Pouvoirs de l'enfance : entre inventivité et despotisme. Les contre-utopies de Régis Messac et Henry Winterfeld

Pouvoirs de l'enfance : entre inventivité et despotisme. Les contre-utopies de Régis Messac et Henry Winterfeld

Par CAMET Sylvie

Abordant les récits de Régis Messac 1 et d’Henry Winterfeld 2, l’interprétation ne pourra pas manquer de mettre en exergue les dates d’écriture et de publication des deux textes : 1934 pour Quinzinzinzili, 1937 pour Les enfants de Timpelbach (Timpetill, Die Stadt ohne Eltern). Dans les années qui précèdent la deuxième guerre mondiale, en France comme en Allemagne, aborder la question du pouvoir, de qui le détient, de qui a légitimité à le détenir, de son utilisation, de ses finalités, ne peut s’entendre comme un hasard. Quelque chose se dit évidemment de ce qui se trame par l’imposition des fascismes et la mise en cause de plus en plus évidente des équilibres. Cet argument s’appuie notamment sur la référence biographique : Henry Winterfeld à cette date est un exilé, il a quitté l’Allemagne depuis 1933, cherchant à fuir le nazisme, s’est temporairement réfugié en Autriche où il rédige son roman. Après l’Anschluss, il tentera une implantation en France, d’où, considéré avec suspicion, il partira pour les États-Unis. Quant à Régis Messac, connu pour son engagement libertaire, membre du comité directeur de la Ligue internationale des combattants de la paix depuis 1930, il va de soi que le contexte l’invite à mettre profondément en question les rapports guerriers et les antagonismes nationalistes.

Dans ces conditions historiques, que l’enfant, c’est-à-dire étymologiquement, l’infans, celui qui ne parle pas, soit mis en relation avec le peuple opprimé réduit au silence n’apparaît pas comme fortuit. En outre les enfants, à ce stade d’immaturité, sont aussi ceux qui obéissent, et l’interrogation consiste à savoir à quelle injonction obéir, recevable ou irrecevable, bénéfique à son développement ou inutile, voire dommageable.

Reprenons tout d’abord l’argument principal des deux ouvrages : chez Régis Messac un personnage narrateur adulte, Gérard Dumaurier, témoigne de la catastrophe à laquelle il survit avec quelques enfants ; tandis que le groupe visite des grottes souterraines dans les montagnes de Lozère, éclate une arme chimique de destruction massive entraînant l’anéantissement de la population mondiale et contribuant à des révolutions climatiques, submergeant à peu près toutes les zones habitées. Le gaz n’a pas atteint leur position reculée et les protagonistes devront subsister tant bien que mal dans cet espace clos dépourvu de tout confort et d’un approvisionnement délicat. Le narrateur s’abstrait du groupe, d’une part victime de l’accablement que constitue la perte de tout ce à quoi se rattachait pour lui la vie, d’autre part découragé par la manière dont la jeunesse va s’emparer de cette situation nouvelle et la transformer selon des modes qu’il réprouve entièrement.

Chez Henry Winterfeld, la situation est plus bonhomme, la convention de l’histoire pour la jeunesse l’emporte, bâtie sur l’idée de parents arrivés à saturation à force d’endurer les exactions des écoliers et décidant collectivement de disparaître afin d’asséner une leçon salutaire à vocation ré-éducative. Quittant Timpelbach (en allemand Timpetill) ils prennent la précaution de couper l’eau et l’électricité afin que les conditions soient suffisamment dures en leur absence et que leur retour n’en soit que plus chaleureusement salué. Cependant, ce qu’ils ignorent en s’esquivant pour une nuit, c’est qu’ils vont se perdre dans la forêt prolongeant plus que désiré l’expérience de la cité sans adultes. On remarquera un Petit Poucet à l’envers, puisque ce ne sont pas les enfants que l’on va égarer dans la nature, mais les parents, dont le rassemblement, apparaissant comme hautement suspect, va éveiller la méfiance des gardes frontaliers.

