Nouveaux mondes de l’imaginaire pour nouveaux enjeux politiques : des autrices ouvrent la voie

Nouveaux mondes de l’imaginaire pour nouveaux enjeux politiques : des autrices ouvrent la voie

Par BESSON Anne

Riches d’une histoire déjà longue d’expression des minorités sexuelles et genrées 1, les littératures de l’imaginaire, science-fiction et fantasy, sont marquées cette dernière décennie par une volonté très nette de renouvellement des thématiques qu’elles traitent, des parcours qu’elles donnent à suivre, des personnages dont elles racontent les histoires – accompagnant en cela l’évolution de leurs publics, en particulier leur sensibilité marquée aux questions sociales d’intégration des diversités et minorités.

Cet article va s’attacher à montrer ce que produit ce rapprochement qui s’instaure dans le champ des littératures de l’imaginaire, comme on le verra en première partie, entre les pôles de production et de réception, autour de visées politiques ou de valeurs communes à porter. On observera pour ce faire un corpus de romans de fantasy et de science-fiction publiés depuis 2014 et écrits par six femmes, de langue anglaise et française, traduits ou non : Becky Chambers, Estelle Faye, Nora.K. Jemisin, Shelley Parker-Chan, Samantha Shannon et Tasha Suri 2, présentées en deuxième partie. Elles partent à la recherche de nouveaux mondes à construire et de nouvelles voix pour les dire (ce sera l’objet de nos deux parties suivantes), dans des œuvres très diverses mais traversées par une même sensibilité aux combats contemporains.

 

Les attentes du milieu

La SFFF 3 évolue avec son temps et ses publics. En tant qu’une des grandes branches des littératures « de genre », elle accepte, plus explicitement du moins que la littérature « blanche », de nouer un pacte avec son lectorat, de respecter un certain nombre de codes, de contraintes, qui assurent l’inscription des œuvres dans le genre et donc la rencontre optimale avec les attentes des publics. Elle doit en outre prendre en compte le « milieu » de l’imaginaire, le monde de l’art spécifique 4 que constitue la sociabilité des auteurs, autrices, éditeurs et éditrices, lecteurs et lectrices. Les littératures de l’imaginaire sont en effet le lieu d’une communication intense et ancienne entre ces acteurs : les premiers fandoms, les premiers fanzines, les premières conventions, y ont pris naissance 5. Le courrier des lecteurs, dans les magazines pulps où se sont développés les genres de l’imaginaire aux États-Unis dans la première moitié du XXe siècle, témoigne de cette interaction précoce, où les lecteurs et les lectrices les plus impliqué‧e‧s, qui pour une part deviendront à leur tour auteurs ou autrices, anthologistes, critiques, peuvent avoir un impact sur l’évolution de leurs genres littéraires favoris via l’expression de leurs goûts et attentes.

Aujourd’hui en France 6, contrairement à des préjugés tenaces et non sans résistance bien sûr, cette partie du champ est très féminisée. Le lecteur d’imaginaire est une lectrice – elles composent plus de la moitié et jusqu’aux trois-quarts du public 7 – et c’est plus exactement une jeune femme 8. La part la plus active et la plus visible des publics est fédérée en communautés sur les différents réseaux sociaux, autour des actualités relayées par celles qu’on qualifie souvent de « blogueuses » – « Chut, maman lit », « Les pipelettes en parlent », Celidanae d’« Au Pays des Cave trolls », Lune d’« Un Papillon dans la lune », Jess de « Fantasy à la carte », Lhisbei de RSF Blog, Julie-Yuyine des « Critiques de Yuyine », Tigger Lilly du « Dragon Galactique » – même si des hommes écrivent aussi des blogs influents (plutôt côté SF) : Apophis, L’épaule d’Orion, Les Chroniques du Chroniqueur. Ces communautés génèrent une grande activité autour de la lecture/écriture : critique endogène avec, outre les blogs, les chaines Booktok, Booktube, Bookstagram 9, les commentaires sur Babelio, etc., et versant créatif se déployant sur AO3 ou Wattpad. On peut en effet noter que les pseudos systématiquement utilisés dans ces contextes numériques, quand ils sont transparents, y sont très majoritairement féminins. Enfin, ce public, pour une large part du moins qu’il est difficile d’évaluer exactement, est engagé, actif en tout cas dans son expression sur les réseaux sociaux, dans la lignée de la quatrième vague féministe (post #metoo), en faveur des formes de fluidité genrée, du progressisme social et de l’inclusivité – droit des femmes et de toutes les minorités, anti-racisme, anti-transphobie, anti-validisme… De nombreuses personnalités de premier plan du milieu sont ainsi ouvertement militantes, comme Mehdi, créateur de « Fantastiqueer », média et festival, homme transgenre, Oasis Nadrama, artiste « anarqueer », Stéphanie Nicot, directrice artistique des Imaginales jusqu’en 2022, femme transgenre, ou encore Betty Piccioli, autrice féministe et engagée pour la valorisation salariale des métiers de la création, nouvelle directrice littéraire du festival l’Ouest Hurlant à Rennes depuis 2022.

