<em>Les Revenants</em> de Fabrice Gobert : ambiguïtés et déshérence des anges(-)morts modernes

Les Revenants de Fabrice Gobert : ambiguïtés et déshérence des anges(-)morts modernes

Par AVRIL-CHAPUIS Bérengère

Forte d’un succès sans précédent pour une série fantastique française qui l’a conduite à être diffusée dans soixante-dix pays 1, la série Les Revenants, créée en 2012 par Fabrice Gobert d’après le film éponyme de Robin Campillo (2004), met en scène des morts qui reviennent prendre leur place dans leur foyer, ignorant qu’ils sont morts et, en apparence au moins, parfaitement semblables aux vivants2. Ce dernier point, qui distingue la série d’autres productions mettant en scène des zombies, vampires, etc. nous interpelle en ce que, comme nous allons le voir, elle pourrait rapprocher les Revenants de Fabrice Gobert des anges. Ces derniers, en effet, dans leurs déclinaisons modernes et contemporaines, possèdent de nombreux points communs avec les personnages de la série. Pourrait-on aller jusqu’à voir dans ces derniers de nouvelles occurrences angéliques, comme nous y invite l’épisode 4 de la première saison (01x04, Victor), où l’un d’entre eux 3 se voit désigné sous ce nom (00:34:30) ? Plus généralement, que nous dit cette production de notre rapport aux morts et au spirituel ? Pour répondre à cette question, nous interrogerons ici l’ambiguïté qui habite ces personnages et ces lieux, entre errance et déshérence, avant de nous pencher sur leurs fonctions dans un monde désenchanté.

 

Ambiguïtés des Revenants

Créatures interstitielles, anges et revenants naviguent entre deux mondes, celui d’un au-delà évidemment très mystérieux et celui des hommes. Leur appartenance à l’un ou l’autre de ces mondes est loin d’être toujours claire ; en fait, l’ambiguïté semble d’autant plus marquée à l’époque moderne et contemporaine que le doute s’est épaissi quant à l’existence d’une transcendance ou d’un divin.  

Cette ambiguïté touche tout d’abord évidemment à la nature même des revenants de notre série : sont-ils morts ou vivants ? qui sont-ils vraiment ? c’est la question que pose douloureusement Lena au sujet de sa sœur Camille dans l’épisode 2 de la première saison (01x02, 00:12:30). En apparence, rien n’a changé : le défunt est intact, aux premiers temps au moins. Tous les revenants, chez Fabrice Gobert, renouent avec la vie avec grand appétit : la scène de repas accompagne immédiatement le retour du mort : c’est le cas pour Camille, pour madame Costa ou encore pour Victor, et se répète par la suite. Plus généralement, la dévoration n’est jamais loin : le tueur en série Serge dévore l’estomac de ses victimes ; des cadavres d’animaux jonchent la table chez sa mère mais aussi la poubelle des Séguret (01x03) ou encore la forêt (01x07, Adèle). Loin de l’ectoplasme, ce revenant que l’on peut toucher comme le remarque la petite Chloé lorsqu’elle rencontre son père mort (01x04, Victor, 00:35:18) est donc ici véritablement incarné, à tel point d’ailleurs que Simon fait un enfant à son aimée, Adèle. L’absence de différence entre vivants et morts crée une grande différence avec le film de Robin Campillo dont la série est inspirée, puisque, dans ce dernier, les morts ne parlent pas réellement (ils utilisent un ersatz de langage, acquis par mimétisme), leurs fonctions cognitives semblent altérées et ils déambulent lentement. Leur température corporelle est également plus basse que la norme humaine. Ces différences sont, dans la série, soit gommées, soit très atténuées, en tout cas pour les personnages que nous suivons tout au long de la première saison. La proximité avec les vivants est telle que la vie reprend (provisoirement) son cours dans toute la banalité d’une routine retrouvée aussi rapidement qu’elle s’était perdue (01x01).

Cette corporéité marquée du revenant pourrait nous inciter à penser que ces êtres mystérieux n’ont rien à voir avec les homologues habituels, encore moins avec les anges. Mais ces derniers sont également frappés d’ambiguïté : ils ne sont pas toujours identifiés comme tels, que ce soit dans leurs occurrences scripturaires ou contemporaines, les attributs iconographiques traditionnels (ailes, auréole ou nimbe) étant parfois absents ; de plus, là aussi, l’ambiguïté passe par un questionnement sur la corporéité passant par le motif du repas. Les trois anges qu’accueille Abraham mangent et ne dévoilent leur véritable nature qu’ensuite (Genèse 18, 1-11). Au terme des débats nourris par la tradition sur le corps des anges, il est admis que ces derniers ne mangent pas vraiment, ce que rappelle Claudel lorsqu’il fait dire à l’Ange Raphaël dans L’Histoire de Tobie et Sara : « Manger et boire, il a semblé longtemps que je le fisse en effet avec vous. Mais j’usais d’une autre nourriture invisible. Mais j’usais d’une autre nourriture ineffable 4 ! » Dans It’s a Wonderful Life de Frank Capra (1947), l’ange « de seconde classe » Clarence n’a pas encore gagné ses ailes : il les aura en sauvant Georges Bailey du suicide.

En fait, la modernité identifie souvent l’ange à un mort, à tel point que l’on peut évoquer une figure populaire qui hante nos cimetières 5. C’est bien le cas dans It’s a Wonderful Life, où d’ailleurs l’envoyé céleste se réjouit par avance de goûter à nouveau au plaisir d’un bon vin chaud - il n’en a cependant finalement pas le loisir. Toutefois le « mort-ange » est le plus souvent un « mort d’âge tendre », pour reprendre l’expression de Rilke, qui évoque leurs voix 6. Si la source reste biblique (Matthieu 18, 10), la popularisation croissante de cette nouvelle déclinaison tant dans les cimetières que dans la poésie commence au moment où, avec les Romantiques, un nouveau regard se pose sur l’ange déchu avec le thème du Satan sauvé 7, auquel on s’intéresse avec compassion, voire auquel on s’identifie. Les déclinaisons angéliques modernes autour de la figure du jeune mort semblent donc concurrencer en quelque sorte le sombre destin des anciens « malemorts » condamnés à errer ou à hanter leurs anciennes demeures, comme si ces derniers pouvaient désormais également (voire surtout) apparaître sous la forme de fétiches protecteurs. Un des exemples parmi les plus probants de ces occurrences ambiguës apparaît dans The Ghost and Mrs Muir de Mankiewicz (1947), dont l’affiche orne d’ailleurs l’un des murs de la chambre où s’aiment Adèle et Simon (01x02, 00:02:33) avant la disparition de ce dernier – un film où, rappelons-le, le revenant, au prime abord sévère, tombe finalement sous le charme de la nouvelle occupante de sa maison et finit par veiller sur elle.

