L’humanisme managérial comme solution idéale : représenter un nouveau monde du travail dans le remake de <em>Dumbo</em> (Tim Burton, 2019)

L’humanisme managérial comme solution idéale : représenter un nouveau monde du travail dans le remake de Dumbo (Tim Burton, 2019)

Par BEAUVIEUX Fantine

En 1941, les studios Disney sortent leur quatrième classique d’animation 1 dans les salles de cinéma. Adapté d’un livre jeunesse écrit par Helen Aberson et Harold Pearl et paru en 1939, Dumbo est réalisé par Ben Sharpsteen. Il raconte l’histoire de Dumbo, un éléphanteau, qui possède des oreilles anormalement grandes par rapport à ses congénères. Il est moqué pour cette particularité et doit trouver sa place dans le cirque dans lequel il évolue. En 2019 Tim Burton en propose un remake en prises de vues réelles 2. Ce dernier a commencé sa carrière chez Disney et a mal vécu cette période car il n’arrivait pas à s’adapter au style d’animation imposé. Cependant cette expérience lui a permis de lancer sa carrière chez Warner Bros, et il est revenu chez Disney par la suite pour plusieurs longs-métrages 3.

La Walt Disney Company cherche aujourd’hui à redorer son image en montrant qu’elle s’adapte aux changements de la société, à un nouveau monde marqué par de nouvelles revendications qui entraînent de nouvelles perspectives reposant sur de nouvelles promesses. L’entreprise joue sur la nostalgie liée à ses anciens films, et pour certains, sur la modernisation de leurs discours. Cette stratégie lui permet de connaître de nouveaux succès aux box-office grâce à ses nombreux remakes 4.

L’histoire de Dumbo a ceci de particulier qu’elle prend place au sein d’un lieu de travail, elle met en scène des personnages employés comme circassiens. De plus, la Walt Disney Company a décidé de proposer un remake du classique d’animation à une période de remise en question du monde du travail. Par « monde du travail », il faut entendre l’ensemble des notions liées au travail, que ce soit son fonctionnement managérial et hiérarchique ou bien son économie. Il est donc intéressant d’étudier la façon dont Ben Sharpsteen représente ce champ – au sens bourdieusien – à travers le cirque et comment Tim Burton essaye de moderniser cette représentation, comment il met en images un nouveau monde du travail.

Pour ce faire, nous nous placerons au carrefour de l’histoire culturelle et des Corporate Studies. Nous rappellerons le contexte de la société états-unienne et des studios dans les années 1930-1940 et 2000-2010, puis nous analyserons l’organisation du travail représentée dans les deux films, tant au niveau individuel qu’entrepreneurial. Enfin, nous étudierons ce que le remake propose comme solution face au film de 1941 : la prise en compte des salariés en tant qu’êtres humains et une attention portée à leur bien-être. Cela nous amènera à questionner la manière dont ces changements sont représentés mais aussi sur les conséquences de ces nouvelles techniques managériales sur les employés.

 

1. Un fossé qui sépare les deux œuvres

1.1 Grande Dépression et grève des studios

Le krach boursier de 1929 plonge le pays dans la Grande Dépression jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le manque d’emplois augmente de manière significative, il est donc très mal vu de risquer son poste en se syndiquant – cela peut être perçu comme une contestation envers son employeur : travailler est une chance. Pourtant, en 1935 la loi nationale sur les relations de travail, le National Labor Relations Act, est votée, « le gouvernement signale [désormais] son soutien à l'idée de négociation collective, donc à l'existence de syndicats 5 ». Cela permet aux travailleurs de faire valoir leurs droits plus facilement, et donc de se questionner davantage sur ces derniers.

Pendant cette période économiquement difficile pour le pays et la population, le cinéma maintient sa popularité. Il paraît étonnant que ces temps soient propices à dépenser de l’argent dans des loisirs. Pourtant Tracey Mollet explique que le merveilleux des films Disney permet de proposer aux spectateurs une échappatoire, et de « tirer parti des tendances de ces années et reconnecter avec l’idéalisme du rêve américain de succès et de prospérité 6 ».Au sein des studios, à partir 1939 grâce au succès de Blanche-Neige et les Sept nains 7, l’entreprise s’agrandit et investit de nouveaux locaux. Cependant, les films produits par la suite (Pinocchio 8 et Fantasia 9) coûtent beaucoup mais ne rapportent pas assez. Lisa Johnson explique que cette perte de revenus s’est accompagnée d’autres événements qui plongent le studio dans une difficulté financière importante : le déménagement entraine des coûts, le nombre d’employés augmente rapidement – le studio n’emploie plus une poignée d’artistes, mais plus de huit cents –, la Seconde Guerre mondiale impacte les marchés étrangers, le studio créé un nouveau système de son pour ses films 10 auquel très peu de théâtres s’adaptent, en février 1941 le studio doit plus de deux millions et demi de dollars à la Bank of America, etc 11. Ces difficultés s’ajoutent à une ambiance de plus en plus mauvaise au sein de l’entreprise, jusqu’à ce qu’une grève éclate en mai 1941. Les employés reprochent à Walt Disney de ne pas respecter leurs droits de propriété intellectuelle et d’être trop exigeant. Le 28 mai 1941, il licencie dix-sept artistes pour activité pro-syndicale. Le lendemain, trois cents travailleurs se déclarent en grève. Cette dernière dure deux mois à l’issue desquels Walt Disney est envoyé en mission de bonne volonté en Amérique du Sud. Les salaires sont augmentés et les salariés licenciés sont réembauchés. Malheureusement lorsque Walt Disney revient les grévistes sont mis à la porte au fur et à mesure ou bien quittent l’entreprise à cause de l’ambiance hostile qui y règne. Walt Disney devient de plus en plus distant et autoritaire 12.

