Surfaces sans visages pour relations sans visages? Harcèlement scolaire et cyberharcèlement dans la littérature de jeunesse contemporaine

Surfaces sans visages pour relations sans visages? Harcèlement scolaire et cyberharcèlement dans la littérature de jeunesse contemporaine

Par FREYHEIT Matthieu

Qui a peur de… ?

« Qui a peur de la littérature pour ados ? », demandait en 2008 Annie Rolland en signalant un virage pris par une production fictionnelle de plus en plus traversée par le réel de la condition adolescente. En effet, si la littérature de jeunesse a longtemps été pensée à partir d’une logique de proscriptions, d’interdits et/ou de tabous au nom d’un public à préserver, l’évolution des tendances met au jour le désir à la fois d’étendre le champ des représentations (en termes de minorités, de genre, de modèles familiaux, etc.) et de ne pas passer sous silence les difficultés – et souvent les violences – rencontrées notamment dans le cours du moment adolescent.

Un réalisme qui, cependant, « effraie les adultes 1 », précise Annie Rolland, tandis que « la volonté de censurer se confond avec la volonté de protéger 2 ». Protéger de quoi ? Annie Rolland de répondre :

 

La censure vise explicitement, dans la littérature de jeunesse, la thématique violente : la violence de la guerre, de la mort, de la souffrance sous toutes ses formes et surtout les plus perverses. Plus insidieusement, elle vise la violence des relations humaines, des sentiments, de la sexualité et du désir  3

 

Et si le phénomène signe toujours une forme de crispation autour de la question des productions destinées à la jeunesse, il fait également entendre le souci, au sein de cette même production, de s’emparer de sujets laissés en grande partie sans langage. En somme, à l’idée d’une littérature de jeunesse configurée par le souhait de « ne pas dire », de laisser ou de rendre invisible, s’oppose un travail accru sur la mise en visibilité des expériences de la jeunesse.

À ce titre, la mise en fiction de la violence (qui n’est évidemment pas sans héritage : pensons, en premier lieu, au Lord of the Flies de William Golding en 1954 ou, du côté de l’album, au célèbre Where the Wild Things Are de Maurice Sendak en 1963) semble bien indiquer une modification du panorama : ce qui active désormais la crainte, et en particulier celle des adultes, ce sont les blancs laissés sur la cartographie de la vie adolescente. De plus en plus, c’est la visibilité adolescente qui rassure, quand l’invisibilité glisse quant à elle du côté de la culture de l’inquiétude : un mouvement qui donne à la fiction de jeunesse l’impulsion nécessaire à la mise en mots et en récits – c’est-à-dire à la mise en visibilité et en lisibilité – de ce qui échappe à la surveillance des adultes.

Cette tendance est en certains cas soutenue par l’actualité : ainsi, en France, les suicides de Marion Fraisse le 13 février 2013 ou de Thybault Duchemin dans la nuit du 20 au 21 novembre 2018, ou, du côté américain, ceux de Ryan Halligan en 2003, de Megan Meyer en 2006, de Tyler Clementi en 2010, de Phoebe Prince en 2010 également ou de Kameron Jacobsen en 2011 (pour ne citer qu’eux) ont-ils encouragé la culture de jeunesse à opérer elle aussi une rupture avec une habitude du déni qui a longtemps touché les questions du harcèlement puis du cyberharcèlement. Et si le conflit entre enfants ou adolescents est un motif romanesque éculé (chez Jules Verne, chez Louis Pergaud ou chez William Golding, entre autres), la fiction prend en charge, dans une visée plus sociale, d’accompagner la sidération collective exprimée lors de ces tragédies.

Récemment, le succès de la série 13 Reasons Why (2017-2020), adaptée du roman de Jay Asher (New York, RazorBill, 2017) a ainsi remis l’accent sur une thématique qui problématise le rapport conflictuel à l’autre dans un contexte irrigué des questions de visibilité personnelle, tandis que, plus généralement, c’est une véritable bibliographie du harcèlement qui se constitue avec l’avènement des réseaux sociaux.