Dans les deux situations la similarité tient en ce que les enfants vont devoir s’organiser seuls, prendre en charge leur existence pratique et matérielle, et, plus loin, penser la vie collective en termes d’organisation sociale. Cependant, la différence majeure provient de ce que dans un cas cette organisation prend un tour définitif, les enfants sont les survivants d’une espèce quasi disparue, dans l’autre cas, l’emporte la conviction que l’affaire est transitoire, que les adultes reviendront (du moins existent-ils toujours dans les villages alentour) et que cette étape peut être vécue comme une grande récréation ou comme une leçon en retour assénée aux éducateurs qui trouveront à Timpelbach lorsqu’ils y reviendront les ferments d’une jeunesse exemplaire. Jeu ou contrainte absolue, le pouvoir donné aux sans pouvoir vaut essentiellement par ce qu’il témoigne d’inventivité ou de conformisme, et toute l’analyse que l’on voudra bien conduire de ces tentatives passera par une enquête relative à la nature des propositions collectives, entre anarchisme et oppression.

 

Un anarchisme spontané ?

Ce qui caractérise l’enfance tient à son asservissement ; un asservissement nécessaire lié au passage d’un être inchoatif à un être susceptible d’assurer pour soi-même les éléments de la subsistance. Il se trouve que cette période est particulièrement longue chez le petit d’homme, tenu ainsi de nombreuses années à la dépendance, qu’il s’agisse de son corps, inapte à l’action, ou de son esprit en formation lente et progressive. Si cette loi biologique est communément acceptée elle tisse évidemment des liens complexes avec les proches dont il devient progressivement difficile d’évaluer la nature : s’agit-il uniquement d’une transmission, ne s’agirait-il pas plutôt d’une possession, les adultes n’empiètent-ils pas sur la liberté de celles et ceux qu’ils ont en charge en appelant à la reconnaissance, à l’amour, au respect, à la rétribution même ? Si tel est le sentiment éprouvé par les enfants, il faudrait normalement s’attendre à ce qu’affranchis de cette tutelle, la première revendication soit à « jouir sans entraves » (on pourrait énumérer des slogans de mai 68 comme autant d’étapes de cette émancipation), que l’exigence soit à prendre le contrepied radical de la société policée dans laquelle on a grandi.

Or, ce présupposé, même s’il trouve en partie sa vérification, n’est pas si impératif que cela, et l’on observe chez les deux écrivains de nombreux cas qu’on pourrait désigner comme réactionnaires. Les enfants de Timpelbach sont divisés en deux clans radicalement opposés, celui des anarchistes, discrédités dans le récit parce qu’ils sont assimilés aux cancres et aux imbéciles, et celui des sages, appliqués à reproduire entre eux l’ordre qui sévissait dans la commune dans son organisation traditionnelle. Le terme d’anarchie prend à Timpelbach une faible coloration politique galvaudé en représentation convenue du chaos. Quant aux cavernicoles, comme les surnomme le narrateur de Quinzinzinzili (139), ils sont décrits dans une forme de régression effrayante, perdant en quelques semaines à peu près tout ce qu’ils ont appris, réduits à une survie animale aux exigences rudimentaires. Les questions organisationnelles dépouillent donc une part de leur signification puisque les modes de vie relèvent plus de l’archaïque que d’une pensée du corps social. Le terme d’anarchie devient cette fois synonyme de décadence ou de déclin.

 

Pour le respect de l’ordre et du chef ?

Ce discrédit jeté sur l’organisation libre contribue en échange à poser un regard nostalgique sur le pacte constitutionnel antérieur. Le récit de Winterfeld comporte des aspects effrayants, bien que ceux-ci soient présentés au contraire comme des éléments de réassurance. En effet, après avoir constaté que les parents ont déserté la place, les enfants raisonnables s’emploient à endosser les responsabilités dont ils étaient déchargés jusqu’alors. Cela signifie un mimétisme total, où les représentants de la loi, de la justice, de la municipalité sont rassemblés en peu de temps, reproduisant à une micro-échelle les forces qui s’exerçaient à une échelle plus large. Le narrateur, dans une visée morale et d’instruction civique loue manifestement ces gamins dociles et les produit en exemple à ses jeunes lecteurs. La réception contemporaine du récit produit un tout autre effet, non seulement ce comportement ne paraît plus si honorable, mais de surcroît, il cautionne sans distance aucune des principes d’ordre dont on pourrait a minima interroger le bien fondé.

