personnage est mis à l’honneur à la fois dans l’utilisation spectaculaire de ses pouvoirs mais également dans son rôle central dans la narration : ce sont ses actions qui font avancer les péripéties. Quelles originalités peut alors proposer ce personnage apparu en 1940 pour que plus de quatre-vingts ans plus tard il soit ainsi convoqué dans un blockbuster hollywoodien ?

Créé par le scénariste Gardner Fox et le dessinateur Howard Sherman, le Dr. Fate apparaît au sein de deux séries. Il débute aux côtés d’autres personnages dans le numéro 55 du recueil More Fun Comics (avril 1940), avant d’intégrer par la suite une publication plus audacieuse avec le troisième numéro d’All-Star Comics (novembre 1940). Véritable nouveauté pour l’époque, cette série ne présente plus une succession d’histoires à la manière de More Fun, mais bien un récit complet regroupant plusieurs personnages au sein de la première équipe de super-héros du monde : la Justice Society of America. Publié deux années après l’apparition de Superman 2, le Dr. Fate n’inaugure pourtant en rien l’utilisation d’une thématique occulte et magique dans le genre super-héroïque. Il est par exemple possible d’identifier des personnages comme Mandrake The Magician (1934), Dr. Occult (1935), Zatara (1938) ou encore The Spectre (1940) qui s’inscrivent dans ce genre graphique. Les histoires du Dr. Fate sont réparties sur quatre années seulement (1940-1944), autrement dit au début de ce qu’il est convenu d’appeler l’âge d’or des comic-books (1938-1956). Les thèmes abordés ainsi que les éléments graphiques – formes et couleurs – convoqués dans ces comics constituent-ils une nouveauté perceptible dans l’imaginaire général des super-héros ? Y a-t-il une spécificité du personnage magicien ? Des enjeux particuliers sont-ils attachés à cette figure ?

Dans un premier temps, il conviendra d’étudier les divers éléments constitutifs du personnage afin de le placer dans son contexte de publication et de création avant d’étudier, dans un deuxième temps, les diverses représentations des éléments magiques au sein de ses récits. C’est donc assez logiquement que le personnage sera par la suite comparé aux autres héros avec qui il fait équipe afin d’appréhender spécifiquement le rôle symbolique – et la réaction – du personnage magicien, une fois entouré de ses homologues. La dernière réflexion questionnera les opportunités qui émergent de la convocation d’un tel univers magique.

 

Caractérisation du super-héros

Toute recherche sur la thématique des super-héros rencontre inévitablement une problématique d’envergure : celle de la définition même de ces personnages. En constante évolution, il s’avère difficile de les cerner complètement dans la mesure où les auteurs n’hésitent justement pas à jouer des stéréotypes pour proposer de nouveaux récits comme peuvent en témoigner les versions alternatives et multiverselles 3 des super-héros. Malgré tout, deux conceptions principales émergent.

La première comprend cette figure comme un simple prolongement contemporain du héros au sens mythologique et légendaire. C’est ce que propose notamment Simon Merle dans son ouvrage 4. Il explique en effet, que les super-héros sont à rapprocher de leurs homologues antérieurs en ce qu’ils portent tous deux des messages servant de modèles moraux à l’humanité : « Ainsi, les super-héros, malgré leurs super-pouvoirs, doivent être les dignes représentant de l’espèce humaine, et le miroir grossissant dans lequel nous pouvons contempler notre condition 5 ». Merle se permet même un jeu de mot en expliquant que ces personnages, du fait de leur mission de servir de représentants moraux, peuvent être considérés comme des « super-hérauts » en raison du message qu’ils véhiculent. Dans cette logique d’association aux figures mythiques moralisatrices, fondatrices de nos mythes et légendes, il est possible de citer quelques exemples qui donnent du crédit à cette théorie de la réinterprétation contemporaine du rôle représentatif du héros. Ainsi, la version Marvel d’Hercule place le demi-dieu grec antique au XXe siècle, tandis que le peuple des amazones et de Wonder Woman apporte un regard nouveau sur les rapports hommes-femmes là où The Eternals de Jack Kirby revisite entre autres l’acte cosmogonique avec les expériences des Célestes.

