Les générations illisibles : téléphones portables et pulsion de lire

Les générations illisibles : téléphones portables et pulsion de lire

Par FREYHEIT Matthieu

Le partage du sensible adolescent

Peut-être sommes-nous allés un peu vite en besogne en proclamant la mort ou le crépuscule des dieux : la série American Gods, adaptée du roman de Neil Gaiman 1, imagine l’inquiétude d’anciennes et déclinantes divinités devant celles qui viennent énergiquement au monde, au premier rang desquelles figurent la communication (dont la genèse se confond ici avec l’invention du téléphone), les médias et la connexion. Dans le même temps, l’actualité s’inquiète des dommages causés à la jeunesse par ces mêmes outils, tandis que l’on commente l’interdiction des mobiles dans les établissements scolaires pour en protéger, cette fois, aussi bien les adolescents que les adultes. Les outils connectés ont-ils relancé la guerre des âges ?

Pour David Buckingham, la société médiatique s’accompagne de la mort de l’enfance, tandis que pour Daniel Marcelli, la nouvelle facilité à gagner, par les usages technologiques, les rivages d’une adolescence de plus en plus valorisée et valorisante, conduit les individus contemporains à entrer de plus en plus tôt dans l’adolescence et à en sortir de plus en plus tard 2. Pour Douglas Rushkoff 3, la jeunesse permet en revanche de traverser le chaos des temps contemporains : la survie des adultes aux conditions d’existence qu’ils se sont créées dépendrait de leur capacité à intégrer les compétences singulières de cette jeunesse. Alors, monde sans adultes par extension et généralisation des compétences fantasmées de la jeunesse, ou monde trop adulte par arrivée précoce des enfants et adolescents sur les territoires – notamment psychologiques – qui, jusque-là, faisaient l’âge adulte ? Pris entre déficit et excès de jeunesse, les outils connectés accompagnent l’actualité des tensions générationnelles sur fond d’agency adolescente.

Il faut dire qu’une place restait vacante, dans la mesure où la « rage de civiliser » qui traverse, selon Christian Chelebourg et Francis Marcoin, la littérature de jeunesse, relèverait du système, l’idée même de jeunesse et d’enfance étant, selon David Buckingham, constituée par et pour les adultes 4. Faut-il, dès lors, voir dans la fiction de jeunesse la reconduction « d’un sujet qui se vit comme étranger dans son propre univers 5 » ?

Il apparaît en tout cas que les mondes numériques sans adultes font office d’outils de lecture questionnant l’existence possible d’une culture de jeunesse littérale, entendons d’une langue parlée commune qui définit, par ses systèmes d’exclusion et d’inclusion, et malgré ses diversités internes, les contours d’une communauté spécifique : ce que Jacques Rancière appelle « le partage du sensible », dont le principe est de donner à voir « qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce 6 ».

L’hypothèse consiste ici à voir dans les outils connectés les agents d’un partage du sensible adolescent contemporain, entendons des lieux potentiellement sans adultes où lire l’adolescence. C’est donc bien le motif de la lecture qui, à partir de trois fictions, retiendra ici l’attention, dans la mesure où le mobile, l’ordinateur, la tablette permettraient de circonscrire une forme contemporaine du réel adolescent, ce que Lacan désigne comme « le mystère du corps parlant 7. » Une formule ainsi explicitée par Michel Bousseyroux : « […] le corps, c’est l’imaginaire, en tant que nous l’appréhendons comme forme, que nous l’apprécions par son apparence et même que nous l’adorons comme image8. » D’où la question présente : la mise en scène des outils connectés permet-elle à la fiction de faire parler un nouveau corps parlant adolescent dans une déconnexion du partage du sensible organisé et défini par la classe adulte ?

 

Les générations illisibles

On peut signaler pour commencer deux espace-temps majeurs occupés par la jeunesse, deux façons d’organiser le partage du sensible de cette classe d’âge : l’espace scolaire qui, via le dispositif de scolarisation et l’établissement d’une structure adultocratique matérielle, organise la jeunesse. L’espace familial ensuite, qui place encore le jeune sous le regard adulte, exception faite de la chambre qui, à la fois refuge et équivalent du gynécée, forme le cadre par lequel l’adolescent « oppose à son environnement familial un univers différent, maqué par la revendication de ses choix propres 9 ».