Plusieurs présupposés sont admis comme vérités immuables. Qu’il faut un chef : ainsi les enfants élisent-ils Thomas Wank avec enthousiasme. Que la voie par laquelle une décision se prend est celle des élections : nul ne doute de ce qu’il s’agit là d’un principe indiscutable de démocratie. Qu’il y a des responsables et des subordonnés : très vite des enfants se transforment en simples exécutants déchargés de toute responsabilité. Que la police est l’instrument de cohésion du corps social : voilà que les plus jeunes s’emparent d’un bâton et sont décidés à faire obtempérer les récalcitrants.

Les stéréotypes les plus grossiers régissent des relations calquées sur celles que véhicule le modèle parental, notamment en ce qui concerne la division des sexes : les garçons sont des techniciens et des cadres supérieurs, les fillettes sont envoyées au réfectoire s’occuper de la nourriture et de l’intendance.

Bref, en moins de vingt-quatre heures, le groupe des gentils a recomposé dans sa totalité une communauté hiérarchisée, fondée sur l’obéissance et le travail, incapable de se demander si les modes de fonctionnement du village ont véritablement valeur d’éternité.

Bien que n’atteignant pas la dizaine d’individus, les rescapés de Messac mettent en place grosso modo une loi du plus fort, sauf à nuancer les choses car le plus fort n’est pas nécessairement le plus musclé, mais le plus rusé ou le plus déterminé. Personne ne réclame une régulation des relations, puisque personne ne détient l’intelligence suffisante pour construire le groupe, le despote s’impose puis disparaît remplacé par un autre despote, ou un caïd par un autre caïd, un cador par un autre cador. Aucune de ces désignations ne parvient à décrire le phénomène avec exactitude puisque chacune d’elle suppose l’expression d’une volonté avérée, tandis que l’émergence d’un meneur est décrite plutôt dans la narration comme une sorte de puissance de l’impuissance s’établissant presque fortuitement.

De cette comparaison il ressort que les sociétés d’enfants sont dociles à la hiérarchie et se soumettent volontiers à une autorité, dût celle-ci ne reposer sur rien que le toupet, l’audace, l’aplomb ; la question du mérite est rendue secondaire, l’imaginaire collectif donne prééminence à l’admiration, un attrait aux composantes complexes puisque rien n’empêche le groupe de propulser à sa tête quelqu’un dont les intentions vont à l’encontre du bien commun. Les choix semblent préoccupés d’une sorte d’immédiateté, la délégation à l’autre s’accomplit rapidement comme si l’absence de la responsabilité adulte laissait un manque que comblait le premier venu désireux d’assumer une fonction de maîtrise. On ne peut manquer d’associer à ces deux relations celle de William Golding qui dans Lord of the flies, postérieur puisque publié en 1954, présente la même réalité d’un Ralph immédiatement élu par les rescapés de l’avion, et voulant instaurer notamment à travers le symbole de la conque une république sur l’île du naufrage.

Les romans mettent en exergue une fois de plus la vérité du Discours de la servitude volontaire en témoignant de ce que les individus se mettent au service d’autres tandis que rien ne le nécessite dans les cas considérés : « C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou d’être libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche 3... ». À Timpelbach, l’absence des adultes, même si elle a été annoncée comme définitive par ces derniers sous la forme d’une lettre affichée sur la porte de la mairie, est peu vraisemblable (du moins peu angoissante) et rien ne justifie l’abandon des pouvoirs personnels au profit d’un chef dans la journée même qui suit le départ des aînés. Quant aux survivants de la caverne, ils en sont réduits à chasser des taupes pour manger, à voir s’écouler les heures, et l’existence d’un chef ne leur est d’aucune utilité puisqu’il n’y a rien à régir.

 

Agrégat d’individus singuliers ou socius ?

La représentation de ces situations d’exception corrobore l’opinion développée par Thomas Henry Huxley dans The Struggle for Existence in Human Society / La lutte pour l’existence dans la société humaine (1888), qui stipule :

 

Les plus faibles et les plus stupides étaient éliminés, alors que les plus forts, robustes et astucieux, ceux qui étaient les plus aptes à gérer les circonstances, mais pas les meilleurs en d’autres circonstances, survivaient. La vie était une lutte continuelle et au-delà des relations temporaires et limitées de la famille, la guerre hobbesienne de chacun contre tous était la condition normale de l’existence  4.