 

Everybody hurts : hypervisibilité et hypovisibilité

Jean-Pierre Bellon et Bernard Gardette suggèrent que « quelque déplaisant que soit le harcèlement classique, il possède toujours un visage, celui même des agresseurs qui, jour après jour, réitèrent leurs méfaits. Le cyberharcèlement, lui, n’en a pas toujours un 4 ». La fiction, ici, apporte des nuances et remet en perspective le harcèlement en général comme « mal sans visage » dans un contexte de « sociabilité forte basée sur des liens faibles 5 », selon la formule d’Antonio Casilli.

Le harcèlement fonctionnerait alors sur la conjonction antinomique de l’hypervisibilité conséquente du renforcement de la notion de réputation et de l’hypovisibilité des relations intersubjectives conséquente du faible degré d’investissement des liens, du moins pour l’observateur extérieur. C’est donc une nouvelle forme d’enquête en milieu juvénile qui se dessine au titre d’une dissolution de la responsabilité dans un collectif nébuleux.

C’est bien une plongée dans les liens faibles de l’adolescence que propose Jay Asher en faisant dresser à son personnage, Hannah Baker, la liste des raisons qui ont conduit à son suicide. Et si le récit égrène les visages au rythme des raisons énoncées, chacun demeure en lui-même en-deçà de la définition du harcèlement : la désignation n’empêche pas l’euphémisation par diffraction d’un phénomène à la figure insaisissable ou, du moins, kaléidoscopique.

Sans visage, le harcèlement l’est alors dans la mesure où la victime n’est pas en position de s’opposer à un agresseur, chaque agression fonctionnant, dans le texte de Asher, par accumulation et par effet d’enchaînement, et non sur la répétition du même et par le même.

Ainsi, si la sociologie s’attache à trouver une définition au harcèlement, la fiction insiste quant à elle sur l’incapacité à le nommer à partir d’une focalisation non pas sur les actes perpétrés mais sur leur réception et leur intégration à un système plus large d’imperceptible sape individuelle.

Une difficulté supplémentaire dans l’appréhension du phénomène réside dans l’isolement des agressions et celui des agresseurs (chez Asher une seule violence est accomplie par chaque protagoniste), qui réduit à néant la capacité de l’agressée (ici Hannah Baker) à revendiquer sa légitimité en tant que victime. Si bien que seul son propre passage à l’acte (son suicide) permet sa reconnaissance comme telle. À ce titre, l’ambiguïté tient au fait que la victime fabrique elle aussi son bourreau, dont la désignation tiendrait au seul sentiment du vécu personnel.

 

Irruption du numérique et surcharge identitaire

Diffraction, euphémisation de l’action individuelle et anonymat peuvent être amplifiés dans la mise en scène de la cyberviolence qui, de plus en plus, est intégrée aux récits sur le harcèlement, et ceci d’autant plus que les outils connectés apparaissent désormais comme un lieu incontournable de ce qui se joue lorsque les adolescents sont « entre eux », débarrassés de la présence adulte 6. Leur prise en compte dans l’appareil fictionnel en fait une voie d’accès privilégiée à l’adolescence pour des adultes qui « ont le sentiment de n’avoir aucune emprise sur la vie relationnelle de leurs enfants 7 ».

C’est que le pouvoir fascinant des écrans et des réseaux sociaux signerait, pour bien des commentateurs, l’aboutissement de cette ère du narcissisme théorisée par Gilles Lipovetsky, « le souci de soi [et] l’obsession des apparences » manifestant « le travail constant de mise à jour, de remise aux normes esthétiques d’une image de soi fluctuante et porteuse d’une moralité sociale 8 ».

Hypernarration et hypervisibilité apparaissent dès lors, depuis l’avènement des réseaux sociaux et des plateformes d’extimité (blogs, sites personnels, plateformes d’écriture telles fanfiction.net ou wattpad), comme les modalités privilégiées par lesquelles se donne à lire la socialisation adolescente, dans une combinaison du triomphe de l’image et du narrative turn 9.