La deuxième caractérisation s’attache quant à elle moins à la portée moralisatrice et symbolique des super-héros en s’intéressant davantage aux caractéristiques inhérentes à cette figure. La double-identité, le combat permanent pour le bien commun ainsi que le super-pouvoir semblent former un socle consensuel même s’il est possible de leur ajouter d’autres éléments. C’est par exemple ce que font Thierry Rogel, en expliquant qu’un super-héros s’accompagne des super-vilains qui lui sont propres 6, ou Jean-Paul Jennequin en développant l’idée d’un totem symbolique :

 

Un autre moyen de caractériser le héros est de lui donner un totem. De même que Batman est une chauve-souris, d’autres personnages vont emprunter leur apparence physique à des animaux, du félin (Wildcat – Chat Sauvage –, Cat-Man) à l’oiseau (Black Condor, The Owl – le Hibou) en passant par les insectes (Blue Beetle – le Scarabée Bleu). A défaut d’animal, on peut assimiler le héros à un objet tel qu’une balle de revolver (Bulletman) ou une bague magique (Green Lantern – Lanterne Verte), à un matériau comme le silex (Fearless Flint – Silex l’intrépide) voire à une notion presque abstraite (The Ray – le Rayon – est un homme-lumière, The Vision une mystérieuse créature surgie de la fumée)  7.

 

Bien évidemment, ce tryptique super-héroïque (double-identité, combat pour le bien, superpouvoir) sur lequel le plus grand nombre d’auteurs semblent s’accorder, est directement assignable à Superman. Comme le montrent les nombreux procès pour plagiat se déroulant à cette époque 8, des concurrents tentent de recopier ce personnage en proposant leurs propres versions du héros pour capitaliser sur la publication miracle de Detective Comics. L’hégémonie de cette nouvelle figure du super-héros dans l’univers des comic-books est d’ailleurs confirmée par l’apparition de tout un panel de personnages super-héroïques dont le Dr. Fate. Il reprend les éléments caractéristiques de l’Homme d’Acier : la double-identité avec son casque doré, ses super-pouvoirs magiques dont il hérite en portant le casque, et son combat contre des puissances obscures et maléfiques.

De ce point de vue purement constitutif, le Dr. Fate ne présente aucune originalité par comparaison avec les autres personnages. Cependant, le côté novateur qu’il apporte réside dans son rapport avec la divinité à l’origine de ses pouvoirs. Nabu est un dieu mésopotamien qui instruit le jeune Kent Nelson à la magie. Bien que cette relation soit mal définie et reste ambiguë pour les lecteurs – tantôt Kent est possédé par Nabu par le biais du casque, tantôt il reste maître de lui-même même sous le casque de Fate – elle n’est qu’assez peu exploitée au cours de la période considérée. Cependant, elle suppose une complexité intéressante puisque là où la majeure partie des personnages fonctionnent avec deux personnalités soit l’identité super-héroïque et l’identité civile ou alter-ego, le Docteur en présente trois : Kent Nelson (l’hôte), Nabu (le dieu mentor) et le Docteur Fate (le super-héros). Par le biais de la possession, Nabu fusionne avec Kent pour donner une nouvelle entité. Seulement, il semble que les auteurs, Sherman et Fox, en n’exploitant pas suffisamment les relations dans ce triangle scénaristique, préfèrent maintenir leur personnage dans un statu quo vis-à-vis des autres créations de l’époque. Cela peut également s’expliquer par le format très court des histoires dans More Fun Comics qui ne laisse sans doute pas assez d’espace pour s’aventurer sur de nouvelles routes créatives. C’est pourquoi, le Docteur Fate de l’âge d’or s’inscrit pleinement dans le genre super-héroïque du moment et ne dégage qu’un avant-goût de ses potentialités.