Toutefois les morts-anges rassurants et protecteurs n’éclipsent pas totalement leurs homologues effrayants et l’ambiguïté, dans notre série, reste de mise.

En effet, la question reste posée : ces revenants ne sont-ils pas menaçants ? Anges ou démons ? Très vite bien sûr le doute plane : Camille saccage la chambre de Lena comme le découvre sa mère (01x02, 00:19:55) mais nie y être allée 8. Des plaies apparaissent sur le corps de Lena. A la grande différence de leurs aînés du film de Robin Campillo, la majorité des revenants sont bien ici des « malemorts », suicidés, victimes d’une mort prématurée et/ou violente. Tout se passe donc comme si l’on reprenait des mythèmes associés à ces figures pour les redéfinir ; ainsi Camille revisite-t-elle la figure de la jeune morte 9 sous un angle plus moderne, puisqu’en lieu et place de la pureté virginale, on assiste à une scène télépathique qui amène la jeune fille à deviner ce qui se passe entre celui qu’elle aime secrètement et sa sœur jumelle Lena, cette dernière ayant prétexté une maladie pour rester à la maison au lieu de prendre le bus dans lequel Camille va périr quelques instants plus tard (01x01, Camille, 00:53:02). Lors de son retour, la jeune fille semble s’intéresser particulièrement aux photographies du couple dans la chambre de sa sœur (01x02, Simon) puis à leur relation (01x03, Julie). La jalousie se fait jour.

En réalité, cette ambiguïté est là aussi commune à un certain nombre de représentations d’anges modernes, dès les Romantiques qui éprouvent, dès la première moitié du XIXe, une fascination nouvelle pour l’ange déchu et s’intéressent à son sort à travers le thème du Satan sauvé. Or ce sont bien ces représentations qui se trouvent convoquées par les personnages de Camille, dont la rousseur rappelle les tableaux préraphaélites, connus pour leur ambiguïté et Simon, beau brun ténébreux aux cheveux longs et bouclés, qui rappelle clairement l’ange déchu romantique, notamment dans le plan où le jeune homme découvre sa tombe (01x01, 00:46:51). Le rapprochement se fait également lorsque Pierre accueille Simon à La Main tendue ; le dortoir est surmonté d’un immense crucifix, sur lequel Simon jette un regard assez long et plutôt méfiant, avant de répondre à Pierre qui lui demande s’il croit en Dieu : « pas vraiment non » (01x03, 00:35:40). L’épisode 4 de la première saison identifie le personnage à un ange, sous le nom duquel il sera par la suite désigné. Simon répond aux questions de sa fille Chloé sur le ciel et évoque sa capacité à tout voir, « même des choses que personne ne sait », évoque le calme et la beauté du ciel mais, lui répondant toujours, indique ne pas avoir vu Dieu, « très occupé » (01x04, 00:35:18). C’est encore également le cas de Lucy, au prénom et à la séduction luciférienne. Or c’est elle qui va conduire les morts et les amener à retrouver leur chemin. On peut donc noter une déclinaison lointaine du Satan sauvé, d’autant que la féminisation est une autre caractéristique des anges modernes, nous le disions. Ces références implicites sont convoquées de manière assez évidente, voire outrée, selon un principe identifié dans la série Desperate Housewives par Renan Cros 10 permettant de créer non seulement une connivence avec le spectateur mais d’activer un véritable « passif fictionnel », notamment dans le personnage de Victor, bien sûr, mais également chez Simon et Lucy ou encore Camille, dont la sexualisation marquée ne saurait, au demeurant, constituer un quelconque frein au rapprochement avec les figures angéliques, renouant possiblement avec les récits apocryphes (notamment le Livre d’Hénoch) autour du « péché des anges », épisode biblique relatant l’union de créatures angéliques (les « fils de Dieu ») avec les filles des hommes (Genèse 6, 1-4).

De fait, l’ambiguïté n’imprègne pas seulement les personnages, mais également l’espace diégétique.

 

Ambiguïtés spatiales : espaces pluriels et frontières poreuses

Tout d’abord, la série reprend l’ambiguïté propre au fantastique dans son traitement de l’espace. Celui-ci laisse en effet bien sûr planer la menace d’un outre monde inconnu et inquiétant, que ce soit par la récurrence des plans au miroir (ou autres avatars miroitants) qui apportent le motif du double et du reflet, typique lui aussi du fantastique, par un hors champ inquiétant, le mystère d’indécidables clair-obscur, l’étalonnage un peu étrange propice aux ombres… ou encore la lenteur des mouvements de caméra qui fait durer la tension dramatique et étire le temps. Plans subjectifs ou de faux subjectifs sont également au rendez-vous. La petite ville est enclavée, prise entre la barrière des hautes montagnes dangereuses qui l’encerclent et le barrage impressionnant, comme cela a déjà été largement analysé. De même, les seuils, portes, verrous interpellent par leur récurrence (propre au fantastique) et portent une inquiétude quant à la notion de protection que le foyer devrait apporter ; on note par exemple que Julie verrouille ainsi systématiquement derrière elle. Comme dans tout film ou récit fantastique ou d’horreur, les questions vont donc principalement se poser en ces termes autour de la notion de frontière : la maison est-elle (encore) un refuge ? Pour qui : pour les morts revenus ou pour les vivants qui devraient se protéger d’eux ? De fait, la frontière est-elle légitime : doit-on empêcher les morts de revenir ? doit-on se protéger d’eux ?