Reste que si nous avons différencié l’enfance de l’adolescence, cette dernière ne saurait se contenter des confinements qui font les conditions d’existence de la première. Ainsi s’est imposé, dans le traitement critique accordé à l’âge adolescent, un nouveau corps parlant : le téléphone portable, et plus généralement l’outil connecté, qui permet de spectaculariser l’échappée adolescente vis-à-vis des espaces adulto-bornés. Le mobile, sur lequel plane la menace symptomatique de la confiscation, favoriserait la préservation d’une façon adolescente, d’un commun propre à un groupe qui, pour exister, doit désigner des actes et des compétences participant d’un commun excluant autant que possible l’incursion adulte.

Paradoxalement, le téléphone portable répondrait donc, malgré le reproche d’hypermonstration narcissique qu’on lui adresse, à une pulsion sinon d’invisibilité, du moins d’une forme d’illisibilité. Dans la série américaine à succès Pretty Little Liars (Ina Marlene King, 2010-2017), tout commence par un SMS anonyme envoyé à quatre adolescentes désormais liées par des aventures rendues communes par ces messages collectifs et réguliers – la connexion faisant alors non seulement lien mais réseau inextricable. À l’anonymat du harceleur répond l’excès de désignation des quatre héroïnes par cette expérience de réception qui les réunit malgré elles (très souvent le même message est reçu simultanément par les quatre héroïnes ainsi faites une).

Le pouvoir du mobile est d’autant plus éloquent que les quatre amies, touchées par un même deuil inaccompli (la disparition inexpliquée de celle qui constituait le ciment de leur groupe, Alison DiLaurentis), s’étaient préalablement éloignées à la suite de cette perte. Mais alors que la mort de la jeune fille est acceptée par le reste de la ville (y compris ses parents) et que les adolescentes constituent aux yeux de tous un récit relativement clair et fréquemment rappelé (« les amies de la fille qui a disparu », rappelle-t-on fréquemment comme pour reformer inlassablement cette communauté en monade close), les mystérieux SMS réactivent la présence de la supposée défunte en étant signés d’un A – comme Anonymous, mais également comme Alison, prénom de la missing girl. L’intervention du mobile constitue à ce titre une relance et une confirmation du groupe par réactivation à la fois de l’élément unificateur et du récit commun.

L’anonymat permet par ailleurs de caractériser ce récit commun qui, pour être efficace, se doit de porter cette part d’incommunicabilité ou, du moins, de résistance à la lecture : réduites à une narration rhizomique nourrie de doutes, de revirements, de secrets volontaires ou imposés, passées par le moulinet des mensonges qui s’accumulent, les adolescentes serrent les rangs autant qu’elles s’éloignent en particulier de la communauté adulte pour qui elles deviennent proprement indéchiffrables et, partant, dignes d’un effort herméneutique.

Le récit vécu par les adolescentes les rapproche en ce cas du portrait des screenagers proposé par Douglas Rushkoff, pour qui les adolescents de la culture écranique connectée « ont développé de nouvelles compétences cognitives qui leur permettent de gérer la surabondance de l’information en la traitant beaucoup plus rapidement 10 ». Surabondance, accélération, excroissances aventureuses, surgissements et revirements forment dans Pretty Little Liars une esthétique adolescente telle qu’elle permet de se rendre inaccessible aux adultes – une politique d’illisibilité soutenue par des objets connectés dont les propriétés quasi magiques insistent certes sur l’omniprésence et l’omnipotence du harceleur, mettant au défi toutes les règles d’une narration crédible, mais aussi sur la capacité des adolescentes à suivre tout de même sa piste, laissant derrière elles un réseau impénétrable.

À ce titre, la fiction adolescente apparaît comme une enquête métaculturelle menée par des adultes tentés de reconstituer un réel dont ils sont convaincus qu’il leur échappe : c’est que les adultes, en animaux lecteurs, se nourrissent de la conviction de voir émerger à leur suite des générations nécessairement illisibles, comme un défi lancé à leur propre capacité à être-au-monde dans un contexte dominé, selon les mots de Lipovetsky, par le désir de « conjurer le sentiment de vieillissement du vécu subjectif 11 » : lire pour ne pas mourir – et, pour cela, se créer des sujets de lecture.

En somme, l’illisibilité des mondes sans adultes serait la condition première du succès de l’adolescence à faire adolescence, et à susciter ce faisant le regard d’adultes soucieux d’avoir le souci d’eux-mêmes (et de leur rôle) dans le souci qu’ils se font pour ceux qui les suivent.