C’est à cette combinaison que la fiction s’adosse pour reprendre les motifs de la réputation et de son corollaire, la honte. Dans Blacklistée (Life Unaware, 2015 ; 2017 pour la traduction française), Cole Gibsen insiste sur la façon dont ces deux motifs fabriquent des rôles éphémères et interchangeables. Regan Flay, lycéenne américaine, bâtit sa popularité incontestée au sein de l’établissement scolaire sur une série de manigances orchestrées sur les réseaux au fil de discussions privées.

Selon un principe somme toute classique, la réputation du personnage s’appuie sur sa capacité masquée à défaire la réputation des autres, dans une stratégie fondée sur la coordination entre la défense (la flatterie par SMS envers la personne dont on souhaite ruiner la réputation, pour demeurer insoupçonnable) et l’attaque (la recherche d’informations compromettantes, diffusables ou monnayables contre service, silence, etc.) – ainsi Regan Flay cherche-t-elle à entacher la popularité de Christy Holder, capitaine de l’équipe de Pom-pom girls, à laquelle elle adresse parallèlement des messages d’encouragement et d’admiration.

Véritable extension du domaine de la lutte sociale en milieu scolaire – ce que Claire Balleys appelle la « négociation quotidienne du prestige 10 » –, l’espace numérique opère doublement : « Il s’agit pour certains agresseurs de nuire à l’image et à la réputation de leur victime, il peut s’agir pour d’autres de booster leur audience et de gagner en popularité au sein des médias sociaux 11. » Il s’agit, surtout, de miser sur des dispositifs d’encouragement sinon de l’anonymat, du moins de la désincarnation dans un affaiblissement du principe empathique, comme le relèvent Bellon et Gardette 12.

Ainsi, si la communication en face-à-face permettrait de lever les quiproquos dans un système visuel de lecture de l’autre (le visage, entre autres), le passage au réseau engage en revanche une acceptation de ses propres contradictions, de ses propres quiproquos : « En ligne, au contraire, aucune identité n’est perçue comme plus ‟authentique” qu’une autre : toutes surgissent des échanges permanents avec les autres acteurs des réseaux et coexistent selon une logique dans laquelle les opposés ne s’excluent pas 13. »

Une charge identitaire supplémentaire qui, dans le roman de Cole Gibsen, se manifeste par la nécessité pour Regan de porter des lunettes de soleil dans l’enceinte de son lycée, comme une surface susceptible d’amoindrir la difficulté à assumer l’altérité de son propre visage :

 

Je sortis mes lunettes de soleil de mon sac à main Kate Spade et les mis sur mon nez. Les gens croient que c’était pour le style, et ça me convenait très bien. Jamais je n’avouerais que je les portais pour que personne ne puisse lire la peur dans mon regard. […] Plusieurs personnes m’appelèrent pour me saluer, mais mes lunettes de soleil m’empêchaient de distinguer les visages au milieu de la masse des lycéens qui encombraient les couloirs. Malgré cela, je n’osais pas les enlever. Elles formaient comme un mur protecteur entre moi et les autres  14.

 

Dé-visager l’identité

Reste que cette faculté à se dé-visager par multiplication de ses identités peut entrer en contradiction avec le réel par un retour à l’exposition. C’est que « les systèmes de communication, de production d’inscription et de partage via les réseaux ou les supports numériques ont engendré une traçabilité automatique, condition de nos activités et donc préalable à toute véritable intention de ‟faire trace” 15 ».

Cole Gibsen s’applique ainsi à mettre son personnage en face de ses propres traces : l’ensemble des SMS envoyés par Regan – ses insultes, ses flatteries, ses manigances et stratégies – se trouve imprimé et affiché en nombreux exemplaires dans les couloirs du lycée. L’extraction du contenu numérique et son irruption dans l’espace scolaire physique constituent une « mise à mort de la réputation 16 », selon le mot de Julie Alev Dilmaç, ainsi qu’une inversion attendue des rôles. La surface papier se prend à démasquer la surface numérique pour re-visager celle qui, désormais, est rendue coupable aux yeux de tous par une autre machination sans visage.