 

Une magie opportuniste ?

Il semble donc que ce ne soit pas dans sa caractérisation que réside l’originalité du Dr. Fate. Il convient alors de s’intéresser davantage aux autres éléments convoqués dans ses histoires. Par exemple, lors de sa toute première apparition, les auteurs sollicitent immédiatement un champ lexical lié à l’occultisme et aux sciences anciennes dans le cartouche introductif du numéro 55 de More Fun Comics :

 

La sagesse des Anciens ! Sources secrètes d’un pouvoir perdu au dépend d’une civilisation contemporaine plus mécanisée. L’art des chaldéens – les étudiants de la « magie noire » –, quelle défense l’humanité aurait-elle de nos jours contre ces sciences perdues  10 ?

 

Dans cet extrait, la terminologie liée au mystère – « Anciens », « secrètes », « cachée », « art des chaldéens » – construit une atmosphère surnaturelle et sous-entend le caractère contemporain de cette figure en le confrontant à des références passées. C’est donc sans surprise que ce rapport – le passé opposé à la modernité de la civilisation actuelle – est interrogé en clôture du cartouche : « Quelle défense l’humanité aurait-elle de nos jours contre ces sciences perdues ? ». Ce court texte introduit ainsi le caractère surnaturel du récit en générant une ambiance occulte avant même que le lecteur ne puisse observer la représentation graphique de ces éléments anciens. La magie au sein d’un récit semble donc être la thématique idéale pour confronter un monde passé et fantasmé avec un monde plus contemporain plus proche des lecteurs. C’est pourquoi dans la plupart des premières pages des récits du Dr. Fate, ces cartouches apparaissent et servent un processus immersif. En effet, on peut repartir de l’analyse suivante de Jean-Marie Schaeffer :

 

Un personnage fictif se réduit à ce que l’auteur en dit […]. Aussi, au lieu de soutenir que le lecteur (ou le spectateur) « croit » au personnage fictif, il conviendrait de dire qu’il entretient l’idée de son existence. Or, qu’il entretienne cette idée est un effet qui est visé par l’activité fictionnante […]. Une partie non-négligeable du plaisir esthétique du lecteur réside justement dans cette activité projective  11.

 

Cette activité projective repose sur deux réalités complémentaires : celle de la représentation de l’imaginaire dans l’esprit des lecteurs et leur degré d’implication dans la fiction. Un médium comme le comic-book, qui allie entrées textuelles et éléments graphiques, aura tendance à réduire la capacité imaginative du lecteur dans la mesure où les données graphiques exposent de manière explicite les éléments fictionnels convoqués par le texte : phylactère, cartouche, onomatopée, etc. Cette réduction de sa capacité imaginative augmente paradoxalement sa capacité à investir l’imaginaire du comic-book, notamment grâce aux illustrations qui contribuent, en plus de l’intérêt et de l’appréciation de la prose, au « plaisir esthétique » dont parle Schaeffer.

Comment la magie peut-elle alors intervenir dans cette relation entre éléments textuels et éléments graphiques ? Dans ses histoires, Fate sollicite la magie de deux manières principales : soit par une convocation gestuelle soit par une parole performative. Le dessinateur Howard Sherman privilégie le geste magique au profit de l’incantation langagière, préférant sans nul doute ne pas surcharger les planches de galimatias occultes. C’est d’ailleurs cette même logique qui habite les ouvrages de jeunesse auxquels les comics peuvent s’apparenter comme l’indique Nathalie Prince :

 

Le premier rôle des images reste humble : accompagnant le texte, le secondant, nombre d’images traduisent ou reproduisent le texte pour un lecteur qui ne sait pas lire, et ainsi reproduisant le schéma de la double lecture (…) L’image confirme le texte en l’étalant ; elle peut aussi l’infirmer, le dépasser ou l’amender  12.