 

Robinsonnade numérique

Précisons que l’importance narrative du mobile se donne à lire dans le renforcement de sa valeur symbolique. En effet, catalyseur de cette illisibilité, le mobile s’affiche comme le point de résistance aux adultes autant que comme le nouveau lieu de focalisation de la passion adulte pour le mystère adolescent. Pascal Lardellier précise ainsi :

 

[…] l’acquisition du premier mobile (souvent un cadeau aussi symbolique que fonctionnel) est vécue comme un rite marquant le passage entre l’enfance et l’adolescence, l’âge de la conquête des autonomies ; celui qui va permettre le lien permanent (quoique régulé) avec le cercle des proches ; l’âge, aussi, du libre cours de l’expression (notamment de ses sentiments et de ses émotions) sans le filtre parental  12.

 

Face à l’école-prison ou à l’insuffisance de la chambre à la fois refuge et cellule, le mobile fait corps avec l’acquisition d’un monde entier à soi potentiellement inaccessible (rangé dans la poche de son pantalon, par exemple) et permet de condenser et de mettre à échelle de la main autant que de la poche les gains liés au passage à l’adolescence ; une adolescence en prothèse, donc, permettant de dissocier l’accès à l’état adolescent de la biologie qui, jusque-là, lui donnait son élan (la puberté), ou encore de la scolarisation qui le traduisait socialement par l’entrée au collège.

Le mobile contourne ainsi à la fois la définition biologique de l’adolescence et sa définition sociale et institutionnelle, pour la penser en premier lieu par ses éventuelles stratégies de retranchement et de possession de soi. Le mobile fait à ce titre, dans la fiction comme dans la sociologie, figure de nouveau fétiche révélant, sous la marchandise, les fantasmes de et prêtés à la société adolescente. Les réseaux sociaux, en particulier, font office de nouvelle robinsonnade capable de révéler et d’expliciter l’adolescence faisant monde. Mais ce don d’autonomie attend en retour son contre-don.

Dans NEED (2016), Joelle Charbonneau imagine un nouveau réseau social destiné aux élèves d’un même lycée, et fondé sur la règle du complet anonymat. En répondant à la structure scolaire dont il récupère les membres sans les soumettre au pouvoir pastoral de l’enseignement, le réseau social prend le contre-pied de l’utopie adulte pour les adolescents. Un mouvement appuyé ici par la substitution du principe de plaisir au principe de raison : intitulé NEED, le site en question distingue en effet le désir du besoin et offre aux adolescents d’accéder à leurs requêtes en échange de missions en apparence inoffensives – « De quoi avez-vous besoin ? », demande inlassablement la plateforme à ses utilisateurs anonymes.

À la fois chambre noire et lampe merveilleuse, les réseaux sociaux procèdent d’une mise en scène qui se fonde sur l’idée classique d’une adolescence non seulement libérée par l’absence adulte, mais aussi et surtout désireuse de contourner les insuffisances adultes, les restrictions et défaillances parentales (matérielles et morales, en particulier). Omnipotence et pensée magique supplantent un pouvoir parental présenté comme insatisfaisant et, par conséquent, indigne d’être accepté comme autorité légitime : la réussite du site tient à ce que les demandes des adolescents sont une à une exaucées sans qu’ils aient connaissance des enchaînements qui rendent ces réalisations possibles, les débarrassant du poids que constitue la conscience, portée par des adultes certes pourvoyeurs mais, au fond, mauvais esprit, des efforts – voire des sacrifices – effectués pour obtenir toute chose. Parallèlement, ces mêmes adolescents participent, au gré de missions qui leur semblent plus ou moins anodines et dont ils ne connaissent pas non plus la finalité, à la réalisation des demandes des autres – don et contre-don, donc, mais sans la reconnaissance qui accompagne traditionnellement ce geste social fondateur.

Véritables machines désirantes, les adolescents voient leur subjectivité réduite à la logique du rouage (une logique confirmée par la construction de la narration) par l’activité du mobile et/ou de l’ordinateur, eux-mêmes rendus équivalents au corps plein sans organes que Deleuze et Guattari définissent comme « une surface pour l’enregistrement de tout le procès de production du désir, si bien que les machines désirantes semblent en émaner dans le mouvement objectif apparent qui les lui rapporte 13 ».