Lors de la production de Dumbo, le studio doit donc faire attention aux dépenses et produit un long-métrage efficace : le film est court (1h04) et la technique d’animation bien plus simple que ce à quoi le studio était habitué. Le making-of réalisé en 2010 indique qu’à sa sortie Dumbo est un immense succès critique et financier, en grande partie car les Etats-Unis sont sur le point d’entrer en guerre et que le film donne à l’Amérique « un endroit pour s’évader 13 ».

 

1.2 Grande Récession et questionnement de la valeur travail

A la suite de la crise de 2008, les États-Unis entrent dans une période de récession importante – appelée parfois, en référence à la situation des années 1930, la Grande Récession 14 – qui marque profondément la société pendant une dizaine d’années 15. Les conditions de vie se dégradent, le taux de chômage augmente et la population ne se sent plus en sécurité car elle n’a plus confiance en la stabilité du pays et dans les choix des politiques faits pour la protéger. Les individus se replient sur eux-mêmes et leur santé mentale se dégrade 16.

Le système économique des années 2010 voit la gig economy se développer, que Jean Pouly définit comme « une réalité économique dans laquelle de multiples travailleurs indépendants et sous-traitants sont payés à la tâche et non au mois avec un employeur unique 17 ». Pendant cette période un nouveau terme apparaît, celui de slasher, qu’Elodie Gentina définit « comme le fait de cumuler plusieurs emplois et/ou activités à la fois 18 ». Ce système traduit une difficulté à trouver un emploi stable et peut témoigner d’une certaine lassitude dans le monde professionnel.

Les productions culturelles mainstream produites aux Etats-Unis donnent au monde du travail une place de choix : le rêve américain permet à chaque personne se réaliser ses rêves, uniquement si elle travaille activement à cela 19. Ces aspirations se couplent parfaitement au système néolibéral contemporain. Serge Audier met en garde quant à l’utilisation de cette notion, « les mêmes mots ne désignent pas nécessairement les mêmes choses […]. Ainsi, ce que l'on appelait néolibéralisme dans les années 1930 ne correspond pas vraiment à ce que l'on baptisera néo-libéralisme dans les années 1970, même si des filiations existent 20 ». Dans cet article, nous nous appuyons sur la définition donnée par François Cusset, Thierry Labica et Véronique Rauline en 2016 qui déclarent que « le processus néolibéral contemporain d'économisation de la vie sociale et politique se distingue en produisant chaque sujet comme capital humain pour lui-même, pour l'entreprise, et pour une constellation économique nationale ou post-nationale 21 ». Chacun doit travailler à devenir la version la plus optimisée de soi-même afin de pouvoir capitaliser sur sa personne et être le plus efficace dans tous les aspects de sa vie, y compris au travail. C’est le principe qu’applique Robert Iger, PDG de la Walt Disney Comapny depuis 2005 lors de la sortie du remake de Dumbo. Il explique donner une grande importance au facteur humain : il observe ses employés et met tout en ordre pour leur permettre de se dépasser afin d’être les plus productifs possible, en faisant notamment attention à ce qu’ils se sentent bien et valorisés sur leur lieu de travail 22.

Ainsi, le monde du travail américain des années 1940 est bien différent de celui des années 2010. Si Ben Sharpsteen réalise son film pendant une période de revendications syndicales importantes, Tim Burton s’attèle au remake dans un contexte professionnel bien différent où la gestion de l’entreprise relève davantage de l’humanisme managérial, et cela se ressent dans la manière dont chacun dépeint le monde du cirque dans leurs films.