Le milieu de l’imaginaire reflète les tendances actuelles de nos rapports à la consommation culturelle et aux fictions : la demande des publics exprime désormais une attente de contenus politiques à débattre dans les fictions et à déployer dans le réel. On assiste à un mouvement massif de re-politisation des fictions, à rebours de leur « autonomie » supposée, parfois durement gagnée : à mesure de la polarisation croissante des options politiques, qui incite chacune et chacun à choisir son camp, et de manière symétrique à l’usage politique des fictions comme outils dans des formes d’action, on constate, dans les interviews, tables rondes, prises de parole, un retour des auteurs et autrices à une volonté d’engagement, sinon d’action sur le monde, du moins l’expression d’un désir de changement et de la volonté de participer à leur échelle à ce changement – une posture de lutte contre les normes qui s’exerce à la fois, de manière parfois un peu confuse, dans les fictions et en dehors d’elles, puisqu’il s’agit par-là de refléter des luttes sociales et de se faire les représentant‧e‧s de l’opposition à diverses formes de normativité. Le milieu de l’imaginaire est aujourd’hui agité de polémiques où se rejouent, à son échelle, les tensions qui traversent le champ culturel et social un peu partout dans le monde.

Le contenu des œuvres est bien entendu directement concerné par cette évolution des préoccupations, où il s’agit de lutter contre les « clichés », les impensés des genres littéraires d’expression des autrices. Ainsi les codes narratifs de la SF, de la fantasy ou de la romance paranormale sont-ils interrogés dans le but de raconter d’autres histoires, de dénaturaliser les récits de domination et de promouvoir des récits d’émancipation 10 : faut-il désavouer les prophéties et les élu‧e‧s par exemple, ou bien ces tropes sont-ils justement intéressants parce qu’ils peuvent être cités et subvertis ? Les représentations des femmes, et des hommes d’ailleurs, des personnes racisées ou en situation de handicap, doivent à leur tour être mûrement réfléchies afin de contrer les stéréotypes qui s’y attachent et de dépasser la binarité, l’hétéronormativité, le validisme, etc. Le programme est clair, même si la réalisation pour sa part peut s’avérer un peu plus compliquée qu’on ne pourrait s’y attendre tant on assiste en effet, inévitablement, à la création de nouveaux archétypes collant à ces attentes et risquant donc de les figer alors même que le propos se voudrait mobile, évolutif, à l’image de la fluidité qui le motive.

 