 

Même si elle n’est que textuellement peu convoquée à l’intérieur de la diégèse, la magie apparaît davantage au travers d’objets et de reliques que le personnage utilise. Le plus symbolique d’entre eux est la boule de cristal qui permet à Fate de voir les méfaits dans le monde. Véritable bat-signal magique, c’est cet oracle cristallin qui enclenche un nouveau récit : ce qu’il révèle au Docteur constitue la principale péripétie de l’histoire.

En ce qui concerne ses sortilèges, deux motifs sont exclusivement employés ; il s’agit des flammes et des éclairs. Si les premières ne servent qu’à représenter la maîtrise du feu, les seconds, eux, sont plus complexes à cerner puisqu’ils représentent tout un panel de pouvoirs divers que le personnage emploie. Cette distinction opérée entre ces deux motifs souligne les possibilités virtuellement illimitées générées par l’insertion de la magie dans la narration. Tandis que l’élément du feu s’inscrit dans un imaginaire symbolique bien connu – le rôle du feu dans les cosmogonies du monde notamment étudié par exemple par Gaston Bachelard dans La Psychanalyse du feu (1938) – les éclairs apparaissent quant à eux comme l’alternative choisie par les auteurs pour représenter d’autres pouvoirs et actions magiques dans des récits s’étalant pour la plupart sur cinq pages (More Fun Comics). Cette « universalité » du motif généralise la représentation graphique de la magie. Par là-même, il est possible d’y percevoir une volonté des auteurs de ne pas détailler davantage les divers pouvoirs utilisés puisqu’ils les rassemblent justement sous une même bannière, un même motif évocateur : les éclairs divins.

De même que pour la caractérisation du personnage, l’âge d’or des comic-books, représentant l’avènement d’une multitude de super-héros, reste une période peu encline aux expériences narratives. Par ailleurs, l’on constate même que les auteurs de cette époque préfèrent se concentrer sur des recettes lucratives déjà éprouvées par les concurrents et n’ont dès lors pas encore vocation à réinventer ce genre super-héroïque en pleine expansion. La magie, comme composante, s’inscrit dans cette logique et se retrouve donc limitée par le contexte de l’époque. Même s’ils ne sont que très peu expliqués, ces pouvoirs magiques donnent de l’écho à la thématique de la confrontation entre deux mondes, l’un ancestral, pilier d’arts oubliés, et un autre, plus contemporain qui se passe volontiers des enseignements passés.

 

Un « collectif » super-héroïque

Dans All-Star Comics, le Dr. Fate rejoint d’autres super-héros pour former la première équipe de ce genre : la Justice Society of America. Parmi ses membres – Johnny Thunder, The Flash, The Hawkman, The Spectre, The Hour-man, The Sandman, The Atom et The Green Lantern – le Docteur apparaît comme le magicien et le lanceur de sorts par excellence. The Spectre est aussi un personnage associé à la magie mais les auteurs insistent davantage sur son caractère surnaturel et non humain ce qui l’ancre difficilement dans les canons super-héroïques puisque l’alter-ego n’existe pas pour lui.

Bien que présentées comme introduisant le premier vrai collectif de super-héros, les aventures de la J.S.A. sont néanmoins limitées narrativement. En effet, elles ne présentent pas des histoires communes mais bien des successions de récits enchâssés : des aventures singulières se succédant et qui répondent à un objectif collectif. Il peut donc apparaître difficile d’étudier le rôle du magicien dans un collectif durant cet âge d’or puisque les seuls moments où l’équipe se réunit sont au début du récit, pour présenter le danger et répartir ses membres aux quatre coins du globe, ainsi qu’à la fin de l’histoire pour dresser un compte rendu de la mission. Cette succession de récits n’apporte donc malheureusement pas la promesse d’aventures collectives pourtant vendue sur les couvertures de cette publication.