 

2. Représentations de différentes organisations du travail

2.1 Valoriser et soutenir chaque individu dans un collectif

Le remake de 2019 se détache du film de 1941 par la grande présence de personnages humains. Son récit métaphorise la vie professionnelle de Tim Burton au sein des studios Disney à travers les circassiens du petit cirque de Max Medici qui essayent de respecter les demandes de V.A. Vandevere, directeur du grand parc d’attractions Dreamland, copie à peine voilée de Disneyland, mais qui ne s’y épanouissement pas 23. A travers ce groupe marginalisé le film remet le collectif sur le devant de la scène : c’est grâce au groupe que les personnages réussissent à atteindre le bonheur. Ils montrent une grande solidarité pour sortir tous les membres du cirque de Medici de Dreamland et réussissent cette opération en utilisant les compétences de chaque personne. Ils quittent une situation malheureuse grâce à la mise en avant de la valeur de chacun.

L’une des thématiques majeures de l’histoire de Dumbo est le manque de reconnaissance individuelle qui entraine la perte d’identité. Le travail est considéré comme majeur dans le développement de l’individu, Dominique Méda déclare que pendant le XXe siècle le travail est devenu « un moyen de se réaliser, de développer ses capacités, d’exprimer sa singularité, d’appartenir à un collectif 24 ».

En 1941 Dumbo est mis à l’écart et le directeur du cirque le fait devenir clown. L’éléphanteau est montré comme différent des autres et est mis à l’écart, à la manière des grévistes de 1940 qui s’opposent à Walt Disney. Dumbo vit ce traitement comme une grande humiliation et perd son identité, comme le lui rappellent les éléphantes qui partagent son wagon de train en déclarant que « désormais, Dumbo n’est plus un éléphant 25 ». Quand il trouve sa spécificité et capitalise sur celle-ci il fait le succès du cirque, ce qui lui vaut l’admiration de ses pairs, de sa hiérarchie mais également du monde entier. Il trouve son bonheur une fois qu’il gagne reconnaissance et valorisation par le travail. Le film montre le destin que chaque citoyen américain touché par le krach de 1929 espère : sortir de la misère en trouvant un emploi stable et lucratif. C’est ce tableau qui est présenté comme happy end du film : Dumbo est devenu une star, et grâce à son apport pour l’entreprise, lui et sa mère vivent heureux dans leur wagon de luxe.

En 2019, plusieurs personnages cherchent à développer leurs spécificités pour s’épanouir, mais aussi à les vivre dans de bonnes conditions. Ils ne se contentent plus de la valorisation de leur talent, ils ont également besoin de se sentir soutenus et entourés. Les questionnements de la société américaine sur ses conditions de travail dans les années 2010 se retrouvent à travers l’opposition entre le parc de Vandevere, qui ne prend pas soin de ses employés et qui en arrive à détruire son plus grand accomplissement, et le petit cirque de Medici, qui connaît des débuts difficiles mais apparait comme un havre de paix à la fin du film. La confiance des circassiens dans leur employeur est restaurée. Le happy end montre ces derniers épanouis et heureux de travailler : Medici a reconnu les aspirations de chacun et a construit un environnement professionnel au sein duquel tout le monde se sent entendu et respecté.

 

2.2 Remise en cause d’un système néolibéral

Le film de 1941 met en scène une course à la productivité à travers les choix du directeur du cirque qui construit ses numéros en fonction de ce qui lui rapporte le plus sans se soucier du bien-être des personnes qui les réalisent. Les employés recherchent également une rémunération plus importante lorsque les clowns réfléchissent à comment utiliser le talent de Dumbo pour donner davantage de succès à leur numéro. Ces personnages sont représentés de manière négative. Le film critique la course au profit à tout prix.

En 2019, le remake présente une diabolisation de la recherche du profit représentée uniquement à travers les figures de directeurs ou d’hommes d’affaires dont dépendent les entreprises : Medici au début du film, Vandevere et le banquier dont Vandevere dépend pour financer Dreamland. Ces personnages, en désirant faire des bénéfices à tout prix, sont montrés comme néfastes pour les employés du cirque. Christian Chelebourg compare l’opposition entre Vandevere et Medici à l’opposition entre « le néolibéralisme impitoyable [et] un capitalisme attaché au bien-être de tous, à commencer par celui de ses employés 26. »

De nombreux chercheurs identifient des difficultés au travail. C’est le cas de Philippe Bernoux qui explique que « les raisons de cette souffrance viennent d’un malaise, lié pour l’essentiel non pas tant au contenu du travail qu’à la manière dont, dans les entreprises, il est pensé et organisé 27 ». La remise en cause de l’organisation du travail possède une grande place dans le film de Tim Burton. Cependant la souffrance au travail est déjà présente dans le film de 1941, produit dans des conditions particulières marquées par la grève.