Le retour des morts rompt également les frontières temporelles, comme le soulignent un grand nombre d’indices portés dans le décor, faisant de ce dernier un espace-temps diégétique traversé de part et d’autre, ouvert sur le passé et sur l’avenir. Ainsi les souvenirs l’habitent, portés par les bougies et les photographies visibles chez Monsieur Costa ou dans la chambre de Camille où se recueille Claire, sa mère (01x01, 00:08:00) ; mais le motif photographique apparaît juste avant le retour de chacune des deux défuntes. Le décor naturel porte quant à lui le souvenir de catastrophes passées dont le spectateur pourrait se souvenir 11. D’autres éléments, proleptiques ceux-ci, apparaissent largement disséminés dans le décor, tel l’appartement de Julie, comme saturé de références entre la bande-son qui s’échappe de son téléviseur (01x01, 00:14:49) ou les nombreuses affiches chez elle. D’autres affiches également proleptiques apparaissent chez Adèle et Simon, celle déjà mentionnée de The Ghost and Mrs Muir ou encore celle de Blow up – comme une invitation à scruter l’image… ; on note encore celle de la vanité fleurie à l’arrêt de bus où patiente Julie peu avant de rencontrer Victor (01x01, 00:23:42), parmi d’autres exemples. Plus encore, la photographie du Lake pub sur laquelle Lena reconnaît Simon, inchangé quoique plus âgé de dix ans (01x02, 00:27:38), concentre en elle ce brouillage temporel et retour des temps que le spectateur expérimente à travers les flashbacks. L’espace, comme crypté d’indices dans lequel le spectateur prend plaisir à enquêter, ouvre ainsi une mise en abyme plurielle à travers le passé fictionnel évoqué par Renan Cros pour Desperate Housewives. Dans l’épisode 3 de la première saison, Simon s’amuse d’ailleurs avec le fait qu’il est perçu comme une apparition par Adèle : « C’est un peu le principe, tu penses à moi, j’apparais. »

En parallèle, la série met en place une topologie qui fait s’interpénétrer plusieurs « strates » spatiales qui, toutes, sont appelées à communiquer tout au long de la série : tout d’abord l’espace géographique, le territoire de la montagne ; ensuite l’espace de l’intime, du foyer, de la famille, celui du social, de la ville, de la loi ; enfin, celui du symbolique, du spirituel, du sacré, du mythique. Sur le plan scénaristique, c’est bien cette interpénétration qui vient apporter du conflit en questionnant leurs limites, leurs frontières, comme par exemple lorsque les eaux contenues par le barrage, ainsi que l’épisode 2 l’annonce, échappent au contrôle que les habitants de la vallée leur assignent : l’espace géographique, la montagne et l’eau comme puissances primitives sortent des limites qui d’ordinaire permettent de les contrôler. L’ambiguïté est de plus souvent portée par la musique : véritablement narrative, elle contredit ce que l’image semble porter, anempathique au sens de Michel Chion, c’est-à-dire inquiétante quand l’image seule pourrait donner à penser que tout semble tranquille, ou à l’inverse déposant une ritournelle enfantine sur un plan assez « trash » qui dévoile le corps lacéré de Lucy Clairsene (01x01, 00:48:22), « son d’une “musiquette” faussement candide et “enfantine”, mais secrètement chargée d’angoisse, de nostalgie et peut-être de menace 12 ». C’est donc elle qui porte le sens, sans explication possible (pas de mot), mais synonyme de charme, d’incantation, d’enchantement : en fait, la bande son se fait musique des morts, libère les puissances telluriques.

Cet espace diégétique se trouve donc également traversé verticalement de part en part par une dialectique du haut et du bas aux ambiguïtés plus profondes. Si les montagnes s’élèvent aussi haut dans le ciel que profondément s’abîment les gouffres qui semblent leur répondre et dans lesquels se jettent le bus scolaire ou Monsieur Costa, de nombreux espaces intimes rappellent, plus discrètement, cette dialectique avec les escaliers chez les Séguret, chez Julie (ils sont ceux de l’immeuble, que remplace également l’ascenseur) ou encore chez Adèle et Thomas, vision dégradée et prosaïque de l’Echelle de Jacob. Les étages supérieurs semblent occupés par les enfants, qui y trouvent leur chambre. Le principe d’interpénétration amène ces espaces à communiquer entre eux, notamment à travers des trous, des gouffres, relève l’historien du cinéma Jean-Louis Leutrat, ce qui apporte le conflit en réactivant ainsi un autre grand principe du fantastique : « L’obsession de ce qui vient d’en dessous, de ce qui remonte à la surface 13. »

Or cette communication s’opère sur le mode de la contamination, de la souillure symbolique dont relèvent les eaux noires qui viennent salir l’espace du Lake pub (01x03, 00:23:30) ou celui sacré de l’église (01x02, 00:16:58). Les revenants, pourrait-on à première vue penser, profanent ce dernier : dans la culture catholique, la communication avec les morts n’est traditionnellement pas véritablement acceptée, indique Vinciane Despret 14, sauf à considérer, comme le fait le prêtre, qu’il s’agit là d’une manifestation psychologique liée au processus de deuil (01x02, 00:23:13). Mais tout n’est certainement pas aussi simple que cela. Convoqué non seulement par des indices discrets comme certains prénoms bibliques ou hébraïques (Pierre, Simon, Thomas, Nathanaël…) mais encore par le prêtre ou par l’organisation « La main tendue », le religieux et le spirituel sont très présents dans la série. Là encore, c’est une structure duelle, propre au fantastique, qui apparaît : l’église et l’organisation assez sectaire de Pierre se répondent en reflets inversés tout comme à la cérémonie endeuillée des noces d’Adèle et Simon devrait répondre, tel un exorcisme, celle d’Adèle et Thomas ; ce jeu de miroir très présent dans le générique devient opposition frontale et conflit à mesure qu’avance la série, dont le point de départ semble donné par la quête orphique inversée qui conduit Simon à venir « chercher » sa promise. De même que le discours rationnel porté par la gendarmerie ou par Jérôme, le père de Camille, le religieux ou le spirituel moins orthodoxe et sans doute plus sectaire de « La main tendue » échoue à expliquer le retour des morts, notamment lorsque le bien nommé Thomas demande son avis au père Jean-François (01x04, 00:23:47).