La visée d’All-Star Comics semble dès lors purement promotionnelle : le but étant de faire découvrir une diversité de personnages aux lecteurs pour les inviter à acheter les publications dans lesquelles ils évoluent en parallèle. Ce procédé publicitaire est d’ailleurs pleinement assumé, puisqu’à la fin de chaque récit singulier des personnages, une note des auteurs signale le titre de la publication dans laquelle le retrouver.

Dans ces comic-books promotionnels, les auteurs ne s’essayent pas à proposer de la nouveauté : ils ne reprennent que des éléments, motifs et informations déjà présentés dans les numéros antérieurs de la publication parallèle. C’est d’ailleurs ce qui rend cette série si intéressante : elle est composée de tous les auteurs qui travaillent sur ces publications originelles. Le fait de ne pas confier des personnages à d’autres auteurs révèle même une double logique publicitaire. La première est bien évidemment d’amener le personnage à fréquenter un collectif et donc à justifier une mise en avant de ces personnages par un artifice scénaristique : un danger tellement grand qu’il nécessite l’intervention de multiples super-héros. La seconde logique consiste à laisser ces quelques pages d’All-Star Comics aux auteurs pour qu’ils puissent promouvoir leurs propres concepts et personnages dont ils s’occupent déjà dans des publications plus fréquemment éditées. Par exemple, parmi tous les membres composant la J.S.A., seuls The Spectre et Dr. Fate apparaissent dans More Fun Comics. Il y a donc une volonté de parier sur ces deux personnages pour amener les lecteurs d’All-Star à More Fun. Ce choix est alors celui d’une mise en avant de super-héros surnaturels comme figures de proue et symboles publicitaires.

 

Usages contemporains de la magie

Si le Dr. Fate est pour ainsi dire imaginé à partir des éléments constitutifs du tryptique super-héroïque, il présente néanmoins une originalité qui lui est propre et qui n’est, même dans les productions contemporaines, que très peu exploitée. En effet, dans le concept prototypal de la double-identité, un personnage, grâce au costume ou à un objet (l’anneau de Green Lantern, le scarabée de Blue Beetle, l’épée du Black Knight), devient autre. Cependant, il reste fondamentalement le même individu. En effet, Clark Kent est Superman et Superman est Clark Kent : il ne s’agit que de rôles joués par des personnages. L’une des spécificités liées au Docteur réside justement dans cette dialectique du super-héros et de son double, puisque grâce au casque, il n’y a plus un mais bien deux personnages qui fusionnent en un troisième : à plusieurs moments, par exemple, le Dr. Fate parle de lui-même à la troisième personne, ce qui laisse justement entendre cette dichotomie entre Kent et Nabu. Ce choix scénaristique enrichit ainsi le récit de plusieurs manières. D’abord, cela permet de convoquer ponctuellement cet autre personnage divin qui amène les auteurs à jouer de cette distinction entre l’hôte et le super-héros par le biais notamment d’expressions textuelles différentes. Ensuite, convoquer une figure divine permet de justifier la magie en l’inscrivant dans un autre plan métaphysique : ce n’est plus l’homme qui maîtrise les sorts mais bien un dieu. Cela apparaît d’ailleurs clairement dans le numéro 67 de More Fun Comics puisque Nabu apprend ses sorts divins à Kent, en compensation de la mort accidentelle de son père, l’initiant ainsi à la maîtrise de la magie. Désormais magicien, Kent devient donc un hôte convenable capable de supporter la possession divine en formant une nouvelle entité : le Dr. Fate. Enfin, cette relation permet aux auteurs de convoquer, grâce à la figure divine, des éléments mythologiques et légendaires sous forme d’anecdotes, de références à l’histoire de la magie et de la sorcellerie, de discours sur les pouvoirs magiques, d’objets et de reliques du passé.