Trois ans après les sept nains de Blanche Neige qui rythment leur travail par la musique, les ouvriers du cirque de Dumbo dressent le chapiteau en chantant. Si la tâche des nains semble extrêmement simple grâce à la musique entrainante et à la bonne humeur des mineurs, celle des employés du cirque a l’air extrêmement fastidieuse. Les ouvriers chantent pour s’aider à travailler et leurs paroles traduisent leur mal-être :

 

Nous travaillons tout le jour, nous travaillons toute la nuit […] / Quand d’autres sont allés dormir / Nous trimons jusqu’à ce que nous soyons presque morts […] / Nous ne savons pas quand nous serons payés […] / Notre patron nous harcèle / Continuez de marteler / Pour votre lit et votre nourriture / Il n’y a pas de répit  28.

 

La mise en scène de cette séquence montre la pénibilité du travail de ces employés : les couleurs sont sombres, leur visage est caché ce qui accentue la déshumanisation de leur tâche, les gestes sont répétitifs, etc. Cette chanson met en avant l’exploitation dont sont victimes ces travailleurs : horaires impossibles, surexploitation sans paye régulière, santé mise à mal, pas de contrepartie à la difficulté de leur travail, harcèlement de la part de leur direction et aucune prise en compte des risques inhérents à leur tâche. Ils doivent uniquement être efficaces, et il est probable que cette scène représente une complainte de la part des employés du studio maltraités par Walt Disney.

Au début du film de 2019, le cirque de Medici est mal en point et une épidémie de grippe a tué plusieurs personnes. Pourtant, Medici est représenté se prélassant dans son bain. En tant que directeur il est embêté de la situation de son cirque mais il ne semble pas s’en émouvoir autant que ses employés. Ces derniers sont montrés comme découragés et malheureux, l’ambiance générale est morose. Cette situation peut rappeler la période de production du film de 1941. Pendant la grève Walt Disney part en Amérique du Sud et quitte ses employés à l’un des moments les plus critiques pour l’entreprise. Le remake de 2017 insiste sur le mal-être des circassiens qui est proportionnel à la taille du cirque. Dans la première partie du film, Medici paraît être l’antagoniste car il ne prend pas en compte le bien-être de ses employés, cependant son personnage connaît une évolution importante. Lorsque Vandevere propose à Medici de s’associer avec lui, d’inclure ses employés dans Dreamland, et qu’il domine ce dernier, c’est bien Vandevere qui prend le rôle d’antagoniste. Par la même occasion, le personnage de Medici et ses méthodes sont humanisées par comparaison à celles de Vandevere. Le film semble rendre proportionnels le malheur des employés, la mauvaise gestion de ces derniers et la taille de l’entreprise au sein de laquelle ils évoluent.

 

3. Célébration d’une nouvelle organisation du travail

3.1 Favoriser le bien-être pour favoriser la productivité

Que ce soit le film de 1941 ou celui de 2019, le but du cirque reste le même : être le plus productif possible afin de faire prospérer l’entreprise, et donc son environnement de vie. Plus le cirque est agréable, plus les employés travaillent avec entrain, c’est un cercle vertueux entre la productivité et le bien-être. Lucie Davoine déclare que « le bien-être des salariés peut aussi être bénéfique aux entreprises 29 ». Cela semble être une bonne nouvelle pour les travailleurs, cependant il est nécessaire de porter attention à ce type de management. Le cercle vertueux fonctionne uniquement si les employés sont respectés et valorisés. Les entreprises s’en sont rendues compte et certaines font donc attention à créer un climat d’épanouissement, selon Vivian Gonik, « [l]’objectif est de valoriser ce qui rend plus heureux et plus engagé, de se responsabiliser pour changer ce qui peut l’être, et de supporter ce qui ne peut être évité 30 ». Ces méthodes mises en place en entreprise rejoignent la notion d’humanisme managérial.

C’est ce que Pierre François et Claire Lemercier appellent « l’“humanisme” du management ». Ils expliquent que « les salariés sont moins comparés à des machines et plus reconnus dans leur humanité et leur individualité 31 ». Cependant, ce nouveau fonctionnement ne convainc pas tous les sociologues selon qui « ce qui échappait au taylorisme, l'humanité des travailleurs, est désormais encadré et maîtrisé 32 ». Il conviendrait donc de ne pas ériger cet humanisme du management comme solution idéale à la déshumanisation du taylorisme mais plutôt de s’en méfier car le contrôle des salariés serait toujours très présent tout en étant plus subtil qu’auparavant, et servirait surtout à « améliorer rendement et productivité 33 ». Ce type de management est mis en avant dans le film de 2019, car c’est la grande différence présentée entre le cirque créé par Medici et celui de Vandevere.