Une nouvelle génération d’autrices

Les efforts des autrices du corpus – Becky Chambers, Estelle Faye, Nora K. Jemisin, Shelley Parker-Chan, Samantha Shannon et Tasha Suri – portent sur une telle diversification des récits, via les mondes représentés, et en leur sein les personnages qui peuvent y évoluer, les voix qui peuvent s’y exprimer. Il faut noter que ces romancières et leurs œuvres ne sont pas cantonnées dans une marge des genres, plébiscitées seulement par un public de niche. Elles sont au contraire très représentatives des tendances actuellement les plus porteuses, très reconnues, couvertes de prix pour leurs romans, parfois au centre de polémiques. L’américaine Becky Chambers, née en 1985, a ainsi reçu en 2019 le Prix Hugo de la meilleure série (prix le plus prestigieux pour les genres de l’imaginaire, nommé en l’honneur de l’éditeur de pulps Hugo Gernsback) pour son cycle Les Voyageurs (Wayfarers), dont L’Espace d’un an (The Long Way to a Small Angry Planet, 2014) est le premier volume. N.K. Jemisin, née en 1972, a fait mieux encore, en étant la première dans l’histoire à obtenir trois Prix Hugo du meilleur roman consécutifs, en 2016, 2017 et 2018, pour les trois volumes de sa trilogie La Terre Fracturée (Broken Earth). À cette occasion, elle a été une des principales cibles d’une controverse désormais fameuse autour des prix Hugo entre 2013 et 2017 : le groupe partisan des Sad Puppies, puis leurs alter egos « enragés », les Rabid Puppies, menés par l’activiste alt-right « Vox Day », omniprésent dans chacune des campagnes de fans « toxiques », ont cherché, sans succès finalement, à peser sur les votes pour contrer des tendances trop libérales favorisant à leur yeux ce qu’ils qualifiaient de « message fiction », à savoir certaines autrices et certaines histoires – en l’occurrence Nora Jemisin, une femme noire racontant la brutale rébellion de mutants surpuissants maintenus en esclavage. Estelle Faye, née en 1978, fait partie en France des romancières les plus actives et les plus plébiscitées, avec déjà en 2022 trois Prix Imaginales (deux en catégorie « jeunesse » et un en catégorie « nouvelle »), deux prix Elbakin (« roman français » et « jeunesse »), un prix ActuSF de l’Uchronie, deux prix Rosny aîné (nouvelle et roman), un prix Bob Morane… Elle est aussi fameuse pour ses prises de parole enflammées et inspirantes en faveur d’une féminisation des genres de l’imaginaire. Elle a ainsi demandé le retrait d’un de ses romans nominé en catégorie « Jeunesse » pour le prix des Imaginales 2022, pour protester contre un biais genré : une majorité d’hommes dans les catégories « romans », plus prestigieuses, une sur-représentation des femmes, souvent seules nominées, en « jeunesse ». Samantha Shannon, née en 1991 en Angleterre, avait d’ailleurs suscité la surprise en étant classée dans cette catégorie en 2020 pour son Prieuré de l’Oranger, très long roman complexe qui, au mieux, vise les jeunes adultes. Tasha Suri, également anglaise, et Shelley Parker-Chan, australienne, ont fait plus récemment une entrée très remarquée en publiant leurs premiers romans : elles ont toutes deux reçu le « British Fantasy Best Newcomer Award », en 2019 pour la première (également nominée au Locus, British Fantasy Award and World Fantasy Award), en 2022 pour la seconde, qui a aussi obtenu le prix du meilleur roman de fantasy cette même année.

Elles sont elles-mêmes représentatives de la diversité qu’elles promeuvent, directement concernées par les questionnements qu’elles soulèvent, selon une attente forte là encore dans les sensibilités contemporaines qui aspirent à une sincérité de l’engagement qui devrait passer par l’implication personnelle, le vécu, l’expérience. Leurs expressions littéraires couvrent l’imaginaire au sens large – elles écrivent de la fantasy (quatre des six œuvres du corpus), de la science-fiction (pour Becky Chambers) ou un mélange des deux (pour Nora Jemisin) et si on prend en compte l’ensemble de leur œuvre elles touchent aux différents genres de l’imaginaire (Estelle Faye écrit du steampunk ou de l’horreur, Samantha Shannon du fantastique…). Elles appartiennent également à des minorités par leurs origines, leur couleur de peau, leurs orientations sexuelles, leurs choix de vie : Nora K. Jemisin est africaine-américaine, Tasha Suri Anglaise issue de l’immigration indienne, Shelley Parker-Chan Australienne d’origine asiatique. Elle a travaillé pendant dix ans comme diplomate spécialiste des droits de l’homme, de l’égalité des sexes et des droits des personnes LGBTQIA+ en Asie du Sud-Est. Becky Chambers, lesbienne, mentionne son épouse dans sa biographie.