Le réseau NEED s’affiche bel et bien comme une surface d’enregistrement du procès de production du désir, surface dont semblent émaner ces machines désirantes que seraient les adolescents : en effet le site, dont on découvre qu’il est une production gouvernementale, constitue un « test grandeur nature […] mené pour savoir jusqu’où on peut pousser un sujet avant qu’il ne commence à ne plus vouloir collaborer 14. » Acronyme de Nouvelle Etude Expérimentale de Dépersonnalisation, le programme mise sur le surinvestissement adolescent du principe de désir (« d’être aimé, admiré ou heureux 15 ») pour y voir « le groupe idéal pour obtenir n’importe quelle information en échange d’une récompense 16 ». Une version politisée et assez évidente de la récolte et de la lecture des data auxquelles on prête un pouvoir grandissant dans l’agencement inconscient du collectif.

Grigri permettant tout à la fois de contrecarrer le confinement subi (ici mais ailleurs : en salle de classe mais en ligne avec ses amis, etc.) et de renforcer le retranchement recherché (« alone together17 » entre adolescents), le mobile devient un agent de contournement des conflits autant que de récupération d’information : car si les adolescents usagers du réseau NEED obtiennent ce qu’ils désirent, c’est à la condition d’offrir et/ou de faire ce que l’on désire d’eux, dans une culture du consensus permanent. Un pouvoir de déconflictualisation qui fait du portable l’objet même de la conflictualité – celui dont il n’est plus possible de se passer.

La fiction de Charbonneau interroge donc la réintroduction du conflit, tout en problématisant la question de la lecture et du revers de son efficacité, lire l’adolescence n’ayant pas nécessairement pour vertu de comprendre, d’entendre et de satisfaire cette adolescence. Paradoxalement, le monde (illusoirement) sans adulte s’affiche comme un monde donnant à la jeunesse l’occasion de trouver son propre – mais malheureux, eu égard à la suite des événements – lector in fabula, caractérisé par un « évitement généralisé des conflits » de la part de parents « peu sûrs de leur position parentale et mal à l’aise avec le maniement de l’autorité 18 ».

À ce titre, le mobile – à la fois monde à soi, alternative à l’école comme à la chambre et à l’espace familial, fétiche rituel marquant le passage vers un âge désiré mais aussi appât permettant de précipiter l’adolescence et d’en augmenter les gains – s’affiche comme un nouveau sacré , si bien que « la vraie effraction ne consiste plus à entrer dans les lieux intimes de l’autre, mais à fouiller ses mémoires numériques 19 ».

Pourtant, ce mouvement de sacralisation n’a peut-être pas pour vertu d’ajouter l’intouchabilité à l’illisibilité. Car l’instauration d’un sacré ne permet pas seulement de dresser les barrières d’un territoire, mais également de questionner la profanation de ce sacré et de faire entendre, dès lors, les conditions à respecter pour empêcher sa restitution à l’usage commun, selon les termes d’Agamben. Le fétiche connecté n’est donc pas retranchement parfait mais objet de sacralisation utile à l’exercice d’une négociation dans la mesure où il assure la reconduction d’un puissant frisson d’inaccessibilité :

 

Les enfants éprouvent un plaisir particulier quand ils se cachent. Et non parce qu’à la fin ils seront découverts. Il y a dans le fait même de se cacher, dans celui de se glisser dans le panier à linge, ou au fond de l’armoire, ou dans celui de se recroqueviller dans un angle du grenier au point d’y disparaître presque, une joie sans pareille, un frisson spécial auquel les enfants ne sont prêts à renoncer pour rien au monde. C’est de ce frisson infantile que proviennent à la fois la volupté avec laquelle Walzer garantit les conditions de son illisibilité et le désir de Benjamin de ne pas être reconnu. Ils sont les gardiens de cette gloire solitaire qui fut révélée à l’enfant un jour dans sa tanière. Parce que dans la non-reconnaissance le poète célèbre son triomphe tout comme l’enfant qui se révèle en tremblant le genius loci de sa cachette  20.

 

La non-reconnaissance apparaît comme véritable gloire, faisant du mobile le centre vital d’un genius loci adolescent : doit-on vraiment dénicher la jeunesse, partout où elle se cache ? Car la pulsion de lecture mise en scène dans NEED renvoie à une prédation adulte qui ne se limite pas au désir de « vi[vre] progressivement dans des espaces temporels et affectifs voisins de ceux de sa proie 21 », selon la formule employée par Dominique Lestel sur la relation cynégétique, mais à remettre la jeunesse sur sa propre piste.

 

Pratique culturée et littérature inculte

D’où la question que posent les mondes sans adultes : le corps parlant adolescent doit-il nécessairement entrer en parler avec l’adulte, sous couvert d’écoute et de bienveillance ? Prenons à la lettre cette question de la lecture : comment lit-on les adolescents ? Et que lit-on des adolescents ?