Dans le remake, ce sont les enfants qui aident Dumbo à voler et qui encouragent ce dernier à cultiver son talent pour devenir indispensable au cirque et faire libérer sa mère. Dans les deux films, les adjuvants de l’éléphanteau l’aident en conscientisant le fait que s’il est utile au cirque alors sa vie sera plus agréable, en conscientisant le cercle vertueux. Là où la version de 1941 prenait fin sur le succès de Dumbo, en 2019 ce succès sert de levier pour entamer un nouvel arc narratif : le déménagement du cirque Medici à Dreamland. Cela permet au film de proposer un discours sur la recherche continuelle de développement des entreprises. Cette course au profit est critiquée en grande partie car elle n’est pas accompagnée d’une prise en compte des individus. Vandevere veut uniquement faire grandir son entreprise, il va jusqu’à imposer à Medici de renvoyer ses employés. Cette demande fait penser au licenciement des grévistes effectué petit à petit par Walt Disney après la grève mais aussi au licenciement massif qui a eu lieu après la sortie de Dumbo qui, malgré son succès, n’a pas permis à l’entreprise de faire des bénéfices suffisants pour garder la même force de travail qu’avant. Selon Christian Chelebourg, « [l]a brutalité [de Vandevere] rappelle celle dont Walt faisait preuve dans la gestion de son personnel. Les événements sont connus de tous ; le nouveau Dumbo est là pour les reconnaître au nom de la Walt Disney Company. Le film, à ce titre, tient moins du remake que du repentir 34. »

La manière dont Vandevere dirige son parc est montrée comme néfaste, tandis que le happy end montre Medici qui a créé un cirque familial, lequel prend d’ailleurs le nom de « Famille Medici », « sa pratique du capitalisme s’est renouvelée en prenant conscience des dérives d’antan 35 ». La séquence met en avant le fait que le cirque permet à chaque artiste de trouver la place qui lui correspond, y compris pour les employés pour qui il est impossible de trouver leur bonheur eu sein de l’entreprise : Dumbo et sa mère n’en font plus partie, ils ont retrouvé la liberté dans leur milieu naturel 36. Vivian Gonik alerte cependant sur cette tendance contemporaine à proposer des environnements plus positifs pour les employés. Selon elle il est important de ne pas perdre de vue que ces techniques managériales ne sont mises en place que dans le but d’augmenter les bénéfices de l’entreprise. Les individus s’y plieraient afin de supporter la difficulté de leur travail, mais « [s]i, selon certains managers, l’entreprise devait être vue comme une grande famille, il s’agirait plutôt des Atrides que des Barbapapa 37 ». Une entreprise qui revendique un esprit chaleureux et familial n’en reste pas moins dépendante de son rendement pour prospérer, ce qui peut entraîner des effets néfastes de ces techniques de management sur les employés.

 

3.2 Favoriser l’engagement pour favoriser la performance

Dans le film de Tim Burton, les circassiens de Medici sont très soudés et cela leur permet de trouver une manière de travailler qui leur convient. C’est parce qu’ils décident d’aider à la libération de Dumbo et de sa mère que Vandevere détruit son cirque et que Medici reconstruit le sien. Cette mise en avant du collectif au sein du travail permet de créer un parallèle avec la montée de la culture d’entreprise. Selon Fabrice Thumerel, « ce que l'on nomme désormais “la culture d'entreprise” repose sur les Nouvelles Formes d’Organisation du Travail (NFOT), selon lesquelles prévaut une triple logique (individualisme/performance/concurrence) 38 ». Ces notions sont développées dans les deux versions de Dumbo. Cependant la culture d’entreprise telle qu’elle se met en place nécessite un groupe d’employés solidaires. Dans le film de 1941 Dumbo ne pouvait compter que sur un ami tandis qu’il est rejeté par tous les autres personnages du film – excepté sa mère qui ne peut pas l’aider car elle est enfermée. Seul le remake peut réellement représenter la culture d’entreprise car il met en scène un groupe d’employés solidaires. Vivian Gonik précise les attentes de cette technique managériale : « L’engagement dans le projet de l’entreprise doit être total. Il faut y mettre son corps, sa force, son intelligence, sa créativité, et même son émotion, et y trouver l’ultime accomplissement 39 ». Les salariés doivent penser le travail comme une partie d’eux-mêmes, considérer les objectifs de leur entreprise comme les leurs, s’y impliquer complètement. Les circassiens de Medici œuvrent pour que le spectacle soit le plus réussi possible. Plus le cirque a du succès et plus cela leur permet d’améliorer leurs conditions de vie. En effet, dans leur métier, le foyer et le lieu de travail sont indissociables. La frontière entre vie professionnelle et vie personnelle est très poreuse, ils ont tout intérêt à travailler pour augmenter le succès du cirque.