 

Renouveau des mondes 

Pour en venir aux œuvres retenues, elles présentent entre elles, au-delà des différences de genre littéraire mentionnées, de fortes convergences, en raison de leur volonté commune de proposer de nouveaux mondes pour de nouvelles perspectives. Les romans de fantasy du corpus se tournent ainsi de manière volontariste vers des inspirations venues de périodes et d’aires culturelles perçues comme moins frayées, moins familières, que le sempiternel Moyen Âge européen, nordique ou celtique, qui forme le cadre par défaut de la fantasy post-Tolkien. Dans Les Seigneurs de Bohen, Estelle Faye propose une Europe alternative, parfois bretonne, souvent slave (Russie et Europe de l’Est), ce qui se traduit dans les choix onomastiques (dès l’incipit « Je mappelle Ioulia La Perdrix. Mon récit commence il y a près de cent ans, à l'époque où Iaroslav le Juste siégeait sur le trône de Bohen 11 ») ou l’apparition de créatures folkloriques (div et vodianoïs). Elle l’assortit d’un positionnement chronologique dans la Modernité – les armes à poudre sont généralisées, l’imprimerie a été inventée.

Dans Celle qui devint le soleil, Shelley Parker-Chan opte pour une inspiration autre qu’européenne et revendique une base historique dans la Chine du XIVe siècle, débutant en 1345, alors que la dynastie mongole des Yuan vacille, pour être bientôt destituée par les Ming, en 1368. Une « note historique » restitue au début du roman ce contexte méconnu de la domination de la Chine par les mongols après Genghis et surtout Kubilai Khan (p. 6-7) – et nous permet de ce fait d’anticiper des événements historiques qui apparaissent dès lors chargés d’une fatalité légendaire. Le cadre indien de The Jasmine Throne de Tasha Suri est pour sa part franchement alternatif, et donc impossible à dater : un empire s’est construit sur l’assujettissement brutal de certaines de ses provinces, guidé par une religion qui promeut le sacrifice féminin et la purification par le feu – mais la maladie qui ronge les forêts et les récoltes annonce la revanche à venir des forces de la nature et de l’eau, dont les fidèles n’ont pas disparu. Cette structuration des forces en présence n’est pas sans évoquer celle à l’œuvre dans Le Prieuré de l’Oranger : Samantha Shannon y confronte en effet deux espaces imaginaires de fantasy bien balisés, un Occident et un Orient, en les redoublant d’une opposition entre deux types de dragons, dragons de feu maléfiques, dragons des eaux bienveillants. À travers ces créatures emblématiques de la fantasy, l’autrice met en abyme les codes du genre. Au-delà de son intrigue au point de départ assez familier, l’univers de The Jasmine Throne n’en est pas moins original en fantasy, le sous-continent indien n'ayant été que très peu source d’inspiration pour ce genre d’origine anglaise et encore très majoritairement anglophone, probablement marqué par le tabou de la colonisation. Les œuvres de fantasy publiées par des auteurs indiens anglophones, ou anglais issus de l’immigration indienne, se sont multipliées depuis quelques années seulement et rattrapent ce manque 12.

La partie du corpus se rattachant à la science-fiction est en apparence plus fidèle à des codes de genre. La Terre fracturée de Jemisin présente un monde futur ou alternatif qui s’inscrit largement dans le genre post-apocalyptique : une planète mourante où évolue une caste de « magiciens / mutants » discriminée. Confrontés à une instabilité géologique majeure, qui entraine des catastrophes naturelles de très grande ampleur, les « saisons », les hommes sont regroupés en « comm » aussi autosuffisantes que possible ; ils rejettent et craignent les pouvoirs des Orogènes, capables de manipuler le sous-sol, et donc à même pourtant de les protéger comme de les détruire. Les Voyageurs enfin s’appuie sur les codes du space opera, en nous présentant au fil de ses tomes diverses facettes d’une société interplanétaire où différents types d’organisations humaines coexistent avec d’autres formes de vie, extra-terrestres ou machiniques.