À la surface papier s’ajoutent alors d’autres surfaces – elles aussi sans visage – qui prennent le relai de la dénonciation et de l’acharnement. Le casier de l’intéressée, dans un premier temps : « En allant vers mon casier, je remarquai quelque chose sur la porte : un mot écrit au marqueur noir. Prise de nausée, je m’approchai en hâte. Plus j’approchais, plus je voyais nettement l’inscription. Elle me criait, claire comme de l’eau de roche : ‟SALOPE” 17. »

Dans un deuxième temps, ce sont les réseaux sociaux qui assument une fonction de prolongement de la violence collective hors de l’enceinte scolaire pour gagner l’espace extérieur des loisirs préalablement, puis celui, intime, de la sphère domestique :

 

Je m’apprêtais à glisser mon téléphone dans ma proche quand je vis que j’avais reçu un mail : une notification Facebook qui me prévenait que j’avais été taguée sur un post – celui d’Amber.

[…]

Je retins mon souffle et cliquai sur le lien. L’application s’ouvrit sur une fan page – du moins, je crus que c’était ça jusqu’à ce que j’en aie lu le titre : GROUPE DE SOUTIEN POUR LES VICTIMES DE REGAN FLAY. L’image de profil était mon visage, mais quelqu’un l’avait modifié avec une des applications qui vous changeaient en zombie. Mes yeux étaient enfoncés dans les orbites et ma peau partait en lambeaux ; mes lèvres craquelées dévoilaient des dents pourries. Le texte en dessous annonçait : Ceci est une page de soutien pour quiconque a pu être victime de Regan Flay. Racontez votre histoire et aidez-vous mutuellement.

Je ne savais pas depuis combien de temps la page existait, mais elle avait déjà plus d’une centaine de likes et au moins une douzaine de commentaires. Et même si la page prétendait être un groupe de soutien, vu la nature des commentaires, elle était tout sauf ça. Une fille avait posté que j’étais tellement moche qu’elle avait besoin de soutien psychologique pour surmonter le traumatisme de devoir me voir passer tous les jours dans les couloirs. Son commentaire avait été liké par Amber et trente autres personnes. Il y en avait d’autres, mais je ne pus les lire car les larmes brouillaient les mots.

Je refermai, fourrai le portable dans ma poche et essuyai mes yeux sur ma manche. Je pensais être à l’abri aux écuries. J’avais cru que mes problèmes ne pourraient pas m’y retrouver. Apparemment, je m’étais trompée. Je n’avais nulle part où me cacher  18.

 

En véritable pharmakon, le remède constitué par le groupe de soutien est ici dévoyé pour en faire un lieu de mise en accusation, de décharge, mais aussi de repossession du personnage par un collectif dévorant : une « désintimité » qu’Angélique Gozlan définit comme « le moment de la mise en écran d’un fragment de soi, moment de dépossession à l’écran de cette part de soi, […] celle-ci devenant dépendante des autres virtualisés 19 ». Ce mouvement de dépossession et de repossession passe ici symboliquement par l’appropriation du visage de Regan, tenue de se plier aux perceptions identitaires d’altérités invisibles, si bien que le collectif sans visage performe Regan en mal elle-même sans visage (ou, du moins, un faux visage zombifié).

Un phénomène d’endossement que vit également Laura, jeune lycéenne harcelée dans Ma réputation de Gaël Aymon : « À force d’être salie, je me sens sale. Je suis rentrée dans le rôle, je m’y habitue 20. » Et si le harcèlement se définit entre autres par le critère de répétition, la cyberviolence elle-même repose sur un principe équivalent dont Regan fait l’expérience douloureuse :

 

Avant de me coucher, j’avais fait l’erreur de consulter Facebook une dernière fois. J’avais découvert une nouvelle publication sur la page de Soutien pour les Victimes de Regan Flay. Le commentaire m’avait fait l’effet d’une balle de lames de rasoir qui avait tout déchiré et déchiqueté sur son passage en rebondissant dans ma poitrine.