Cependant, « il suffit de se pencher sur la réalité des organisations pour se rendre compte que ces techniques incitent salariés et collaborateurs de l'entreprise à intérioriser le contrôle exercé sur eux par leur employeur 40 ». Edgar Cabanas et Eva Illouz expliquent que cela vient de la culture d’entreprise :

 

D’une part, la culture d'entreprise consolide le sentiment d'identification que le salarié doit éprouver à l'égard de l'entreprise […] en […] brouillant […] la frontière entre le milieu professionnel et la sphère privée. D'autre part, cette culture d'entreprise incite les employés […] à s'impliquer toujours plus dans leurs missions, à redoubler d'efforts face à l'adversité en se focalisant sur les aspects positifs de leur situation  41.

 

La culture d’entreprise semble donc à double tranchant. Les employés peuvent y trouver un réel épanouissement en s’impliquant dans leur travail, en partageant les valeurs de l’entreprise, en se sentant utiles et en appréciant les résultats de leur travail. Cependant, elle crée un contrôle permanent de l’entreprise sur les individus. La Walt Disney Company est un parfait exemple de la promotion de la culture d’entreprise et du développement de l’humanisme managérial : les locaux sont construits de manière à ce que les salariés ne se sentent pas au travail, les temps de divertissement sont encouragés, les valeurs de l’entreprise doivent obligatoirement être partagées et de par le rayonnement de cette dernière les employés se sentent utiles et valorisés, ainsi ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. Les individus subissent la culture d’entreprise de manière insidieuse et donnent le maximum de leurs capacités à leur entreprise. C’est le principe qu’on retrouve érigé comme modèle à suivre dans le film de Tim Burton : Medici recherche également le profit et la prospérité de son cirque, mais après avoir vu les dégâts de la gestion à la Vandevere il adoucit ses méthodes. L’humanisme managérial est montré comme la solution idéale pour créer un monde du travail dans lequel s’épanouissement les employés, ce qui, dans une perspective économique, favoriserait l’entreprise entière.

 

Conclusion

A l’époque de la sortie du film de 1941, la société états-unienne cherche à se remettre de la crise et les studios Disney connaissent une grève historique. Presque quatre-vingts ans plus tard, le rapport au travail a évolué et les entreprises s’attachent davantage au bien-être de leurs employés afin d’augmenter leur productivité.

Les deux films blâment la recherche de productivité mais celui de 2019 la couple à la critique de la hiérarchie et du développement des entreprises. Les deux films se rejoignent sur le fait que l’individu a besoin de se sentir reconnu et valorisé dans son travail afin de s’y épanouir, mais le remake va plus loin en comparant deux façons d’organiser le travail et en proposant une solution : la considération des salariés et l’aspect familial du cirque, ce que l’on peut traduire dans le monde professionnel contemporain par l’humanisme managérial, et la culture d’entreprise.

Tim Burton permet donc à la Walt Disney Company de montrer qu’elle va de l’avant. Une nouvelle époque commence, un nouveau monde du travail est proposé grâce à la valorisation de l’humanisme managérial et au développement de la culture d’entreprise. Le remake de Dumbo semble faire l’apologie d’un système que l’entreprise se vante d’utiliser actuellement pour redorer une image écornée par les techniques managériales précédentes. Cependant, ces solutions sont-elles idéales ? Les promesses d’un nouveau monde du travail qui priorise le bien-être des employés sont-elles tenues ? Tim Burton a permis à Disney de sortir un film qui remet en cause son ancien environnement de travail, mais son système actuel n’est certainement pas parfait non plus. Il critique la dureté du management de Walt Disney pour valoriser le fonctionnement actuel, mais les employés semblent toujours crouler sous le travail 42 et l’entreprise ne semble pas avoir freiné sa recherche de profit : les grands parcs d’attractions n’ont pas fait place à de petits parcs familiaux. Tim Burton s’est certainement rendu compte de cela lors de la production de Dumbo puisque qu’il a affirmé couper court à toute autre collaboration avec l’entreprise depuis 43.

La valorisation de la solidarité et la critique des figures hiérarchiques présentes dans ce remake invitent peut-être à interroger une troisième perspective d’organisation travail : celle du management horizontal où les employés participent aux décisions de l’entreprise et où la position de la hiérarchie est moins autoritaire. Il est possible de déceler le développement de cette idée dans Encanto de Jared Bush et Byron Howard sorti en 2021. Le film raconte l’histoire d’une famille dont le fonctionnement est comparable à celui d’une entreprise. Elle est présentée comme utilisant un système de management classique vertical qui nuit au bonheur de tous et brise la famille. Le happy end montre une plus grande acceptation de chacun et une organisation plus coopérative. Si le film peut représenter le début de la mise en avant d’un management horizontal, il n’en fait pas son sujet principal. Il sera donc intéressant de surveiller les prochaines productions de la Walt Disney Company pour voir si l’on pourra y déceler cette valorisation plus franchement, au sein d’un vrai milieu de travail.