Il est révélateur que les critiques se soient intéressés en particulier aux questions de réception et aux stratégies mises en œuvre par le jeune lectorat pour entrer en interaction, voire en collaboration avec des œuvres ou des auteurs. Buckingham souligne l’importance donnée par les nouveaux médias aux questions d’intertextualité et d’interactivité, et inscrit ces tendances dans un environnement majoritairement économique 22 qui considère que « les enfants sont enfin capables de prendre leurs propres décisions quant à ce qu’ils veulent vivre ou non, sans dépendre d’adultes prétendant savoir ce qui leur convient 23. » La formule donnerait à entendre une déconnexion vis-à-vis des adultes, considérant que « la marchandisation de la culture médiatique pour enfants n’est pas un moyen d’exploitation mais de libération 24. »

Pourtant, l’insistance sur les pouvoirs de l’« inter » semble indiquer une culture éminemment dialogique, et vantée comme telle. Ainsi la fanfiction retient-elle par exemple l’attention des commentateurs et théoriciens en ce qu’elle favorise la production d’un attirail critique qui met l’accent sur l’empowerment supposé du lectorat (braconnage, démarche participative, communauté interprétative, etc.) : « C’est pourquoi on peut voir dans cette pratique une revanche du public contre l’industrie culturelle et les contrôles qu’elle exerce sur ses productions populaires 25 », suggère ainsi Christian Chelebourg.

Mais cette focalisation affiche avant tout le désir de voir dans les pratiques de la jeunesse des mouvements d’implication qui, plutôt qu’évacuer auteurs et producteurs, les reconnaissent dans le dialogue qu’ils engagent avec eux. On ne s’intéresse à ce titre aux jeunes auteurs que dès lors qu’ils sont auteurs après et d’après un auteur (au sens le plus large) avec les productions duquel ils peuvent entrer en communication, que celle-ci prenne la forme du conflit ou de la connivence.

En somme, la fanfiction remporte les suffrages critiques parce qu’elle donne à observer une pratique culturée, un phénomène articulé plutôt qu’en rupture avec les productions culturelles proposées à la jeunesse. Le théoricien des pratiques d’écriture de la jeunesse s’apparente alors à un capitaine Crochet, adulte qui, poursuivi par un temps dévoreur, s’accroche par le conflit comme dialogue à l’insularité de la jeunesse, suppliant de ses yeux que Barrie précise couleur myosotis, fleur du souvenir : « Ne m’oublie pas. »

Reste que, face à cette production-en-réponse, cette écriture articulée qui retient l’attention par souci de ses articulations, on voit émerger depuis quelques années une production affranchie des logiques de fans et, partant, des commentaires que celles-ci suscitent.

En France, le récent succès de PhonePlay, de Morgane Bicail, questionne l’émergence d’une littérature de jeunesse effective, ici symptomatiquement portée par le motif du téléphone portable (c’est à ce titre qu’elle retient ici plus particulièrement notre attention). Car si le mobile s’est imposé comme le premier mode d’accès à la plateforme sur laquelle a été publié le roman (Wattpad), et que des auteurs comme Anna Todd affirment avoir écrit leur roman de leurs deux pouces sans jamais se relire (sorte de mythe de l’inspiration du pauvre), Morgane Bicail fait du portable le centre nerveux d’une fiction par messages, un genre qui se développe aussi bien sur Wattpad que sur d’autres plateformes (Chatstories, en particulier).

Le récit débute comme une fiction-miroir, une « quête éperdue d’identification » qui, selon les mots de Nathalie Prince, « enferme le jeune lecteur dans une forme de nombrilisme 26. » Charge à la chambre, tout d’abord, d’assurer un moment agréable après « une journée si ordinaire, si banale, que j’ai l’impression de l’avoir vécue un millier de fois. » Le réconfort n’est possible que dans le retour à soi : « Je […] file à l’étage pour rejoindre le seul endroit où je me sente réellement chez moi, dans mon petit nid douillet : ma chambre. » Les lignes qui suivent relèvent du système, de l’effet de liste ou d’énumération contrecarré par le sujet unique : « ma partie de la maison », « ma chambre », « mon sac à dos », « mon bureau », « ma veste », « mon briquet », « mon espace de travail », « ma chambre » (ter), « ma clope », « ma gorge », « mon corps », « Voilà, je me sens moi. », « Enfin moi », « Oui, je suis moi 27. »