 

Il apparaît très vite que l’emportent la rivalité, l’envie, la violence, d’où l’idée de contre-utopie qui sert à caractériser les récits. Cette littérature de jeunesse confirme cette hypothèse que l’abolition des carcans fait exploser les instincts les plus bas, laisse surgir les forces primitives les moins constructives et créatrices. Les cavernicoles de Régis Messac se sont affranchis de l’idée de loi, parce que dans la conscience d’un monde enseveli l’urgence seule mérite d’être obéie. Or, cette urgence va prendre l’apparence du besoin ou du désir sans qu’aucune considération de bien commun ne vienne tempérer la pulsion. Rapidement, le différend se règle par l’agression et la suppression physique de l’autre s’entend comme la solution immédiate et simple aux problèmes posés. Tuer, acte qui n’est entouré ni de réprobation, ni de pathos, s’accomplit avec naturel, la victime est oubliée dans l’instant.

Ilayne est la seule femme du groupe, le temps passant, la puberté la transforme, comme elle transforme les garçons autour d’elle, le désir s’affirme peu à peu, se concrétise, elle élit ses partenaires, l’acte sexuel s’accomplit, dépouillé de sentiment, préférence de l’instant et oubli. Le narrateur se souvient de sa compagne, celle dont il ne sait ce qu’elle a pu devenir en proie à ce brutal anéantissement du monde, il évoque sa grâce et l’amour qu’il lui portait et compare ce raffinement à ce sordide appariement de deux êtres répugnants de saleté, sans passé, sans futur, se cherchant dans la pure corporéité, s’éloignant avec la plus grande des facilités. S’en référant au genre grec de l’oaristys, Gérard Dumaurier se moque de ce langage élémentaire tenu par ceux qu’il regarde comme des brutes et le compare aux discours amoureux sophistiqués et raffinés des amants littéraires.

Le caïd de Timpelbach, Oscar Stettner, relève de la caricature : son auteur n’a cherché ni à le nuancer, ni à lui conférer les attributs d’un mal fascinant, il n’apparaît guère que comme un tyranneau désireux d’avoir des admirateurs et des esclaves. Sa compagnie, dite des Pirates, n’a d’ambition que les mauvais coups : un réveil attaché à la queue d’un chat a justement constitué le déclencheur de la révolte parentale. Cette filouterie a été ressentie comme l’événement de trop, celui devant encourir une condamnation plus sévère qu’à l’habitude. Dès que la voie est rendue libre du fait de l’effacement des adultes, la première ambition des Pirates consiste à piller les commerces : leur moyen d’acheter l’approbation des enfants de la bourgade consiste à distribuer bonbons et jouets. Les amis se fabriquent selon les mêmes méthodes qu’à l’échelle de l’état par pots-de-vin et procédés mafieux, soudoyer, stipendier, il n’y a à ces pratiques aucune originalité.

Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, ainsi se résume l’attitude collective, les rapports simplistes se traitent en exclusions et condamnations, les comptes se règlent à coups de poing (chez Winterfeld) à coups de pierre (chez Messac) assénant blessures chez le premier, répandant la mort chez le second. La société sans parents s’entend comme une sauvagerie sans pitié qui ne peut qu’appeler un retour à l’ordre ancien. Le narrateur de Quinzinzinzili a trouvé une belle formule pour résumer la situation : « Ils n'ont pas besoin de cinq actes pour leurs tragédies. L'amour, la haine, la jalousie, la vengeance et l'assassinat final, tout est concentré, condensé en moins de temps qu'il n’en fallait, à la Comédie-Française, pour déclamer quelques douzaines d'alexandrins. »

 

Un réel ensauvagement ?