Regan Flay devrait rendre service à tout le monde et se suicider.

Ce n’était pas tant le commentaire qui me blessait mais le fait qu’il avait déjà 76 likes. Soixante-seize personnes s’accordaient à dire que le monde serait un meilleur endroit si je n’existais pas.

Je jetais un coup d’œil au flacon de pilules posé sur ma table de chevet.

Elles étaient là. Tout ce que j’avais à faire, c’était tendre la main pour que tout le monde soit content. Si je disparaissais, je ne pourrais plus gâcher la vie des gens. Si je mourais, je n’aurais plus à subir leur haine  21.

 

Manifestement, ainsi que le décrit Bérengère Stassin :

 

un contenu insultant ou dénigrant posté par une personne à l’encontre d’une autre personne sur un média social peut tout d’abord prendre un caractère répétitif par les approbations qu’il reçoit et qui se matérialisent par les likes, les retweets ou encore les commentaires qu’il peut recevoir  22.

 

Cet accroissement des forces qui voit la meute devenir masse invisible s’affiche comme une constante de la mise en récit du harcèlement et du cyberharcèlement, la puissance de l’attaque étant multipliée par le nombre. Ainsi Marion, dans La Seule fille dans le vestiaire des garçons de Hubert Ben Kemoun, est-elle terrassée aussi bien par le visionnage unique qu’elle fait d’une vidéo d’elle postée par des camarades de collège qui cherchent à l’humilier que par l’impuissance devant la force de diffusion et de viralité de ces images :

 

Je n’ai regardé le film qu’une seule fois. Davantage m’aurait tuée, sans doute. Peut-être aurait-il mieux valu.

Rien, jamais, ne m’avait semblé plus insupportable et humiliant. À présent, les images de ce moment passé me semblaient pires, plus douloureuses et violentes que le moment lui-même. À cela s’ajoutait un horrible détail : ce nombre, inscrit en bas à droite de la fenêtre de diffusion. 1257 !

Ce film de quelques minutes, Valentin et ses copains l’avaient balancé sur YouTube, sous le pseudo jemballabecker@, quelle classe ! Il avait été visionné 1257 fois. En une semaine !

Toute la classe.

Tout le collège !

Et dans cette armée de voyeurs, 225 avaient cru bon de préciser à toute la Toile « j’aime » dans la partie inférieure de l’écran.

1257 fois, j’avais l’impression qu’il s’agissait du monde entier ! Je n’ai pas eu le courage d’aller vérifier sur Facebook combien l’avaient partagé. Le monde entier…

[…]

Mais je suis restée prostrée, incapable et pauvre cloche que j’étais, devant cet ordinateur de malheur qui s’était mis en veille. Le reflet de l’écran noir renvoyait l’image d’une fille sans larmes, perdue et éperdue  23.

 

Tandis que la viralité annonce un recul du droit à l’oubli, la mise en veille de l’ordinateur signe quant à lui l’isolement dans lequel se trouve projetée une victime dont l’image n’est plus restituée que sur un symbolique écran noir.

 

L’école, un grand mal sans visage ?

C’est l’intervention d’une autre surface qui, dans Blacklistée, va indirectement caractériser l’usage des réseaux sociaux en contexte de harcèlement. Regan découvre une nouvelle inscription – au rouge à lèvres, cette fois – la concernant sur le miroir des toilettes du lycée : « REGAN FLAY EST UNE SALE PUTE 24 », l’inscription faisant littéralement miroir aux déferlement numérique.