 

Renouveau des voix

Tous ces romans sont polyphoniques ou a minima pris en charge par des personnages focalisateurs, ou PoVC (Point of View Characters) variant à chaque division du texte, en général des chapitres, souvent assez courts. L’objectif est de donner ainsi accès au lecteur ou à la lectrice à des perspectives différenciées sur le monde, en un kaléidoscope qui veut rendre compte de la richesse mais aussi de la complexité de ces regards qui sont autant de manières d’être au monde. L’exemple le plus probant ici est sans doute celui de Becky Chambers : L’espace d’un an déjoue résolument les codes du space opera dans lesquels il s’inscrit pour ne s’intéresser qu’aux relations entre les membres de l’équipage d’un vaisseau spatial tunnelier que vient d’intégrer Rosemary, une jeune humaine issue du système solaire et dont l’inexpérience fait relais à notre découverte. Chaque chapitre du roman va mettre en lumière les uns après les autres chacun des membres de cette petite société de marginaux : un technicien « post-humain », nain augmenté de prothèses, amoureux d’une IA, Lovelace dite Lovey, laquelle hésite à se transférer dans un corps pour vivre autrement sa relation ; une pilote Aandriske, reptile à plume et écaille qui vient d’une société à la sexualité très libre ; le Docteur Miam, un Grum (une sorte d’amphibien doté de plusieurs bras tentacules, dernier de son espèce), mi-médecin, mi-cuisinier, spécialiste du care dans tous les cas ; ou encore Ohan, une paire sianate : l’extra-terrestre, nécessaire à la navigation du vaisseau, semble en apparence un individu unique mais il est désigné par le pronom « they ». Ce pluriel, qui en anglais est utilisé pour désigner les êtres avant sexuation ou les personnes non-binaires, se trouve ici renvoyé à une véritable pluralité, suivant la tendance à la littéralisation de la métaphore qui constitue une des caractéristiques fortes de l’écriture d’imaginaire 13. L’espèce à laquelle appartient Ohan se fait hôte volontaire d’un neurovirus appelé « chuchoteur », qui forme dès lors la deuxième partie de cet être, modifie sa personnalité mais lui donne des pouvoirs sans équivalent de repérage dans l’espace, et sans lequel l’hôte meurt. Même les membres de l’équipage qui comme Corbin, le spécialiste des algues qui fournissent l’énergie du vaisseau, semble seulement maniaque et asocial ou Ashby, le capitaine conciliant, révèlent des secrets qui les placent à part de leurs semblables.

Chambers est louée pour sa capacité à nous faire entrer en empathie avec des êtres pourtant construits comme résolument autres, et la construction originale du cycle Les Voyageurs renchérit sur son choix significatif de perspectives toujours kaléidoscopiques, chaque fois décalées, demandant au lecteur ou à la lectrice un effort d’accommodement de son point de vue, compensé par une très grande bienveillance du récit. Les volumes du cycle s’articulent souplement entre eux : sans poursuivre la même histoire, ils nous permettent de retrouver tel personnage, désormais secondaire, ou d’approfondir tel ou tel aspect de l’univers multi-planétaire esquissé, sous un nouvel angle restreint : ainsi le deuxième volume, Libration 14, poursuit-il l’aventure de l’IA (réinitialisée, elle n’est plus la même) qui doit se trouver un autre support que le vaisseau et teste donc un corps ; dans des chapitres en alternance, on découvre l’histoire de Poivre, la mécanicienne qui l’a recueillie à la fin du tome 1. Archives de l’exode 15 nous déplace encore résolument ailleurs, en nous faisant découvrir cette fois la famille d’Ashby, et par là une société particulière, celle des Exodiens, les premiers humains à avoir quitté la Terre, qui vivent depuis plusieurs générations en quasi-autarcie dans des arches, une société close, vieillissante, nostalgique.