L’ouvrage intitulé L’entraide, Un facteur de l’évolution (1902) de Pierre Kropotkine dépeint pourtant la loi de la jungle comme relevant d’une mythologie à l’œuvre dans les sociétés capitalistes et servant de garde-fou : l’implicite mise en garde consiste à faire craindre que tout relâchement de la coercition entraîne des dérives insupportables, qu’il faut préférer la loi dans sa brutalité à la sauvagerie qui lui suppléerait. Kropotkine répond précisément à Huxley, mettant en avant la force de l’association 5. Bien que ténu, ce correctif contrebalance le pessimisme de cet « Homo hominis lupus est » qui préside aux situations ; ainsi s’esquissent le dieu Quinzinzinzili et la solidarité des gentils de Timpelbach. L’origine de ce titre étrange, Quinzinzinzili, provient d’une déformation du latin du Pater Noster : « Pater noster, qui es in caelis ». Avec une ironie amère le narrateur imagine que les enfants, tuberculeux d’un sanatorium, malades et soustraits depuis longtemps à la scolarité et au progrès, vont perdre rapidement leurs acquis dans l’abandon de cette grotte. Et ce qu’ils vont perdre de connaissance va se traduire notamment par la réduction du langage, ramené à quelques onomatopées, subissant apocopes et aphérèses, traduction phonétique, traversant une forme de créolisation qui rend la communication avec l’adulte témoin de plus en plus difficile. Il n’y a chez les enfants à peu près aucun sentiment, aucune émotion, aucun brio, mais s’est introduit parmi eux une adhésion mystique résultant de leur situation d’exception, qui les oblige à considérer qu’ils ne sont pas la volonté mais que les phénomènes qui se produisent sont l’expression de la volonté transcendante de Quinzinzinzili. Cette croyance n’a aucune vertu rédemptrice mais sert de parade efficace contre l’excès : un fusil trouvé sur un chasseur mort ne tire pas un coup par le jeu des doigts sur la gâchette mais par l’intervention suprême de la divinité, le briquet ne permet pas le feu par le jaillissement provoqué de l’étincelle mais par la puissance suprême de la lumière. Ainsi les catastrophes les plus terribles sont-elles évitées, à moins, comme le signale à plusieurs reprises le narrateur, que ces catastrophes ne soient souhaitables pour anéantir plus vite ce groupuscule déplorable. Il fut lui-même précepteur de deux des fils de Lord Clendennis, c’est un lettré, féru de langues anciennes, qui ne surmonte pareille adversité qu’attaché à l’écriture de son journal, il n’y a donc pas d’étonnement à ce que la distance sidérale creusée entre lui et les enfants aboutisse à les abandonner à leur sort et à se réfugier soi dans la mort.

Le dénouement du récit d’Henry Winterfeld est optimiste, il choisit de faire triompher le camp du bien, parvenant à ramener les déserteurs et à soumettre les délinquants. En fin de compte, les Pirates abandonnent leurs actes délictueux dans la conviction qu’ils n’apportent rien de satisfaisant dans la durée, les boutiques une fois pillées, ils disposent de jeux innombrables mais n’ont ni à manger ni à boire. Leur programme s’avère un peu court : « Donc, la ville nous appartient, plus personne pour nous empoisonner ! C’est la belle vie ! Nous pouvons faire maintenant tout ce que nous voulons… » (64), il est plein de fantaisie pour quelques heures, mais tourne à vide dès lors que le corps se fait de nouveau sentir. Une vie complexe réclame un peu plus d’initiative que de pousser des pions ou frapper un ballon. Cette défaite a été quelque peu préparée lorsqu’au début de l’histoire, l’observateur constate avec surprise que « contrairement à ce que l’on aurait pu croire, [les enfants] ne semblaient pas autrement ravis » (40) de la disparition de leurs géniteurs. Si les gentils sont trop gentils pour ne pas apparaître niais, ils révèlent quelques compétences remarquables : puisqu’il faut parer au plus pressé, ils témoignent de l’audace nécessaire à accomplir quelques actions d’éclat, comme d’ouvrir les vannes, de conduire une voiture, faire démarrer un tramway, hier ces techniques ne relevaient que de l’observation, aujourd’hui elles dépouillent une partie de leur mystère par l’audace des nouveaux utilisateurs. L’idée qui prédomine coïncide avec celle de Robinson Crusoé, que dans le dénuement chaque objet peut trouver sa fonction, qu’en vertu d’une imagination fertile, doublée d’une habileté pratique, l’humanité est toujours susceptible de parcourir de nouveau les étapes de sa propre histoire.

 

Des leçons politiques adultes ?