Plus tard, cachée dans d’autres toilettes désormais abandonnées de l’établissement, Regan focalise son attention sur d’anciens graffitis, échos à ceux qui la poursuivent elle-même :

 

Je suivis du bout des doigts les mots DELANEY HICKLER EST UNE SALE PUTE. Les années, sinon les décennies, avaient délavé les couleurs, mais comme un fantôme, la colère émanant de chaque lettre refusait de mourir. Tant de fois, j’avais été aux toilettes, entourée de ces mots pleins de haine, et je n’y avais jamais prêté la moindre attention. Mais à présent que j’avais mon propre graffiti, je ne pus m’empêcher de me demander si Delaney Hickler s’était déjà assise dans cette cabine et avait lu ces mots. Avait-elle ressenti cette brûlure dans sa poitrine, comme moi ? Avait-elle pleuré, comme moi ? Et à présent qu’elle avait quitté cet endroit depuis des années, y repensait-elle encore parfois  25 ?

 

La multiplicité des messages haineux, leur banalisation, l’empêchement de l’oubli, l’anonymat des attaques, et bien sûr la douleur des sujets visés engagent un parallèle avec ce qui est vécu par le personnage sur l’espace numérique, les réseaux sociaux devenant par métonymie les toilettes de la socialisation adolescente.

Mais les toilettes elles-mêmes deviennent par les messages qu’elles supportent un des lieux emblématiques du vrai mal sans visage qui sévit auprès des adolescents : l’établissement scolaire. Sorte d’histoire en « off » des relations sociales en milieu scolaire, les surfaces sans visages offertes par les toilettes deviennent le lieu d’expression de ce que les autres lieux de l’établissement portent sans pourtant le mettre en langage, au même titre que les réseaux sociaux s’enflamment des non-dits qui pèsent sur le quotidien : « Il y a aussi tous ceux qui se taisent, qui ne s’occupent pas de moi. Ils jouent les gentils de la meute mais ils vont se lâcher le soir sur internet. Ceux qui s’amusent à faire des fakes, des montages photo de moi, juste pour rire, ceux qui inventent des jeux de mots avec mon prénom… 26 », précise le personnage de Laura dans Ma Réputation.

Véritable jungle 27, le collège et le lycée auraient en eux-mêmes le pouvoir de détruire les faibles 28 et leurs couloirs seraient un lieu particulier de vulnérabilité répétée 29, tandis que l’établissement en entier finit par apparaître comme un espace carcéral et punitif dont il faut habilement s’échapper 30 – pour ne pas dire en réchapper (pensons, dans un tout autre registre, au lycée de Sunnydale dans Buffy the Vampire Slayer qui, situé sur la bouche même de l’enfer, devient la personnification du harcèlement démoniaque dont sont victimes les adolescents).

Ce « bizutage culturel 31 » qui s’opère, selon Dominique Pasquier, lors de l’entrée au collège, place d’emblée l’adolescence sous le signe d’un conflit structurel, différent de ce que désignait auparavant l’expression popularisée « crise d’adolescence ». Car la crise en question entendait prendre en compte avant tout les conflits intergénérationnels, et en particulier la relation parents-adolescents. L’expression est aujourd’hui remise en cause, notamment dans la mesure où, comme le souligne Daniel Marcelli : 

 

[…] l’évitement des conflits est un changement incontestable : peu sûrs de leur position parentale et mal à l’aise avec le maniement de l’autorité, les parents semblent prêts à toutes les concessions pour de bonnes (l’importance de la négociation) ou de mauvaises raisons (avoir la paix)  32.

 

De cette déconflictualisation des relations entre parents et adolescents peuvent être supposées trois conséquences : l’impossibilité d’importer, dans l’enceinte scolaire, des compétences à la conflictualité construites dans le cadre familial ; la difficulté à importer dans le cadre familial déconflictualisé un conflit ou un dilemme né dans l’enceinte scolaire (la scène familiale n’est plus celle de la gestion du conflit) ; et, enfin, la difficulté pour les parents à portraiturer le visage de l’établissement scolaire tel qu’il est envisagé par leur adolescent. Les parents font ainsi figure de cause aggravante dans la mise en scène de l’effroi scolaire.