Ces ambiguïtés spatiales permettent peut-être de déceler des éléments liés à notre vision contemporaine du monde et à sa mise en doute, entre errance et déshérence.

 

Errance et déshérence

Par les espaces anonymes et désenchantés que sont le lotissement pavillonnaire ou le Lake pub, la série donne à voir la déshérence contemporaine tant dans son application architecturale et sociale qu’imaginaire. Ainsi, « l’univers des suburbs américaines », écrit Isabelle-Rachel Casta, vient-il « diluer les appartenances et glacer par avance tout folklore régionaliste 15 ». Les lieux nous sont présentés de manière isolée, quasiment sans lien direct entre eux, dans une économie, une ténuité voire une absence de sens dont participe également l’absence de centre à la petite ville. Toute histoire des lieux semble avoir disparu au profit d’une topographie de la banalité, commune aux productions américaines ; les clichés sont ici exhaussés voire « désarticulés 16 » dans une logique postmoderne 17, pour interroger ces codes et in fine mettre en évidence cette uniformisation de l’imaginaire contemporain, autre une expérience banale du désenchantement commun. Enfin, les couleurs sont généralement tristes.

C’est dans ce cadre de lassitude terne et froide qu’évoluent ces personnages privés de but autre que rentrer chez eux, retrouver leur place dans leur foyer, but évidemment voué à l’échec. Les Revenants en déshérence n’en finissent pas d’errer, chez Robin Campillo, ou chez Fabrice Gobert, lorsqu’ils ne peuvent pas rentrer. S’ils n’ont plus de foyer sur terre, sans doute n’en ont-ils plus dans l’au-delà ou dans le ciel puisqu’ils reviennent. L’errance de ces âmes en peine, marquée par leur déambulation lente et comme hallucinée chez Campillo et révélée par les technologies modernes des caméras de surveillance, systèmes à infrarouges ou autres scanners, n’est autre que la manifestation visible des morts en déshérence. S’interroger sur le déplacement de ces morts, c’est aussi s’interroger sur le sens de leur quête. Or cette errance est bien un autre point commun avec les anges modernes, ceux qui observent impuissants et désolés les hommes dans les rues meurtries du Berlin que filme Wim Wenders, en 1987, dans Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin), sans pouvoir les aider. Dans un monde désenchanté, pour reprendre la pensée de Max Weber, l’ange devient impuissant, spectateur désœuvré, incapable de sauver du suicide un homme se jetant dans le vide.

Plus profondément, l’errance vient manifester la non appartenance des morts à la communauté des vivants : une lapalissade, à première vue, mais qui fait sens si l’on se rappelle que la modernité correspond au rejet du spectacle de la mort et à une modification du rapport aux défunts 18. L’enquête de gendarmerie qui est lancée après l’agression de Lucie s’offre tout au long de la série comme un exemple de tentative de maîtriser l’immaîtrisable et l’incompréhensible. Avec le retour des morts, l’inexplicable prend le dessus et les forces de régulation qui d’ordinaire régissent la société mettent tout en œuvre pour tenter de les contenir. Les revenants, en tant que tels, défient l’ordre des choses et tout d’abord sur le plan social : leur cheminement privé de sens manifeste la béance d’une société qui ne peut les accueillir tous – ce qui constitue l’axe scénaristique majeur du film de Campillo. L’errance de manière générale échappe à la loi ; elle lance une provocation à la société on se rappelle l’ancienne condamnation du vagabondage. 

Mais les Revenants défient bien sûr également l’ordre des choses sur le plan symbolique : leur retour est-il comparable à la résurrection du Christ, comme le demande Thomas au prêtre (01x04) ? s’agit-il d’un miracle ? d’un signe apocalyptique comme le pense Pierre ? de l’émergence de forces du Mal ? Peut-on penser le phénomène en ces termes – ce qui revient à remettre en cause les fondements d’une société rationnelle ? L’espace symbolique étend ainsi son empire. Seuls le religieux et le symbolique mythique peuvent ici offrir une possibilité d’interprétation, de compréhension de ce qui ne s’explique pas ; il tente de mettre des mots ou des symboles sur ce qui dépasse les limites du langage : un monument en forme de cercle pour les enfants morts, un discours du prêtre à Adèle pour l’enjoindre d’accepter que le fantôme de Simon vienne la voir. Les références religieuses et symboliques s’offrent comme de possibles arcanes dont le sens n’est révélé qu’aux initiés. Malgré la récurrence des motifs relevant du christianisme et l’importance du recours au sacré dans la série, rien n’indique un miracle, bien au contraire. Le religieux ou le spirituel incarné par le père Jean-François comme par Pierre de l’organisation plus sectaire « La main tendue » échoue à expliquer le retour des morts comme à les accueillir et manifeste concrètement la disparition ou la mise en crise du divin 19.

De même, il n’est pas question de rédemption. Serge, le tueur en série, répète son crime. Lorsque son frère Toni qui l’avait tué lui demande pardon, Serge reste silencieux (01x05, Serge et Toni). De même, Victor reconnaît en Pierre l’assassin de sa famille ; après la révélation l’obscurité se fait et l’autre mystérieux cambrioleur apparaît comme pour tuer le chef de La Main tendue (01x05, 00:43:40). C’est donc moins la rédemption ou la réparation que la vengeance que semblent rechercher les mystérieux revenus. Là encore, on peut trouver ici un point commun avec certaines déclinaisons angéliques : la figure du justicier (l’ange soldat) en effet, ou encore l’ange de la mort peuvent nous apparaître sous certains personnages, notamment Lucy ou Victor, ou encore Camille (face aux parents d’Esteban, 01x06, Lucy). On peut également là encore trouver un point commun avec des déclinaisons modernes ou contemporaines de l’émissaire du divin, lequel se montre parfois franchement indifférent voire hostile à l’homme, semblable au Dieu mauvais que Rimbaud dépeint dans « Le Mal 20 ».  L’imaginaire moderne des anges, né avec la fascination romantique pour l’ange déchu, auquel certains poètes s’identifient et dont ils imaginent le possible salut interroge à travers ces derniers la posture d’un divin mis en crise par le tournant de la modernité, alliant au primat de la raison les progrès scientifiques visant l’explication du monde contre le mystère et le rêve. La solitude de l’homme surgit face au possible Néant de la mort de Dieu, pour reprendre la célèbre formule nietzschéenne.