Cette tautologie, revers de celle qui fondait l’éthique de l’altérité chez Emmanuel Lévinas (« Toi, c’est toi 28 »), fait office de situation initiale pour un personnage désigné comme « cette ado qui n’existe pas aux yeux de ses parents 29. » Contrairement aux fictions précédemment mentionnées, ce texte, présenté par L’Express comme « Le roman d’une ado que s’arrachent les ados », pose pour premier constat un déficit majeur : l’absence du désir adulte de lire les adolescents : « Nous sommes comme de simples colocataires. Et si c’est à ça que se résume une famille, je préfèrerais ne pas en avoir du tout 30. »

Le portable compense symboliquement ce manque de lecture réciproque par l’irruption d’un dialogue placé sous le signe de l’anonymat et du jeu : un inconnu écrit à Alyssia et lui propose de jouer à découvrir qui il est. S’engage une romance qui remplace la sexualité par la textualité comme pour appuyer l’urgence du besoin de langage, le portable devenant le témoin d’une pulsion d’écrire et de lire dont rend compte Hervé Crosnier :

 

Internet a permis un retour de l’écriture au centre des activités. Mails, SMS, tweets, posts, blogs sont basés sur un éventail toujours plus élargi de pratiques d’écriture. Pratiques clandestines, comme tous ces SMS échangés en classe par des élèves ; pratiques cachées, limitées au cercle des « ami.e.s » des média sociaux, dont on aura pris soin d’éviter d’inclure les parents et les enseignants ; pratiques collectives entre jeunes qui échappent au radar des enseignants…l’écriture est redevenue un moteur de la culture sur internet. Un site synthétise ces pratiques : Wattpad  31.

 

Le phénomène de retour à l’écriture, d’autant plus placé par les adultes sous le signe du fantasme qu’il leur semble leur échapper, relève cependant d’une expérience en demi-teinte, d’un acte de lecture triste. Ainsi de la place très vite occupée par l’expéditeur anonyme des messages dans la vie d’Alyssa : « Sur le chemin du retour chez moi, je sens mon téléphone vibrer dans la poche de ma veste. Cela fait maintenant une semaine que le jeu a commencé, et je suis toujours aussi heureuse lorsque je reçois un message de mon Inconnu. C’est un peu ce pourquoi j’ai le courage de me lever le matin 32. » Une importance qui grandit encore celle du mobile, devenu métonymique du garçon qui n’a pour nom que le pronom « Lui » : « Deux semaines que ce jeu entre l’Inconnu et moi a débuté. Deux semaines qu’il monopolise mes pensées. Deux semaines que je passe le plus clair de mon temps à regarder l’écran de mon téléphone, espérant y découvrir un nouveau message venant de lui33. »

Un appétit de lecture qui pousse la confusion à ne plus envisager la rencontre physique qui doit avoir lieu : « […] à présent j’ai l’impression qu’aucune relation que celle que nous avons à travers nos messages ne m’intéresse, que la seule qui nous corresponde, c’est celle qui nous lie actuellement. Les messages, et c’est tout 34. » Et c’est tout : la formule, exclusive, est à prendre à la lettre. Car rien d’autre que ces messages ne saurait combler l’appétit de lecture : ainsi la littérature ne rencontre-t-elle pas le même succès. Surtout pas Le Rouge et le Noir, donné à lire par une sinistre « prof de français » :

 

Je sors le pavé du sac en soupirant. Je l’ouvre là où j’avais mis mon marque-page et je commence à lire sans conviction. Ce n’est pas que l’histoire elle-même ne soit pas bien, c’est plutôt le fond qui me dérange. Cette mère de famille qui trompe son mari avec un jeune… Ça me met mal à l’aise. Je ne peux m’empêcher de me mettre à la place de ses enfants et de m’imaginer ce que je ressentirais. Quelques minutes plus tard, je sens mon portable vibrer sur ma cuisse. Un nouveau message de Lui  35

 

Alyssa interrompt sa scandaleuse lecture livresque pour sa lecture téléphonique, avant de la reprendre, vainement : « Je verrouille mon téléphone et reprends finalement Le Rouge et le Noir. Mais ma lecture est perturbée par l’idée, que, bientôt, je verrai le visage du garçon qui hante mes pensées36. »