Convoquer la magie et ses éléments pourrait alors apparaître comme un simple prétexte scénaristique pour créer – et donc vendre – un univers à l’allure magique incarné par un personnage magicien. Ce prétexte permet-il d’enrichir le récit d’autres manières en ouvrant la voie notamment à d’autres thématiques plus ou moins en lien avec la magie ? C’est de cette façon qu’il est possible de comprendre les diverses apparitions d’éléments scientifiques tout au long de l’âge d’or du Docteur. Présentés en opposition aux éléments magiques, ils s’inscrivent dans un cadre dichotomique comme peut en témoigner le choix des adversaires du Docteur. Paul Levitz repère justement une spécificité dans ses ennemis : « Alors que les autres super-héros de l’époque tendaient en général à affronter des criminels relativement ordinaires, le Dr. Fate se heurta dès le début à des menaces dignes de sa force surnaturelle 15 ». Cette spécificité peut même aller plus loin, puisqu’assez rapidement ses opposants occultes laissent leur place aux savants fous et comme l’indique Thierry Rogel : « dans cet univers [celui des super-héros], la science prend souvent les caractéristiques les plus communes de la magie 16 ». Tout comme la magie n’a pas besoin d’être justifiée, les savants fous s’aident de potions obscures pour obtenir des pouvoirs. L’un des meilleurs exemples, puisqu’il est l’un des plus récurrents à affronter le Dr. Fate, est sans nul doute Mister Who. Grâce à la solution Z qu’il réussit à mettre au point, il cumule plusieurs capacités hors normes rivalisant avec des pouvoirs magiques : invisibilité 17, polymorphisme 18 et intangibilité 19. Bien plus intéressantes que le personnage en lui-même sont les raisons qui poussent les auteurs à préférer les savants fous aux sorciers et magiciens dans la mesure où ils répondent aux mêmes caractéristiques. L’une des hypothèses pouvant être avancée serait que les auteurs souhaitaient inscrire les aventures d’un personnage comme le Dr. Fate dans un contexte plus contemporain donc avec des références sans doute plus accessibles à un jeune public. Néanmoins, ils ne peuvent ôter au magicien ce qui fait sa nature à savoir la maîtrise de la magie. Ils font donc le choix de convoquer la science par le prisme d’autres personnages avec qui le Dr. Fate est amené à interagir : les ennemis. Ce choix vient alors inscrire les aventures de Kent Nelson dans l’opposition manichéenne de la science (réel) et de la magie (irréel)

Cette relation entre magie du monde passé et science du monde contemporain est d’ailleurs ouvertement nuancée dans le numéro 85 de More Fun Comics. Dans ce récit, Kent Nelson, décide d’étudier la médecine pour devenir docteur et ainsi pouvoir aider sa réalité – le monde physique – laissant au Dr. Fate et à Nabu, les soins du domaine spirituel. Là où le Dr. Fate ne semblait pas pouvoir sortir de ce carcan idéologique, les auteurs l’invite à questionner ces deux mondes symboliquement opposés.

Ces quelques pages marquent un tournant dans les récits du magicien, puisque les auteurs en profitent pour donner davantage d’importance au personnage de Kent Nelson au sein de leurs scénarios mais également pour démarquer deux réalités distinctes qui subliment chacune à leur manière toute l’essence d’un personnage à la frontière d’innovations : celle de la figure super-héroïque émergeant à cette époque et celle décrite au sein même des fictions du Dr. Fate qui dépeint une hybridation entre deux thématiques et deux époques supposément opposées.

De même, les sortilèges du Docteur sont également frappés par cette volonté de « scientiser » et de rationaliser leurs principes. Dès la première publication, le Docteur définit sa magie comme résultant du contrôle de l'atome et répondant à des « lois scientifiques si rares qu’elles sont généralement inconnues de l’Humanité 21. » Cette définition ne pourrait être plus en phase avec son époque compte tenu de la place qu’occupe la science atomique durant la Seconde Guerre mondiale. De plus, l’essence même de la magie repose sur le contrôle de l’environnement et de la maîtrise des éléments qui entourent le mage :

 

À l'origine, la magie était la doctrine et la pratique des magiciens persans. Par la suite, ce terme indiqua à la fois la science suprême qui prétend dominer les forces de la nature et l'ensemble des pratiques qui, dans l'usage populaire, tendent à cette domination surnaturelle et cela, grâce aux envoûtements, aux sortilèges, etc  22.