Le mystère demeure. Si la raison échoue et le divin semble s’être retiré, le mythe, lui, envahit tout.

 

Une tentative de réenchantement du monde ?

« Ogres et princesses perdues ne sont jamais loin dans la forêt automnale des Revenants », écrit Isabelle Poitte 21. Figures de la déshérence, les revenants de Fabrice Gobert pourraient également être vus comme les émissaires du mystère et du rêve (cauchemardesque) dans un monde expliqué. Au désenchantement établi, répond en effet comme vengeresse la résurgence de forces primitives : l’eau se libère du contrôle imposé, la forêt semble libérer des figures mythiques obscures, comme échappées de contes persistants quoique oubliés. On pense ainsi aux motifs directement issus du conte dans la maison de Serge et de son frère : la hache, qui bien sûr peut nous faire penser à Shining, mais aussi le loup menaçant et agressif, revenu à la vie, que Toni est contraint d’abattre (01x02, 00:36:48). Le « réenchantement » du monde s’opère ainsi principalement sur un mode horrifique, mais pas seulement : c’est aussi l’enfance et sa puissance d’imagination, bien sûr, qui se trouve directement convoquée à travers la figure du jeune mort, dont la popularité excède au reste largement nos frontières nationales ou européennes 22. C’est bien l’enfance qui se trouve du côté du mythe. Julie est bien la fée que Victor reconnaît en elle (01x06, 00:25:05) et auprès de laquelle, traversant comme Orphée chez Cocteau la flaque, il parvient ensuite à vivre une enfance heureuse et apaisée.

Au cœur du retour et de la quête de ces étranges revenants, l’amour, celui qui émane du cri poussé par Victor et qui ressuscite son père, celui qui est au cœur des prières de Claire 23. De son côté, Simon revient pour « récupérer » Adèle, l’épouser, lui faire un (nouvel) enfant. Même s’il ignore tout de sa condition au début de la série, tout se passe comme s’il refusait d’être oublié, remplacé complètement par un autre. De même, l’enfant de l’amour, gage de pureté et d’innocence absolue, est le guide implicitement réclamé par les revenants - là encore, on en revient au jeune mort, au cœur d’une nativité païenne. Victor protège Julie, qui l’aime vraiment et peut-être plus que sa propre mère. Il la sauve du suicide en véritable ange gardien, non sans une ambiguïté très marquée là aussi 24 ; elle est sa fée, celle qui se trouvait au cœur des récits que lui lisait autrefois sa mère ; elle donne donc vie au mythe, à l’enchantement. Julie écoute ses sentiments, qui la conduisent à garder l’enfant, et non sa raison ; à l’inverse, c’est parce qu’il n’a pas su écouter l’intuition de son fils que l’ingénieur a échoué dans sa conception du barrage. Privés de langage et voués à l’errance, déshumanisés, les zombis sont ceux que plus personne n’attend, ceux qui ont été réellement oubliés – et ce sont eux qui sont réellement menaçants et dangereux. 

Le revenant retrouve les missions angéliques traditionnelles : ange gardien (comme le dit Lucy à Simon, 01x06, 00:51:06) ou même psychopompe avec Lucy, tout juste « revenue » après son agression, guidant Simon à nouveau ressuscité, fraîchement sorti de la morgue –« Viens avec moi », 01x06, 00:44:09, l’invitant à la suivre dans l’épisode suivant, 00:15:20, ou par la suite prenant la tête de la horde des morts, ou bien sûr ange de la mort (ici, poussant au suicide… : c’est le cas de Madame Costa, Simon, Victor ou Camille vers les parents d’Esteban…). Surtout, le revenant, et plus particulièrement le jeune mort puissant qu’est Victor, endosse la fonction particulière de certains anges modernes en s’affirmant comme un émissaire du Temps. En effet, « figure du Destin », cet « enfant-fantôme » permet « la plongée dans les souvenirs, dans le passé ou dans le monde des morts... », écrit Isabelle-Rachel Casta 25. Il rejoint ici l’ange de l’Histoire que Benjamin voit dans l’Angelus novus de Klee :

 

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus novus. Il représente un ange qui semble être sur le point de s’éloigner de ce sur quoi son regard est fixé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est ainsi qu’on se représente l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où nous voyons une succession d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et réunifier ce qui a été brisé. Mais une tempête souffle, parvenant du paradis ; elle se prend dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les replier. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers le futur auquel il tourne le dos, cependant que, devant lui, s’amassent les débris montant jusqu’aux cieux. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès  26.

 

C’est bien à cet ange benjaminien que nous pouvons songer en lisant Frédéric Martel, cité par Isabelle-Rachel Casta : « Comme au début de toute révolution, nous ne percevons pas encore les formes du monde futur, pris que nous sommes dans l’effarement face à ce que nous voyons disparaître sous nos yeux, assis au milieu des débris du monde passé, incapables d’imaginer l’avenir27. » Or la temporalité angélique est définie comme celle de l’aeviternité, coexistence de tous les instants, dont la série pourrait donner à voir des bribes médiumniques ou des conjugaisons 28. L’émissaire moderne peut apparaître comme dieu du Temps, ainsi que l’évoque Rilke par exemple au sujet de Lucifer : « Il est du Temps le Dieu étincelant 29. » Dans l’écho et l’attente simultanés et suspendus de catastrophes passées et à venir, la série fige les temps en son lac gelé, offrant dans sa circularité un œil interrogateur et bachelardien ouvert sur le ciel. Dans l’expérience de la solitude contemporaine face au Néant et au divin disparu la finitude se pose comme ultime et vaut pour fatum (autrefois empêché par la rédemption promise par le christianisme au croyant 30), ce que souligne dans notre série l’échec du spirituel et du religieux ; seul l’amour, nous le disions, peut encore quelque chose contre l’oubli et la mort véritable.