Le Prieuré de l’Oranger est raconté du point de vue de quatre personnages, deux hommes et deux femmes, dont deux se trouvent être homosexuels (un homme, une femme) et les deux autres guère intéressé‧e‧s par la question des relations amoureuses : une dragonnière orientale, une magicienne sous couverture bientôt amoureuse de la princesse qu’elle protège, un vieil homme en exil, un jeune homme en danger. Les romans de Parker-Chan et de Shuri sont tous deux centrés sur deux personnages seulement. Dans Celle qui devint le soleil, alternent les points de vue de Zhu, une petite fille qui adopte l’identité de son frère à la mort de ce dernier, au point de convaincre les dieux, à mesure qu’elle grandit, qu’elle a droit au destin glorieux qui lui était promis : c’est en tant qu’homme que celle que le roman ne désigne jamais qu’au féminin gagne un statut militaire envié et une épouse qui la choisit telle qu’elle est ; et un personnage de général eunuque qui, dans le camp adverse, est comme son reflet inversé, rejetant violemment la part féminine que tous lui attribuent pour être parfaitement conforme aux canons de la virilité à laquelle il aspire. Or le contexte historique et culturel qui est posé implique des possibilités d’action et même des univers mentaux très différents pour les personnages en fonction de leurs genres. Le roman propose ainsi une réflexion à entrées multiples sur la performance de genre et l’identité de genre.

Chez Tasha Shuri, la princesse et la magicienne, Malini et Priya, dont la rencontre et l’amour naissant sont au cœur de l’intrigue, sont cependant régulièrement relayées par d’autres points de vue ; les chapitres portent leurs noms, ceux d’Ashok, « frère » de Priya ayant choisi la voix d’une résistance violente, de Bhumika, prêtresse elle aussi mais qui a choisi la collaboration la plus étroite, devenant l’épouse du régent pour mieux protéger les siens, de Rao, aristocrate qui soutient la princesse rebelle ; certains de manière très ponctuelle ne prennent en charge qu’un chapitre (Vikram, le régent qui s’est attaché à sa province et a le tort de s’en croire aimé ; deux gardes, Mithunan et Jitesh, témoins effarés et acteurs des attaques ; Chandni, un ancien du temple qui meurt dans les regrets). Leur prise en compte dans la narration vient opportunément nous rappeler que les certitudes de chacun des protagonistes principaux n’ont rien d’absolu, qu’un autre éclairage fait apparaitre d’autres préoccupations, d’autres priorités, dans ce récit qui explore pour l’essentiel les diverses voies possibles de résistance à un pouvoir impérial lointain mais littéralement corrompu.

Les Seigneurs de Bohen d’Estelle Faye est aussi, comme Celle qui devint le soleil, le récit de la chute d’un empire, et comme The Jasmine Throne, d’une révolution populaire et de ses difficiles lendemains, interrogeant donc à son tour les impensés politiques d’une bonne partie de la fantasy et du fantastique, genres qui tendent à dérouler leurs intrigues dans des contextes aristocratiques ou féodaux donnés pour acquis. Pour ce roman, Faye a voulu suivre de petites gens, pas les grands de ce monde, pour voir comment ils affectent sa marche et comment elle les affecte en retour – là encore, l’œuvre se caractérise par sa profusion de personnages dont les histoires alternent, et en leur sein par la présence remarquable des personnages homosexuels (Janosh et Wenz, Maëve) ou non-binaires, avec le général hermaphrodite Sorenz/Sonia, qui vit une histoire d’amour avec le chevalier Sainte-Etoile.

Nora Jemisin, enfin, joue davantage sur un entrelacement des temporalités pour raconter l’histoire d’une mère et de sa fille, chacune à un bout du monde, dotées toutes deux de pouvoirs orogéniques, très puissantes et très menacées. Le cycle commence ainsi, explicitement, par la fin (« Commençons par la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant 16. »), et une majorité des chapitres, ceux qui disent le présent, sont rédigés à la deuxième personne, « vous » – manière d’adresse directe à quelqu’un qui n’est pas le lecteur mais l’englobe, et dont la parenté avec les autres personnages, qui évoluent dans le passé, constitue un des enjeux du début de la narration. Le récit donne la parole aux artisans du désastre, qui seuls peuvent le réparer, en nous permettant de comprendre leurs motivations, en revenant en arrière dans leur éducation et en les suivant au fil de leur histoire troublée, souvent atroce.