 

Se pourrait-il que cette science magique ou plutôt cette magie scientifique soit alors un moyen de rationaliser un art ancestral en l’inscrivant dans un cadre plus contemporain ?

 

Conclusion

Conceptuellement, le Docteur Fate apparaît comme l’un des nombreux nouveaux super-héros créés durant la période de l’âge d’or. Sa caractérisation s’inscrit dans les canons scénaristiques de l’époque et ne laisse en rien sous-entendre l’étendue de son potentiel super-héroïque. C’est au fil de ses aventures que les lecteurs découvrent un personnage riche que les auteurs cherchent à rattacher à divers éléments traditionnels d’une culture et d’un héritage magique. L’on constate d’ailleurs que le Dr. Fate n’a rien à envier aux autres héros lorsqu’il est confronté à ces personnages lors de leurs crossovers dans All-Star Comics. C’est l’un des rares personnages choisis pour devenir la figure publicitaire d’autres publications. Ce choix répondrait alors à une volonté de miser sur et de contemporanéiser la magie en l’inscrivant dans un contexte plus rationnel et pragmatique, notamment grâce à ses relations avec le domaine scientifique.

S’intéresser à la question relative aux nouveaux mondes durant l’âge d’or des comic-books est une entreprise délicate puisqu’il s’agit de fictions dont les imaginaires présentés sont en constante formation et donc en pleine évolution 23 : le nouveau monde n’est jamais pleinement défini et n’as pas vocation à l’être. Néanmoins, le Docteur Fate de ce premier âge s’inscrit dans une double logique qui reste novatrice à cette époque. D’une part, il s’inscrit pleinement dans l’héritage de Superman, recette éditoriale miracle de cette fin des années 1930 et plus généralement dans le sillage des autres personnages créés à cette époque. D’autre part, il permet de convoquer de nouvelles thématiques. Cependant, ce nouvel espace qu’est la magie super-héroïque reste indéniablement limitée scénaristiquement et graphiquement dans ses représentations d’origine. Il sollicite néanmoins cet imaginaire qui donne les codes de représentation de la magie et qui sera davantage développé au cours des âges suivants, notamment avec la relation ambiguë entre sciences et magie, réel et irréel. En convoquant ces éléments, les auteurs de l’âge d’or amorcent l’utilisation ultérieure de thématiques mystérieuses, d’intrigues plus complexes, de descriptions plus détaillées et de nouvelles représentations mieux développées et plus abouties : en somme, ils posent les fondations des futurs nouveaux mondes d’argent et de bronze.

 