 

Les points communs entre les revenants et les morts, que nous avons pu évoquer ici, trouveraient ainsi leur sens : si le jeune mort 31 apparaît comme un fétiche angélique moderne, idéalisé et rassurant, il prend ici à l’évidence un visage très différent et beaucoup plus inquiétant. En nous effrayant, la série interroge la place des morts dans notre société désenchantée, vide quoique très occupée. Quelle place leur laissons-nous ? Leur retour, d’autant plus qu’ils semblent ne pas avoir changé, interroge le processus même de deuil. Or ce dernier mériterait qu’on le redéfinisse, peut-être, au moins qu’on l’interroge, selon Vinciane Despret, en ce qu’il est aujourd’hui au cœur d’une forme d’injonction contradictoire dont beaucoup d’entre nous semblent souffrir 32.

Dans la série, les morts font également leur deuil, ce qui semble la condition même de leur départ, deuil dont le petit Nathanaël pourrait être le symbole : « cadeau de Dieu », l’amour mais aussi l’oubli des morts. En rendant le bébé à la communauté des hommes, Lucy et les siens font ce deuil de la vie et ne font pas du petit être un changelin. Ils rentrent « chez eux », replaçant les frontières entre morts et vivants où elles se trouvaient. Faire le deuil, ainsi, serait accepter de laisser partir, sans oublier, que l’eau coule, lieu commun et symbole pictural ancien du tempus fugit, sans se faire fleuve d’oubli, donc. Pour que les morts nous « oublient » et nous laissent en paix, autrement dit pour que l’on accepte leur disparition, pourrait-on peut-être gloser à partir de notre série, sans doute faut-il accepter notre besoin de leur parler, parler, et de continuer de les aimer, comme dans ces pratiques à la fois populaires, répandues et secrètes que mentionne Vinciane Despret 33. Peut-être que cette série comme d’autres productions tente de nous dire que notre société, qui se tient si loin des morts, confond deuil et oubli. Faire son deuil n’est pas oublier.

Peut-être bien que ces morts viennent réclamer de l’amour et des soins que nos sociétés contemporaines, ayant instauré un rapport plus distancié à la mort, ne leur dispensent plus. La fiction assumerait peut-être alors « une sorte de compulsion de réparation 34 » – inquiéter, en somme, ceci étant pour Philippe Forest, grand auteur du deuil, la fonction même de la littérature 35. La déshérence moderne et contemporaine qui ouvre l’expérience de l’errance tant aux morts oubliés qu’aux anges privés de divin, contrepoint de la solitude de l’homme, rendue plus cruelle par la disparition des croyances, ne pose-t-elle pas question ? : « N’y a-t-il pas plutôt, conjointement à la laïcisation rapide de nos sociétés, un appel diffus à la connaissance, ésotérique ou eschatologique, qui remplacerait l’ancienne foi de notre candeur passée? » interroge ainsi Isabelle-Rachel Casta 36. N’aurions-nous pas besoin, au fond, de réenchanter le monde ?

 