Ce mouvement intradiégétique ne prend pas de distance vis-à-vis des conditions d’existence du roman. Car le retour à la lecture et à l’écriture fantasmé dans le rapport de la jeunesse aux outils connectés dit avant tout quelque chose de l’enthousiasme aveugle contenu dans une focalisation du discours adulte sur la question des « pratiques » culturelles – quitte, précise Buckingham, à ce que « cet optimisme dérive trop souvent vers une pensée qui prend ses désirs pour des réalités 37. » Ainsi la présentation que Michel Lafon propose de l’auteure de PhonePlay est-elle significative de la façon dont les adultes passent eux-mêmes les figures adolescentes au moulinet de leurs propres leurres, et de leur idée de ce que « ne peut que être » l’adolescence :

 

Âgée d’à peine 14 ans, Morgane Bicail, élève de seconde passionnée de littérature, s’est fait connaître sur Wattpad, plateforme littéraire pour jeunes plumes, en publiant plusieurs histoires à succès. PhonePlay est la plus lue sur ce nouveau réseau, particulièrement apprécié des adolescents.

 

Si l’insistance sur la plateforme comme monde sans adultes permettant aux adultes de connaître les « vrais adolescents » n’est pas surprenante, c’est le refus de ces mêmes adultes de prendre l’adolescence pour ce qu’elle est qui retient ici l’attention. Car si Morgane Bicail est présentée comme une élève « passionnée de littérature », elle-même revient régulièrement dans des interviews sur ses ‘amours littéraires’ :

 

- Ton écrivain préféré ?

- En réalité, ce ne fait pas très longtemps que j’apprécies lire. Avant, c’était plus une corvée qu’autre chose ! Donc impossible de citer un auteur préféré !

- Et si on parlait un peu des auteurs qui t’ont donné envie d’écrire ?

- Pour la même raison qu’au-dessus, je dirais personne. A huit ans, on ne se dit pas, j’ai envie d’écrire pour faire comme quelqu’un d’autre. C’était juste…Moi  38.

 

Retour (sans détour par, car retour involontaire) à Lamartine, dont la formule célèbre (« Je n’imitais plus personne, je m’exprimais moi-même, pour moi-même. Ce n’était pas un art, c’était le soulagement de mon propre cœur qui se berçait de ses propres sanglots 39 ») se voit réduit à l’autotélisme mou des points de suspension.

Dans une autre interview :

 

- Quel est ton livre favoris ?

- En réalité, je ne suis pas une grand fan de livres. Je ne lis pas tant que ça. Et du coup…Je n’ai pas vraiment un livre de prédilection même si j’avoue que le premier Hunger Games m’a réconcilié avec la lecture à l’âge de 12 ans  40.

 

Au-delà de l’anecdote, comprenons que l’actualité critique de la culture de jeunesse permet de différencier une écriture culturée faisant l’objet d’un investissement intellectuel et théorique (la fanfiction, notamment) d’une écriture inculte qui ne répond en rien aux rêves de détournement et d’esprit critique prêtés à une jeunesse quasi essentialisée depuis la popularisation des fanstudies et des stéréotypes d’une réception active ou proactive. Il n’est pas évident en effet que la pratique de l’écriture réponde aux espoirs d’émancipation lorsque cette pratique répond à l’injonction d’une application comme Write or die, logiciel d’écriture fondé sur le temps limité, la récompense, le résultat, et bien entendu la punition en cas d’avancée trop faible.

Surtout, cette focalisation offre à lire dans l’exercice même de la critique contemporaine une préférence donnée à une pratique culturée et articulée permettant de valoriser la jeunesse par souci de bienveillance, de penser un dialogue culturo-générationnel par souci d’évitement des conflits, et de mettre à l’honneur une a-valorisation culturelle par souci de ne pas reconduire d’anciens systèmes de hiérarchie aujourd’hui malvenus, plutôt qu’une littérature inculte et autonome que l’on emballe aux couleurs de la passion littéraire lorsqu’il est question de lui faire rejoindre le giron éditorial. Un mouvement qui met à l’honneur les outils et les déterminismes techniques (d’où l’importance donnée, en particulier, au mobile), et indique surtout que dans le champ des cultural studies, la méthode anglo-saxonne et notamment américaine de focalisation sur les pratiques, les uses of, semble s’imposer au détriment de celle de l’herméneutique, dont nous nous réclamons ici.