C’est donc, en dernier lieu, dans leur relation avec l’établissement lui-même que se noue le devenir des adolescents harcelés dans les fictions qui nous intéressent. Dans 13 Reasons Why, Hannah Baker enregistre la trajectoire de sa désespérance sur sept cassettes : chaque face met à l’honneur un acteur de sa désescalade. La dernière face est symptomatiquement consacrée à l’entretien qu’elle obtient auprès du conseiller pédagogique de son lycée. La question posée à Hannah, « Alors que représente [le lycée] pour toi ? », signe la défaite de l’adolescente dans l’inscription symbolique qui est attendue d’elle. L’injonction identitaire par laquelle le cadre scolaire cherche à accompagner le moment adolescent se change en épuisement identitaire, jusqu’au désir – ainsi nommé par David Le Breton – de « disparaître de soi 33 ».

Les conclusions ne sont pas toujours aussi malheureuses. « La grille du lycée est toujours aussi impressionnante », commence par conclure Laura dans le dernier chapitre de Ma Réputation. Et d’ajouter : « Rien ne semble avoir vraiment changé, ce lycée restera toujours une jungle. Je n’aimerai jamais cet endroit 34. » Pourtant, Laura enregistre aussi quelques modifications, conséquences de la parole libérée de l’établissement par la voix de ses personnels : « Mais on sait qu’il y a aussi des élèves de notre côté maintenant. Certains ont créé un ‟Groupe de soutien à Laura et Sofiane” sur Facebook et j’ai passé la soirée à lire des messages d’anniversaire d’élèves que je ne connaissais pas ! Alors on garde la tête bien haute, prêts à faire face, même si on tremble un peu 35. »

Dans le roman d’Hubert Ben Kemoun, Marion, harcelée après la diffusion d’une vidéo humiliante sur internet, se rebâtit par la pratique de la musique mais également par une surenchère de visibilité, cette fois-ci positive, voire victorieuse : « La dernière vidéo, celle de notre concert en juin dernier au collège, a atteint plus de 12 000 visionnages en moins d’un mois 36. » Les anciens adversaires, collège et internet, ont ici pu être remis à contribution d’une identité heureuse, dépassant le conflit structurel.

Le cas le plus éloquent reste celui de Blacklistée. Lors du bal de fin d’année, Regan est accueillie par des applaudissements après avoir été harcelée de longs mois. C’est que le bal est l’occasion d’exposer un projet dont elle a été l’inspiratrice : à l’intérieur du gymnase, un alignement de cabines de toilettes reconstituées invite les élèves du lycée à laisser une marque, désormais positive, de leur passage et du passage des autres. À la fois reprise et transformation d’un lieu emblématique du lycée comme système violent, l’installation, héritage lointain du ready made de Duchamp, trouve dans l’acte de déplacement l’occasion d’un langage nouveau qui est aussi, à son tour, dépossession et repossession du visage de l’établissement : une façon de contrecarrer le sort destiné à celles et ceux qui, longtemps encore, affronteront à leur tour le mal scolaire sans visage.

 