  1. Voir le mémoire de Tiphaine Courard, Les revenants : renaissance du genre fantastique dans les séries télévisées françaises, mémoire de master en Art et histoire de l'art, université Panthéon-Sorbonne, 2014.
  2. « Rien ne les distingue, en tout cas au début, d'une représentation conventionnellement réaliste », indique ainsi Isabelle-Rachel Casta, « Victor Redivivus… Corps spectral et corps séminal : la drôle de cuisine des Revenants », Cultural Express [en ligne], n°2, 2019, « Représentations et traductions du corps parlant dans la culture de jeunesse », Régine Atzenhoffer (dir.), http://cultx-revue.com/article/victor-redivivus-corps-spectral-et-corps-seminal-la-drole-de-cuisine-des-revenants.
  3. Chloé, dix ans, rencontre son père biologique, Simon, décédé à l’âge de vingt-trois ans, « revenu » lui aussi. « C’est qui ? » demande-t-elle. Après que sa mère lui a répondu la vérité, elle interroge : « C’est un ange ? » à quoi on lui répond « Si tu veux. » Par la suite, le personnage est souvent désigné sous ce nom.
  4. Histoire de Tobie et de Sara, acte III, scène 5, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Péliade », édition de Didier Alexandre, p. 1316.
  5. Voir Régis Bertrand, « Les anges des cimetières contemporains », Rives nord-méditerranéennes, n°22, 2005, « Pour une histoire du corps. Péchés, maladie et mort », p. 93-108.
  6. « Stimmen, Stimmen. Höre, mein Herz, wie sonst nur/Heilige hörten [...] Es rauscht jetzt von jenen jungen Toten zu dir. », Rainer Maria Rilke, Première Élégie, Duineser Elegien. Die Sonette an Orpheus, Leipzig, Insel-Verlag, 1923 ; Élégies de Duino. Les Sonnets à Orphée, Jean-Pierre Lefebvre et Maurice Regnaut (trad.), Gerald Stieg (présentation), Paris, « Poésie/ Gallimard », 1994, p. 32.
  7. Un large corpus constitué, entre autres, par Éloa ou la sœur des anges d’Alfred de Vigny, en 1824 (et d’autres poèmes du même auteur), La Chute d’un ange de Lamartine en 1838 ou ceux de Victor Hugo (notamment ceux du recueil La Fin de Satan, dont la rédaction commence en 1854 et qui n’est publié qu’après la mort du poète) marquent en effet un tournant majeur, ainsi que Mario Praz et Max Milner l’ont montré. Voir Mario Praz, La Carne, la morte e il diavolo nella letteratura romantica, Milano/Roma, Société éditrice La Cultura, 1930 ; La Chair, la mort et le diable dans la littérature du xixe siècle, le Romantisme noir, Constance Thompson Pasquali (trad.), Paris, Gallimard, « Tel », 1998 [1977]. Max Milner, Le Diable dans la littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris, José Corti, 2007 [1960].
  8. Le spectateur comprend par la suite que c’est le fait de la jalousie après avoir découvert que Lena a eu une relation amoureuse avec Frédéric, malgré le pacte qui liait les jumelles à ce sujet.
  9. La figure de la jeune morte, très présente dans la poésie à partir des Romantiques, l’est également dans les cimetières où l’ange, souvent adolescent ou jeune adulte, se féminise de plus en plus, tendant à devenir de plus en plus le portrait (ou simplement la représentation) d’une morte juvénile parée de la pureté virginale, Régis Bertrand, « Les anges des cimetières contemporains », op. cit.
  10. Renan Cros, « Desperate Housewives, fiction de toutes les fictions », TV/Séries [En ligne], n°1, 2012, « Les séries télévisées américaines, entre la fiction, les faits, le réel », Ariane Hudelet et Sophie Vasset (dir), http://journals.openedition.org/tvseries/156.
  11. En effet la série, comme le relève Isabelle Casta, renvoie aux souvenirs de catastrophes : « Soulignons tout de suite que cette disposition spatiale contrainte s’adosse évidemment aux souvenirs de la catastrophe de Malpasset, en amont de Fréjus (1959), qui fit 421 morts ; ou, en 1895, celle de Bouzey, dans les Vosges, 100 morts ; ou, plus près de nous encore, en Italie, celle de Longarone-Vajon (1963) : 2000 morts (on relève trente accidents de barrage dans le monde entre 1959 et 1987) », Isabelle Rachel Casta, « Barrages dans la montagne… : le paysage des Morts dans Les Revenants », Entrelacs [Online], Hors-série n° 4, 2016, « Paysages en série », Marie Maillos et Maylis Asté (dir.), http://journals.openedition.org/entrelacs/2160.
  12. « Les instruments choisis : xylophone, violoncelle, piano, basse, et tic-tac martelé du début à la fin, créent l’air intitulé Hungry Face, interprété par le groupe de rock écossais Mogwai, et qui vient performer les premiers instants de la rencontre... On pourra par exemple lire à ce propos la réflexion de Benoit Blanc qui analyse l’apport du groupe à l’atmosphère générale des épisodes : une « intrigante comptine enfantine jouée par quelques notes au xylophone [...] le groupe de Glasgow a su employer des instruments à cordes pour distiller un climat irréel », écrit Isabelle-Rachel Casta, qui identifie également une « réminiscence assez fidèle du leitmotiv obsédant d’Angelo Badalamenti dans Twin Peaks, ainsi que des bourdonnements et grincements acousmatiques qui signalent les climax de la série de Lynch », Isabelle-Rachel Casta, « Victor Redivivus… Corps spectral et corps séminal : la drôle de cuisine des Revenants », op. cit.
  13. Jean-Louis Leutrat, Vie des fantômes. Le fantastique au cinéma, Paris, Les Cahiers du cinéma, 1995, p. 25.
  14. « Les morts n’ont jamais disparu, ils étaient seulement plus discrets », Libération, 30/10/2015, propos recueillis par Catherine Calvet et Cécile Daumas. 
  15. Isabelle-Rachel Casta, « Le temps gelé : une épopée du Néant (The Leftovers, Les Revenants) ? », in Claudine Le Blanc, Jean-Pierre Martin (dir.), Les Temps épiques : Structuration, modes d’expression et fonction de la temporalité dans l’épopée, Publications numériques du REARE, 15 novembre 2018, http://publis-shs.univ-rouen.fr/reare/index.php?id=308.
  16. Mot de Renan Cros dans « Desperate Housewives, fiction de toutes les fictions », op. cit., au sujet des codes du soap dans Desperate Housewives, que nous reprenons ici pour le film fantastique ou d’horreur.
  17. Virginie Marcucci, Desperate Housewives, un plaisir coupable ?, Paris, PUF, 2012, p. 12.
  18. Sur ce point, on peut entre autres consulter la synthèse établie en 2004 par Valérie Dupont pour la fondation parisienne, reconnue d’utilité publique et à vocation sociale de La Croix Saint-Simon, Les rites funéraires en France et dans le monde occidental, http://vigipallia.spfv.fr/Documents/Catalogue/SYN_Dupont_2004.pdf.
  19. Comme le souligne Isabelle-Rachel Casta , « l’opposition entre Pierre Teissier, gourou « new age » et guide spirituel d’un refuge nommé « La main tendue », avec le curé de la paroisse, le père Jean-François, ne débouche sur rien d’autre que des trahisons en cascade : l’un est un ancien assassin, l’autre livre Simon – un mort-vivant – aux autorités… Les religions, officielles ou plus syncrétiques, ne valent presque rien en contexte ». « Le temps gelé : une épopée du Néant (The Leftovers, Les Revenants) ? », op. cit