  1. Jaume Collet-Serra, Black Adam, © DC Films, © New Line Cinema, ©Seven Bucks Productions, © FlynnPictureCo, 2022.
  2. Jerry Siegel (scénario), Joe Shuster (dessin), « Superman, Champion of the Oppressed », Action Comics, n° 1, 18/04/1938, p. 2-14.
  3. Le concept de multivers est une notion assez fréquente dans l’univers des comic-books. Artifice scénaristique, il permet de convoquer des univers parallèles dans lesquels les auteurs changent et altèrent un évènement, un personnage ou un fait historique dans le but de créer une nouvelle réalité, une nouvelle histoire pour cette temporalité et donc de pouvoir réinterpréter à leur guise des personnages ou des faits bien connus. L’un des meilleurs exemples existant au sein des comic-books est l’histoire Red Son signée Mark Millar en 2003 qui imagine une Terre sur laquelle le vaisseau de Superman n’atterrit pas aux Etats-Unis mais en Ukraine en 1938. Au lieu d’être élevé par les Kent, Kal-El est converti à l’idéologie communiste et devient le bras droit de Staline.
  4. Simon Merle, Super-héros et philo, Paris, Bréal, 2012
  5. Ibid., p.14.
  6. « Généralement, les super-vilains sont à la dimension du super-héros : cela apparait clairement pour le Surfer d’Argent dont les aventures ne seraient guère palpitantes s’il devait se contenter d’affronter des bandes de cambrioleurs ; c’est à lui que l’on réserve les adversaires les plus terrifiants : Galactus, le dévoreur de planètes, Mephisto, régnant sur les enfers, le Haut-Seigneur et bien sûr de Loki, dieu nordique » in Thierry Rogel, Sociologie du superhéros, Paris, Hermann, « Société et pensées », 2012, p. 53.
  7. Jean-Paul Jennequin, Histoire du Comic Book : Tome 1. Des origines à 1954, Paris, Vertige Graphic, p. 61.
  8. Parmi les nombreux procès intentés par DC Comics, le plus retentissant est sans nul doute celui qui opposa National Allied Publications (DC Comics) et Fawcett Publications concernant un éventuel plagiat du personnage de Superman avec celui du Captain Marvel apparu dans Whiz Comics #2 en 1940 soit deux ans après la publication d’Action Comics #1.
  9. Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « The Menace of Wotan », More Fun Comics, n° 55, 05/1940, p. 29-34, p. 31.
  10. « The Wisdom of the Ancients – Secret sources of hidden power lost to today’s more mechanized civilization ! The art of the chaldees – students of « black magic » - What defence would mankind have today against these lost sciences ? » ; Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « », More Fun Comics, n° 55, p. 28.
  11. Jean-Marie Schaeffer, « Personnage », p. 753-763, in Oswald Ducrot (dir.), Jean-Marie Schaeffer (dir.), Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, « Essais », p. 754-755.
  12. Nathalie Prince, La littérature de jeunesse en question, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 [2009], p. 14.
  13. Gardner Fox (scénario), Everett E. Hibbard (dessin), Martin Nodell (dessin), Bernard Bailly (dessin), Howard Sherman (dessin), Chad Grothkopf (dessin), Sheldon Moldoff (dessin), « The First Meeting of the Justice Society of America », All-Star Comics, n° 3, Hiver 1940, p. 2-65.
  14. Ibid., p. 45
  15. Paul Levitz, The Golden Age of DC Comics : 1935-1956, Frank Jaurez (trad.), Alice Pétillot (trad.), Paris, Taschen, 2013, p. 187.
  16. Thierry Rogel, Sociologie des super-héros, Paris, Hermann éditeurs, « Société et pensées », 2012, p.73.
  17. Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « Mr Who », More Fun Comics, n° 73, 11/1941, p. 1-10, p. 5.
  18. Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « Mr Who Lives Again », More Fun Comics, n° 74, 12-1941, p. 54-63, p. 54.
  19. Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « The Deadly Designs of Mr. Who », More Fun Comics, n° 19, 05/1942, p. 15-24, p.18.
  20. Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « The Man Who Changes Faces », More Fun Comics, n° 85, 11/1942, p. 16-25, p. 18.
  21. « Kent Nelson, who has learned the secrets of what the ancient world thought “black magic” but which are scientific laws so rare they are still unknown to mankind in general », « Kent Nelson, qui a appris les secrets de ce que le monde antique considérait comme de la “magie noir”, mais qui sont en réalité des lois scientifiques si rares qu’elles sont généralement inconnues de l’Humanité », Gardner Fox (scénario), Howard Sherman (dessin), « The Great Drought », More Fun Comics, n° 71, 09/1941, p. 53-62 ,p. 53.
  22. Osvaldo Pegaso, Magie et Sorcellerie, Josette Lévy-Vermiglio (trad.), Paris, Éditions de Vecchi, 1984 [1976], p .7.
  23. Par exemple, dans ses premières aventures, Superman évolue dans la ville de Cleveland, Ohio, avant qu’il ne se retrouve à Metropolis.