  1. Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ?, Paris, Thierry Magnier, 2008, p. 30.
  2. Id., p. 27.
  3. Id., p. 37.
  4. Jean-Pierre Bellon, Bernard Gardette, Harcèlement et cyberharcèlement à l’école. Une souffrance scolaire en réseau, Paris, ESF Sciences humaines, 2019, p. 24.
  5. Antonio Casilli, Les Liaisons numériques : vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, Seuil, 2010, p. 248.
  6. Voir Matthieu Freyheit, Victor-Arthur Piégay (dir.), « Les Enfants au pouvoir ! Pratiques et représentations des mondes sans adultes », Cultural Express, n°4, 2020, http://cultx-revue.com/revue/les-enfants-au-pouvoir-pratiques-et-representations-des-mondes-sans-adultes.
  7. Catherine Blaya, « Cyberviolence et cyberharcèlement : approches sociologiques », La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, 2011/1, n°53, https://www.cairn.inforevue-la-nouvelle-revue-de-l-adaptation-et-de-lascolarisation-2011-1-page-47.htm.
  8. Hakima Aït el Cadi, « Culture adolescente : de quoi parle-t-on ? », p. 49-59, in David Le Breton (dir.), Cultures adolescentes. Entre turbulence et construction de soi, Paris, Autrement, 2008, p. 53-54.
  9. La notion, portée par des chercheurs tels que Marie-Laure Ryan ou Martin Kreiswirth, entre autres, désigne la nouvelle omniprésence de la narration et l’instrumentalisation grandissante, dans toutes les sphères de la société, des stratégies du récit et de la fiction. Le storytelling, largement commenté depuis plusieurs années, en est un corollaire.
  10. Claire Balleys, Grandir entre adolescents. À l’école et sur Internet, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015, p. 31.
  11. Bérengère Stassin, (Cyber)harcèlement. Sortir de la violence, à l’école et sur les écrans, Caen, C&F Editions, 2019, p. 92.
  12. Jean-Pierre Bellon, Bernard Gardette, Harcèlement et cyberharcèlement à l’école, op. cit., p. 26-27.
  13. Serge Tisseron, Petit traité de cyberpsychologie. Pour ne pas prendre les robots pour des messies et l’IA pour une lanterne, Paris, Le Pommier, 2018, p. 175.
  14. Cole Gibsen, Blacklistée, Alix Paupy (trad.), Paris, Pocket Junior, 2017 [2015], p. 26-31.
  15. Louise Merzeau, citée dans Bérengère Stassin, (Cyber)harcèlement, op. cit., p. 105.
  16. Julie Alev Dilmaç, citée dans Bérengère Stassin, (Cyber)harcèlement, op. cit., p. 100.
  17. Cole Gibsen, Blacklistée, op. cit., p. 68.
  18. Id., p. 93-94.
  19. Angélique Gozlan, L’Adolescent face à Facebook. Enjeux de la virtualescence, Paris, In Press, 2016, p. 182.
  20. Gaël Aymon, Ma réputation, Arles, Actes Sud, 2013, p. 46.
  21. Cole Gibsen, Blacklistée, op. cit., p. 95-96.
  22. Bérengère Stassin, (Cyber)harcèlement, op. cit., p. 95.
  23. Hubert Ben Kemoun, La Seule fille dans le vestiaire des garçons, Paris, Flammarion Jeunesse, 2013, p. 153 (ebook).
  24. Cole Gibsen, Blacklistée, op. cit., p. 135.
  25. Id., p. 174.
  26. Gaël Aymon, Ma réputation, op. cit., p. 45.
  27. Hubert Ben Kemoun, La Seule fille dans le vestiaire des garçons, op. cit., p. 143 (ebook).
  28. Cole Gibsen, Blacklistée, op. cit., p. 68.
  29. Id., p. 75, p. 77
  30. Id., p. 84 ; Hubert Ben Kemoun, La Seule fille dans le vestiaire des garçons, op. cit., p. 244 (ebook). Sur l’école-prison, voir Victor-Arthur Piégay, « The Great Escape Game ou comment s’échapper de l’école-prison », Cultural Express, n°4, 2020, « Les Enfants au pouvoir ! Pratiques et représentations des mondes sans adultes », Matthieu Freyheit, Victor-Arthur Piégay (dir.), http://cultx-revue.com/article/the-great-escape-game-ou-comment-sechapper-de-lecole-prison.
  31. Dominique Pasquier, cité dans Claire Balleys, Grandir entre adolescents. À l’école et sur Internet, op. cit., p. 19.
  32. Daniel Marcelli, « Quoi de nouveau dans les relations parents/adolescent ? », p. 12-23, in David Le Breton (dir.), Cultures adolescentes, op. cit., p. 17.
  33. David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Paris, Métailié, 2015.
  34. Gaël Aymon, Ma réputation, op. cit., p. 98.
  35. Id., p. 98.
  36. Hubert Ben Kemoun, La Seule fille dans le vestiaire des garçons, op. cit., p. 297 (ebook).