 

  1. Ben Sharpsteen, Dumbo © Walt Disney Productions, 1941.
  2. Tim Burton, Dumbo © Walt Disney Pictures/Tim Burton Productions/Ifinite Detective Productions/Secret Machine Entertainment, 2019.
  3. Tim Burton, Mark Salisbury, Tim Burton : entretiens avec Mark Salisbury, Paris, Sonatine, 2009.
  4. Les cinq remakes ayant engrangé le plus de bénéfices :
  5. Pierre François, Claire Lemercier, Sociologie historique du capitalisme, Paris, La Découverte, « Grands Repères : Manuels », 2021, p.123.
  6. « Using the power of animation, Disney was able to tap into the spirit of the times and reconnect with the idealism of the American dream of success and prosperity, sadly lost along the highway of Depression » Tracey Mollet, « “With a Smile and a Song…” Walt Disney and the Birth of the American Fairy Tale » p.55-64, in Douglas Brode, Shea T.Brode (dir.), Debating Disney: pedagogical perspectives on commercial cinema, Lanham (USA), Rowman & Littlefield, 2016, p.57-58. (Nous traduisons)
  7. David Hand, Snow White and the Seven Dwarfs © Walt Disney Productions, 1937.
  8. Ben Sharpsteen, Hamilton Luske, Pinocchio © Walt Disney Productions, 1940.
  9. Samuel Armstrong, James Algar, Bill Roberts, Paul Satterfield, Ben Sharpsteen, David Hand, Hamilton Luske, Jim Handley, Ford Beebe, T. Hee, Norman Ferguson, Wilfred Jackson, Fantasia © Walt Disney Productions, 1940
  10. Le système de son Fantasound permet d’enregistrer plusieurs pistes à la fois et a été spécifiquement créé pour Fantasia.
  11. Lisa Johnson, « The Disney Strike of 1941: From the Animators’ Perspective », Honors Projects Overview, n°17, 2008, Rhode Island College Library, p.7.
  12. Pour des références sur l’attitude de Walt Disney envers ses employés, voir notamment :
  13. « a place to escape », Taking Flight: The Making of Dumbo © The Walt Disney Studios, 2010, 00:26:12. (Nous traduisons)
  14. Catherine Rampell livre une étude édifiante sur l’appellation de cette période « Grande Récession ».
  15. Anton Brender, Florence Pisani, L’économie américaine, Paris, La Découverte, « Repères », 2018, p.100.
  16. Pour des références sur l’impact de la crise de 2008 sur les citoyens américains, voir notamment :
  17. Jean Pouly, « La “gig economy” : vers une économie à la tâche mondialisée ? », The Conversation, 12 janvier 2017, https://theconversation.com/la-gig-economy-vers-une-economie-a-la-tache-mondialisee-70982/.
  18. Elodie Gentina, « Les jeunes rêvent-ils encore d’un emploi à vie ? », The Conversation, 6 mars 2022, https://theconversation.com/les-jeunes-revent-ils-encore-dun-emploi-a-vie-177574/.
  19. Anton Brender, Florence Pisani, L’économie américaine, op. cit., p.3.
  20. Serge Audier, Néo-libéralisme(s) : une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset & Fasquelle, « Mondes vécus », 2012, p.56
  21. François Cusset, Thierry Labica, Véronique Rauline, Imaginaires du néolibéralisme, Paris, La Dispute, 2016, p.56
  22. Robert Iger, The Ride of a Lifetime. Lessons in Creative Leadership from the CEO Of The Walt Disney Company, London (UK), Bantam Press, 2019.
  23. Cette métaphore n’était qu’une hypothèse lors de la communication, mais elle a depuis été validée par Tim Burton le 22 octobre 2022 lors du festival Lumière de Lyon pendant lequel il a déclaré : « Mon histoire a commencé [dans ces studios]. J’y ai été embauché et licencié plusieurs fois pendant ma carrière. Le truc avec Dumbo, c’est que c’est la raison pour laquelle je pense que mes jours avec Disney sont révolus, j’ai réalisé que j’étais Dumbo, que je travaillais dans ce grand et horrible cirque et que j’avais besoin de m’en échapper. Ce film est assez autobiographique à un certain niveau. » (Nous traduisons)
  24. Dominique Meda, Le Travail, Clamecy, Presses Universitaires de France/Humensis, « Que sais-je ? », 2018, p.42.
  25. « from now on, he is no longer an elephant », Ben Sharpsteen, Dumbo op. cit., 00:35:10. (Nous traduisons)
  26. Christian Chelebourg, « “Avec Dumbo”, Burton écorne l’image de Disney pour mieux la redorer », The Conversation, 8 avril 2019, https://theconversation.com/avec-dumbo-burton-ecorne-limage-de-disney-pour-mieux-la-redorer-115043.
  27. Philippe Bernoux, Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance, Villematier, Octarès Editions, 2015, p.1.