 

  1. Neil Gaiman, American Gods, New York, William Morrow, 2001.
  2. Daniel Marcelli, « Quoi de neuf dans les relations parents/adolescents ? », in David Le Breton (dir.), Cultures adolescentes, Paris, Autrement, 2008, p. 23.
  3. Douglas Rushkoff, Playing the Future: How Kid’s Culture Can Teach us to Thrive in an Age of Chaos, New York, HarperCollins, 1996.
  4. « […] la catégorie "enfance" repose, au sens large, sur deux types de discours. Le premier comprend les discours sur l’enfance, produits principalement par des adultes pour des adultes […]. Le second comprend les discours produits par des adultes pour les enfants – littérature, télévision et autres médias pour enfants –, mais qui, malgré cette étiquette, sont rarement produits par les enfants eux-mêmes. » David Buckingham, La Mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias, Paris, Armand Colin, 2010 [2000], p. 12.
  5. Laurent Bazin, « Chambre claire et camera obscura : identité sociale et espace mental dans le roman français contemporain pour adolescents », Strenae, n°7, 2014, « La Chambre d’enfant, un microcosme culturel. Espace, consommation, pédagogie », https://journals.openedition.org/strenae/1258?lang=fr.
  6. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000, p. 13.
  7. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
  8. Michel Bousseyroux, « Le mystère du corps parlant », L’En-je lacanien, n°3, 2004/2, https://www.cairn.info/revue-l-en-je-lacanien-2004-2-page-67.htm.
  9. Laurent Bazin, « Chambre claire et camera obscura : identité sociale et espace mental dans le roman français contemporain pour adolescents », op. cit.
  10. Douglas Rushkoff, cité dans David Buckingham, La Mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias, op. cit., p. 57-58.
  11. Sébastien Charles, Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004, p. 78.
  12. Pascal Lardellier, « Les ados pris dans la toile », in David Le Breton (dir.), Cultures adolescentes, Paris, Autrement, 2008, p. 117.
  13. Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1972, p. 17.
  14. Joelle Charbonneau, NEED, Paris, Milan, 2016 [2015], p. 303.
  15. Ibid.
  16. Ibid.
  17. L’expression appartient à Sherry Turckle, Alone Together. Why We expect More From Technology and Less From Each Other, New York, Basic Books, 2012.
  18. Daniel Marcelli, « Quoi de neuf dans les relations parents/adolescents ? », in David Le Breton (dir.), Cultures adolescentes, Paris, Autrement, 2008, p. 16-17.
  19. Pascal Lardellier, « Les ados pris dans la toile », op. cit., p. 121.
  20. Giorgio Agamben, Profanations, Paris, Payot&Rivages, 2006, p. 15-16.
  21. Dominique Lestel, L’Animal singulier, Paris, Seuil, 2004, p. 23.
  22. David Buckingham, La Mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias, op. cit., p. 96.
  23. Id., p. 104.
  24. Ibid.
  25. Christian Chelebourg, Les Fictions de jeunesse, Paris, PUF, 2013, p. 146.
  26. Nathalie Prince, La Littérature de jeunesse. Pour une théorie littéraire, Paris, Armand Colin, 2e édition, 2015 [2010], p. 96.
  27. Morgane Bicail, PhonePlay, Paris, Michel Lafon, 2017, p. 10-11.
  28. Emmanuel Levinas, Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 92.
  29. Morgane Bicail, PhonePlay, op. cit., p. 12.
  30. Id., p. 13.
  31. Hervé Le Crosnier, « La culture numérique a-t-elle besoin de médiation ? », Cahiers de l’action, n048, 2017/1, « Médiation numérique : mutations des pratiques, transformation des métiers », Emmanuel Porte (dir.), https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-l-action-2017-1-page-9.htm.
  32. Morgane Bicail, PhonePlay, op. cit., p. 43.
  33. Id., p. 61.
  34. Id., p. 301.
  35. Id., p. 51.
  36. Id., p. 52.
  37. David Buckingham, La Mort de l’enfance. Grandir à l’âge des médias, op. cit., p. 59.
  38. Erica Darcy, « Interview de Morgane Bicail, l’auteure de PhonePlay », 06 janvier 2016, http://www.latheierelitteraire.com/single-post/2016/1/6/INTERVIEW-de-Morgane-Bicail-lauteur-de-PhonePlay. Reproduit avec les fautes.
  39. Alphonse de Lamartine, « Préface de 1849 », Méditations Poétiques, Paris, Gallimard, « blanche », 1981, p. 470.
  40. Loan Boury, « Interview d’auteurs n°1 : Morgane Bicail », 05 août 2017, https://leslecturesdeplume.wordpress.com/2017/08/05/interview-dauteurs-n1-morgane-bicail/ Reproduit avec les fautes.