 

Conclusion

Ainsi, dans cette production très contemporaine 17, très bien évaluée par les publics, on a affaire chaque fois à des démarches volontaristes de production de nouveaux récits, qui remobilisent les genres dans lesquels ils s’inscrivent avec pour projet de les mettre en adéquation avec les évolutions sensibles chez les communautés de réception – ce sont chaque fois, sauf chez Chambers, beaucoup plus intimiste, des récits de fin des empires, d’écroulements plus ou moins catastrophiques, de nécessaires révolutions pour mettre fin à des oppressions ou à des discriminations insupportables, très bien rendues chez Jemisin par exemple. Les amours y sont essentiellement lesbiennes, et parfois inter-espèces, les personnages non-binaires ou transgenres très nombreux, et aucune trajectoire ne correspond aux modèles d’élection héroïque traditionnels même si certains en déjouent les attendus, comme le personnage de Zhu dans Celle qui devint le soleil, dont le titre même annonce l’ascension, dont on sait ce qu’elle doit devenir. Ces romans donnent voix ou autorité sur la narration à un panel chaque fois diversifié de personnages, et souvent à ceux et celles qui jusque-là n’y ont guère eu accès : la dédicace de La cinquième saison va d’ailleurs « [à] ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n’importe qui d’autre obtient d’office » 18. Ces romans, récompensés par les prix les plus prestigieux ces dernières années, forment un ensemble représentatif de l’aspiration la plus actuelle des genres de l’imaginaire : proposer de nouveaux mondes, de nouvelles perspectives, conformes aux attentes de publics engagés dans les débats de leur époque.

 

  1. Voir sur ce point mon ouvrage : Anne Besson, Les Pouvoirs de l’enchantement, usages politiques de la science-fiction et de la fantasy, Paris, Vendémiaire, 2021.
  2. Le corpus est composé de : 

    Becky Chambers, Cycle Les Voyageurs/Wayfarers series tome 1, L’Espace d’un an (The Long Way to a Small Angry Planet, 2014), Marie Surgers (trad.), Nantes, L’Atalante coll. « La Dentelle du cygne », 2016.
    Estelle Faye, Les Seigneurs de Bohen, Rennes, Critic, 2017.
    N.K. Jemisin, trilogie La Terre Fracturée (Broken Earth Series, 2015-2017), Michelle Charrier (trad.), Paris, J’ai lu Nouveaux Millénaires, 2017-2018.
    Shelley Parker-Chan, The Radiant Emperor tome 1, Celle qui devint le soleil (She Who Became the Sun, 2021), Louise Malagoli (trad.), Paris, Bragelonne, 2022.
    Samantha Shannon, Le Prieuré de l’oranger (The Priory of the Orange Tree, 2019), Benjamin Kuntzer et Jean-Baptiste Bernet (trad.), Paris, De Saxus, 2019.
    Tasha Suri, The Burning Kingdoms tome 1, The Jasmine Throne, Londres, Orbit UK, 2021.