  20. « Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées/ Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or/ Qui dans le bercement des hosannah s'endort et se réveille/ Quand des mères, ramassées dans l'angoisse/ Et pleurant sous leur vieux bonnet noir/ Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir. » Arthur Rimbaud, Les cahiers de Douai, première publication dans Le Reliquaire, Paris, L. Genonceaux, 1891.
  21. Isabelle Poitte, « Les Revenants, saison 2 : un goût de revenez-y », Télérama, 28/09/2015, également citée par Isabelle Rachel Casta, « Barrages dans la montagne : le paysage des Morts dans Les Revenants », op. cit.
  22. Le jeune mort reste une figure récurrente, obsédante, de notre imaginaire contemporain. « Jeunes spectres japonais, ruisselant sous leur longue chevelure noire, ou petites filles inquiétantes hantant les couloirs de l'hôtel Overlook, Mimi Geignarde coincée dans les toilettes de Poudlard ou mutants pleins de haine du Village des damnés... l'imagier des enfants fantômes, des adolescents psychopompes ou simplement perdus entre deux mondes est immédiatement présent, répondant à la plus sommaire des sollicitations ; on pourrait presque dire qu'à “l'enfant des Lumières” selon Françoise Chandernagor a succédé un “enfant des fantômes” – au moins en tant que personnage récurent des cultures sérielles, fidèle aux réflexions de Serge Tisseron dans ce qu’il appelle une “clinique du fantôme” (Serge Tisseron et aliiLe psychisme à l’épreuve des générations. Clinique du fantôme, Paris, Dunod, 2000). » Isabelle-Rachel Casta, « Victor Redivivus… Corps spectral et corps séminal : la drôle de cuisine des Revenants », op. cit.
  23. « Victor, le voyant mourir d’une crise cardiaque, pousse intérieurement un tel hurlement, “reviens, reviens ! ” », que de nombreux morts se réveillent et commencent à souhaiter rentrer, car “le sacré se déploie dans un instant d'épiphanie pure, et ruisselle dans l'ouverture d'un coin de nuit” (Yannick Haenel, Le Sens du calme, Paris, Mercure de France, 2011). » Ibid.
  24. Victor semble avoir pris l’apparence de Serge, le tueur en série à moins qu’il n’ait pris la place de ce dernier, avant que le lecteur ne comprenne que terrifiée d’avoir revu son agresseur, Julie, sans doute prise d’hallucination, allait tenter de se suicider (01x03, 00:40:18).
  25. Isabelle-Rachel Casta, « Victor Redivivus… Corps spectral et corps séminal : la drôle de cuisine des Revenants », op. cit.
  26. Walter Benjamin, Über den Begriff der Geschichte, éd. Gérard Raulet, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2010, traduit et publié pour la première en français par Pierre Missac sous le titre « Sur le concept d’histoire » dans la revue « Les temps modernes », n°25,‎ 1947 ; Sur le Concept d’histoire, Œuvres III, trad. de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz, Pierre Rusch, Paris, « Folio Essais », 2000 [1940], p.434.
  27. Frédéric Martel, Mainstream, Paris, Flammarion, 2010, p. 308, cité par Isabelle-Rachel Casta, « Le temps gelé : une épopée du Néant », op. cit.
  28. L’aeviternité apparaît dans la pensée de Thomas d’Aquin, laquelle, comme on le sait, influence beaucoup les auteurs et philosophes comme Claudel ou Maritain, pour ne citer qu’eux. Thomas d’Aquin, Summa theologiae [1266], Cologne, Ulrich Zell [autour de 1468] ; Somme théologique, traduction d’A.-M. Roguet, édition scientifique A. Raulin, Paris, éditions du Cerf, 1984, I, 10, 5. Or dans notre série, comme l’écrit Isabelle-Rachel Casta, « “Le passé revient” (la signature de la série saison Une est “Le passé a décidé de refaire surface”, en saison Deux “Le phénomène se répand” , au versus de celle du film : “l’impensable s’est produit”), mais ne passe pas pour autant, car il confronte des temps, des affects et des moments de l’être trop différents : avoir quinze ans quand sa jumelle en a maintenant dix-neuf, rencontrer pour la première fois sa fille de dix ans quand on en a soi-même vingt-trois pour l’éternité ou encore revoir face à face le frère qu’on a abattu parce qu’il avait poignardé des femmes à mort n’est évidemment pas soutenable longtemps. Au fond, tout se passe un peu comme si au “ou” du choix déchirant et de la privation insupportable mais inéluctable, les revenants avaient voulu substituer, un bref moment, le “et” de la coexistence des contraires, de la fin et du recommencement, de l’exil et du royaume où vivent et meurent les Hommes… », Isabelle-Rachel Casta, « Barrages dans la montagne », op. cit.).
  29. « Er ist der helle Gott der Zeit », Das Stunden-Buch, Leipzig, Insel-Verlag, 1905 ; Le Livre d’heures, édition intégrale bilingue de Gaston Compère et Frédéric Kiesel, Bruxelles, Le Cri, 2005, p. 74. 
  30. Voir George Steiner, La mort de la tragédie, Paris, Gallimard, 1993.
  31. Une jeunesse qui, rappelons-le, est l’attribut de la plupart des revenants de Gobert, à l’exception de Mme Costa, dont la profession d’institutrice assure cependant une proximité avec l’enfance.
  32. Vinciane Despret, « Les morts n’ont jamais disparu, ils étaient seulement plus discrets », op. cit.
  33. Ibid.
  34. « Songeons qu’aujourd’hui nous sommes, socialement et anthropologiquement, très peu en présence des morts, moins encore au « contact » de ces derniers ; on ne meurt plus chez soi, les veillées mortuaires s’estompent, et la surmédicalisation de nos fins dernières retranche le mourant de la communauté des hommes : cachez cette agonie, que je ne saurais voir ! Ce qui amène peut-être une sorte de compulsion de réparation, exercée par le truchement de professionnels hypercompétents, cette Tru Davis, ce Letzte Zeuge, cette Temperance Brennan surdouée, ou cette famille Fisher tout entière qui dévale joyeusement les escaliers le matin pour aller embaumer les morts qui reposent au sous-sol… Qu’ils soient légistes ou thanatopracteurs, tous ont en commun d’avoir dépassé, depuis longtemps, le stade banal de l’effroi, du dégoût, de l’ignorance crasse. » Isabelle-Rachel Casta, « Vers une nécropoétique : le cadavre comme « figure de vérité » ? », Frontières, n°23, printemps 2011, « Enquêtes sur le cadavre », Patrick Bergeron (dir.), UQAM, p. 59, https://id.erudit.org/iderudit/1007592ar.
  35. Télérama, « La littérature est là pour inquiéter, pas pour réparer », 23/12/2020, https://www.telerama.fr/livre/philippe-forest-la-litterature-est-la-pour-inquieter-pas-pour-reparer-6777229.php.
  36. Isabelle-Rachel Casta, « Vers une nécropoétique : le cadavre comme « figure de vérité » ? », op. cit.