S’agissant des Enfants de Timpelbach l’interprétation est malaisée : on aurait pu en effet considérer les Pirates comme les représentants du nazisme, mais outre que les déterminations respectives cadrent mal (les Pirates jouent et prônent l’oisiveté tandis que les SS veulent mettre dans le travail la valeur primordiale), le clan des gentils ne pourrait prendre de sens qu’à supposer dans les années trente une résistance en Allemagne ayant la perspective d’aboutir. Die Weiße Rose, La Rose blanche, ne s’organisera que durant le conflit en 1942, pour être anéantie un an plus tard, et son antécédent, Die Bündische Jugend ne semble pas non plus avoir permis de compenser fortement l’attrait pour les Jeunesses hitlériennes. La confiance ne s’appuie donc pas sur une évidence historique mais sur l’idée qu’un groupe, tout limité soit-il, est toujours susceptible de conduire une ligne démocratique, si ce n’est que ce groupe est illustré dans le roman par sa servilité, et n’est nullement porteur d’une radicalité novatrice.

Si Gérard Dumaurier assiste passivement au processus de « décivilisation » à l’œuvre devant lui, c’est qu’au fond, malgré le dégoût profond que lui inspirent ces garçons et ces filles en voie de déshumanisation, il n’est pas sûr qu’ils vaillent beaucoup moins que ces humains qui ont mis au point des moyens de destruction de la pire brutalité et implacabilité. Si ces quelques survivants sont condamnés à une telle précarité ce n’est après tout qu’une conséquence de la guerre, une des productions par excellence de la civilisation. Le texte n’est pas sans revêtir une valeur prophétique puisque l’apocalypse qu’il met en scène se vérifiera sous la forme de la shoah, sous la forme de la bombe atomique, dans les quelques années qui suivront sa publication.

Malgré la rencontre explicable entre ces sociétés d’enfants et le contexte historique qui les voit naître, l’imaginaire des narrateurs n’a su faire d’eux des précurseurs, des initiateurs, des pionniers ; débiles, méchants ou falots, il demeure assez clair que la fiction ne leur a confié aucun attribut enviable, il est à croire que les adultes en eussent été bien trop offensés.

 

  1. Régis Messac, Quinzinzinzili, Paris, La Table Ronde, 2017 [1934].
  2. Henry Winterfeld, Les Enfants de Timpelbach, Olivier Séchan [trad.], Paris, Livre de Poche Jeunesse, 2014 [1937].
  3. Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Garnier Flammarion, 1983 [1576], p.79
  4. « Life was a continual free fight, and beyond the limited and temporary relations of the family, the Hobbesian war of each against all was the normal state of existence. The human species, like others, plashed and floundered amid the general stream of evolution, keeping its head above water as it best might, and thinking neither of whence nor whither. » Henry Huxley, The Struggle for Existence in Human Society / La lutte pour l’existence dans la société humaine, 1888, https://mathcs.clarku.edu/huxley/CE9/Str.html.
  5. Pierre Kropotkine, L’entraide, un facteur de l’évolution, Traduction Louise Guyiesse-Bréal, Paris, Hachette, 1906 : « Nous avons tant entendu parler dernièrement de « l’âpre et impitoyable lutte pour la vie, » que l’on prétendait soutenue par chaque animal contre tous les autres animaux, par chaque « sauvage » contre tous les autres « sauvages » et par chaque homme civilisé contre tous ses concitoyens – et ces assertions sont si bien devenues des articles de loi – qu’il était nécessaire, tout d’abord, de leur opposer une vaste série de faits montrant la vie animale et humaine sous un aspect entièrement différent. Il était nécessaire d’indiquer l’importance capitale qu’ont les habitudes sociales dans la nature et dans l’évolution progressive, tant des espèces animales que des êtres humains ; de prouver qu’elles assurent aux animaux une meilleure protection contre leurs ennemis, très souvent des facilités pour la recherche de leur nourriture (provisions d’hiver, migrations, etc.), une plus grande longévité et, par conséquent, une plus grande chance de développement des facultés intellectuelles ; enfin il fallait montrer qu’elles ont donné aux hommes, outre ces avantages, la possibilité de créer les institutions qui ont permis à l’humanité de triompher dans sa lutte acharnée contre la nature et de progresser, malgré toutes les vicissitudes de l’histoire. », https://fr.wikisource.org/wiki/L’Entraide,_un_facteur_de_l’évolution/Introduction.