  3. Acronyme pour « Science-fiction, fantasy, fantastique », soit les trois principaux genres de l’imaginaire.
  4. Howard Becker, Les mondes de l’art, Jeanne Bouniort (trad.), Paris, Flammarion « Champs », 2010 [1982].
  5. Voir par exemple, dans Sylvie Ducas (dir.), Prescription culturelles : avatars et médiamorphoses, Lyon, Presses de l’ENSSIB, 2018, les articles de Simon Bréan « La prescription littéraire en science-fiction française », p. 173-186, et d’Anne Besson, « Le rôle prescripteur des communautés de fans en fantasy », p. 315-327.
  6. Je m’appuie ici sur ma connaissance directe de ce milieu, que je fréquente et que j’étudie depuis vingt ans. Mes connaissances ne me permettent en revanche pas d’affirmer la même chose pour les Etats-Unis – il est cependant clair que des tendances équivalentes s’y dessinent, dont témoignent les romans du corpus.
  7. 74% de femmes et 26% d’hommes selon l’enquête « Babelio-Littératures de l’imaginaire » de septembre 2017. 57,6% de femmes, 39, 7 % d’hommes et 2,7 % de personnes non-binaires selon l’enquête de l’Observatoire de l’imaginaire publiée en 2022, qui souligne une variante genrée selon les genres littéraires favoris : « la fantasy est lue en priorité par un public féminin, entre 20 et 39 ans, là où la science-fiction l’est majoritairement par des hommes après 40 ans ». https://www.actusf.com/detail-d-un-article/lobservatoire-de-limaginaire-2022-%C3%A9tude-de-lectorat-juin-%C3%A0-novembre-2021
  8. Les « Livres de SF et littératures de l'imaginaire » sont classés en première position des « Genres de livres/romans lus pour les loisirs » au total collégiens + lycéens, selon l’enquête Ipsos pour le CNL de juin 2016. En 2022, pour citer à nouveau l’enquête de l’Observatoire de l’imaginaire, dont le protocole ne vise pas les mineur.e.s, « Les lecteurs sont en majorité entre 20 et 49 ans (20-39 ans pour les femmes, 30-49 ans pour les hommes ; la tranche 30-39 ans est la plus représentée) ».
  9. Il s’agit pour les animateurs et animatrices de telles chaînes, respectivement sur TikTok, sur YouTube et sur Instagram, de mettre en scène leurs goûts en présentant leurs lectures, majoritairement rattachées au domaine Young Adult.
  10. Un des textes de référence pour une telle ambition est « La théorie de la fiction-panier » (« The Carrier Bag Theory of Fiction », 1986), court essai d’Ursula Le Guin qui rêve de récits qui, depuis les origines de l’humanité, s’intéresseraient non aux chasseurs mais aux cueilleurs et cueilleuses. Il a été traduit sous ce titre par Aurélien Gabriel Cohen dans Socialter hors-série n°8 « Le réveil des imaginaires », avril 2020.
  11. Estelle Faye, Les Seigneurs de Bohen, Rennes, Critic, 2017, p. 7.
  12. Parmi d’autres exemples, non traduits, The Devourers d’Indra Das, 2015 ; Cult of Chaos, roman young adults du graphiste Shweta Taneja, 2015 ; la série “Vikramaditya Veergatha” de Shatrujeet Nath (premier volume, The Guardians Of The Halahala, Mumbai, Jaico Publishing, 2016) ; The Liar’s Weave, premier roman de Tashan Mehta, 2017 ; Dark Things de Sukanya Venkatraghavan, 2016 ; The Star-Touched Queen (2 vol., 2016) et A crown of Wishes (2017) de Roshani Chokshi ; la trilogie de Swati Teerdhala The Tiger at Midnight (2019), The Archer at Dawn (2019) et The Chariot at Dusk (2020) ; Star Daughter, roman pour adolescents de Shevta Thakhrar (2020)…
  13. Voir par exemple Emmanuel Boisset, « Le style modal de la science-fiction », ReS Futurae, 2, 2013. URL: http://journals.openedition.org/resf/255 consultée le 14 février 2023.
  14. Becky Chambers, A Closed and Common Orbit (2016), Libration, Marie Surgers (trad.), Nantes, L’Atalante coll. « La Dentelle du cygne », 2017.
  15. Becky Chambers, Record of a Spaceborn Few (2018), Archives de l'exode, Marie Surgers (trad.), Nantes, L’Atalante coll. « La Dentelle du cygne », 2019.
  16. Prologue, « Vous êtes ici », La cinquième saison, Michelle Charrier (trad.), Paris, J’ai lu « Nouveaux Millénaires », 2017, p. 7 (« You are here » : « Let’s start with the end of the world, why don’t we? Get it over with and move on to more interesting things », The Fifth Season, Orbit, 2015).
  17. Les suites des romans de Tasha Suri (The Oleander Sword) et de Shelley Parker-Chan (He Who Drowned the World) paraissent respectivement en 2022 et 2023, ainsi que la traduction, toujours par Marie Surgers, du quatrième volume des Voyageurs : La Galaxie vue du sol (The Galaxy, and the Ground Within, 2021).
  18. La cinquième saison, op. cit., p. 5 (« For all those who have to fight for the respect that everyone else is given without question »).