  28. « We work all day, we work all night […] / We're happy-hearted roustabouts […] / When other folks have gone to bed / We slave until we're almost dead / We're happy-hearted roustabouts / We don't know when we get our pay […] / Boss man houndin' / Keep on poundin' / For your bed and feed / There ain't no letup / Must get set up / Pull that canvas! Drive that stake! / Want to doze off / Get them clothes off/ But must keep awake / Swing that sledge! Sing that song! / Work and laugh the whole night long / You happy-hearted roustabouts! » Ben Sharpsteen, Dumbo op. cit.,00:13:28. (Nous traduisons)
  29. Lucie Davoine, Économie du bonheur, op. cit., p.55.
  30. Viviane Gonik, « Le Bonheur au travail : une nouvelle obligation ? », p.15-32, in Sophie Le Garrec (dir.), Les servitudes du bien-être au travail, Toulouse, Érès, « Clinique du travail », 2021, p.24.
  31. Pierre François, Claire Lemercier, Sociologie historique du capitalisme, op. cit., 127.
  32. Ibid., p.135.
  33. Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, op. cit., p.120.
  34. Christian Chelebourg, « “Avec Dumbo”, Burton écorne l’image de Disney pour mieux la redorer », op. cit.
  35. Ibid.
  36. Lorsque Medici présente son nouveau cirque, il insiste en déclarant qu’aucun animal sauvage ne doit y être retenu en captivité (« we believe no wild animals shall be held in captivity », Tim Burton, Dumbo, op. cit., 01:39:58 – nous traduisons). Il est cependant important de souligner l’usage de l’expression « wild animal ». En effet, la séquence de happy end montre notamment un numéro équestre. Le cheval est exploité en étant un outil, le film fait une différence claire entre « animaux domestiques » et « animaux sauvages ». Le choix d’insister sur le fait de ne pas exploiter les animaux et la remise en liberté de Dumbo et de sa mère semblent davantage avoir été mis en avant pour moderniser le discours du film par rapport aux contestations contre l’exploitation animale et éviter un énième scandale par rapport aux prises de position datées des anciens films Disney que par réelle conviction antispéciste. Tim Burton différencie bien les animaux sauvages des animaux domestiques dans la façon dont il est acceptable de les exploiter selon lui : « Quand j’étais petit, je me sentais très mal à l’aise au cirque. Il y avait les clowns, qui me foutent la trouille (rires) et ces animaux enfermés… On dirait de l’esclavage. Sur le tournage, il y avait des chevaux, des chiens, quelques oiseaux, mais pas d’animaux sauvages. » (Elvire Simon, « Dumbo au cinéma. « Petit, je me sentais très mal à l’aise au cirque », confie Tim Burton », Ouest France, 27 mars 2019, https://www.ouest-france.fr/culture/dumbo-au-cinema-petit-je-me-sentais-tres-mal-l-aise-au-cirque-confie-tim-burton-6273471 (Nous traduisons)
  37. Viviane Gonik, « Le Bonheur au travail : une nouvelle obligation ? », op. cit., p.25.
  38. Fabrice Thumerel, « Les représentations du travail en France dans les fictions narratives contemporaines : le renouveau du « roman social » » in Les Cahiers du CRILJ, n°4, 2012, « Et voilà l’travail ! Les représentations du monde du travail dans la littérature pour la jeunesse », André Delobel (dir.), p.148-161, p.149.
  39. Viviane Gonik, « Le Bonheur au travail : une nouvelle obligation ? », op. cit., p.23.
  40. Edgar Cabanas, Eva Illouz, Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, op. cit., p.131-132.
  41. Ibid., p.133-134.
  42. Sur ce point, la série documentaire sur la production de La Reine des neiges II (Chis Buck et Jennifer Lee, Frozen II, © Walt Disney Animation Studios, 2019), Dans un autre monde : les coulisses de La Reine des neiges II (Megan Harding, Into the Unknown : Making Frozen II, © Disney Enterprises, Inc., 2019) est édifiante : l’entreprise met en avant différents acteurs de la production du film et valorise la grande quantité de travail que cela demande dans un temps trop limité pour que les employés puissent s’épargner de nombreuses heures supplémentaires.
  43. Mélanie Goodfellow, « Tim Burton Addresses “Surreal” U.K. Politics; ‘Beetlejuice 2’ & Why ‘Dumbo’ Will Likely Be His Last Film With Disney – Lumière Festival Tim Burton Jamboree Continues », op. cit.